CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE
Dans cette deuxième partie de ma recherche sur le comment de l'érosion du droit du travail, le concept juridique d'égalité a cessé d'être l'objet central d'investigation. Mais l'égalité y reste présente, en tant qu'idée nourrissant l'évaluation : à plusieurs reprises, elle a attiré notre attention sur le fait que ce que Dworkin appelle le droit d'être traité en égal fait question, pour le travailleur salarié, dans certains textes de droit social et dans leurs applications. Je n'ai plus cherché à démêler le Vrai du Faux, dans le "dire du droit", mais me suis focalisée sur la construction du "juridiquement correct" et inquiétée du sens et des effets produits par cette construction, en travaillant sur des textes de droit positif, des décisions judiciaires et des articles de doctrine.
Pour ce qui est du choix des textes, j'ai continué à m'arrêter sur de "mauvais" exemples" -
"mauvais" de mon point de vue de défenseur des travailleurs salariés mais "bons" du point de vue de mes adversaires - car ce sont eux qu'il est intéressant d'analyser pour rendre compte de l'activité productrice de droit des juristes et, conséquence possible, du phénomène de l'érosion.
J'ai présenté mon "vivier" – les trois types d'expérience professionnelle auxquels j'ai puisé;
quelques-uns des philosophes qui m'ont aidée dans mon travail d'analyse ; et les personnages conceptuels – expert intérieur, squatter, Idiot, Juge, Juriste – chargés d'endosser points de vue et fonctions.
Ensuite, j'ai introduit le concept whiteheadien de "bifurcation" et l'ai mis en œuvre. Ainsi, j'ai vu dans le fait qu'une haute juridiction puisse dire le droit sans avoir à juger du fond une "bifurcation entre droit et effets". Cela m'a conduite à m'en prendre à l'adage "dura lex, sed lex", que j'ai réfuté, y voyant une "justification" d'une autre sorte de bifurcation, quoique apparentée à la précédente, celle entre "juridiquement correct" et "juste". Et j'ai proposé que, dans notre enquête, dans les cas où cette bifurcation se produit, nous
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remontions le discours du droit, du lieu du constat vers ses origines, à la recherche de ce que j'ai appelé des "micro-bifurcations".
Cette enquête devait porter successivement sur le traitement des faits, le rôle joué par l'intérêt, le travail opéré sur le langage, et se terminer en évoquant le pouvoir d'affecter : comment le droit affecte le praticien et comment celui-ci l'affecte en retour.
En ce qui concerne le traitement des faits, la saga de la présomption légale prévue par la législation relative au travail à temps partiel nous a fait découvrir que ce mode de preuve ne valant que pour celui au bénéfice de qui la loi l'instaure, elle fait coexister dans le droit deux mondes incompossibles dans les faits. Ainsi, lorsque les dispositions en matière de fixation et de publicité des horaires à temps partiel n'ont pas été respectées, les organismes bénéficiaires de la présomption - le fisc, l'ONSS, l'Office National de l'Emploi - peuvent tenir pour avéré qu'un travailleur déclaré à temps partiel a travaillé à temps plein et, par exemple, l'Onem pourrait lui refuser le bénéfice des allocations de chômage pour les heures d'inactivité. Tandis que ce travailleur, faute de bénéficier de cette présomption, ne pourra réclamer à son employeur la régularisation de sa situation sur base d'une occupation à temps plein.
Quant à Monsieur X, chômeur, son sort nous a appris que le discours du droit pouvait fonder légalement, à propos d'un même fait de "travail au noir", un traitement asymétrique des personnes : classement sans suite pour l'employeur, qui n'a pas délivré le document de chômage temporaire ad hoc ; sanctions administratives à l'encontre du travailleur qui ne l'a pas présentée au contrôleur de l'Onem.
Dans ces deux cas, le traitement juridique des faits s'est révélé être une cause de bifurcation entre juridiquement correct et juste et aboutir à un traitement inégal des personnes.
Nous avons ensuite réfléchi à ce qui, dans le cas du droit social – et civil - met en mouvement la machine judiciaire et lui fait produire cette jurisprudence qu'elle tient pour une de ses sources de droit : l'intérêt particulier d'un justiciable, un intérêt "né et actuel", dit. le législateur. Cet intérêt est d'abord un mobile, qui doit être traduit en une demande 473
adressée au juge. Nous avons observé, à un niveau plus général, la divergence des intérêts, selon qu'on est employeur ou travailleur, organisme de sécurité sociale ou assujetti, et remarqué que certaines catégories d'intérêts travaillent sur le long terme, cherchant à faire accréditer des raisonnements juridiques qui leur assureront certains effets. Nous avons noté qu'un justiciable particulier peut voir sa cause sacrifiée au profit d'un intérêt à plus large spectre, ou à plus long terme, noté aussi l'inégal accès à la justice des personnes, étant donné son coût et sa complexité. Nous avons évoqué le rôle de l'Auditeur du Travail, chargé de représenter l'intérêt général, et regretté la limitation de son champ d'action.
Enfin, nous avons salué l'intervention de Croisés inattendus, du secteur associatif, notamment la Ligue Belge des Droits de l'Homme, venus rappeler, dans le cadre de procès de principes, ponctuels, mais efficaces et médiatisés, certains droits et principes dont le respect, quand il s'agit de travailleurs ou de chômeurs, semblait ne plus aller de soi.
Pour ce qui concerne le travail opéré sur le langage, nous sommes partis d'un souvenir, la citation, dans des conclusions adverses , d'un proverbe : "qui vole un œuf vole un bœuf", et de ses effets rhétoriques. Il s'agissait de transformer une idée en un concept : le motif grave, cet acte qui autorise l'employeur (ou le travailleur) à rompre le contrat sans préavis s'il rend la poursuite des relations de travail avec son auteur immédiatement et définitivement impossible, en un concept prédéfini de manière à englober tout fait, même bénin, susceptible de rencontrer la définition pénale de "vol".
Cela nous a conduits à parler du sens ; à l'appréhender, avec Deleuze, comme l'exprimable ou l'exprimé de la proposition, qui s'attribue dans l'état de choses. Pour ce qui est de la loi, son sens se révélait dans ses effets. Nous avons distingué différents états : sens originaire de la loi; sens seconds, produits par le juriste dans son usage de la loi, éventuellement promu au rang de jurisprudence ; et sens commun, verbal, de mémoire, pour les usagers qui se réfèrent au droit en "laïcs".
Ensuite, nous avons suivi pas à pas la construction d'un nouveau concept juridique, le
"contrat de travail à l'appel". Son but était de rendre licites certaines pratiques illégales et de les faire adouber par le système judiciaire. Ces pratiques ont d'abord été présentées comme des spécificités telles qu'elles ne pouvaient entrer dans le champ d'application des normes légales auxquelles elles contrevenaient, celles qui régissent les contrats de travail "classiques".
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Pour les faire adouber, il restait à rassembler ces pratiques – ces spécificités - sous une nouvelle catégorie de contrats, celle de "contrat de travail à l'appel", dont elles deviendraient les normes.
Nous avons terminé ce point sur le travail du langage par une brève approche des principes généraux du droit ; dans le raisonnement juridique, ils apparaissent comme un
"extra" langagier auquel le praticien fait appel lorsque l'appui du droit positif ne lui paraît pas acquis, ou suffisant. Ces principes généraux du droit peuvent servir à empêcher la bifurcation entre "juridiquement correct" et "juste", ou à la cautionner, comme "non bis in idem" dans le
"mauvais" exemple que j'ai retenu.
Le dernier chapitre témoigne de l'action du droit sur le praticien et de sa réciproque, celle du praticien sur le droit. Pour cela, nous avons évoqué la double vie du jugement ; il est avant tout aboutissement d'un procès mené et vécu par les parties, solution d'un problème singulier ; mais aussi jurisprudence, dont le devenir est conditionné par sa publication par des médias spécialisés.
Ces médias, dus à des initiatives privées, souvent proches des cabinets d'avocats patronaux, relaient surtout la jurisprudence favorable aux employeurs et organismes de sécurité sociale. Ce courant s'impose comme majoritaire et met les défenseurs des travailleurs et assurés sociaux dans l'obligation de construire un devenir minoritaire, au sens de Deleuze.
"Plaider entre chien et loup", qui retrace les croisements entre une guerre d'usure menée contre une loi relative au licenciement des délégués et seize justiciables qui se réclament de sa protection, montre comment ce devenir minoritaire peut être pris de vitesse, dans le temps réel d'un procès, par l'évolution de la jurisprudence, les avancées du majoritaire.
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