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L’Histoire tragique de deux illustres amants et les enjeux romanesques du Page disgracié 

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L’Histoire tragique de deux illustres amants et les enjeux romanesques du Page disgracié

Située en début de deuxième partie, au chapitre VII, soit à un peu plus de la moitié de l’ouvrage, l’Histoire tragique de deux illustres amants correspond structurellement à une charnière dans la narration du Page disgracié. Les amours entre le héros et sa belle Anglaise sont à peine finies, le page vient juste d’échapper aux représailles judiciaires qui le menacent, à l’aide de Jacob Cerston. Ce moment représente une pause, autant pour le lecteur que pour le personnage. D’ailleurs, c’est bien dans un état statique que nous trouvons celui-ci au début du chapitre précédent :

« un jour que j’étais couché sur un loudier près du rivage, enveloppé d’une longue robe fourrée, et mon bonnet à la matelote abattu de sorte qu’il n’y avait d’ouvert qu’un petit passage à mes regards »1.

Il s’agit donc d’un passage sur lequel, et lors duquel, Tristan souhaite que l’on s’arrête. (Après le temps de l’action viendrait-il celui de la réflexion ?) Arrêtons-nous, d’autant plus que ce temps de pause est mis à profit pour le récit d’une histoire. C’est une technique romanesque de l’époque, que de combler par une histoire insérée un temps mort de l’histoire-cadre. Dans le genre de l’histoire comique, on se souvient que l’Agathe du Francion ne narrait sa vie que parce qu’il faisait mauvais temps dehors2, que le même Francion profitait de son trajet en carrosse vers la Bourgogne pour évoquer le rêve de sa nuit précédente3, que, plus tard, en 1669, les protagonistes de La prison sans chagrin finiront par lier d’agréables conversations pour pallier l’ennui de la geôle4. Que l’on aille encore chercher, en amont, et l’on se souviendra du Decameron de Boccace, où l’on tue de la même façon l’ennui de la campagne toscane, et, en aval, de La voiture embourbée de Marivaux, où l’on passe la nuit en montant un récit à plusieurs narrateurs. A sa manière, et selon le même principe, Tristan nous propose une histoire.

1 : Tristan L’Hermite, Le Page disgracié, éd. de Jacques Prévot, Folio, Paris, 1994, p.160. Toutes nos références au texte de Tristan renverront à cette édition.

2 : « Aussi bien fait-il si mauvais temps que, ne pouvant encore sortir d’ici à cause de la pluie, il nous faut quelque entretien ». Charles Sorel, Histoire comique de Francion, éd. de Fausta Garavini, Folio, Paris, 1996, p.90.

3 : « (…) le gentilhomme lui dit que pour lors il ne voulait rien autre chose de lui, sinon qu’il lui racontât le songe qu’il avait fait la nuit passée. Si bien que, tandis que la carrosse roulait à travers les champs, Francion commença ainsi à parler. » Ibid., p.137.

4 : La Prison sans chagrin, histoire comique du temps, C. Barbin, Paris, 1669 – rééd. Silvanire, histoire comique du temps, C. Barbin, Paris, 1677. Sur ce texte, voir Jean Serroy, Roman et réalité, les histoires comiques au XVIIème siècle, Minard, Paris, 1981, en particulier p.569-576.

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L’HISTOIRE

Dès le titre du chapitre, Tristan reprend une habitude dialogique du temps, celle des histoires intercalaires. L’auteur n’en abuse pas dans le roman, comme le note Jacques Prévot5, et au regard d’autres romans de la première moitié du XVIIème siècle - on peut songer à la première partie de L’Astrée -, le Page fait pâle figure sur ce point- là.

La particularité, ici, est d’ordre plurigénérique, ou plus exactement transgénérique, puisque Tristan passe à la rédaction d’une histoire tragique dans le cadre général d’une histoire comique. Ce dernier genre, s’il s’on s’en réfère à son prototype, le Francion une fois encore, avait clairement indiqué son opposition aux histoires tragiques. Le début du livre I de Sorel lance en 1633 : « Nous avons assez d’histoires tragiques qui ne font que nous attrister. Il en faut maintenant voir une qui soit toute comique (…) »6.

Il y a donc, dans le roman de Tristan, un télescopage, ou plutôt une ambiguïté, au sens strict, qui crée un effet esthétique – celui du contraste -, qui renforce l’aspect mouvementé et pluriel des rencontres du page, et qui prouve la virtuosité de l’auteur à pasticher un genre prosaïque qui a priori n’est pas le sien (on peut voir là la prouesse d’un exercice de style).

Cette ambiguïté prend toute son ampleur au niveau de l’adjectif « illustres ».

Dans les histoires tragiques, la plupart des héros principaux sont tristement illustres ; des mères abominables chez Camus7, des frère et sœur incestueux8, un trop célèbre sorcier nommé Gaufridy9 chez Rosset… Dans le cas tristanien, nous bénéficions d’une histoire tragique à la gloire des personnages principaux.

On peut penser que l'auteur joue moins avec une histoire particulière, voire authentique, qu’avec la circulation entre les caractéristiques de textes génériquement opposés. S’établit dans le Page une véritable intertextualité – le morphème inter prenant tout son sens. La fonction de ce récit est avant tout de mettre en contact des genres, plutôt que de révéler une anecdote spécifique ou novatrice sur le plan littéraire.

Précisément, Tristan insiste sur l’aspect identique, ou superposable, des récits d’amour narrés par le gentilhomme écossais. Les fins se ressemblent : des « histoires d’amour dont la fin était déplorable ». Point de surprise, ni pour Tristan, ni pour le lecteur. Sans être structuraliste avant l’heure, le romancier invite son lecteur à repérer des constructions communes, tout autant que l’aspect conventionnel et attendu des histoires amoureuses écossaises. Bref cette Histoire tragique de deux illustres amants sert de synecdoque.

D’ailleurs, elle comporte des éléments symboliques, relevant de topiques connues ou de schémas relativement simples : la rivière symbole de l’obstacle social infranchissable, l’impétuosité du cours d’eau visiblement à l’image de la haine que se vouent les deux familles, l’alchimie du vice (ici la haine) converti en réconciliation.

5 : Le Page, p.299.

6 : Charles Sorel, Histoire… op. cit., p.43.

7 : Par exemple, en 1630, La Mère Médée dans les Spectacles d’horreur, éd. Slatkine, Genève, 1973, livre I, p.164-172.

8 : Voir, en 1619, l’Histoire VII des Histoires mémorables et tragiques de ce temps, éd. d’Anne de Vaucher Gravili, Le Livre de Poche, Paris, 1994, p.206-221.

9 : Histoire III, Ibid., p.102-131.

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Cette alchimie – transformant le Mal en Bien –, et dont un jeune couple fait les frais, peut rappeler, à titre d’exemple, l’histoire XVI du texte de Rosset10 dans laquelle Eranthe et Virginie gagnaient finalement le Ciel conséquemment au vice sodomite de Flaminio. Ce principe moral était, plus tôt encore, celui du martyrologe.

En ce qui concerne l’énamourement lui-même des deux jeunes Ecossais, on retrouve là des topoi connus : l’amour confronté – ou suscité, aurait dit Georges Bataille – par l’interdit social, la dame inaccessible (la lyrique courtoise s’appuyait sur ces problématiques, ainsi que René Nelli l’a démontré11).

Nous avons le droit de penser, alors, qu’il s’agit davantage d’un rappel de structures connues de l’univers de la fiction littéraire de l’époque, que de la référence – consciente ou inconsciente – à un texte en particulier, et seulement. Se pose la célèbre question de l’éventuelle lecture de Roméo et Juliette par Tristan, bien sûr ; mais en élargissant le corpus – français – on peut songer à Pyrame et Thisbé de Théophile, ou encore à L’Astrée qui, dès 1607, commence par une chute des amants dans le Lignon.

D’autres peut-être encore…Quoi qu’il en soit, cette histoire possède un caractère

« figé », représentatif de bien d’autres histoires du même type.

Ce caractère figé aboutit, en toute logique, à l’élaboration d’un tableau : le jeune couple embrassé, « le visage l’un contre l’autre ». Ce qui est décrit ressortit presque à l’iconographie, qui stigmatise, dans les habitudes romanesques du temps, des moments-clés du récit. On pourrait évoquer la rencontre d’Archombrote et de Poliarque, dans l’Argénis de Jean Barclay, qui fait l’objet de la réalisation d’une toile, toile elle-même décrite12.

Dans le Page disgracié, le tableau devient exemplaire et tient lieu de leçon sur les conséquences de la haine entre les familles. Le tableau convertit (à la vertu) ; et du tableau nous passons presque à l’icône.

Est-ce pour cette fonction didactique seulement que Tristan juge bon d’insérer cette histoire volontairement conventionnelle ? Gageons plutôt que l’aspect commun de l’épisode est un tremplin pour une réflexion, précisément générale, sur le discours littéraire, voire le discours tout simplement.

10 : Ibid., p.353-364.

11 : Voir L’Erotique des troubadours, Privat, Toulouse, 1963.

12 : « Timoclée ne benissoit pas moins la fortune d’avoir assemblé par un admirable rencontre ce couple si parfaict : faisant vœu de presenter au Temple de Venus Ericyne, un tableau où l’un & l’autre seroient pourtrait, s’ils le vouloient permettre : & s’acquitta depuis de ce vœu, quoy que long-temps apres pour en avoir esté distraitte par divers accidents : & fit escrire ces vers au bas.

De forme, de visage, & de grace, & d’attraits

Ils sont encor plus beaux qu’on ne les void pourtraits.

Jugez vous que ce soit une beauté mortelle ? Phoebus n’est pas si beau quand son char il attelle, Et les Astres jumeaux au naufrage excitant

Les nochers esplorez ne rayonnent pas tant.

Brave Mars, tu n’as point encor si bonne mine, Armé pompeusement, allant voir ta Cyprine ; Quoy que de Cupidon & des Graces chery, Et craint tant seulement de son jaloux mary. »

Jean Barclay, L’Argénis, traduction de M.G., N. Buon, Paris, 1623, rééd. utilisée Lacoste, Paris, 1638, p.5-6.

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LE DISCOURS

La réflexion sur le langage est au cœur de ce chapitre VII. Et ce dans l’histoire même des deux amants. Le moteur narratif réside dans le désir des deux jeunes gens

« de se pouvoir parler de plus près », « l’agréable commerce » verbal ne pouvant suffire.

Il y a là une vision du langage servant de prolégomènes, voire de moyen, à une rencontre physique, et non plus verbale. La volonté de rapprocher concrètement les deux bouches des amants relève d’abord d’une litote de la part de l’écrivain (les jeunes gens souhaitant vraisemblablement s’embrasser), puis d’un glissement de deux fonctions de la bouche, du verbal vers le buccal (et sa fonction érotique).

L’idée générale de Tristan est donc que le discours sert avant tout à opérer un rapprochement, comme nous nous étions efforcé de le démontrer dans notre réflexion sur la dimension métalangagière du Page disgracié13.

Il est symptomatique que la brève rencontre entre le page et le jeune seigneur écossais se résume non seulement à la communication, et à la littérature orale, telle que la nommerait l’ethnologie, mais aussi à la proximité affective et sensible des deux protagonistes et français et écossais.

En effet, dans sa réflexion sur un fond narratif transcendant la forme : « Ce seigneur me voulut conter cette histoire en français, et ne savait pas si bien cette langue qu’il n’y fît de grands solécismes et assez fréquents ; et toutefois il accompagna ses paroles d’une façon si passionnée que j’y trouvai de la tendresse (…) », on s’aperçoit que le patrimoine sensible, commun aux deux seigneurs, importe davantage que l’esthétique langagière, formelle. Ici le discours fonctionne à plein parce qu’il y a une passion partagée. La communication véritable serait en deçà ou au delà des seuls mots.

Un tel constat implique d’importantes conséquences sur la théorie de la réception du discours. Le principe d’engagement (voire d’identification) du narrataire ne serait pas un résultat, une conséquence, du récit effectué mais un préalable indispensable.

Tristan ne s’en cache pas ; il écoute les histoires d’amour de son nouvel ami parce que ce sont « des matières qui répond(ent) à (s)a fortune ». C’est aussi dire que cette histoire n’a sa place dans le roman que parce qu’elle observe une fonction intratextuelle – en l’occurrence le rappel des infortunes amoureuses du page.

Cette implication antérieure du narrataire dans le contenu discursif amène à la conclusion d’un profond égocentrisme, stricto sensu, de l’auditeur, du lecteur, ou de tout récepteur d’un discours artistique (plastique, musical ou autres) – le trope final des instruments de musique14 renforçant la portée générale de la pensée de Tristan. Le récepteur serait donc peut-être opaque, imperméable à la profonde altérité du discours, puis qu’en « l’amour de nous-mêmes » consisterait la fin de l’écoute ou de la lecture.

13 : « La dimension métalangagière du Page disgracié », Cahiers Tristan L’Hermite, XXI, 1999, p.17- 24.

14 : « Les cœurs blessés en même endroit sont comme les luths qui sont accordés à même ton : l’on ne saurait toucher une corde en l’un qu’on ne fasse branler celle qui lui répond en l’autre ». Le Page, p.162.

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Du coup, la responsabilité d’une communication réussie, ici littéraire, n’incomberait plus au seul art rhétorique ou poétique de l’écrivain, mais au hasard et à la coïncidence – à tous les sens du terme – d’épisodes existentiels, narrés d’un côté, vécus – et retrouvés – de l’autre. L’histoire personnelle du narrataire serait alors déterminante, et même primordiale, pour le traitement du discours littéraire reçu.

Tristan constate qu’il existe bel et bien un déterminisme, acquis, historique, du goût littéraire.

Notre romancier pousse si loin son idée qu’il entrevoit même une coïncidence entre le passé du narrataire (le page) et celui de son narrateur (l’Ecossais). Car, à y regarder de plus près, le page ne communique pas profondément avec l’histoire des deux amants seulement, mais avec ce conteur qui, de façon plus ou moins directe, est

« intéressé » à cette aventure. Le lecteur du roman ne connaîtra pas le lien entre l’Ecossais et les deux infortunés, mais Tristan a au moins jeté les bases d’une double implication : celle du narrateur à son histoire et celle du page au destin des deux protagonistes, double lien qui assimile les deux jeunes seigneurs, tout comme leurs passés.

A partir de cet état de fait, c’est la figure de Tristan-narrateur qui demande à être redéfinie. Le partage affectif est devenu trop grand entre les deux personnages pour que l’on ne cherche pas à y trouver la trace même de Tristan qui, romancier, fait, de toute manière, parler tout le monde.

LE ROMANCIER

La situation que Tristan propose est celle, a priori, d’un échange de rôles.

Jusqu’alors narrateur – sa fonction de conteur est reconnue à la cour dès les premiers chapitres du roman15 – voici le page devenu narrataire. Et il laisse à un double officialisé le soin de produire le discours littéraire (c’est aussi le sens de l’adjectif disgracié de la première phrase de ce chapitre VII – qui rappelle le titre de l’ouvrage et le qualificatif du page, ainsi que Jacques Prévot le remarque16).

Cet échange de rôles, et ce changement de position narratologique, sont d’autant plus nécessaires qu’ils représentent une mise à l’écart réelle que vit le page par rapport au roman d’amour (puisque son histoire sentimentale est véritablement rompue), et qu’ils confirment cette nouvelle fonction de « spectateur » du monde (et moins acteur), selon le triptyque structurel de Henri Coulet17 (jeu, passion et spectacle).

Toutefois, Tristan respecte-t-il vraiment les règles d’un échange consommé et accepté ?

15 : « J’étais le vivant répertoire des romans et des contes fabuleux ; j’étais capable de charmer toutes les oreilles oisives ; je tenais en réserve des entretiens pour toutes sortes de différentes personnes et des amusements pour tous les âges. » Ibid., p.32.

16 : Ibid., p.299.

17 : « L’œuvre est divisée en deux parties, mais l’histoire du héros comporte trois étapes : la vie est successivement pour lui jeu, passion, puis spectacle. » Le roman jusqu’à la Révolution, A. Colin, Paris, rééd. 1991, p.187.

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Le page n’est pas un narrataire passif ou inactif. Son premier travail est celui du tri, de la sélection. Loin d’être un rapporteur fidèle et exhaustif des récits du jeune Ecossais, il avoue ne retenir qu’une partie de ses discours, et de surcroît une partie non représentative. Cette détermination est appuyée par l’oxymore qui oppose les termes

« beaucoup d’aventures de guerre » (dont nous ne saurons rien) et « quelques histoires d’amour » (dont nous aurons deux échantillons).

Pourquoi une telle partialité en ce qui concerne le corpus littéraire du seigneur écossais ? D’abord parce que, structurellement, le temps des descriptions de batailles n’est pas encore arrivé dans le Page – il faudra attendre la fin de l’ouvrage (Tristan ménage, sur le plan thématique, la progression de son œuvre) ; puis parce qu’il formule l’idée d’une part agissante du narrataire et de sa subjectivité.

On peut donc émettre quelques réserves sur la feinte ou véritable prise de relais de la parole par le gentilhomme écossais. La meilleure preuve que nous en avons est que Tristan n’a pas jugé bon de passer au discours direct. Que les solécismes du jeune homme aient pu être rédhibitoires, sur le plan du style et de l’esthétique générale de l’œuvre, n’est pas un argument dans le cadre d’une histoire comique. Ce genre se plaît souvent à retranscrire le français écorché d’un étranger de passage. Souvenons-nous, à titre d’exemple, du seigneur qu’Agathe séduit, au livre II de l’Histoire comique de Francion, et dont les aïeux sont tout autant écossais que ceux de l’ami de page : « moi vient des antiques rois de Cosse, (…) Moi fera raison à toi » crie-t-il18.

Un double mouvement – en sens opposé – semble se faire sentir. La parole de l’Ecossais tend à s’effacer, celle du page à s’affirmer. S’il y a focalisation interne, ici, on la placerait plus aisément du côté du héros principal que du côté du gentilhomme étranger. D’ailleurs, le modèle narratif initial n’a-t-il pas disparu ? L’Histoire tragique de deux illustres amants est l’état d’un récit dans l’esprit du page qui a quelque peu oublié les propos de son acolyte : « il me semble qu’elle contenait (…) », confesse-t-il au sujet de cette anecdote. Ce n’est donc pas un récit brut, pur pourrait-on dire par métaphore, mais un récit repensé, repassé par le prisme nécessairement déformant de la subjectivité du page. Les ethnologues ont beaucoup insisté sur ce re-travail perpétuel de la matière orale, avant qu’un écrivain n’en vienne donner un état personnel et fixé. Que l’on songe, seulement, aux nombreuses figures de Gargantua, dans les contes populaires, et le traitement spécifique qu’en réalisera Rabelais.

Cette histoire tragique, Tristan la fait sienne, et prépare la voie à ce que fera Scarron, toujours dans le genre comique, moins de dix ans plus tard, dans la première partie du Roman comique : la première histoire intercalaire, celle de L’Amante invisible, n’est même plus censée être racontée par son narrateur officiel. Scarron est tout à fait clair : « Ce n’est donc pas Ragotin qui parle, c’est moi »19.

La part de travail et de production littéraires du page est ainsi plus importante que prévue, ou annoncée.

Mais cette part ne se résume pas à une tentative – même réussie – de superposition de ses événements personnels et de la mésaventure du jeune couple noyé. S’il l’on admet, bien sûr, qu’il y a une analogie entre les deux épisodes, il faut aussi reconnaître que les amoureux du récit écossais achèvent une histoire sentimentale au moment précis où celle du page s’est brusquement interrompue – par sa fuite

18 : Charles Sorel, Histoire… op. cit., p.113.

19 : Fin du chapitre VIII, éd. de Jean Serroy, Folio, Paris, 1985, p.60.

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d’Angleterre. L’Histoire tragique de deux illustres amants ne serait donc pas la réplique mais la suite et fin, empruntée à un autre couple, et transférée pour achever les vicissitudes amoureuses du page. Les amants de l’histoire, eux, sont allés jusqu’à risquer, puis perdre, leur vie au nom de l’amour – ce que n’ont fait, justement, ni le page ni la belle Anglaise dans la réalité de l’histoire-cadre.

Il est caractéristique que cette suite et fin se présente sous la forme d’une histoire intercalaire. Elle est, sur le plan fictionnel, moins ancrée dans le réel immédiat du page. On peut la voir alors comme un bout (le dernier) d’une petite histoire, ajouté à la grande (inachevée) du héros principal, et que l’on peut juger – sans prendre trop de risques, puisque nous avons révélé la part importante que revêt la subjectivité du page dans ce récit -, comme un fantasme personnel. Peu importe, du coup, que cette histoire fût ou non véritablement narrée à Tristan.

Et que ce scénario fantasmatique, appendice nécessaire, se dévoile sous un jour morbide n’a pas de quoi nous surprendre. L’état dépressif dans lequel se trouve le page, que Jean Serroy a repéré20, justifie pleinement la fin tragique des deux amants – doubles du page et de l’Anglaise.

Les attitudes des deux protagonistes de l’histoire intercalaire relèvent d’ailleurs de pulsions de mort (on l’a compris : miroir de l’état psychique du page), puisque nous pouvons légitimement interpréter leur initiative comme un double acte suicidaire. La belle amante ne s’embarque que sur une « nacelle », autrement dit un frêle et très peu sûr esquif, sur une rivière impétueuse ; le jeune galant saute à l’eau ne sachant point nager. Ajoutons à cela que l’image même de la traversée d’un cours d’eau évoque bien souvent le passage de vie à trépas, illustrée dans la mythologie gréco-romaine à l’aide de la barque de Charon, et interprétée par la psychocritique comme représentation inconsciente de la mort. « La descente vers la mort est représentée par l’engloutissement dans la mer ou le passage d’un grand fleuve », écrit Charles Mauron21.

Mais retenons l’essentiel : c’est par un travail de fantasme, c’est-à-dire de création fictionnelle, que Tristan poursuit sa propre histoire. C’est une caractéristique fonctionnelle du psychisme humain, certes, mais dans le cadre du roman lui-même, cette mise à nu des réflexes psychologiques aboutit à la distinction de deux figures de Tristan : le Tristan des réelles tribulations du page, et le Tristan romancier qui produit du fictif et poursuit ces mêmes tribulations.

Tout devenait Julie autour d’elle, selon le mot Rousseau à propos de La nouvelle Héloïse. Prenons donc la hardiesse de reprendre l’expression au sujet du Page, et d’affirmer que tout y devient Tristan lui-même. Le romancier narré et narrant, se révélant partout, à condition aussi de le débusquer sous ses aspects polymorphes.

Poussons la gageure : ce n’est pas seulement le romancier-Tristan que l’on pouvait découvrir dans cette prose autobiographique, mais aussi l’écrivain – au sens plurigénérique – et révélateur de sa production littéraire variée. Cette histoire tragique de deux illustres amants ne renvoyait-elle pas, tout simplement, à la dramaturgie, et

20 : « C’est tantôt l’abattement le plus total, et sa vie se réduit alors à un état purement passif et contemplatif : ainsi, sur les rivage de Norvège (…) », « La folie du page », Cahiers Tristan L’Hermite, IX, 1987, p.29.

21 : Etudes mistraliennes, Saint-Rémy-de-Provence, rééd., 1989, p.43.

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n’était-elle pas un moyen pour l’auteur de terminer ses aventures sentimentales en tragédie, comme le premier adjectif du titre de ce chapitre VII nous autorisait à le penser ?

Tristan était aussi et surtout homme de théâtre.

Emmanuel DESILES Aix-Marseille Université

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