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Quel projet de traduction pour la fantasy ?

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-02875043

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Submitted on 24 Aug 2020

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Quel projet de traduction pour la fantasy ?

Vivien Féasson

To cite this version:

Vivien Féasson. Quel projet de traduction pour la fantasy ?. États et empires de l’imaginaire, CERLI,

Nov 2015, Nancy, France. �hal-02875043�

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Colloque CERLI 2015 « États et Empires de l’Imaginaire » (Nancy)

Quel projet de traduction pour la fantasy ?

Par Vivien Féasson

Abstract : le but de cet article est d'envisager la traduction de genre (ici, de fantasy) à l'aune

des théories d'Antoine Berman : alors que le genre semble avoir le vent en poupe et que l'on

voit apparaître de plus en plus de retraductions de "classiques", peut-on déceler les prémisses

d'un véritable "projet de traduction" global pour la fantasy ? La notion a-t-elle même un sens

pour un genre populaire ?

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Avant-propos : de la fantasy

Le but de ce texte n'est pas de redéfinir une nouvelle fois ce qu'est le genre de la fantasy.

Nous nous contenterons donc de nous appuyer sur les théories de deux chercheurs œuvrant dans ce domaine, Brian Attebery et Anne Besson, pour poser les bases théoriques qui constitueront le socle de notre travail.

Pour Attebery, la fantasy est un récit mettant en scène des violations de ce que l'auteur estime être les lois naturelles de notre monde, sans qu'il y ait tentative ultérieure pour réconcilier les événements dépeints avec notre compréhension du monde « réel ». A cela s'ajoute la capacité du récit à évoquer chez le lecteur un sentiment de merveilleux (de

« wonder ») permettant de rendre l'impossible familier et le familier nouveau autant qu'étrange (Attebery 1980, 2-3).

A cet ensemble Besson ajoute la constitution d'un lien fort avec le passé et ce que le texte dépeigne des sociétés d'inspiration médiévale ou même antique ou bien qu'il convoque fées et magie dans les bas-fonds de nos cités modernes. C'est là le trait commun d'œuvres « qui exaltent (ou parodient) une noblesse passée marquée par l'héroïsme, les splendeurs de la nature préservée et l'omniprésence du sacré, en ayant recours à un surnaturel magique qui s'appuie sur les mythes et le folklore. » (Besson 2007, 14).

Introduction

Le concept de « projet de traduction » que nous allons utiliser ici est directement emprunté à Antoine Berman et notamment à son Pour une critique des traductions : John Donne (Berman 1995). Chez Berman, le traducteur est vu comme un sujet traduisant, un créateur ou plutôt un re-créateur pleinement responsable de son travail en dépit des

nombreuses influences qui sont susceptibles de s'exercer sur lui – le traductologue s'oppose en cela au point de vue de l'école de Tel-Aviv qui, poussé à l'extrême, tendrait à placer le

traducteur au sein d'un système socioculturel si étriqué qu'il finirait par en perdre tout libre arbitre. Ici le traducteur décide, consciemment ou non, de se soumettre aux normes de son environnement ou au contraire d'y résister ; il est donc maître de ses choix et ne saurait en être dédouané pour quelque raison que ce soit.

D'un autre côté, la personne derrière la traduction a longtemps été méconnue voire

invisible : il est encore globalement admis que le meilleur traducteur est celui qui sait se faire

discret, s'effacer devant l'auteur original et son œuvre (une idée centrale qui, comme nous le

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verrons, peut néanmoins conduire à des pratiques diverses). Le fait est qu'on ne parle que rarement de la traduction dans le domaine de la critique littéraire, sauf quand celle-ci se fait remarquer par des choix allant à l'encontre de la doxa en vigueur. Cela est d'autant plus vrai dans un genre « commercial » comme la fantasy, dont les textes sont très souvent considérés comme de moindre qualité littéraire : rejeter un livre dans le domaine associé à la

paralittérature voire à la sous-littérature, c'est en effet lui interdire toute analyse littéraire et a fortiori traductologique (au risque de se priver de ressources précieuses pour la discipline elle- même).

Notre objectif est de nous intéresser aux stratégies traductives mises en place dans le genre de la fantasy en nous appuyant sur le cadre théorique décrit par Berman. Une fois ce cadre redéfini, nous découperons le vaste champ des traductions selon trois grands axes stratégiques.

Le projet de traduction et le genre

Pour Berman, analyser une traduction nécessite de reconstituer trois influences aussi bien dynamiques qu'interdépendantes :

- L'horizon du traducteur : empruntant au concept d'horizon d'attente popularisé par

Hans-Georg Gadamer et Hans Robert Jauss, Berman postule l'existence d'un horizon du

traducteur qui regrouperait grossièrement « l'ensemble des paramètres langagiers, littéraires,

culturels et historiques qui "déterminent" le sentir, l'agir et le penser d'un traducteur. »

(Berman 1995, 79). Même si le verbe « déterminer » est à entendre ici dans un sens moins

strict que d'ordinaire, on peut déjà noter que la théorie bermanienne ne consiste pas à nier

entièrement l'influence du contexte sur le travail du traducteur. Le caractère sans cesse

changeant de l'horizon est ce qui ancre la traduction dans une certaine historicité dont il faut

tenir compte lors de l'analyse (certains y verront d'ailleurs une justification du vieillissement

accéléré des textes traduits). Le terme même d'horizon est séduisant en raison du double sens

qu'il suggère, à la fois porteur d'ouverture (ce sur quoi le traducteur s'appuie) mais aussi de

fermeture (ce qui limite la portée du regard du traducteur et risque de l'enfermer). L'horizon

du traducteur français de fantasy est notamment constitué des autres textes et traductions de

l'auteur traduit mais aussi des autres œuvres appartenant au genre et bien sûr de leurs

traductions ; il comprend également l'ensemble des textes liés aux genres voisins (SF,

steampunk, bit'lit, littérature interstitielle, etc.) ainsi que ceux relevant de la littérature

générale. C’est cet ensemble tissant un réseau intertextuel extrêmement dense et complexe

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que je désignerai par commodité sous le terme « horizon du traducteur de fantasy ».

- La position traductive : elle est un compromis entre la pulsion de traduire du sujet traduisant, la tâche de la traduction et la façon dont le sujet a internalisé le discours ambiant sur le traduire. Contrairement à l'horizon, cette position est porteuse de décisions : le

traducteur se positionne par rapport à sa traduction et son choix le lie au texte comme un serment. La position traductive renferme ainsi une part de la subjectivité du traducteur, une subjectivité qui se voit menacée par « l'informité caméléonesque, la liberté capricieuse et la tentation de l'effacement » (Berman 1995, 75).

- Le projet de traduction : selon Berman, « toute traduction est portée par un projet, ou visée articulée. » (Berman 1995, 76). Reposant sur la position traductive et étroitement lié à l'horizon du traducteur, ce troisième élément ne se conçoit normalement que par rapport à une traduction spécifique. Le projet englobe aussi bien la façon dont va être effectuée la

« translation » littéraire (édition monolingue/bilingue, avec/sans paratexte, en volumes, réunissant plusieurs textes, etc.) que la manière de traduire. Notez que le projet de traduction n'a pas besoin d'être énoncé clairement, encore moins d'être théorisé, pour exister. Il ne nous est pas accessible à travers le discours sur la traduction mais à travers la traduction elle-même.

Berman rejette notamment l'idée de projet posé a priori de peur de voir ce dernier se changer aussitôt en carcan mécanique ; il ne cherche pas non plus à nier la part intuitive propre à toute traduction et affirme seulement que le traducteur nourrit son immédiateté de ses réflexions. Si nous nous plaçons dans le cadre plus concret de l'analyse de la traduction, l'horizon est en fait le seul élément susceptible d'être au moins partiellement déterminé en amont ; position traductive et projet de traduction ne peuvent quant à eux émerger

véritablement qu'à travers l'analyse de la traduction elle-même, sa comparaison avec l'original et avec les éventuelles traductions précédentes.

Comme nous l'avons évoqué, le projet de traduction bermanien s'applique théoriquement à une œuvre spécifique et repose sur une relation subjective complexe entre le sujet traduisant et l'horizon de sa traduction. Il y a en réalité autant de projets de traduction que de traducteurs, mais aussi autant de projets que de romans traduits. Berman s'intéressait avant tout à la

singularité des œuvres majeures du champ littéraire et voulait éviter à tout prix de produire une « théorie prescriptive » de la traduction. Utiliser ce concept dans le cadre générique de la fantasy, l'appliquer de manière surplombante à tout un ensemble d'auteurs et de traductions, n'est-ce pas dès lors trahir son concepteur ? Transformer une subjectivité en « recette » pseudo-objective ?

Si Berman s'inscrit dans le paradigme de l’œuvre singulière, nous estimons que le cadre

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théorique qu'il pose peut également être réutilisé de manière fructueuse pour un ensemble plus vaste (comme le genre de la fantasy). Le projet de traduction contient dans sa conception même une composante générique susceptible d'être exploitée : celle liée à l'horizon du

traducteur. Ce dernier a beau être un sujet traduisant, il n'en est pas moins fortement influencé (« déterminé » disait Berman) par une historicité qu'il partage au moins en partie avec

d'autres. Cela est d'autant plus vrai lorsque l'on traite d'un genre « commercial » comme la fantasy : parler d'un tel ensemble, c'est parler de textes présentant un certain nombre de caractéristiques communes, répondant à des codes bien établis ; c'est parler d’originaux et de traductions s'insérant dans une certaine stratégie éditoriale. Parce qu’ils sont influencés par des horizons présentant un grand nombre de similarités, les traducteurs prennent des positions traductives qu’il devient possible de regrouper.

Faire de la traductologie générique, c'est donc en un sens étudier ce qui unifie et sépare différents projets de traduction afin de parvenir à constituer de grands ensembles observables ou des orientations stratégiques majeures. Nous pouvons pour cela nous aider de deux lignes de force majeures : la grande opposition en traduction entre sourciers et ciblistes d'une part, et d'autre part la nature de la fantasy en tant que genre populaire tiraillé entre son appartenance à la chose littéraire et son lien avec la consommation culturelle de masse. Une des

caractéristiques majeures de tout projet de traduction est en effet son orientation plus ou moins importante vers une des deux grandes tendances apparemment indépassables en traductologie : le traducteur opérera-t-il pour une traduction plutôt tournée vers l'auteur singulier ou bien vers le public ; vers la langue d'origine, ou la langue d'arrivée ? Si l'on reprend le vocabulaire de Jean-René Ladmiral, sera-t-il plutôt sourcier, ou cibliste ? (Ladmiral 2014) La réponse à cette question sera étroitement liée au statut de la fantasy tel qu'il aura été intériorisé par le traducteur (et donc à la position traductive et au projet de traduction) : comme le fait remarquer Anthony Pym, une traduction sourcière comporte des risques importants comme par exemple celui de se couper d'une partie du lectorat ; ce mode de traduction ne sera donc généralement envisagé qu'à la condition que le matériau de départ jouisse d'un prestige suffisant auprès du public ou des commanditaires (Pym 2007).

Partant de ces deux lignes de force, nous avons isolé trois grandes tendances constituant autant de pôles autour desquels les projets de traductions se positionneront :

- la traduction cibliste visant à offrir un produit s'insérant dans une culture de masse, - la traduction cibliste visant à offrir un texte en français « de qualité »,

- la traduction sourcière visant à offrir l'œuvre d'un auteur étranger dans une langue

nouvelle.

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Un produit s'insérant dans une culture de masse

En ce qui concerne la fantasy, la première raison d'être d'une traduction cibliste nous semble de nature commerciale : la traduction est presque toujours commanditée par un

éditeur, et le traducteur est bien souvent un professionnel qui espère vivre durablement de son travail. L'enjeu pour le commanditaire est d'ordre financier, et l'exécutant a normalement à cœur de satisfaire son employeur s'il veut se voir confier d'autres textes par la suite.

La tendance cibliste est en quelque sorte la tendance « par défaut » du traducteur « sur le terrain ». En tant que professionnel devant assumer concrètement les risques pris dans le cadre de son activité, celui-ci se soumet généralement à une autorité supérieure chaque fois qu'il se voit confronté à un choix délicat. Pour Pym, le traducteur tend ainsi naturellement à sécuriser sa position ce qui explique un phénomène fréquemment constaté, celui de la standardisation de la traduction par rapport à l'original – le texte d'arrivée est généralement plus « plat » que celui de départ. Pym dit que le traducteur convertit des « textèmes » en « répertorèmes », qu'il se replie sur des formules stéréotypées du répertoire littéraire qui auront pour avantage de ne pas choquer le lecteur et de ne pas attirer l'attention sur l'acte traductif lui-même. (Pym 2007)

Les tarifs (bas) et les délais (courts, on parle souvent de 3 mois pour traduire un livre) qui vont de pair avec un genre mal considéré ainsi qu'une production pléthorique favorisent ce repli vers le déjà-connu du traducteur, lequel gagne ainsi en « efficacité » et est capable de produire en un temps records un texte qui ne choquera pas son lecteur putatif. On retrouve ici l'impunité du traducteur invisible dénoncée par Berman ; dans un texte vu comme sous- littéraire, qui ira mettre dos à dos la traduction et sa source ?

Du point de vue de l'éditeur, une telle traduction peut avoir pour but d'offrir au lecteur

« ce qu'il désire » (ou ce que l'on croit qu’il désire). Il est ainsi possible de considérer le genre de la fantasy dans son ensemble comme une vaste opération commerciale créée de toutes pièces pour satisfaire une clientèle avide de textes à lire, qu'il s’agisse d’une tentative pour profiter du succès inattendu d’œuvres singulières comme Le Seigneur des Anneaux ou d’une évolution moderne voire naturelle des romans d'aventure et des pulps américains. Le principe de genre repose d'ailleurs sur l'idée de points communs, de codes à respecter, de répétition du même : l'auteur de fantasy offre à ses lecteurs ce que ces derniers sont venus chercher, et le traducteur fait de même, quitte à renforcer cette répétition ou à conformer l'ouvrage aux attentes spécifiques d'un lectorat national.

Il faut également évoquer l'action de l'éditeur lui-même sur le texte final et l'impuissance

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relative du traducteur en la matière. Interviewé par le site « la Garde de Nuit », Jean Sola, le controversé traducteur des quatre premiers tomes de la saga du Trône de fer de G.R.R. Martin, se montre par exemple particulièrement dur vis-à-vis du comportement de son éditeur : « Les éditeurs exaucent rarement les vœux des traducteurs. Leur optique est toute autre. » Au cours de l'entretien, il sous-entend notamment que la disparition de pans entiers du texte peut être imputée à l'éditeur et déplore son manque de pouvoir face aux révisions de son propre travail (la réédition de sa traduction aurait ainsi été effectuée sans son aide). (Lord Corbac 2015)

Si le genre jouit d'une aura encore relativement négative, c'est aussi en raison des vastes collections dérivées de licences à succès issues notamment des domaines du jeu de rôle ou du jeu vidéo. Ces ouvrages secondaires ne sont pas considérés comme des créations littéraires de plein droit et sont les premiers touchés par les pratiques traductives les moins éthiques. On pense par exemple aux romans dérivés du jeu de rôle Donjons et Dragons parus aux éditions Fleuve Noir, lesquels se voyaient amputés de paragraphes entiers afin de se conformer aux limites d'une collection exigeant des romans de 250 pages très exactement ; une pratique qui, selon la traductrice Sara Dorke, aurait été courante dans le milieu de la SF/fantasy au cours des années 80-90. (Yvan 2014)

Un texte dans un français « de qualité », ou la belle infidèle

Le deuxième type de traduction cibliste en fantasy peut parfois se montrer paradoxal et défendre à la fois une certaine idée de la langue et de la littérature mais aussi de l'acte

traductif lui-même. Dans certains cas, le traducteur qui se considère comme un professionnel exerçant une activité respectable refuse en quelque sorte d'entacher son nom en livrant un texte qu'il juge inférieur à ses propres standards ; dans d'autres, il s'appuie sur les différences jugées irréconciliables entre les langues pour justifier l'impossibilité de faire passer un peu de

« l'étranger » (le style de l’original) dans la traduction. On pourrait éventuellement y voir une survivance de ce que l'on a appelé « Les belles infidèles » en référence aux traductions du 17

e

et du 18

e

qui tout en reconnaissant l'intérêt de textes étrangers voulaient en « corriger » le style, le débarrasser de ses lourdeurs afin de l'adapter aux exigences de la langue française.

Il s'agit là bien sûr d'un autre effet de la mauvaise réputation du genre (mais aussi, il faut

le reconnaître, de la moindre qualité littéraire de nombre de ses représentants) : dès lors que

l'original est vu comme le produit maladroit d'écrivaillons tirant à la ligne, le traducteur qui

possède quelques prétentions littéraires et une certaine conception du « génie » de sa langue

se voit autorisé, sinon invité, à intervenir. Plusieurs textes de fantasy sont ainsi décrits par

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certains lecteurs comme ayant été améliorés par une telle traduction « interventionniste », ou au contraire défigurés par elle. C'est notamment le cas du Trône de fer et de Jean Sola ; ce dernier se voit tantôt salué pour avoir relevé le niveau de textes de moindre qualité littéraire (Anassete 2015), tantôt conspué pour avoir trahi l'original au profit d'une prose ampoulée et archaïsante (Chapon 2013), au point de voir les lecteurs s'entre-déchirer au fil des forums consacrés à la saga.

Une fois encore, le traducteur n'est pas le seul concerné par cette problématique ; le projet de traduction est aussi affaire de choix éditoriaux, lesquels sont particulièrement sensibles aux sirènes de la langue d'arrivée. Thibault Eliroff, directeur de collection chez J'ai Lu et chargé de la diffusion du best seller de G.R.R. Martin, explique ainsi l'absence de traduction des titres de tomes pour les versions intégrales : « l’œuvre est connue en France sous le titre Le Trône de Fer. Or, en fantasy, on retient le nom d’un cycle, plus rarement celui des volumes qui le composent (et là, je pense en particulier aux libraires). Le message nous a paru plus clair que si nous avions donné de nouveaux noms, qui auraient brouillé les pistes. » (Evrach 2009) Le nouveau traducteur de la saga, Patrick Marcel, reproduit d'ailleurs

partiellement ce discours, notamment en ce qui concerne le choix du titre (opéré non par Jean Sola mais par le directeur de collection de l'époque, Gérard Watelet) : « Comme la série s’appelle en anglais "A Song of Ice and Fire", littéralement "une Chanson de Glace et de feu", et que le terme "chanson", pour désigner une aventure épique, ne se trouve plus guère en français que dans la "Chanson de Roland", une traduction fidèle aurait sans doute été moins frappante, en français. » Bien qu'affirmant vouloir se rapprocher de l'auteur original, Marcel reconnaît d'ailleurs plusieurs réussites à Jean Sola comme la précision du vocabulaire ou la médiévalisation des termes, avant d'ajouter sur le style même de Martin : « GRRM emploie un langage assez actuel, parfois peut-être un peu trop (j’ai déjà signalé, sur la page Facebook des livres, que certains personnages sont appelés par des sobriquets qui passent moins bien en français : Dany pour Daenerys, par exemple). » (Félicien 2015)

Même le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, qui se détache pourtant largement du reste de la production de par la considération dont il bénéficie désormais, n'est pas épargné par les critiques. Son premier traducteur, Francis Ledoux, aurait lui aussi été touché par cette tentation de la surtraduction d'une œuvre qu'il semblait considérer comme étant

stylistiquement maladroite, du moins si l'on en croit Vincent Ferré qui évoque « le choix du

vouvoiement systématique, de l'imparfait du subjonctif, qui donnent une sorte de littérarité au

texte, et tranchent avec la diversité des registres que l'on observe en anglais entre Le Hobbit et

Le Seigneur des Anneaux. » (Bourdais 2015)

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L'œuvre d'un auteur étranger dans une langue nouvelle

La dernière stratégie du traducteur de fantasy est peut-être la plus récente car elle ne peut normalement advenir qu'une fois le genre suffisamment développé. Pour pouvoir bénéficier de traductions sourcières, la fantasy doit en effet être capable de prouver sa longévité et avoir offert à la littérature ce que l'on se met à appeler des « classiques », des textes qui bénéficient d'un certain écho critique au sein des institutions (officielles ou officieuses comme les

communautés de fans) mais aussi d'une importante reconnaissance de la part des éditeurs. Or la fantasy a été longtemps dénigrée et certains de ses textes fondateurs ne sont réédités voire retraduits que depuis peu. Le Seigneur des Anneaux, pourtant considéré comme le parangon du genre, vient tout juste de voir son deuxième tome retraduit après plus de 40 années ; l’œuvre de Robert E. Howard a attendu 2003 pour se voir enfin expurgée de

l'interventionnisme de Lyon Sprague de Camp dans une double édition simultanée anglaise- française, et nombre de textes séminaux du début du 20

e

siècle commencent tout juste à être traduits en français par les éditions Callidor. Ironiquement, certains romans pourtant

considérés comme de piètre qualité tels que les novellisations de parties de jeux de rôle profitent eux aussi de cette revalorisation globale du genre et de leur aura de victimes (comme nous l'avons dit, ils ont autrefois subi des coupes éditoriales drastiques) pour se voir offrir de nouvelles traductions au sein des éditions Bragelonne.

La traduction sourcière la plus extrême est proche de la vision bermanienne de la traduction et consiste à faire de la langue traduisante « l'auberge du lointain » (un terme qui paraît particulièrement évocateur lorsque l'on traite de la fantasy). L'auberge du lointain, c'est ce lieu situé à la frontière même de sa propre langue, capable de réunir pour un moment presque magique l'autochtone et l'étranger et de les faire converser ensemble. Selon Pym, elle n'est possible qu'à condition que le statut de l'original soit si élevé qu'il constitue une véritable

« prime de risque ». (Pym 2007) Suivant Saint Jérôme qui prônait la traduction littérale pour les textes sacrés, on peut se demander si la fantasy ne manque pas encore de textes

« sacrés » ? De classiques, si reconnus qu'ils parviendraient à contrebalancer la tendance

naturelle à la standardisation ? S'il en est un qui puisse correspondre à une telle définition,

c'est bien le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien. Il semblerait ainsi que dans sa récente

traduction Daniel Lauzon se soit efforcé de rétablir ce qui faisait l’œuvre dans sa langue

maternelle : ses cohérences internes (le rapport entre les langues, l'absence de références à

notre monde), ses figures de style (les répétitions notamment, souvent honnies dans notre

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langue) ainsi que le rapport de l'auteur avec le lexique et la grammaire (Ferré, Lauzon, et Riggs 2003)

Reste que pour bien des lecteurs, la frontière entre un traducteur qui tenterait de faire dialoguer l'étranger dans sa langue et un traducteur qui ferait tout simplement une mauvaise traduction littérale est mince. On retrouve par exemple ce genre de reproches sur d'autres traductions de Jean Sola, celles des œuvres de Lynn Flewelling : « En fait, j’ai même eu l’impression qu’on ne sentait pas le traducteur, qu’il manquait d’affirmation. La syntaxe colle parfois un peu trop au texte anglais et on sent qu’il prend moins de libertés. En bref, il est ici bien plus un traducteur-passeur qu’un traducteur-correcteur. » (Anassete 2015) Dans la majorité des traductions affichant un important respect de l’original, le traducteur optera donc de fait pour une position plus mesurée, plus proche des conceptions de Ladmiral pour qui tout traducteur confronté aux réalités du métier est en réalité cibliste, les « purs » sourciers

exerçant avant-tout dans le domaine théorique voire idéologique (Ladmiral 2014). Il s'agira alors pour le traducteur de trouver des solutions afin de transmettre le plus possible de

l'original sans pour autant briser les règles les plus fondamentales de la langue d'arrivée, avec bien sûr toujours le risque de basculer vers la belle infidèle. Nous évoquions plus haut le travail de Daniel Lauzon sur le Seigneur des Anneaux, Pierre Chaffard-Luçon dit à son propos qu'il « apparaît pour la première [fois] comme un fruit mûr tombé de l’arbre de Tolkien, sans qu’une vie anglaise ne se ressente derrière lui. Les chants et poèmes ont enfin reçu une véritable vie en français. » (Chaffard-Luçon 2014)

Conclusion

L’objet de ce court travail n’est au fond pas d’établir une vérité sur l’état actuel des traductions en fantasy mais de poser des bases théoriques préalables à une recherche plus importante. En utilisant les outils critiques de la traductologie et les recherches portant sur les genres populaires, il est possible de poser certaines hypothèses qu’il sera par la suite

nécessaire de compléter par des analyses portant sur les textes eux-mêmes et sur les conditions concrètes de leur production.

On peut en effet se demander comment le récent succès populaire et critique de la culture

dite « geek » en général, et celui de la fantasy en particulier, ont influé sur le travail des

traducteurs œuvrant dans le genre. Si les conditions de travail se sont améliorées ou si elles se

sont au contraire encore détériorées, si les traductions récentes sont davantage sourcières que

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leurs prédécesseures, ou bien encore si l’augmentation de la consommation et la valorisation de quelques œuvres « sacrées » bénéficient réellement à la majeure partie de la production.

Vivien Féasson

Bibliographie

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http://biblio.anassete.org/2015/04/lumiere-sur-jean-sola-en-fantasy/ [consulté le 17/11/2015].

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Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1995.

Anne Besson, La Fantasy, Paris, Klincksieck, 50 questions, 2007.

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Vincent Ferré, Daniel Lauzon et David Riggs, « Traduire Tolkien En Français: On the Translation of J.R.R. Tolkien’s Works into French and Their Reception in France », p. 45-68, in Thomas Honegger (dir.), Tolkien in Translation, Zurich, Walking Tree Publishers, « Cormarë Series 4 », 2003.

Jean-René Ladmiral, Sourcier ou cibliste, Paris, Les Belles lettres, « Traductologiques », 2014.

(13)

Lord Corbac, « Interview de Jean Sola, traducteur du TDF, par la Garde de Nuit », Wiki de la Garde de Nuit, 22/06/2015,

http://www.lagardedenuit.com/wiki/index.php?title=Interview_de_Jean_Sola,_traducteur_du_TDF ,_par_la_Garde_de_Nuit [consulté le 17/11/2015]

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Résumé : alors que la fantasy semble jouir d’une popularité nouvelle auprès des institutions et du grand public, il devient important de se poser la question du passage vers le français d’un genre dont les racines anglo-saxonnes sont encore bien vivaces.

Comment traduit-on la fantasy ? Au nom de quelles idéologies ? Partant du cadre

théorique posé par Antoine Berman et de la notion de sourcier/cibliste élaborée par

Jean-René Ladmiral, nous nous efforcerons de décrire trois grandes tendances dans les

stratégies traductives appliquées au genre.

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