LA PART DU «HASARD» DANS UNE TRAGÉDIE GRECQUE :
L’EXEMPLE DE L’ OEDIPE ROI DE SOPHOCLE Conférence donnée par David BOUVIER
(Université de Lausanne) - le lundi 7 décembre 2020 de 14h15 à 15h. via Zoom
https://unige.zoom.us/j/95285706886
Kylix attique du peintre d'Œdipe, 470av. J.-C.
Musées du Vatican
Pour lire Œdipe Roi, on peut conseiller les traductions de P. Mazon et J. Grosjean, voir fiche bibliographique.
Pour voir une mise en scène :
https://www.youtube.com/watch?v=6lSMs3CSyNQ
Mise en scène et production : Philip Saville. 1967: Version de la pièce de Sophocle tournée dans le
théâtre grec de Dodone. Avec Christopher Plummer, Lilli Palmer, Orson Welles et Donald Sutherland. 98 minutes, en anglais.
Voir https://en.wikipedia.org/wiki/Oedipus_the_King_(1968_film) ; le film a été critiqué et jugé même comique.
https://www.youtube.com/watch?v=TtBkz4g4ozY
Edipo re di Sofocle - 1977-Vittorio Gassman, Luigi Proietti, Attilio Corsini, Riccardo Mangano, Tino Buazzelli, Lea Massari, Adolfo Celi, Sergio Graziani, musiche di Luciano Berio.120 minutes, en italien, traduit par V. Gassman.
Le début est décourageant.
Gassman avait déjà joué le rôle en 1955 dans une version filmée et traduite par le poète sicilien
Salvatore Quasimodo pour la Rai. Il existe une troisième version en 1995, avec Gassman et une autre distribution).
Signalons aussi la version radiophonique enregistrée : Œdipe Roi, pièce de Sophocle adaptée, par Jacques Lacarrière, pour l’émission « Dramatique » diffusée, le 24 février 1997, sur France Culture.
Très datée et académique !
Sophocle, Œdipe Roi
Importance de cette tragédie !
Un peu de bibliographie et quelques travaux qui
ont fait date
• BACKÈS, J.-L. et GROSJEAN, J, Sophocle, Œdipe Roi, Paris, Folio, 2015 (éd. électronique)
• BOLLACK, J., 1990. L'Oedipe roi de Sophocle : le texte et ses interprétations, Villeneuve d'Ascq: Presses universitaires de Lille.
• BETTINI, M. ET GUIDORIZZI, M., 2004, Le mythe d’Œdipe, Paris, Belin.
• CALAME, C., 2017, La tragédie chorale poésie grecque et rituel musical, Paris, les Belles lettres, (chap. VI:
«L’Œdipe Roi “Pourquoi danser en chœur?”»
• DAWE, R. D., 2006. Oedipus rex, Cambridge: Cambridge University Press.
• DIANO, Carlo, 1968, «Edipo, figlio della Tyche», in Saggezza e poetiche degli antichi, Venezia, Neri
Pozza Editore, p. 119-165 = Edipo figlio della Tyche. Commento ai vv.1075-1085 dell'Edipo Re di Sofocle, Dioniso, 1952.
• JOUANNA, J., 2007. Sophocle, Paris: Fayard.
• KAMERBEEK, J. C., 1967. The plays of Sophocles : commentaries. Part IV : The Œdipus Tyrannus, Leiden:
E.J. Brill.
• MARX, W., 2012, Le tombeau d'Oedipe pour une tragédie sans tragique, Paris, les Éd. de Minuit.
• LLOYD-JONES, H. & N. G. WILSON, 1990. Sophoclea : studies on the text of Sophocles, Oxford: Clarendon Press.
• LONGO, O. & M. G. CIANI, 2007. Edipo re, Venezia: Istituto veneto di scienze lettere ed arti.
• MAZON, P. & A. DAIN, 2002. Tragédies / T. 2, Ajax ; Oedipe roi ; Electre, Paris: Les Belles Lettres.
• ROUSSEL, L., 1940. Oedipe. Texte, traduction, commentaire, Paris: Les Belles Lettres.
• REINHARDT, Karl, 1971 [1933], Sophocle, traduction et préface d’Emmanuel Martineau, Minuit.
• SEGAL, Charles, 1995, Sophocles’ Tragic World, Cambridge (MA), Harvard University Press.
Œdipe compte parmi les héros et personnages littéraires qui fascinent le plus !
Le paradoxe du philologue : plus un texte a été commenté, plus il reste à expliquer …
Œdipe, figure paradigmatique par excellence : au
cœur des débats théoriques (dépasser l’Œdipe du
commentateur précédent)
Après le succès de la théorie de Freud(1895-1900), la compétition intellectuelle a continué de plus
belle. Et les plus grands théoriciens intellectuels du XXe siècle ont souvent pensé à Œdipe pour valider leurs nouvelles théories et contester celle des
autres: dans le grand débat des nouveaux savoirs, on voit Lévi-Strauss (Anthropologie structurale,
Paris, 1958) choisir Œdipe pour expliquer la logique structurale à l’œuvre dans la production d’un mythe (et ce faisant répondre à Freud), Vernant corriger
l’Œdipe de Lévi‐Strauss et répondre aux
psychanalystes, Foucault répondre à Deleuze et
à Vernant, Bollack répondre à Vernant …
• Principaux articles de J.-P. Vernant sur Œdipe:
• 1967, «"Œdipe" sans complexe», Raison présente 4, 1967, p. 3-20
• 1970, «Ambiguïté et renversement : sur la structure énigmatique d'Œdipe-Roi», in:
Echanges et communications : mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss à l'occasion de son 60ème anniversaire. Studies in general anthropology (J. Pouillon & P.
Maranda éd.), The Hague ; Paris, Mouton, 1970, p. 1253-1279
• 1972, «Ebauches de la volonté dans la tragédie grecque. », in: Psychologie
comparative et art. Hommage à Ignace Meyerson éd.), Paris, Presses Universitaires de France, 1972, p. 277-306.
• Citation: «Nous sommes portés à croire que l'homme se décide et agit
«volontairement» comme il a des bras et des jambes. […] Contre ces prétendues
«évidences» psychologiques, toute l'œuvre de Meyerson nous met en garde. Et l'enquête qu'il n'a cessé de mener, dans ses écrits et dans ses cours, sur l'histoire de la personne détruit aussi bien le mythe d'une fonction psychologique de la volonté, universelle et permanente. La volonté n'est pas une donnée de la nature humaine.
C'est une construction complexe dont l'histoire apparaît aussi difficile, multiple inachevée que celle du moi, dont elle est en grande partie solidaire. Il faut donc se garder de projeter sur l'homme grec ancien notre système actuel des conduites volontaires, les structures de nos processus de décision, nos modèles
d'engagement du moi dans les actes.» (MT I, 278).
•
• 1981, «Le tyran boiteux : d'Œdipe à Périandre», Le Temps de la Réflexion 1981, 1981, p. 235-255 (réponse à la théorie de Lévi-Strauss dans Anthropologie
structurale I, Paris, 1958).
• Principaux travaux / conférences de M. Foucault sur Œdipe
• 1971: Leçon du 17 mars 1971 (L'Œdipe de Sophocle versus l'Œdipe de Freud; Utilité de Nietzsche); publiée désormais dans Michel
Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France, 1970-1971, suivi de Le savoir d'Œdipe, Paris, Gallimard Seuil, 2011, p. 177-193.
• 1972: «Le savoir d'Œdipe», texte de la conférence donnée par
Michel Foucault à la State University of New York, à Buffalo, en mars 1972, puis à Cornell University en octobre de la même année;
publiée désormais dans Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France, 1970-1971, suivi de Le savoir d'Œdipe, Paris, Gallimard Seuil, 2011, p. 225-253.
• 1973: «La vérité et les formes juridiques», conférences à l'Université pontificale catholique de Rio de Janeiro, du 21 au 25 mai 1973;
version en portugais «A Verdade e as formas juridicas», Cadernos da P.U.C. n. 16, juin 1974, 5-133; en français dans Dits et écrits, II, p.
538-646.
• Voir aussi J. de Romilly (dans ces batailles du Collège de France)
• Pour Freud, cf. Bettini et Guidorizzi et Backès.
Repères chronologiques
– 442.Sophocle, Antigone (date très probable).
– 441.Sophocle est élu stratège (cette charge, comme celle d’hellénotame, est
exercée collégialement pour une année ; il y a par an dix stratèges). La charge, très importante, peut prendre la forme d’un commandement militaire. Sophocle a
exercé un commandement dans l’expédition des Athéniens contre Samos.
– 438.Achèvement du Parthénon. Sophocle est élu stratège pour la deuxième fois (date probable).
– 431.Début de la guerre du Péloponnèse, qui oppose Athènes à Sparte. La guerre, qui dure trente ans, se termine par la victoire de Sparte.
– 430.Début de l’épidémie de peste qui ravagea Athènes. On admet que Sophocle fera allusion à cet événement au début de sa tragédie Œdipe roi.
— 425-420 (?) Œdipe Roi. Sophocle reçoit seulement le 2e prix (le 1er prix revenant à Philoclès, neveu d’Eschyle, qui aurait présenté une trilogie ancienne de son
oncle. On ne sait rien des deux autres drames qui constituaient la trilogie avec l’Œdipe Roi»
I. Importance du sujet
II. Remarques initiales : distinguer le mythe de la
tragédie d’Œdipe Roi (qui n’est qu’une variante du
mythe)
Important de distinguer entre les récits autour
du personnage d’Œdipe (constituant le mythe
d’Œdipe) et la tragédie de Sophocle, l’Œdipe roi,
qui récupère les données de l’histoire d’Œdipe
mais pour en faire un drame (intégré dans une
trilogie ?).
Pour mesurer l’écart entre les données
mythologiques et la tragédie, un test est radical !
Le mythe peut se résumer en quelques phrases …
Demandons à quelqu’un de résumer ce mythe. Par
exemple à Ulysse dans l’Odyssée.
L’Œdipe d’Homère (Odyssée, XI, 271-280, une version un peu différente)
Ulysse : «Là (dans le monde des morts), j’ai vu la
mère d’Œdipe, la belle Epicaste, qui avait commis un grave forfait sans le savoir, elle s’était unie à son fils.
Lui avait tué son père et épousé sa mère. Mais les dieux ont fait connaître ces faits aux hommes. Lui, dans l’agréable cité de Thèbes, a régné, subissant son malheur, sur le peuple de Cadmos, selon le
vouloir funeste des dieux. Mais elle descendit dans l’Hadès aux portes solides, elle avait attaché au haut plafond une corde au nœud serré, accablée de
chagrin. Elle lui laissa tous les remords que les
Erinyes d’une mère peuvent lancer.
En revanche, la tragédie de l’Œdipe roi résiste à l’exercice du résumé !
Presque impossible à résumer.
Pourquoi ?
Posons la question cette fois à un grand admirateur
de l’Œdipe roi, Aristote dans la Poétique
Petit rappel sur la conception aristotélicienne de la tragédie et pourquoi Œdipe est pour Aristote la
tragédie par excellence :
— 1450a = la tragédie représente des actions
(événements). Le plus important pour le poète est l’agencement de ces actions : ἡ τῶν πραγμάτων σύστασις
— 1450a29 : ce qui exerce la plus grande séduction (ψυχαγωγεῖ) dans la tragédie, ce sont des
constituants de l’intrigue : les coups de théâtre et
les scènes de reconnaissance (αἵ τε περιπέτειαι καὶ
ἀναγνωρίσεις).
1452a12 : Parmi les histoires (intrigues), les unes sont
simples, les autres complexes. […] J’appelle « simple » une action une et continue dans son déroulement où le
renversement (μετάβασις) se produit sans coup de théâtre ni reconnaissance (ἄνευ περιπετείας ἢ ἀναγνωρισμοῦ), et
« complexe », celle où le renversement se fait avec coup de théâtre et reconnaissance ou tous les deux; tout cela doit dérouler de l’agencement systématique même de l’histoire, c’est-à-dire survenir comme conséquence des événements antérieurs, et se produire par nécessité ou selon la
vraisemblance; car il est très différent de dire «ceci se produit à cause de cela» et «ceci se produit après cela». (Poétique, 52a12-21)
Dans cet enchaînement nécessaire, le «hasard» peut-il
s’introduire ? Ou plutôt la péripétie peut-elle relever d’une forme de coïncidence, le coup de théâtre d’un coup de
chance ? (Mais n’allons pas trop vite)
1452a22 : Le coup de théâtre est […] le renversement qui inverse l’effet des actions, et ce, suivant notre
formule, vraisemblablement ou nécessairement. Par exemple, dans l’Œdipe, quelqu’un vient pour
réconforter Œdipe et le délivrer de ses craintes au sujet de sa mère; mais en lui révélant son identité, il fait
l’inverse. (1452a22-26)
Le résumé d’une action continue sera plus simple que celui d’une action impliquant des coups de théâtre.
Dans un résumé, ce sont justement coups de théâtre et reconnaissances qui sont complexes à dire. (s’il
simplifie, le résumé aura du mal à dire l’action
complexe, avec coups de théâtre et reconnaissance).
I. Importance de l’Œdipe Roi II. Remarques initiales
III. Repérer un angle d’attaque pour re-lire la tragédie. Avec une question susceptible d’ouvrir de nouvelles pistes.
Nous avons vu l’importance accordée par Aristote au coup de théâtre (péripétie) dans la composition d’une tragédie comme l’Œdipe roi.
1ère question : quel lien avec la tukhê ? (question justifiée et à justifier) : le coup de théâtre est-il dû au hasard ou cela fonctionne-t-il différemment ? Rappeler ici que les Grecs anciens ignorent :
le hasard au sens où nous l’entendons le destin au sens où nous l’entendons …
Le mot grec qui se rapproche le plus possible de notre concept de hasard est tukhê : or ce mot veut aussi dire « destin » : le destin, ce sont les choses qui nous arrivent, qui nous tombent dessus. Pour un grec, cela relève de la Moira (nécessaire), d’un ordre des choses souvent imprévisible. Mais sans aucune considération morale)
Des historiens comme Diodoreet Polybe associeront les deux mots, mais c’est un commentateur d’Aristote qui me donne une raison de pousser l’enquête :
περιπέτειαί εἰσιν αἱ ἀνωμαλίαι τῆς τύχης
Stéphanus, in artem rhetoricam commentarium, 284 7 (Rabe, Commentaria in Aristotelem Graeca 21.2.)
Voir aussi Eustathe, Commentaire à l’Odyssée, I 52 12:
Ἀποτμότατος δὲ ὁ δύσποτμος ὅ ἐστι δυστυχής.
πότμος γὰρ, οὐ μόνον ὁ θάνατος ἀλλὰ καὶ ἡ τύχη, […]. τὰ γὰρ ἀπὸ τύχης, συμπίπτειν λέγεται, ἤγουν συμβαίνειν. ὅθεν εὔποτμος μὲν, ὁ εὐτυχής. πανάποτμος δὲ καὶ ἀποτμότατος, ὁ κακοτυχής.
«est très “apotmos” celui qui a un triste destin (duspotmos), c’est-à-dire qui a une triste tukhê (dustukhês), en effet, potmos n’implique pas
seulement la mort mais aussi la tukhê, […] en effet, les choses qui découlent de la tukhê, on dit qu’elles «tombent», c’est-à-dire qu’elles arrivent, d’où … [liste de synonymes ou équivalents].
Le destin Moira est la part qui revient à chacun (inéluctable) et le destin (même idée) ce qui lui tombe dessus (sans considération morale)
Peripéteia et potmos : ce qui tombe dessus
Remarque sur un mot compliqué :
τύχη, ης (ἡ) : ce qui se trouve arriver, ce sur quoi on tombe (rencontre, hasard, fortune).
Issu du verbe τυγχάνω
— atteindre, obtenir (+ génitif)
— rencontrer, (tomber sur) (+ datif)
— se trouver (être là en train de) (+ participe)
Prenons l’exemple d’une rencontre (utilisé par Aristote et présent dans OR, 122) :
Deux personnes décident indépendamment de sortir et de se rendre chacune en un endroit, leurs chemins se croisent,
elles se rencontrent (cela n’était prévu ni par l’une, ni par
l’autre).
• On peut parler d’un concours de circonstances (qui fait que deux données se croisent)
• On peut se reporter au résumé scolaire que
Plutarque donne dans son traité Du destin pour opposer rapidement et schématiquement une école platonicienne qui reconnaît dans la tukhê
un concours de circonstances intelligent (même si les relations de cause à effet restent invisibles) et une école aristotélicienne qui ne voit pas de
finalité intentionnelle et objective dans la tukhê.
• Plu. Mor. 571 E - 573D.
• Dans sa Physique (Arist. Ph. 197a), Aristote s'interroge sur la notion de hasard pour distinguer la tukhê de ce qu'il appelle l'automaton. Dans les deux cas, il s'agit de causes (aitiai); entre les deux termes, la différence est finalement d'ordre subjectif en ce qu'elle concerne une relation individuelle au hasard. Il y a ainsi tukhê quand le hasard, (en
l'occurrence fortune) précipite une situation qui favorise particulièrement quelqu'un.
• Comme exemple, Aristote cite le cas d'un homme qui se rend au marché et qui y rencontre par hasard l'un de ses débiteurs en train de recevoir de l'argent. Peut-on parler de détermination téléologique? Pour
Aristote, la fin n'était pas prévue mais le hasard a, en l'occurrence, servi l'intérêt d'une personne qui parlera donc de fortune.
• L'automaton définit en revanche le hasard en général, sans point de vue particulier, sans effet de chance. (ce qui arrive de soi-même)
• Tout le problème est de savoir si la tukhê (croisement de deux actions, non prévisible pour l’homme et non voulue par lui) a — ou non — une origine divine ?
• Un peu confus ?
• L’exemple par Tintin … l’invraisemblable possible
!
Toute la difficulté est que le terme tukhê n’implique pas nécessairement le « hasard » au sens où nous l’entendons!
Dans le polythéisme, la tukhê répond à un ordre du monde et des choses qui a une dimension
religieuse. On peut donc diviniser Tukhê.
Pour Pindare, Tukhê est fille de Zeus libérateur
(Pindare, Olympiques, XII, 1 et ss. : «je te supplie,
fille de Zeus libérateur, Tukhê salutaire …
Pour Eschyle, idem. Cf. Agamemnon, 661-666 : [description d’une tempête où sombrent de
nombreux navires, mais pas celui où se trouve Agamemnon]: Le héraut: « Pour nous, notre nef gardait sa carène intacte. Qui l’avait dérobée à la mort ? […] Une divinité — pas un homme à coup sûr — qui avait pris en mains son gouvernail : la
Tukhê libératrice s’était plus à s’asseoir au banc du pilote …»
θεός τις, οὐκ ἄνθρωπος, οἴακος θιγών, Τύχη δὲ σωτὴρ ναῦν θέλουσ’ ἐφέζετο
Intéressant de voir les éditeurs hésiter sur l’usage
de la majuscule pour écrire le nom de tukhê.
Aucune raison pour un Grec ancien de ne pas associer tukhê à un ordre divin des choses …
Voir l’exemple de la partie de dés entre le roi de Norvège et le roi de Suède dans la Saga de Sant’ Olaf de Snorri Sturluson.
Et dans les institutions : trouve-t-on confirmation de cette relativité à reconnaître dans l’acte décisionnel ?
G. Guidorizzi, «Aspetti mitici del sorteggio»
P. Demont, «Le tirage au sort des magistrats à Athènes » In:
CORDANO, Federica & GROTTANELLI, Cristiano, Sorteggio pubblico e cleromanzia dall'antichità all'età moderna : atti della Tavola
Rotonda Università degli studi di Milano, Dipartimento di scienze dell'Antichità 26-27 gennaio 2000, Università degli studi di Milano, 2000.
Dieu de l’Eglise contre le hasard : les jeux de
hasard, inventions de Satan. Dieu n’aime pas le hasard !
Alland Denis, « Morale et argumentation.
L’exemple des jeux de hasard et d’argent », Droits, 2015/2 (n° 62), p. 25-58. DOI :
10.3917/droit.062.0025. URL :
https://www.cairn-int.info/revue-droits-2015-2-
page-25.htm
III. La tukhê dans l’Œdipe roi ! Apollon dieu faiseur de destin
Thèse : la tukhê est une donnée centrale de l’Œdipe roi. Donnée d’autant plus difficile à comprendre que Sophocle resémantise le terme et se
détache (il n’est pas le seul) de la conception traditionnelle pour faire
l’hypothèse à travers ses personnages d’une tukhê qui ne relèverait plus des dieux, et qui ne cautionnerait plus nécessairement un ordre du monde divin (une menace pour tout le système polythéiste).
La difficulté est alors double : comprendre comment il réinvente une notion, qui reste d’ailleurs sans correspondant/ équivalent exact dans la tradition judéo-chrétienne.
τυγχάνω τύχη εὐτυχ- δυστυχ-
Antigone 7 6 2 2 17
Ajax 9 9 4 1 23
Electre 16 2 6 3 27
Trachiniennes 5 2 3 2 12
Philoctète 12 8 0 0 20
OC 15 5 2 3 25
OR 14 12 5 1 32
Justification statistique d’étudier la tukhê dans l’Œdipe roi
I. Importance de l’Œdipe Roi II. Remarques initiales
III. Repérer un angle d’attaque pour re-lire la tragédie. Avec une question susceptible d’ouvrir de nouvelles pistes.
IV : rôle de la tukhê dans l’Œdipe roi : deux scènes qui posent la question du sens de tukhê
Prologue : 1-150
a) Œdipe- le Prêtre - les Suppliants, 1-84 b) les mêmes + Créon, 85-150
Entrée du chœur : parodos : 151-215.
1er épisode: 216-462, Œdipe- le Chœur - Tirésias 1er stasimon: 463-512
2e épisode: 513-862
a) Créon -le Chœur, 513-531 b) les mêmes + Œdipe, 532-630
c) les mêmes + Jocaste, 631-677, avec commos (strophe: 649-667)
d) Jocaste – Œdipe – le Chœur, 779-862, avec commos (antistrophe: 678-697)
2e stasimon: 863-910 3e épisode : 911-1072
a) Jocaste - le Corinthien - Œdipe: 911-1085.
3e stasimon: 1086-1109
4e épisode : 1110-1185 : Œdipe - le Corinthien - le berger de Laïos
4e stasimon: 1186-1222 Exodos: 1223-1530
a) Messager – le Chœur : 1223-1296
b) Œdipe – le Chœur : 1297-1421, avec 2ecommos (1313-1367)
c) Créon - Œdipe – le Chœur : 1422-1530
Prologue
1er tableau (imaginer une mise en scène)
Œ: Enfants, jeunes rejetons de l’antique Cadmos (Ὦ τέκνα, Κάδμου τοῦ πάλαι νέα τροφή), que faites-vous ainsi assis, couronnés et avec des rameaux de suppliants ? La cité toute entière est remplie de parfums d’encens de péans et de plaintes […] Je suis venu à vous moi-même , mes enfants, moi, Œdipe, au nom connu de tous ! […]
(1-13)
Le Prêtre : Eh bien, je vais parler. O souverain puissant (kratunôn) de mon pays, Œdipe ! Tu vois l’âge de tous ces suppliants à genoux
devant les autels. Les uns n’ont pas la force de voler bien loin, les autres sont accablés par la vieillesse […] (14-17)
Mise en évidence de la solidarité des 3 âges / générations : eugeneia Or le problème est justement celui d’une juste relation des 3 âges
Le prêtre :
Pas plus ces enfants que moi, assis devant toi en suppliants, nous ne voulons te comparer aux dieux mais nous te considérons comme le premier des hommes dans les accidents de la vie et les
bouleversements des dieux, toi qui es arrivé dans cette ville de
Cadmos et l’a libérée du tribut qu’elle payait alors à l’horrible aède (Sphinx) […] (32-36)
οὐδ’ οἵδε παῖδες ἑζόμεσθ’ ἐφέστιοι,
ἀνδρῶν δὲ πρῶτον ἔν τε συμφοραῖς βίου κρίνοντες ἔν τε δαιμόνων συναλλαγαῖς·
ὅς γ’ ἐξέλυσας ἄστυ Καδμεῖον μολὼν (35) σκληρᾶς ἀοιδοῦ δασμὸν ὃν παρείχομεν,
Œdipe comme un champion du « bonheur »
Le prêtre (suite):
Nous ne t’avions ni instruit ni renseigné,
c’est à l’aide d’un dieu, on le dit comme on le pense, que tu nous as redonné de vivre.
[40] Maintenant, très puissant, très cher Œdipe, tous prosternés nous t’en supplions,
trouve-nous un remède, qu’importe que te l’enseigne un oracle divin ou un simple mortel,
car je sais que souvent sont efficaces aussi [45] les conseils des hommes d’expérience.
44 ὡς τοῖσιν ἐμπείροισι καὶ τὰς ξυμφορὰς (Dawe embarrassé) 45 ζώσας ὁρῶ μάλιστα τῶν βουλευμάτων.
(litt. : parce que chez les hommes expérimentés je vois les conséquences (ξυμφορὰς) des décisions vivre le mieux).
Le prêtre : Redresse, toi le meilleur des humains, notre ville et prends garde pour toi- même. Ce pays t’appelle aujourd’hui son sauveur pour l’ardeur que tu lui montras jadis. Puissions-nous ne jamais avoir souvenir [50] que ton règne nous aurait remis droits debout pour une rechute. Redresse cette ville définitivement. C’est sous d’heureux auspices que tu nous apportas autrefois le salut, ce que tu fus, sois le encore.
Rejouer le même coup de dés et remettre sur pieds
ἴθ’, ὦ βροτῶν ἄριστ’, ἀνόρθωσον πόλιν·
ἴθ’, εὐλαβήθηθ’· ὡς σὲ νῦν μὲν ἥδε γῆ σωτῆρα κλῄζει τῆς πάρος προθυμίας, ἀρχῆς δὲ τῆς σῆς μηδαμῶς μεμνῄμεθα στάντες τ’ ἐς ὀρθὸν καὶ πεσόντες ὕστερον.
ἀλλ’ ἀσφαλείᾳ τήνδ’ ἀνόρθωσον πόλιν.
ὄρνιθι γὰρ καὶ τὴν τότ’ αἰσίῳτύχην(52) παρέσχες ἡμῖν, καὶ τανῦν ἴσος γενοῦ.
— αἴσιος ὄρνις, PD. N. 9, 18 ; SOPH. O.R. 52 ; PLUT. Rom. 9, etc. ; (de bon augure) αἴ. ἀετός, XÉN. Cyr. 2, 4, aigle de bon augure
Sens général : ton arrivée était un bon augure; littéralement : Tu nous apportas une tukhê avec un oiseau favorable. Hypallage ou euphémisme ? Tu nous apportas un sort favorable avec l’oiseau (que tu as vaincu)
Le terme τύχη apparaît une première fois ici : Œdipe est l’homme qui a retourné la situation, qui est lié à un premier coup de théâtre heureux ! Son arrivée est une bonne τύχη (chance) envoyée sans doute par les dieux, comment serait-ce autrement. Mais on peut entendre la phrase du prêtre autrement et laisser à τύχη toute son ambiguïté.
— Prêtre : Tu parles fort à propos car ceux-ci justement me font signe que Créon est en train d’arriver.
— Œ : Seigneur Apollon ! Souhaitons qu’il arrive avec autant de chance de salut qu’il a de lumière sur le visage !
Οι. ὦναξ Ἄπολλον, εἰ γὰρ ἐν τύχῃ γέ τῳ (80) σωτῆρι βαίη λαμπρὸς ὥσπερ ὄμμα τι.
Œdipe voit Créon s’approcher (Nous allons le savoir, 84) : il interroge Créon : quelle réponse du dieu nous rapportes-tu donc ? Et Créon répond:
— Créon: Une réponse heureuse. Crois-moi, les faits les plus
fâcheux, lorsqu’ils prennent la bonne route, peuvent tous tourner au bonheur ! (87-88)
ἐσθλήν· λέγω γὰρ καὶ τὰ δύσφορ’, εἰ τύχοι κατ’ ὀρθὸν ἐξιόντα, πάντ’ ἂν εὐτυχεῖν.
Voilà une tragédie où l’on est attentif à ce qui arrive et survient, à la convergence des faits, avec cette certitude que les situations
peuvent se renverser, se retourner avec l’aide des dieux.
Dialogue Tirésias-Œdipe
– T : Toi, tu me prends pour un fou, mais tes parents me trouvaient plein de sagesse. [435]
— Œ: Quels parents ? Reste là. De qui suis-je né ? – T : Ce jour va voir ta naissance et ta mort.
— Œ: Tu ne dis rien qu’obscurément et par énigmes.
– T : Tu n’excelles donc plus à les trouver ? [440]
— Œ: Reproche-moi ce qui fait ma grandeur ! – T : C’est précisément ta tukhê qui te perd.
— Œ: Que m’importe puisqu’elle a sauvé la ville.
Οι. τοιαῦτ’ ὀνείδιζ’ οἷς ἔμ’ εὑρήσεις μέγαν.
Τε. αὕτη γε μέντοι σ’ ἡ τύχη διώλεσεν.
Οι. ἀλλ’ εἰ πόλιν τήνδ’ ἐξέσωσ’, οὔ μοι μέλει.
Deuxième épisode suite :
Œdipe - Jocaste : Œ confie son inquiétude d’entendre qu’il est le meurtrier de Laïos.
Jocaste le rassure avec des mots qui font peur : Ιο. σύ νυν, ἀφεὶς σεαυτὸν ὧν λέγεις πέρι,
ἐμοῦ ’πάκουσον καὶ μάθ’ οὕνεκ’ ἔστι σοι
βρότειον οὐδὲν μαντικῆς ἔχον τέχνης. (707-09)
Absous-toi toi-même du crime dont du parles. Écoute-moi et apprends que jamais créature humaine ne posséda rien de l’art de prédire.
Jocaste a-t-elle compris ? Rien ne l’explicite. Mais elle prononce à nouveau une tirade grave dans laquelle elle radicalise sa pensée pour ne pas comprendre ce qui devient évident !
Elle confirme que le serviteur a bien parlé de meurtriers au pluriel : toute la ville l’a entendu (850). Elle répète que son fils est mort, qu’Apollon a fait entendre une fausse prophétie. Elle oublie
toujours de mentionner la partie de la prophétie qui la regarde.
Nous sommes à la moitié du drame : 3e chant du Chœur
(stasimon). Il adresse une plainte à Zeus pour appeler sa colère sur ceux qui prétendent ruiner les prophéties d’Apollon (Jocaste, même si adresse encore des prières aux dieux).
Les propos choc de Jocaste !
De mulieribus claris de Boccace
Jocaste, miniature de Robinet Testard tirée d'un manuscrit du De mulieribus claris de Boccace, vers 1488-1496, Bibliothèque nationale de France, Fr.599, f.21v.
Cf. https://mediterranees.net/mythes/oedipe/iconographie_laios.html
Prologue : 1-150
a) Œdipe- le Prêtre - les Suppliants, 1-84 b) les mêmes + Créon, 85-150
Entrée du chœur : parodos : 151-215.
1er épisode: 216-462, Œdipe- le Chœur - Tirésias 1er stasimon: 463-512
2e épisode: 513-862
a) Créon -le Chœur, 513-531 b) les mêmes + Œdipe, 532-630
c) les mêmes + Jocaste, 631-677, avec commos (strophe: 649-667)
d) Jocaste – Œdipe – le Chœur, 779-862, avec commos (antistrophe: 678-697)
2e stasimon: 863-910 3e épisode : 911-1072
a) Jocaste - le Corinthien - Œdipe: 911-1085.
3e stasimon: 1086-1109
4e épisode : 1110-1185 : Œdipe - le Corinthien - le berger de Laïos
4e stasimon: 1186-1222 Exodos: 1223-1530
a) Messager – le Chœur : 1223-1296
b) Œdipe – le Chœur : 1297-1421, avec 2ecommos (1313-1367)
c) Créon - Œdipe – le Chœur : 1422-1530
Les Grecs anciens ignoraient la notion de «hasard» au sens où nous l’entendons (rappelons que le mot vient de l’arabe
andaloux ( az-zahr) où il signifie « le dé, le jeu de dés »).
Dans l’OR deux passages difficiles posent, cependant,
magistralement la question de la tukhê et invitent à la
possibilité du hasard dans une tragédie du destin.
Dans le 3
eépisode, Œdipe est inquiet. Il a promis de trouver le meurtrier de Laïos. Tirésias, prophète d’Apollon, l’a
désigné, lui, comme meurtrier de Laïos. Or Œdipe qui refuse de croire le devin sait qu’il a tué un homme. Au fur et à
mesure de l’enquête, les indices recueillis pour reconstituer la scène du meurtre de Laïos coïncident de plus en plus avec les souvenirs qu’il a gardés de la scène de sa rencontre avec le vieil homme inconnu qu’il a frappé mortellement.
Jocaste n’hésite pas pour le tranquilliser à mettre en cause l’art de la prédiction. L’oracle avait dit que Laïos serait tué par son fils, or — argumente-t-elle — ce fils est mort enfant, exposé dans le Cithéron (856). Donc les oracles se trompent.
Jocaste est sûre d’elle et il lui suffit de mettre en cause
l’ancienne prophétie. Or cela ne prouve rien et n’exclut pas la
possibilité qu’Œdipe (dont elle ignore la vraie origine) ait tué
Laïos.
Plus gravement, Jocaste refoule une autre information qu’Œdipe lui a donné au 2e épisode. Œdipe explique que, raillé par un
visiteur d’être un fils illégitime, il s’est rendu à Delphes pour interroger le dieu sur l’identité de ses parents. Le dieu n’a pas répondu mais l’a renvoyé en lui disant qu’il tuerait son père et coucherait avec sa mère. Œdipe est tenaillé par trois inquiétudes : savoir si le vieil homme qu’il a tué pourrait être Laïos, ne pas tuer son père (qu’il croit être Polybe), ne pas s’unir à sa mère (qu’il croit être Mérope, à Corinthe).
Au début du 3e épisode, coup de théâtre, péripétie (dit Aristote), un messager arrive de Corinthe pour annoncer à Œdipe que son père, Polybe, roi de Corinthe, est mort naturellement et qu’il hérite de son titre. Jocaste est réjouie par la nouvelle. Voilà qui démontre encore la vanité de tous les oracles. Mais Œdipe qui a écouté le messager et Jocaste craint encore le destin qui pourrait le conduire à Corinthe et le contraindre à s’unir à sa mère. Jocaste relativise à nouveau :
Οι. καὶ πῶς τὸ μητρὸς λέκτρον οὐκ ὀκνεῖν με δεῖ;
Ιο. τί δ’ ἂν φοβοῖτ’ ἄνθρωπος ᾧ τὰ τῆς τύχης κρατεῖ, πρόνοια δ’ ἐστὶν οὐδενὸς σαφής;
εἰκῆ κράτιστον ζῆν, ὅπως δύναιτό τις.
σὺ δ’ ἐς τὰ μητρὸς μὴ φοβοῦ νυμφεύματα·
πολλοὶ γὰρ ἤδη κἀν ὀνείρασιν βροτῶν μητρὶ ξυνηυνάσθησαν. ἀλλὰ ταῦθ’ ὅτῳ παρ’ οὐδέν ἐστι, ῥᾷστα τὸν βίον φέρει.
Œdipe : Et comment ne pas craindre le lit de ma mère ?
Jocaste : Et que doit-il craindre l’homme dont la tukhê gouverne (κρατεῖ) la vie ? Il est impossible de rien prévoir ! Vivre au hasard (εἰκῆ), comme on peut, voilà ce qui doit commander ! Ne redoute pas de coucher avec ta mère: beaucoup de mortels jusque dans les rêves se sont unis avec leur mère. Qui n’attache pas d’importance à cela, vit plus facilement ! (976-983)
Tous les mots comptent ici : relevons le verbe κρατέω-ῶ renvoie à un pouvoir qui revient à Zeus (ou au roi dans le monde des hommes.
Œdipe (gouvernant)
ΙΕΡΕΥΣ ἀλλ’, ὦ κρατύνων Οἰδίπους χώρας ἐμῆς, (14) ὁρᾷς μὲν ἡμᾶς ἡλίκοι προσήμεθα (15)
Zeus (gouvernant)
ἀλλ’, ὦκρατύνων, εἴπερ ὄρθ’ ἀκούεις, (903) Ζεῦ, πάντ’ ἀνάσσων, μὴ λάθοι
Que penser de ce conseil de Jocaste qui invite à vivre au hasard ? Peut-on accepter ce conseil comme solution ?
Comment la remarque affecte-t-elle Œdipe ?
Œdipe fils de Tukhê !
Après Jocaste, le messager (qui est aussi le serviteur du roi de Corinthe qui l’avait reçu dans le Cithéron et qui lui avait délié ses pieds) veut rassurer Œdipe. Il n’a rien à
craindre d’une union avec Mérope, puisque, dit le messager, elle n’est que sa mère
adoptive (comme Polybe qui n’est que son père adoptif). Loin de rassurer Œdipe, le
messager ne fait qu’aggraver son inquiétude (péripétie). Plus que jamais Œdipe s’inquiète et veut savoir son origine.
Jocaste comprend tout à ce moment-là et invite Œdipe à ne pas pousser plus loin l’enquête.
Mais Œdipe, qui oublie alors l’enquête sur Laïos, veut tout savoir de son origine. Il ne redoute pas de se découvrir une origine humble. Il oppose ici l’eugeneia et
l’eutukheia. A une noble naissance, il oppose une vie fortunée : il continue de se penser un héros de la bonne fortune, Tukhê :
Œdipe :
αὕτη δ’ ἴσως, φρονεῖ γὰρ ὡς γυνὴ μέγα, τὴν δυσγένειαν τὴν ἐμὴν αἰσχύνεται.
ἐγὼ δ’ ἐμαυτὸν παῖδα τῆς Τύχης νέμων τῆς εὖ διδούσης οὐκ ἀτιμασθήσομαι.
τῆς γὰρ πέφυκα μητρός· οἱ δὲ συγγενεῖς μῆνές με μικρὸν καὶ μέγαν διώρισαν.
τοιόσδε δ’ ἐκφὺς οὐκ ἂν ἐξέλθοιμ’ ἔτι
ποτ’ ἄλλος, ὥστε μὴ ’κμαθεῖν τοὐμὸν γένος. (1078-1085) Trad. Mazon:
Dans son orgueil de femme, elle a honte de ma naissance déviante
(δυσγένειαν). Mais moi, je me revendique fils de Tukhê, Tukhê la chanceuse: je n’en serai pas honteux ! C’est elle qui est ma mère ! Les mois sont mes parents, ils m’ont fait petit et grand. Avec une telle naissance, je ne peux être un autre.
Pourquoi ne pas apprendre mon origine?
Œdipe :
αὕτη δ’ ἴσως, φρονεῖ γὰρ ὡς γυνὴ μέγα, τὴν δυσγένειαν τὴν ἐμὴν αἰσχύνεται.
ἐγὼ δ’ ἐμαυτὸν παῖδα τῆς Τύχης νέμων τῆς εὖ διδούσης οὐκ ἀτιμασθήσομαι.
τῆς γὰρ πέφυκα μητρός· οἱ δὲ συγγενεῖς μῆνές με μικρὸν καὶ μέγαν διώρισαν.
τοιόσδε δ’ ἐκφὺς οὐκ ἂν ἐξέλθοιμ’ ἔτι
ποτ’ ἄλλος, ὥστε μὴ ’κμαθεῖν τοὐμὸν γένος. (1078-1085) Traduction Grosjean:
ŒDIPE: Quant à elle, orgueilleuse comme une femme, elle a honte sans doute de mon piètre lignage.
[1080] Moi, je m’estime l’enfant de la Fortune, de la Fortune généreuse et je n’en aurai pas honte. Oui, Fortune est la mère qui m’enfanta. Les mois de ma vie m’ont fait petit et grand. Je suis ainsi fait, je ne changerai plus,[1085] je veux savoir quelle est ma race.
Alors même qu’il aurait dû comprendre que Jocaste est sa vraie mère (et Laïos son vrai père), Œdipe s’affirme «enfant de Tukhê, la bienfaitrice». Il considère la Tukhê comme une mère qui l’a formé. Il oublie que Tukhê est double, heureuse et
malheureuse.
Quel est le poids ce cette reconnaissance (anagnôrisis: Tukhê est ma mère) dans la tragédie ?
On disait d’un bâtard qu’il était enfant de la tukhê, mais ici Œdipe affirme bien plus que cela. Il pose la question du lien de l’homme avec la Tukhê (hasard, chance) et cela en occultant les autres dieux.
La tragédie finit par poser la question de l’homme comme jouet de la fortune.
Apollon est alors resémantisé et devient dans le 4e stasimon un dieu de la fortune.
(nouvelle forme d’anagnôrisis).