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(1)

LA PÉRONÈ DANS LE DESTIN D'OEDIPE

"Da questa vicenda ti rimase il nome di quello che sej"l.

Edipo Re 1036

Dans le contexte d'un travail d'analyse textuelle sur

l'Oedipe Roi

de Sophocle, j'ai pris en considération certains passages de la tragédie pour formuler une hypothèse sur un objet, la

péronè

("fibule", "agrafe") qui, appliquée aux pieds d'Oedipe, a pu les blesser ou les déformer, ainsi qu'il résulte du nom même

d'Oidipous2.

Chez Sophocle, la référence à la

péronè

est explicite, en rapport avec la blessure aux yeux que s'inflige Oedipe à la fin de la tragédie, quand la vérité est venue en pleine lumière après le suicide de Jocaste. Oedipe, dans ce cas, use des

péronai

dorées prises au vêtement de Jocaste. En revanche, pour ce qui regarde la blessure aux pieds, il n'existe pas dans

Oedipe Roi

de référence directe ou explicite à la fibule, mais il est logique d'avancer une hypothèse dans ce sens, compte tenu soit de certains passages de la tragédie, soit de certaines références extérieures, en particulier dans les

Phéniciennes

d'Euripide.

1. Précisions étymologiques.

Dans le prologue de la tragédie, Oedipe entre en scène et parle aux suppliants à l'extérieur du palais. Aux v.7-8, il se présente person- nellement (procédé plutôt rare, vu que la présentation des personnages survient en général de façon indirecte, c'est-à-dire à travers la parole d'autrui)3. Il dit de lui:

l Sofocle, Edipo Re, a cura di O. Longo (Padova, 1989) que je remercie pour la super- vision de mon travail. - L'article original a été publié sous le titre: "La perone nel destino di Edipo", dans les Quademi Urbinati di Cultura Classica, Nuova Serie 60, N. 3, 1998 (vol. 89), pp.17-34. Nous remercions bien vivement le Pr. Bruno Gentili qui a courtoisement accepté que cet article, au titre très évocateur pour nous, soit traduit et publié dans Kentron.

2 L'analyse considère les passages contradictoires de la tragédie - les obstacles - et les rassemble autour de l'hypothèse que le savoir des personnages est plus spécifique qu'on ne l'entend en général. Le texte de référence est celui d'A.C. Pearson, Oxford, 1928. Le présent travail a été rédigé dans l'été 1996; entre temps, j'ai achevé la traduction et le commentaire de la tragédie, paru en avril 1999, sous le titre L'interpretazione anamorfica dell' Edipo Re, dans la collection "Filologia e Critica", dirigée par B. Gentili.

3 J. Bollack, L'Oedipe Roi de Sophocle, II, Lille, 1990, p. 8.

(2)

uu~oç mo' è~~~ueu

o

1tucrt K~etvOç Oiot1touç KU~0\)lleVOç4

" Je suis venu de moi-même, illustre aux yeux de tous, moi qu'on appelle Oedipe."

Oidipous est un mot dont la dérivation est contestée sur la base du mythe. Dans le Dictionnaire Étymologique de la langue grecqué, par exemple, on lit : "Conformément à la légende de ses pieds percés et ligaturés lors de l'exposition de l'enfant (Sophocle, Oedipe Roi, l034sq.), le mot signifie "aux pieds gonflés", et prudemment, pour un approfondissement de l'amphibologie possible du nom dans la tragédie, l'auteur renvoie à l'étude de J.-P. Vernant, "Ambiguïté et renversement.

Sur la structure énigmatique d'Oedipe Roi"6, où, p.Il3, il est affirmé que l'ambiguïté de la tragédie aboutit à mettre en contact le nom d'Oedipe,

"l'homme aux pieds gonflés

(oîooç)"

et celui de "l'homme qui connaît

(oiou)

l'énigme des pieds", et que c'est grâce à ce savoir qu'il résout l'énigme de la Sphinx. Vernant continue ainsi : "Le double sens d'Oidipous se retrouve à l'intérieur du nom même dans l'opposition entre les deux premières syllabes et la troisième, Oîda, je sais, un des maîtres-mots dans la bouche d'Oedipe triomphateur, d'Oedipe tyran, Pous, le pied, marque imposée dès la naissance à celui dont le destin est de finir comme il a commencé, en exclu, semblable à la bête sauvage que son pied fait fuir ... ".

Ainsi, Oidipous est avant tout formé comme

oiooç,

"gonflement", et

1tOÙç,

"pied": Oedipe, le

Pied~Gonflé,

mais aussi comme

oiou,

"je sais", et

1tOÙç :

Oedipe, le Sachant-le-Pied.

Il

est donc aussi celui qui "sait", au sujet de l'histoire de la marche de l'homme, pour l'avoir "vue" en personne - comme une expérience visuelle. au-delà de l'expérience corporelle - et pour cela il est en mesure de résoudre l'énigme de la Sphinx.

Pour ce qui regarde la

1tepovll,

"fibule" (de

1tetf<O,

"traverser, percer de part en part"), d'après le Daremberg et Saglio , le terme indiquerait

4 KO:À.OUIlEVOÇ a aussi la sens de "dit, nommé, surnommé". Dans tous les cas, avec KuÀ.oullevoç la référence est à ce nom-symbole, dans lequel est contenu l'essence même du personnage. Oedipe, en d'autres termes, n'est pas surnommé "Pieds-Gonflés", il est "Pieds- Gonflés", c'est-à-dire qu'il n'a pas un symptôme, mais qu'il est un symptôme, ce qui sera dit explicitement au v. 1036: OSa't' rovolluaSllç ÉK 'tUXllÇ 'tUU'tllC;, OC; et, "cosi che da questa vicenda ti rimase il nome di quello che sei", comme traduit O. Longo, auquel je renvoie aussi pour quelques détails sur la traduction du v. 8.

5 Paris, 1968-1980, s.v. ÜtÔl7touç.

6 J.-P. Vernant - P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, I, Paris, 1986 [1972], pp. 99-13l.

7 Ch. Daremberg -E. Saglio (edd.), Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines,

réimp., Graz, 1969. .

(3)

spécifiquement, la broche, l'ardillon, "mais, par une métonymie fré- quente, consistant à donner au tout le nom d'une de ses parties, la fibule désigne ordinairement un quelconque des objets servant à agrafer, dont l'ardillon en pointe métallique est un élément essentiel." Et il s'y ajoute que dans "les textes antiques [. .. ]

il

est la plupart du temps impossible de savoir si un auteur a voulu désigner une agrafe ou une variété de boucle." Dans une acception métaphorique originelle, le mot a aussi une signification anatomique et indique le péroné, l'os de la jambe parallèle au tibia, en latin fibula.

2. Passages de l'Oedipe Roi où on trouve une allusion explicite

à

la blessure des pieds d'Oedipe.

Dans l'Oedipe Roi, il y a trois références explicites à la blessure et à la déformation des pieds d'Oedipe:

(dans ce contexte, nous n'aborderons pas les références indirectes au

"motif-pied". Il suffira d'en mentionner quelques-unes:

v. 130-31 : la Sphinx au chant énigmatique nous contraint à

"regarder devant nos pieds", laissant de côté les choses ignorées.

v. 466-67 : c'est l'heure pour l'assassin de "mouvoir ses pieds dans sa fuite."

v.478-79 : l'assassin inconnu, comme un taureau [. .. ] erre, solitaire,

"malheureux avec des pieds malheureux".

v. 878-79 : l'outrecuidance précipite dans un destin fatal, où on ne peut se ser:vir d'un "pied utile" pour se sauver.).

Le premier passage où il est explicitement parlé du traitement réser- vé aux pieds du nouveau-né avant l'exposition est au v. 718. Dans les scènes précédentes, Oedipe a été accusé par Tirésias d'être l'assassin de Laïos (352ss.), et il vient juste d'y avoir un échange d'accusations très dures entre Oedipe et Créon (532-630), quand Jocaste entre en scène (634). Ayant appris que l'accusation de régicide vient du devin (705), Jocaste tranquillise Oedipe en lui disant que les devins en réalité ne devinent rien du tout, et comme exemple elle lui raconte l'échec de la prédiction que l'oracle avait donnée à Laïos: il devait être tué par un enfant né d'elle et de Laïos lui-même, mais le fils était mortS avant son père puisque, au troisième jour de vie de l'enfant

S On constate que tout au long de son rapport sur l'exposition de son fils, elle postule qu'il est mort. Il s'agit d'un événement plausible, mais non certain, vu que, entre autres, beaucoup de bébés à l'époque étaient exposés, et beaucoup étaient sauvés (le thème du retour et de la reconnaissance était en effet l'objet de récits et de mythes). Il y a cependant une particularité qui peut expliquer la "certitude" de Jocaste, c'est qu'Oedipe n'a pas été exposé avec l'espoir que quelqu'un le recueille, car dans ce cas on aurait exposé le

(4)

[ ... ] Kat VtV apepa KetVOÇ èvÇeû1;aç 1tOOOLV Èppt\jlev aÀÀO)v XepO"tV eiç aj3œtOv opoç

"(Laïos) lui liant les talons, l'avait fait jeter sur un mont désert."

(v. 718-19).

La seconde référence à la blessure des pieds est au v. 1034.

A

peine arrivé, le Messager de Corinthe (924) rapporte à Jocaste la nouvelle de la mort de Polybe (942). Jocaste fait aussitôt appeler Oedipe pour lui apprendre la nouvelle qui démontre l'inanité de l'oracle rendu à Laïos.

Désormais, le drame change de direction: il restait à enquêter sur la version du serviteur de Laïos concernant le nombre des bandits qui avaient tué le roi et son escorte au carrefour de Daulis - la Schistè - mais cela finissait par une enquête sur l'origine d'Oedipe. Dans le dialogue entre Oedipe et le Messager, en effet, on en vient à parler de l'Oedipe nouveau-né exposé sur le Cithéron et sauvé par le Messager (en réalité, le Messager dit d'abord avoir trouvé l'enfant, puis l'avoir reçu du Serviteur de Laïos). Il précise ainsi

ÀûO) 0"' ÈXov'ta ota'topouç 1tOOOLV àKI.1<lÇ,

"C'est moi qui dégageai tes deux pieds transpercés"

(au v. 1034,

ÀUO)

indique l'acte de délier, mais ici il a le sens de "libé- rer", compte tenu du fait que ce verbe est utilisé pour l'acte de "libérer

"des chaînes (èK

nov oecr/-Lffiv)

ou des entraves (èK

'tffiv 1teoffiv).

Le troisième passage de l'Oedipe Roi où il est encore question des pieds brutalement maltraités vient aux vers 1349-1350. Oedipe rentre en scène après s'être aveuglé et maudit celui qui l'a sauvé à la naissance et celui qui l'a libéré

à1t'

àyptaç 1tÉoaç è1tt1tootaç,

"de la cruelle entrave de mes pieds"

(àyptaç

est rendu par E. Savino comme bestiale, dans la mesure où le terme renvoie non seulement à la "bestialité" de l'acte, mais aussi à l'usage courant d'entraver les pattes du bétail: d'une part au sens de l'immobiliser pour éviter qu'il ne s'enfuie, d'autre part dans le sens d'attacher les tendons de la bête morte pour la transporter).

3. Hypothèse sur l'emploi d'une

péronè à

l'origine des ''pieds gonflés" d'Oedipe.

Combinant

l'èvÇeu1;aç

du v. 718 et le

Ota'topouç

du

v.

1034, j'ai ima-

giné et dessiné (Fig.1 et 2) un objet qui rende le sens des

àyptaç 1tÉoaç è1tt1tootaç

des v. 1349-1350. L'objet dessiné est alors apparu comme

nouveau-né avec une belle présentation ou l'adjonction de quelque objet précieux qui puisse servir plus tard à une éventuelle reconnaissance. Oedipe ne devait pas être exposé avec l'espoir de le voir sauvé par quelque passant: il devait être exposé dans un lieu inac- cessible, pour être voué à une mort assurée.

(5)

semblable à une péronè, et c'est à proprement parler de cette analogie qu'a pris naissance mon hypothèse. La perforation (ou lacération) des pieds associée à l'application d'une péronè se serait produite soit par pénétration directe (fig. 1, la plus conforme aux indications du texte), soit par compression externe (fig.2).

Fig. 1 - 2 - Hypothèses sur les blessures aux pieds causées par une

péronè.

L'objet dessiné est métallique: la partie antérieure pourrait être formée d'un arc unique et d'une autre matière, si on traduit péronè par agrafe, et non par fibule. Plus simplement encore, on pourrait imaginer une broche qui traverse la partie postérieure des chevilles. Dans la figure 1, la lacération proviendrait de la perforation et correspondrait aux données textuelles, tandis que dans la figure 2,

il

s'agirait de compressi0"ll par une ligature serrée.

La cruauté de l'acte de perforer les pieds est dans une certaine mesure justifiée par la gravité de la prévision oraculaire:

il

s'agit en fait d'infliger la mort pour la mort .. Laïos ne peut tuer le nouveau-né de ses propres mains pour ne pas se souiller d'un infanticide, mais

il

fait tout son possible pour l'exposer à une mort certaine en lui perçant aussi les pieds, pour l'empêcher "de toute façon" de survivre ou d'être recueilli, vu cette grave infirmité - c'est-à-dire pour qu'il soit abandonné à son destin, même si quelqu'un devait le trouver: qui aurait recueilli et élevé un enfant ainsi martyrisé? - ou au moins pour le rendre inoffensif au cas où

il

survivrait. Dans ce sens, entailler ou lier les tendons d'Achille aurait constitué une garantie ultérieure pour empêcher sa déambulation (au- delà de la valeur symbolique d'annulation mortelle contenue dans l'acte en question). Les conséquences de l'acte de forer les chevilles en les

"appareillant" strictement pourraient avoir été les suivantes:

- déformation et (ou) lésion partielle, éventuellement totale, des tendons d'Achille, avec par suite atrophie de la musculature afférente.

- autres déformations et (ou) lésions d'ischémie et de ligature forcée.

- altérations des vaisseaux lymphatiques et lymphoedème persistant.

Une fois individualisées ces conséquences possibles de l'acte de

perforer ou d'appareiller les pieds, nous pouvons alors imaginer que la

(6)

démarche de l'Oedipe adulte était fortement gênée, beaucoup plus qu'on ne l'imagine et qu'on ne le représente en général. Oedipe manquait d'élan propulsif dans sa déambulation; en fait, ses pieds étaient ou bloqués en flexion dorsale, ou ballants (si l'on met l'accent sur les lésions des tendons d'Achille, il marchait en traînant les talons; autrement, prédominait une paralysie de compression et d'ischémie). Quoi qu'il en soit, ne pouvant allonger le pas avec souplesse, il était contraint de cheminer comme s'il traînait les pieds, et il devait mettre en oeuvre une série d'oscillations du tronc pour faciliter l'élan propulsif9.

Dès lors, si tout cela est vrai, ou au moins vraisemblable et logique- ment cohérent, il est difficile

de

croire qu'Oedipe, au carrefour de Daulis, ait été tout seul en état de tuer quatre (ou cinq) personnes, supposées dotées de moyens physiques et matériels bien meilleurs. Aussi, le simple fait de l'affirmer (si on se représente Oedipe sur la scène du théâtre de Dionysos disant son rôle et déclarant qu'il a tué cinq personnes, alors qu'il se tient sur ses pieds avec les difficultés mentionnées), devait susciter chez les spectateurs au moins un sentiment de perplexité

10.

4. La péronè dans le monde grec.

J'ai cherché dans la production iconographique des applications aux pieds qui puissent ressembler à l'objet des Fig. 1 - 2, mais sans en trouver

11.

Qui plus est, j'ai noté une particularité très significative: les représentations d'Oedipe ne se réfèrent ni à la déformation des pieds ni à quelque objet qui lui soit appliqué. Les références iconographiques à sa naissance et à son exposition sont très rares. La quasi-totalité des témoignagess, en fait, se rapportent au défi de la Sphinx à Oedipe, puis au thème de la recherche, du passant, de l'épreuve d'intelligence, et exaltent dans l'histoire d'Oedipe les mythes du savoir et de la connais- sance: à proprement parler, le mythe d'un savoir qui, paradoxalement, vire à l'oubli quand il ne s'agit pas d'un savoir du raisonnement théorique, pour le plaisir de la joute intellectuelle, mais quand

il s'agit

9 Voir aussi la n. 28. Avec une reconstitution surprenante, dans Mighty Aphrodite (USA, 1995), Woody Allen présente un Oedipe dont la démarche est semblable à celle d'un

"spasmophile". Pier Paolo Pasolini, en revanche, dans Edipo Re (Italie, 1967), ne prend pas en considération les blessures aux pieds d'Oedipe et réduit la rencontre du carrefour à une scène de poursuite qui rappelle l'épisode des Horaces et des Curiaces.

10 A partir de cette hypothèse, à intégrer dans l'hypothèse globale du savoir d'Oedipe, s'expliquent beaucoup de contradictions internes à la tragédie, autrement incompréhen- sibles ; c'est pour cela, peut être, que Sophocle, avec Oedipe Roi, s'était classé "seulement"

second au concours tragique.

11 Pour l'iconographie d'Oedipe, j'ai consulté en particulier le Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, 1 - XIV, Zürich - München, 1981-1994 ; J.-M. Moret, Oedipe, la Sphinx et les Thébains. Essai de mythologie iconographique, I-II, Rome, 1984.

(7)

d'un savoir pour avoir vu de ses propres yeux, d'un savoir physique fait

de

chair et de sang.

S'il est vrai que Sophocle a su construire l'histoire la plus détaillée à notre connaissance du mythe d'Oedipe, il est vrai aussi que l'histoire d'Oedipe est beaucoup plus ancienne que Sophocle, comme est plus ancienne l'interprétation étymologique de son nom en tant que l'homme

"aux pieds gonflés". Il est dès lors singulier que la production artistique, tant avant qu'après Sophocle, représente toujours Oedipe dans sa pleine intégrité physique, sans allusion à son infirmité. Cette tradition figurée pourrait justifier l'incohérence que nous avons indiquée à la fin du § 3.

4. 1. Une exposition sur les ornements féminins.

Au Musée de Métaponte a été organisée en 1996 une exposition intitulée "Ornements féminins en Basilicate". On y exposait de nom- breuses fibules, de forme, de taille et d'usage très variés. Il y avait des fibules de parade, et d'autres d'usage quotidien, pour les chapeaux et les vêtements, en bois, en fer, en or, en argent, objets d'ornement, et à l'occasion des sortes d'armes. En fait, à partir du VII ème-VI ème siècle, les péronai ont subi un processus de "monumentalisation", concernant surtout les broches, qui pouvaient atteindre une longueur de trente centi- mètres. Les peronai, en d'autres termes, se transforment - en partie, naturellement, et tout en continuant à être utilisées pour les fonctions d'agrafer, pincer, coudre ensemble - de bijoux et d'objets d'usage com- mun en grands objets d'ornement, mais peuvent aussi se transformer en armes dangereuses. Les fibules exposées à Métaponte proviennent de trouvailles 'locales, et remontent jusqu'au VIlème-VIème siècle (voir les Fig. 3 -

4)~.

- ---===========~~~~~~ -~~~~ . ~

Fig. 3 - Fibule à arc double (Métaponte, Musée National, exposition sur les Ornements féminins en Basilicate, 1996).

12 Je remercie A. de Siena, Directeur du Musée National de Métaponte, tant pour m'avoir permis de reproduire les Fig. 3 et 4 que pour ses indications historiques sur l'usage des fibules et la suggestion de conforter mon hypothèse par le passage d'Hérodote.

(8)

·Ir"~~~

D1>~2 . .~\

\ .. J

~ . .

..

~

5)

Fig.

4 -

Autres exemples parmi les très nombreuses fibules exposées

à

Métaponte en

1996.

4. 2. Références littéraires.

Pour notre propos,

il est intéressant de noter que derrière l'objet-

fibule,

il y

a une "histoire". Avant tout, l'histoire de la grande diffusion de tels objets, en second lieu celle de leur transformation "monumen- tale", de leur usage impropre comme armes, et de leur bannissement, dont parle expressément Hérodote. Les références littéraires aux péronai sont multiples et confirment un usage assez large pour les doter d'un très grand intérêt archéologique

13

.Cependant, comme pour les représen- tations figurées, peu de références se sont trouvées significatives· pour ma recherche, les seules étant constituées par deux passages d'Hérodote et d'Euripide. La péronè est déjà mentionnée dans l'Iliade

14

et dans

13 On trouve de nombreuses références à la fibula -1tBPOVll dans le Daremberg et Saglio, p. 1102. Il y est dit par exemple que les fibules "présentent assez de constance et de durée pour devenir un principe de classement chronologique, comme pour jeter quelque lumière sur les mouvements ethnographiques, sur les relations commerciales entre les peuples.

C'est pourquoi on a pu dire que la fibule offrait le même intérêt archéologique que les monnaies." Outre de très nombreux exemples de fibules, on y trouve aussi une description détaillée de leurs parties: "Le point où l'épingle se détache de l'arc, marqué par un ou plusieurs enroulements de fil, et plus tard par une charnière, a été appelé la "tête" de la fibule; le point où elle s'engage dans l'arrêt, constitué par une gorge ou par une plaque, s'appelle le "pied"." La fibule, comme l'aiguille passant deux fois à travers l'étoffe pour en réunir les pans, ... reçoit l'épithète de Bipol..oc;." Dans cette rubrique, on trouve aussi les termes de compes -1téBll, numellae -KUcj>roV , vinculum -BBO"IlO".

14 Il., 5,425, où il est dit qu'Aphrodite se Serait "griffé la main sur la broche d'or" d'un péplos ; en 22, 396-97, en outre, se trouve une intéressante référence à la percée des chevilles, quand Achille troue les tendons des talons d'Hector pour passer une courroie par laquelle il va attacher le corps au char qui le traînera.

(9)

l'Odyssée

15.

On trouve aussi une référence chez Lucien, à propos de l'habitude des jeunes gens de s'habiller en attachant leur chlamyde avec des fibules

16•

Les références qui nous intéressent se trouvent dans les Phéniciennes d'Euripide et au Livre

V

des Histoires d'Hérodote. Au v. 26 des Phéni- ciennes, Jocaste exposant les antécédents du drame rapporte que Laïos, avant de remettre son fils au Serviteur pour être exposé, traversa les chevilles du nouveau-né avec des tiges de fer (mlmprov cn81lpa KÉV'tpU 8tU1tEtpW; IlÉcrov). Pour indiquer l'acte de "traverser de part en part", Euripide emploie 8tu1tElpuÇ (Sophocle 8ta'topouç) ; le sens des deux termes est semblable: traverser, perforer, mais il est curieux de noter que le premier se rattache par l'étymologie à 1tEpOVll. On notera plus loin que KÉV'tpU reparaît aussi chez Sophocle, mais que celui-ci en use à propos de faits survenus au carrefour de Daulis.

Aux v. 62 et 805 des Phéniciennes, la référence aux péronai devient explicite, et peut-être dans le second passage s'esquisse l'idée que nous avons présentée comme une hypothèse. Au v. 62, c'est encore Jocaste qui parle et qui raconte que lorsqu'Oedipe se frappa les pupilles jusqu'au sang, ce fut xpucrllÀawtç 1tOp1tatcrtv, "avec des agrafes d'or", littéralement d'or massif, ornées d'or. Le terme 1tOP1tll est analogue à 1tEpOVll, et tous deux sont liés à 1tEtPro, "transpercer, traverser". Au v. 805, le choeur rappelant de nouveau les antécédents, dit qu'Oedipe fut exposé

~Xpucro8É'tmç

(8Éro, "lier, assembler") 1tEpOVatÇ È1ttcrullov,

"marqué par des fibules d'or", littéralement aux ligatures d'or, ornées d'or. Dans·cette phrase, une valeur ambiguë et inquiétante est celle d'È1ttcrullov;.' "désigné, marqué, signalé, distingué, marqué d'un signe", au sens de la présence d'un signe de reconnaissance. Le terme se prêterait soit à indiquer que le nouveau-né ou son berceau ou ses langes seraient "estampillés" par des fibules dorées (par exemple comme indices de royauté, comme signes de rappel à la mémoire pour une future reconnaissance, comme un don pour celui qui l'aurait trouvé et en aurait pris soin), soit que le nouveau-né ait été "désigné" par la fibule dorée dans le sens de "aux pieds percés

17

par des fibules comme marque

15 Od., 18, 293: le héraut porte à Antinoos un magnifique péplos brodé, avec douze agrafes d'or élégamment incurvées; 19, 226 : l'étranger (illysse) décrit son manteau à Pénélope et s'étend en six très beaux vers sur le relief finement ciselé de la péronè d'or, représentant un chien qui tient un faon entre ses pattes avant.

16 Ps. Luc., Amores, 44: ici la fibule est appelée Ê1trolltoC; nepovT], terme ainsi commenté dans Daremberg - Saglio, p, 1103 : "L'agrafe était généralement posée sur l'épaule droite et s'appelait par suite Ê1trolltoC; nepovT]." .

17 Dans le texte, cependant, il n'est pas parlé de pied. C. Diano rend le passge par une traduction qui, quoi qu'il en soit, laisse ouverte quelque latitude d'interprétation: "[Edipo]

nato dal grembo di Giocasta, il pargolo rigettato dalla sua casa, colui che le fibule d'oro

(10)

indélébile". Le premier sens serait quelque peu incohérent, par rapport au contexte de l'événement, puisque le nouveau-né devait être exposé pour mourir, et non avec l'idée que quelqu'un le sauverait, tandis que le second sens serait tragiquement cohérent, outre qu'il était conforme au mythe.

Si les passages des Phéniciennes sont intéressants, parce qu'ils se réfèrent expressément à notre affaire, le morceau d'Hérodote l'est du point de vue de l'histoire du costume. Le contexte de l'épisode raconté par l'historien est le conflit entre Athènes et Egine remontant à la première moitié du Vème siècle. Quand les Athéniens organisèrent une expédition contre Égine, les participants furent tous massacrés, à l'exception d'un unique survivant:

"De retour à Athènes, il y annonça le

dés~stre

; à cette nouvelle, les femmes dont les maris étaient partis pour Egine, indignées que d'eux tous lui seul se fût sauvé, entourèrent de toutes parts le malheureux, et le lardèrent avec les agrafes de leurs vêtements

('tijcrt m;povllcrt 'trov i,.lU'tlrov),

chacune lui demandant où était son mari. Il périt de cette manière; et les Athéniens considérèrent le forfait de leurs femmes comme chose plus terrible encore que leur désastre. Ne sachant quel châtiment infliger à leurs femmes, ils changèrent le costume qu'elles portaient pour celui d'Ionie; car avant cette époque les femmes portaient un costume dorien, très voisin de celui de Corinthe; en place, on leur fit prendre la tunique de lin, pour qu'elles n'eussent plus à se servir d'agrafes. [. .. ] C'est encore, dit-on, à l'occasion de ces événements que les Argiens et les Éginètes décidèrent ceci: que ce serait une règle dans les deux pays de donner aux agrafes une fois et demie la dimension usuelle à cette époque, et que, dans le temple de ces déesses, les femmes consacreraient surtout des agrafes; qu'on n'y apporterait rien qui provînt de l'Attique, pas plus un vase de terre qu'autre chose, et qu'à l'avenir il serait imposé d'employer pour boire en ce lieu des gobelets du

dovevano rendere insigne" (dans Il teatro greco. Tutte le tragedie, a cura di C. Diano, Firenze, 1970). Compte tenu que le texte se rapporte au nouveau-né exposé, la manière dont la fibule d'or "dovevano rendere insigne Edipo", ou bien se rapporte au fait que grâce à la fibule d'or le nouveau-né fut reconnu comme d'origine royale et adopté par Mérope (mais dans ce cas le fait d'être devenu insigne serait peu cohérent), ou simplement se réfère aux blessures des pieds. Dans ce second cas, ce serait les blessures des pieds causés par les fibules d'or qui auraient "distingué" le nouveau-né : il s'agirait d'un procédé métony- mique où la cause s'indique par l'effet, et ainsi ce ne serait pas les fibules, mais le résul- tat de l'application des fibules aux pieds, qui distinguerait l'enfant. L'état remarquable d'Oedipe, en d'autres termes, ne devait pas dériver d'une cause externe, mais c'est des résultats observables sur son corps qu'Oedipe aurait pris son nom, au contraire, sur la base du fait qu'Oedipe devait être tout un avec son sympt6me, et avec ce nom-symptôme devait ensuite devenir 1tàO't KÂ.EtvO<;, "illustre pour tous" (cf. aussi la n. 4).

(11)

pays. De fait, les femmes d'Argos et d'Égine ont porté depuis lors, et portaient encore de mon temps, par hostilité contre les Athéniens, des agrafes (m:povac;) plus grandes qu'auparavant

18."

5. La péronè utilisée par Oedipe pour se frapper les yeux

19•

Une valeur toute particulière est prise à ce moment, qui est comme la consommation d'un destin, par le fait qu'Oedipe s'aveugle au moyen des fibules du vêtement de Jocaste.

Celle-ci, peu auparavant, est sortie de scène, en proie à une "douleur sauvage (U1t' àypiaç ÀU1tTjç, v. 1073-74), quand Oedipe comprend la vérité et se lance à sa recherche. La porte de la chambre nuptiale enfoncée,

il

la trouve pendue. Oedipe est bouleversé et n'émet plus que des râles. Il regarde Jocaste, dénoue le lacet auquel elle est pendue, arrache au vêtement les fibules d'or massif (v. 1268-69: EiJ..la:trov xpucrTjÀa:tOuç

1

1tepovaç), les lève et se frappe les yeux avec elles à plusieurs reprises (v. 1276 : llpacrcre 1tepovatc;

13Àé~apa)2O.

Le double aspect de la tragédie - soit comme renvoi, soit au contraire comme torsion paradoxale (ironie tragique) - se retrouve enfin dans le nom même d'Oedipe, selon les termes de Vernant, ainsi que dans le double usage de la

péronè :

un double usage, en effet, strictement lié à la double dérivation étymologique

d'Oidipous.

Dans la mesure où Oedipe est celui qui a les "pieds gonflés",

il

trouve dans la fibule appliquée à ses pieds la cause de la diminution qui entrave ses mouvements; dans la mesure où ,Oedipe est celui qui "sait", parce qu'il regarde "devant ses

18 Hérodote, 5,87-88, trad. Ph.-E. Legrand, Belles Lettres, 1946.

19 Toutes les références aux fibules chez Sophocle et Eschyle sont au pluriel (péronai).

20 Parfois, en confrontant l'Oedipe Roi et les Phéniciennes, on a l'impression que Sophocle et Euripide se "poursuivent", comme s'il y avait entre eux un jeu pour reprendre les répliques et les reproposer plus ou moins transformées, comme faisant l'envers l'une de l'autre. Il est singulier, en tout cas, de voir à quel point l'Oedipe Roi et les Phénicien- nes établissent un certain canevas, apparemment sous une forme analogue, mais en réalité sous une forme perturbée, parfois semblant symétrique chez l'un et l'autre, d'autres fois semblant expliciter des détails restés implicites chez l'autre (ainsi à propos du cas des péronai). Pour ce qui regarde l'épisode du parricide, Euripide le développe en invertis- sant les détails qui sont chez Sophocle, même si apparemment les faits correspondent : chez Euripide, Oedipe et Laïos se rendent tous deux à Delphes, Oedipe est "découvert et averti" par derrière, en outre est reprise une seconde fois la blessure aux pieds, tandis que Jocaste est réticente sur les épisodes racontés. Et encore: chez Euripide, il y a un drame à Thèbes, qui n'est pas la peste mais la lutte fratricide entre Étéocle et Polynice ; leurs deux caractères dans les Phéniciennes, pris ensemble, paraissent les doubles du double caractère d'Oedipe dans Oedipe Roi; les faits délictueux découverts, Oedipe s'aveugle, mais Jocaste ne se pend pas, en sorte que chez Euripide la scène est dominée par Jocaste, qui ne se suicide qu'à la fin, après que ses deux fils se soient donné récipro- quement la mort.

(12)

propres pieds", et parce qu'il connaît bien l'histoire des pieds dans le développement de l'homme (par conséquent, Oedipe sait les choses parce qu'il a appris à les regarder devant lui, droit devant)21, il trouve dans la fibule l'instrument qui l'empêchera de connaître par l'observation directe.

Dans le premier cas (olooç), c'est une

syntonia

("accord") interne avec le nom

qlli

explicite les "résultats" des fers aux pieds, tandis que dans le second\ (olou), le nom indique ce qu'était Oedipe "avant" qu'il ne se frappât les yeux avec la

péronè.

Dans l'ensemble du drame, toutefois, dans le jeu parfait des renvois et de l'équilibre des parties, il devient évident qu'à une

péronè

qui empêche le mouvement, à cause d'une grave tuméfaction (olooç) des pieds de l'Oedipe nouveau-né, fait contrepoint une

péronè

qui finalement entrave par l'aveuglement l'essence du savoir- voir d'Oedipe: une

péronè

"marque" (voir n.

17)

l'Oedipe nouveau-né, l'excluant de sa famille et de sa cité, une

péronè

"marque" l'exposition symbolique à la mort d'Oedipe adulte, qui s'exclut lui-même de la vie de la communauté

22.

21

Le thème "regarder devant ses pieds", outre qu'il est indiqué explicitement dans Oedipe Roi (par exemple aux v.

130-31,

déjà cités, où cependant Sophocle en parle en termes négatifs : la Sphinx, avec son chant ambigu forçant "à regarder ce qui se présentait devant les pieds", et à ne pas regarder les faits cachés (,:ulj>uvij ) autour de la mort de Laïos), ce thème est récurrent dans la culture grecque. Une autre référence se trouve dans le fr. 737 Radt de Sophocle, même si elle est indirecte et présentée comme un raison- nement contraire au précédent: !lt(j(o !lev oonc; tulj>avij 1tSptOK01tcOV... 'je hais l'homme qui scrute les choses cachées ... ". Sur la base des deux passges de Sophocle, on peut définir un chiasme: je hais celui- qui scrute les choses lointaines et ne regarde pas devant ses pieds, mais malheureux est celui qui regarde devant ses pieds et qui néglige les choses lointaines. Dans la seconde partie du chiasme, les choses lointaines auxquelles on se réfère sont, naturellement, différentes de celles de la première partie: on pense seule- mentaux derniers vers d'Oedipe Roi:" N'appelle jamais personne un homme heureux avant le jour de sa mort, avant que sa vie ne se soit achevée exempte de douleur."

22 Dans ce sens, le chiasme traditionnel (Oedipe d'abord ne sait pas, mais voit, puis ne voit pas mais sait) pourrait s'appliquer à la succession des événements comme les raconte Sophocle. Car dans le texte l'aveuglement ne précède pas le savoir, c'est-à-dire que l'aveu- glement n'est pas "à l'origine" du savoir d'Oedipe, par exemple comme dans le cas de Tirésias (Tirésias fut aveuglé pour avoir vu ce qu'il ne devait pas voir et obtint en compen- sation de savoir l'avenir), mais c'est la"conséquence" directe du savoir. Oedipe s'aveugle parce qu'il sait, plus exactement parce qu'il en sait désormais trop et qu'il ne veut pas en savoir plus; l'aveuglement est comme l'annulation de lui-même et d'un savoir qui n'a pas été suffisant pour le sauver. Le chiasme traditionnel pourrait donc être flanqué d'un autre: voir-savoir, croisé avec ne vouloir plus savoir-ne vouloir plus voir; ainsi Oedipe, quand il voit, sait qu'il ne veut plus savoir ni ne veut plus voir, et il s'aveugle comme pour une mort symbolique. Mais on pourrait encore en construire un autre : pour le "savoir des pieds", c'est d'abord la blessure et ensuite le savoir; pour le "savoir des yeux", d'abord le savoir, puis la blessure (à proprement parler, c'est à cause du savoir qu'Oedipe s'aveugle pour ne plus voir - ne plus savoir). D'une certaine manière, il "est" dans l'autre, il se précipite pourtant dans un barathre sans retour (comme il est dit aux v. 878-79) et se brise contre l'évidence de son propre savoir; Oedipe est ainsi un héros négatif, d'abord chtho- nien, puis nocturne, le contraire du lumineux Thésée. Les variations du chiasme, cepen- dant, ne sont compréhensibles que grâce à l'hypothèse que depuis le début Oedipe "sait" ;

(13)

Dans le "jeu de renvoi" (entre une tragédie et l'autre, ou à l'intérieur de la même tragédie), on rappelle enfin une autre particularité, déjà soulignée lors du commentaire du vers 26 des Phéniciennes, et qui se retrouve au vers 809 d'Oedipe Roi: quand Oedipe raconte à Jocaste ses vicissitudes et l'informe des faits du carrefour, il dit que dans la querelle ce fut à celui qui guidait le char qu'il porta le premier coup, et qu'ensuite, par réaction, il frappa aussi l'autre, le "vieux", qui était sur le char. Et ainsi, précise-t-il,

en fait, quand je fus près du char, J.l' 0 1tpÉcrl3uç roç opq:, "comme le vieillard me voit" (v. 807), "CllPfJcruÇ J.lÉcrov Kapu

1

8t1tÀoïç KÉV"Cpotcrt J.lOU Ku9tKe'to, "ayant épié ma tête, il me frappa en pleine tête avec son double fouet" (v. 808-809, selon la traduction d'O. Longo, qui comprend f..lÉcrov Kapu comme un zeugma)23.

KÉV'tpov, traduit ici par "fouet", a aussi le sens de "pointe",

"aiguillon", et on a

vu

qu'Euripide utilise ce terme quand Jocaste parle des fers imposés aux pieds du nouveau-né avec des crt811Pâ: KÉV'tpU,

"avec des pointes de fer", avant son exposition. Au radical *kent -, Chantraine rapporte soit l'aiguillon (d'où Kev'tEÏv, l'acte d'aiguillonner), soit sa partie centrale, le KÉV'tpOV, "tout objet à pointe acérée" (LSJ, s.v.), en particulier l'aiguillon pour les chevaux, l'ergot du coq, le dard de l'abeille, l'aiguille, la pointe de lance, le fouet muni de clous, la pointe du compas (d'où le point central, le centre), et aussi l'épingle ou le clou (en revenant ainsi à un sens proche de celui de péronè)24. Dans le jeu de

ce qui est en définitive non seulement cohérent avec le texte, mais ce que le nom d'Oedipe a toujours indiqué: oiou, "je sais".

23

O. C., p. 192: IlÉcrov Kapu formerait ainsi un zeugma avec TllPllcruÇ et KuOiKETO; dans le texte de Pearson, il y a après Kapu une virgule, qui manque en revanche chez Dain.

24 Dans le Daremberg et Saglio, s.v. stimulus--KÉv'tpov, on lit que le terme "s'applique moins à un instrument de forme déterminée qu'à une série d'instruments divers armés d'un aiguillon." ; dans un des exemples rapportés, c'est une hampe rigide "à ne pas confondre avec le fouet ou la cravache flexible", suffisamment longue pour atteindre la tête du cheval, comme le montre le dessin schématique de la Fig. 5. L'interprétation de KÉV'tpOV, néanmoins, même chez Daremberg et Saglio, reste ouverte, vu que le passage de Sophocle est cité sous la rubrique flagellum-Ilacrnf" où sont représentés différents types de cravaches et de fouets terminés par une pointe simple ou à deux ou plusieurs mèches, parfois munies à l'extrémité de petits plombs, comme dans la Fig. 6. De deux autres passages de Sophocle, on peut conclure toutefois que l'emploi de KÉV'tpOV dans Oedipe Roi devait être spécifique, vu qu'au v.242 de l'Ajax, il est parlé d'une tresse de cuir transformée en llucrTtf, ol7tÀ:fi, "fouet double" (termes qui se retrouvent chez Eschyle, Ag., 642) et que dans le fr. 152 Radt on trouve oopoç Olxocr'tOIlOV 7t,,-àK'tpOV, "double pointe de la lance". C. Catenacci, Il tiranno e l'eroe. Par un' archeologia deI potere nella Grecia antica, Milano, 1996, p. 219 et n.117, analyse l'usage métaphorique (autre que réel) d'une série d'instruments du tyran, comme le joug, l'aiguillon et le fouet, et met en évidence que le KÉVTPOV est attesté comme symbole du pouvoir absolu même chez Sophocle, fr. 683 Radt.

Si le KÉV'tpOV utilisé par Laïos avait été une allusion à son pouvoir tyrannique, au carrefour il y aurait eu une rencontre faisant époque entre le roi - Laïos - et un voyageur,

(14)

renvoi à travers l'une et l'autre tragédie entre Laïos et Oedipe, on retrouve encore les pieds, foulés jusqu'au sang sous les sabots des chevaux, alors que Sophocle fait décrire directement par Oedipe son affrontement avec Laïos et la tentative de celui-ci (réussie au moins en partie) de frapper Oedipe en pleine face avec un objet à double pointe.

Compte tenu des indications textuelles des v.807-809, renvoyant respectivement à la vue et à la tête, il n'est pas exclu que l'endroit que Laïos "épiait" fût le centre de la tête, le centre de la face, c'est-à-dire les yeux du voyageur. Le "fouet", dans ce sens, est comparable à une arme improvisée, dont l'usage aurait pour fin de mettre l'adversaire hors de combat en l'aveuglant. Indépendamment du fait que

8t1tÀoî:C;

KÉV'tpotCHV

est compris comme "double fouet", ou "canne à deux pointes", ou "aiguillon double", on peut soupçonner que dans ce passage il y a une anticipation de ce qu'Oedipe se fera à lui-même en s'aveuglant avec les fibules du vêtement de Jocaste. .

Il se pourrait qu'ait été aussi allusif et inquiétant le fait de souligner

j.l' 0 1tpÉcrpuc; roc;

opq., "quand le vieillard me voit " (v. 807), qui indique qu'il a été vu bien en face (la rencontre est frontale, et Laïos regarde le centre de la tête, sinon les yeux). Mais s'il en est ainsi, l'acte est réciproque, Laïos ayant vu Oedipe bien en face, et Oedipe Laïos bien en face: ainsi, tous deux à ce carrefour se sont regardés en face pour la première fois, et se sont probablement re-connus, s'il est vrai comme le dit Jocaste au v. 743, qu'ils étaient tous deux semblables d'aspect. Le vieillard, alors, ayant vu bien en face le voyageur qui lui apparaissait comme son fantôme, tente d'annuler la vision qui reflète l'autre en l'aveuglant

25,

tout comme

il

aurait été tenté de le faire avec un miroir qui aurait reflété une image déplaisante. Mais Laïos ne réussit pas dans son projet,

il

ne réussit même qu'à faire beaucoup moins que ce qu'il avait fait à son fils à peine né, compte tenu du fait qu'Oedipe réagit cette fois

(cruv'tOj.lCOC;),

en un éclair (v. 810), en frappant le vieillard avec un

crKfj1t'tpOV,

"avec un bâton" - le bâton du voyageur mais aussi le

"sceptre royal", et le tue.

entre le KÉV'tpOV du Roi et le cndj1t'tpov du voyageur (anticipation d'une autre rencontre faisant époque, annoncée à la fin de l'Oedipe Roi, quoique jamais advenue: le choc entre la parole du Roi - Oedipe - et la parole de son serviteur).

25 La possibilité aux v.807-808 d'une allusion à une tentative d'aveuglement avec les omATj KÉv'tpa est confirmée par l'usage de KÉV'tpOV au v. 1318: quand Oedipe reparaît en scène après s'être aveuglé, il use de ce terme en parlant de la blessure aux yeux qu'il s'est infligée (KÉV'tproV 'te 'trovo' Otcr'tPTJJ.lU, "le tourment de ces aiguilles, de ces blessures").

(15)

Fig. 5 - Le dessin, désigné comme "fouet du conducteur", correspond à la Fig. 6637 de Daremberg

6. Conclusion

Fig. 6 - Dessin correspondant à la Fig. 3088 de Daremberg.

L'hypothèse relative aux blessures des pieds d'Oedipe, causées par le fait que Laïos les a "attelés" et a traversé ses chevilles par une péronè, est cohérente avec les indications textuelles et est soutenue par différentes références internes et externes à l'Oedipe Roi. En d'autres termes,

il

est plausible de supposer que Laïos, quand Jocaste lui a présenté le nouveau-né, a pris un des objets les plus communs à portée de sa

main -c.

peut-être lui-même, comme plus tard Oedipe, a-t-il pris une péronè de Jocaste - et a transpercé et "attelé", dans un étau cruel les deux chevilles, avant de le donner à son serviteur pour l'exposer sur le Cithéron.

Les références externes au texte sont les suivantes:

1.

Références générales (voir n. 13) : les péronai étaient des objets largement diffusés dans le monde grec, objets communément présents dans une maison puisque d'un usage presque quotidien, leur forme et leur taille étant très diverse: un arc simple, double, en forme de feuille, de navette, de spirale, et une longiueur pouvant atteindre 20 à 30 cm.

2. Hérodote raconte l'assassinat d'un homme perpétré par des femmes d'Athènes utilisant des péronai ; ce crime fut suivi, entre autres, d'un changement dans le vêtement qui abolit leur usage.

3. Les péronai sont expressément mentionnées par Euripide dans les Phéniciennes pour les blessures aux yeux d'Oedipe (v. 62), cependant que pour les blessures aux pieds, au v. 26, on parle du nouveau-né exposé après que ses chevilles aient été transpercées par des tiges de fer, et au v. 805, il est parlé de façon ambiguë du nouveau-né exposé et "marqué"

par des fibules d'or.

(16)

Les références à la péronè internes au texte sont celles qui concernent implicitement les blessures des pieds - selon mon hypothèse - c'est-à- dire les vers 718, 1034 et 1349-1350, et en outre ceux qui citent explici- tement les blessures des yeux, c'est-à-dire les vers 1269 et 1276.

De cette manière, il y aurait le retour d'un objet fondamental et son redoublement entre la naissance et la mort du personnage. L'aveu- glement, en effet, est symboliquement la mort d'Oedipe, c'est-à-dire sa mise hors de la vue des autres, quoique cette fois l'acte soit "autoréfé- rentiel" (c'est Oedipe qui s'empêche de voir), au contraire de cette autre mort symbolique, voulue par Laïos, avec l'exposition du bébé dès sa

nais~ance.

Ainsi Oedipe, cet exceptionnel "personnage symptomatique", connu de tous, est, comme tel, frappé

à

mort deux fois (mort symbolique) sans être mort réellement, compte tenu du fait qu'en face de Thésée (troisième mort symbolique), il se transforme simplement en un éblouis- sant phénomène d'illusion26. En d'autres termes, avec bien d'autres particularités du drame, la péronè occupe dans l'Oedipe Roi une double position et se balance en parfait équilibre dans cette tragédie "en or massif et finement agencée au microgramme" (qui est avant tout l'équi- libre d'un parfait jeu logique créé par Sophocle autour du thème du double

27 :

le double du mot, le double de la phrase, le double du carac-

26

F. Maiullari, Edipo e Teseo, storia di un doppio mimetico, Comano, 1993. Si on retient l'hypothèse avancée au paragraphe précédent sur la tentative de Laïos d'aveugler Oedipe au carrefour de .Daulis 8L 1TÀOLS KÉVTpOLUl, "avec un double aiguillon" (v. 809), en réalité, le corps d'Oedipe a été "blessé par une pointe" à trois reprises: deux fois son corps en est resté "marqué" (È:1T[uafJ.0v) gravement, et une fois la cible a été manquée.

1. A la naissance, Oedipe avait les chevilles "attelées" (ÈVeEuças, v. 718) et "traver- sées" (8WT6pous, v. 1034) ; (dans les Phéniciennes, au v. 62, il est dit que les chevilles du nouveau-né furent "perforées par des pointes de fer" (ul81lpa KÉvTpa 8la1TE(pas) ; au v. 805, il est dit que le nouveau-né fut exposé XPOOo8ÉTalS 1TEpOValS E1T[uafJ.0v, "marqué par des fibules à ligatures d'or").

2. Au carrefour de Daulis, Laïos tente d'aveugler Oedipe en le frappant au milieu du visage 8l1TÀOLS KÉVTpOLUl, "avec un double aiguillon" (v. 809) (dans les Phéniciennes, la rencontre produit une seconde blessure des pieds d'Oedipe, causée par les sabots des chevaux).

3. A la fin du drame (v. 1268-69), Oedipe s'aveugle en utilisant XPUO"T]ÀâTous 1TEpovas,

"des fibules d'or massif' ; (dans les Phéniciennes, au v.62 Jocaste raconte qu'Oedipe s'est blessé les yeux XPUO"T]ÀâTOLS 1TOpTTalUl, "avec des agrafes d'or massif').

27 Le thème du double dans Oedipe Roi a été étudié en particulier par J.-P. Vernant, art.

dt. Dans l'article "L'antiparadosso di Giocasta", Aut Aut, 283-84, 1998, pp. 189-221, j'ai analysé le raisonnement que Jocaste développe aux v. 848-58, où se rencontre un autre exemple du "jeu amphibologique" qui caractérise toute la tragédie. En réunissant la péronè avec les blessures aux pieds et aux yeux d'Oedipe - toujours en référence avec l'équilibre du double qui régit l'Oedipe Roi - on peut éclairer un autre passage sibyllin de la tragé- die. Le fait qu'au v. 1270 on parle des "articulations des globes oculaires" (dp9pa TtlV aVTOîi KUKÀWV) apparaît comme un renvoi allusif aux articulations des chevilles du v. 718 (Ka(

VlV dp9pa KELVOS EVeEuças TT08wv) et du v. 1032 (1To8wv dp6pa): les deux articulations ont été blessées par des péronai. Pour une réflexion épistémologique sur le double dans

(17)

tère des personnages, le double du drame lui-même, par exemple dans sa signification globale de savoir-ne pas savoir).

On pourrait imaginer d'autres objets utilisés pour percer les pieds d'Oedipe - par exemple une aiguille simple, ou bien des crocs, simples ou doubles - mais il faut les exclure pour toutes les considérations

ci-

dessus. En tout cas, même si on avait pensé à l'utilisation d'une aiguille (ou à l'usage d'une pointe de fer, comme

il

est dit expressément au v. 26 des Phéniciennes) pour perforer les pieds d'Oedipe par derrière, entre les tendons d'Achille et les tibias, pour rendre le 8w:topouç du v. 1034 de l'Oedipe Roi, cela ne changerait ni le sens d'ensemble de mon hypothèse ni le "redoublement" textuel (qui marque le destin d'Oedipe et l'encadre entre la naissance et la mort). Enfin, le mot péronè, comme

il

a été dit, indique bien la fibule, mais en premier lieu l'ardillon lui-même, donc la même connexion aiguille-fibule pourrait valoir aussi pour l'objet utilisé par Oedipe afin de s'aveugler. En outre, l'usage même d'une "simple"

aiguille pour percer les chevilles sous les tendons d'Achille et pour les lier étroitement (et les maintenir vraisemblablement un ou deux jours, le temps d'aller de Thèbes au Cithéron), même cela seul n'aurait pas réduit les blessures aux pieds du nouveau-né, qui, elles aussi, auraient été très graves et de sérieuse conséquence pour la démarche d'Oedipe adulte: et ceci est un aspect important à considérer, soit pour mieux com&rendre la dynamique des faits survenus au carrefour de Daulis, soit pour approfondir la question du savoir d'Œdipe.

Franco MAIULLARI Minusio (Suisse) Traduction française de François Jouan

Oedipe Roi, cf. F. Maiullari, "La luminosità ambigua dell 'Edipo Re", Techniche conuersazionali, 16, 1996, pp. 8-3l.

28 Pour reprendre la confrontation avec Euripide, on note que dans les Phéniciennes, nous avons dplTE (v. 41) de ËplTW, 'je me traine, je rampe", quand Jocaste parle d'Oedipe aperçu devant le char de Laïos et ayant reçu l'ordre de "s'ôter des pieds" (@ eÉVE.

TlIpavvoLS" ÉKlTo8wv J.1E6[crTŒIJO, v. 40). Or il est vrai quel€plTw est aussi utilisé pour expri- mer l'avancée, la marche, le pas (comme, par exemple, pour l'annonce de l'arrivée de Créon venu de Delphes : Oedipe Roi, 83), mais il est vrai que I€plTW indique proprement un mouvement rampant, comme d'un serpent. A l'injonction de l'Aurige de s'écarter, Oedipe ne montre pas qu'il a compris et avance avec une fière attitude. Ainsi est en général traduit /) 8' t:lplT 'dVŒU8oS", J.1É'YCl cj>povu'lv, "mais lui avançait sans mot dire, avec un air fier" (v. 41). Il est vrai que cette traduction est conditionnée par le caractère sophocléen d'Oedipe, au moins tel qu'il est traditionnellement compris. La démarche avec un mouve- ment traînant des pieds, en effet, accompagnée par un mouvement oscillant compensatoire du tronc et avec une stature droite plutôt rigide ou "guindée", serait plus que compré- hensible pour quelqu'un qui aurait les tendons d'Achille blessés. Oedipe, en outre, n'a pas dit un mot parce que probablement, embarrassé comme il l'était dans ses mouvements, il n'a eu le temps ni de se détourner ni de dire quoi que ce soit avant que les chevaux "ne tombent droit sur lui et avec leurs sabots (TÉVOVTŒS" è-eEcj>O[VLIJIJOV lToBu'lv) et ne lui piétinent jusqu'au sang les tendons des talons".

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