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Le foulard et la République

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Françoise Gaspard Farhad Khosrokhavar

Le foulard

et la République

ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE 9 bis, rue Abel-Hovelacque

75013 PARIS

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Remerciements

Nous tenons à remercier les responsables des établissements scolaires, les enseignants et les jeunes filles en foulard de nous avoir parlé et écoutés.

Nous remercions particulièrement Marc Saint-Upéry et Claude Servan-Schreiber de leur lecture intelligente de notre manuscrit.

Alain Touraine et Michel Wieviorka nous ont constamment encouragés à poursuivre ce travail dans le cadre du Cadis à l'École des hautes études en sciences sociales. Lydia Meschy et Jacqueline Longérinas nous ont facilité les tâches maté- rielles. Nous leur en sommes reconnaissants.

Si vous désirez être tenu régulièrement au courant de nos parutions, il vous suffit d'envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement n o t r e A La Découverte.

© Éditions La t y p e = " B W D " 1995.

ISBN t y p e = " B W D "

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Introduction

Ce livre est né d'une enquête sur les relations entre garçons et filles dans les quartiers qu'on appelle « chauds », ces quartiers à propos desquels la presse presque quotidienne- ment nous répète qu'y sévissent la drogue, la violence, la pau- vreté économique et culturelle. Voici donc deux sociologues sillonnant les banlieues à l'affût de témoignages, observateurs de la vie la plus banale, celle de la rue. Ou plutôt de ces espaces incertains que sont les quartiers périphériques, là où les rues n'en sont plus vraiment, où les places ne ressemblent guère à celles qu'on rencontre dans les villages ou au centre des villes. Là où manquent, on le sait, les lieux de rencontre et les bistrots.

L'espace, lui, ne manque pas. Au contraire. Mais il est vide, peuplé de courants d'air, envahi par la boue quand le temps est humide, traversé par des voies de circulation qui font le bonheur des adeptes du rodéo, cette fête nocturne d'un genre nouveau où la voiture volée est reine. Les jeunes la dépouil- lent de ce qui peut être revendu puis ils la brûlent, dans l'hila- rité. Exclus de la consommation, ils en détruisent l'un des symboles. Les urbanistes des années de prospérité ont construit des villes à la campagne en tuant la campagne mais sans créer de ville au sens où la définissait Max Weber, c'est- à-dire de « localité ». Ces lieux s'apparentent à la ville, et pourtant n'en sont pas tout à fait une.

Les deux sociologues, puisque tel est leur statut social, ont pour bagage un magnétophone, des hypothèses de travail, quelques connaissances du « terrain » et une grille d'entretien.

1 . M a x WEBER, L a Ville, A u b i e r , P a r i s , 1992.

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Leur sentiment est que ce qui a été écrit sur les banlieues, donné comme de la sociologie urbaine, n'a pris en compte, en règle générale, qu'une partie (une moitié) de la réalité. Bien que ce soit un tout que l'on décrit, que l'on ausculte, ce sont généralement — et sans que cela soit clairement dit — des hommes, des garçons qui servent de référence. Ce biais se retrouve dans l'ensemble des sciences humaines, un biais par- ticulièrement accentué en France où les études sur les rapports de sexe (de genre, diraient les Anglo-Saxons) ne commencent que timidement à être reconnues comme pertinentes. Parce qu'on compte dans la population sensiblement autant de femmes que d'hommes, de filles que de garçons, le parti choisi a donc été d'interroger autant de garçons que de filles, de les regarder se mouvoir dans l'espace public, vivre dans leurs familles ou entre eux. Et d'écouter ce qu'ils ont à dire de leur vie quotidienne, de leurs aspirations, de la France aussi.

Les sociologues en question sont un homme et une femme.

Nous éprouvons le besoin de donner cette précision car le prénom, Farhad, n'est pas, en France, répandu. A l'automne 1994, au lendemain d'un article que nous avons publié ensemble dans un quotidien, un responsable de la rédaction de ce journal nous a écrit — cela nous a touchés — pour nous faire part de l'intérêt que notre texte avait suscité. Cette lettre commençait par «Mesdames»... Le fait d'avoir déve- loppé, sur une question qui agitait alors la société (celle de l'attitude à adopter à l'égard d'élèves « enfoulardées »), un point de vue prenant en considération la question de l'égalité des sexes ne pouvait avoir été pensé que par des femmes...

Arrêtons-nous un instant pour nous présenter au lecteur et lui expliquer notre démarche. Lui, Farhad, a baigné dans la culture musulmane. En 1976, il a quitté la France et a séjourné en Iran jusqu'en 1990, date de son retour en France. Philo- sophe de formation, il a soutenu en France une thèse de sociologie sur la révolution iranienne. Elle, Françoise, histo- rienne de formation, a détenu divers mandats électifs au plan local, national, et européen. Elle est de culture française, pro- duit de l'école de la République, élevée dans le culte de la laïcité. Seule de sa classe à ne pas aller au catéchisme, elle se souvient avoir été, dans la cour de récréation de son école,

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entourée d'une ronde de petites camarades (l'école d'alors n'était pas mixte) qui lui promettaient l'enfer parce qu'elle n'était pas baptisée. L'un et l'autre sont aujourd'hui maître de conférences à l'École des hautes études en sciences sociales.

Cette « fiche » biographique nous a semblé s'imposer. Elle nous a paru suffisante et en même temps nécessaire. Suffi- sante, parce que nous sommes d'abord des chercheurs. Néces- saire, parce que le fait que nous soyons de sexes différents et issus de traditions dissemblables n'est pas neutre au regard de notre démarche (de notre « problématique », disons-nous dans notre jargon).

Entre les deux sociologues, le débat s'est d'emblée ouvert sur une perception différente d'un même phénomène : le port du foulard par quelques jeunes musulmanes. Lui, l'Iranien, s'est rendu compte de leur présence alors qu'elle ne les avait pas encore aperçus — ou qu'inconsciemment elle n'y avait pas prêté attention. Ils étaient rares, ces foulards, en 1993 : trois, quatre, six au maximum dans des collèges qui accueil- laient six cents, voire neuf cents élèves. Lorsqu'elle s'est rendu compte de leur présence, elle y a vu, principalement, une trace d'archaïsme. Lui, pour sa part, y a décelé l'une des faces sombres de la modernité. Elle pensait (ou espérait) que la France ne se jouerait pas une seconde fois le psychodrame de l'automne de 1989 quand un proviseur, à Creil, avait expulsé trois élèves voilées. Lui, de son côté, redoutait que l'affaire ne revienne au devant de la scène médiatique.

Aussi, dans le cadre d'une étude sur les rapports sociaux de sexes au sein des banlieues, et plus généralement au sein de la société française, les musulmanes qui portent le foulard ne pouvaient être ignorées. Quelle place occupent-elles dans ce qu'on nomme l'intégration ? Et comment s'y voient-elles ? Nous avons eu de longs entretiens avec ces filles mais aussi avec leurs frères, avec leurs camarades de classe, avec les enseignants. Et cela dans une période où la question des foulards n'occupait plus le premier plan des médias, où ce qui mobilisait les esprits était, davantage que l'islam, l'exclu- sion sociale et les violences urbaines. Puis, brusquement, à l'automne 1994, le foulard a resurgi dans l'actualité.

Ce que nous avons voulu comprendre en nous replongeant

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dans l'« affaire » de 1989 et en observant celle qui s'est déployée en 1994, c'est ce qui se joue dans la société française derrière le voile. Pourquoi ce débat passionnel ? Pourquoi se focalise-t-il, de façon privilégiée, sur la tenue de ces filles ? Nous avons surtout voulu combler un vide en regardant aussi du côté de ces jeunes filles qui souvent sont françaises et dont on sait fort peu de chose.

Ces foulards ne sont peut-être qu'un révélateur des tensions que connaît une société nationale à un moment précis de son histoire. Avec eux, c'est donc de la société que nous parle- rons. Celle-ci est, on le sait, en crise, façon trop rapide de dire que s'y produisent des mutations douloureuses. Douleur immédiate, insupportable que celle de ces « exclus » rejetés dans l'univers de l'anomie alors qu'ils nous ressemblent tant.

Ces hommes, ces jeunes, ces femmes ne sont pas les clochards d'hier (ces « autres » que nous avons fini par « intégrer » dans notre paysage), ils ne sont pas tous renvoyés à la rue. Mais on sait désormais qu'existent, à notre porte, des « désinté- grés », des « désaffiliés2 », qu'ils représentent une fraction importante de notre société.

C'est donc de cette société dite post-industrielle, celle dans laquelle nous vivons, qu'il sera question. L'effondrement des anciennes évidences provoque le désarroi. L'affrontement entre le travail et le capital, entre le socialisme et le libéra- lisme s'est épuisé et ceux qui l'invoquent comme moteur de l'histoire apparaissent comme dépassés. On dirait que, dépourvues de conflit central, nos sociétés éprouvent le besoin d'en reconstruire un nouveau pour relancer l'histoire, pour faire qu'elle n'ait pas de fin. Le besoin aussi de désigner un adversaire. Mais qui combattre ? Les petites filles voilées ? Les démocrates suspects de ne pas être de bons républicains ? L'islam parce qu'il génère ce sous-produit, l'islamisme ?

Notre objectif n'est pas de répondre à ces interrogations dans leur totalité mais d'en montrer la complexité, en sachant qu'il ne peut y avoir de réponse satisfaisante aux questions

2. Sur cette notion, voir Robert CASTEL, « De l'indigence à l'exclusion, la désaf- filiation », in Jacques DONZELOT (sous la dir. de), Précarité du travail et vulné- rabilité relationnelle, Éd. Esprit, Paris, 1991.

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m a l o u i n c o m p l è t e m e n t p o s é e s . N o u s a v o n s r e g a r d é d u c ô t é d e s f e m m e s e t d e s j e u n e s filles v o i l é e s p o u r é c l a i r e r le d é b a t e t t e n t e r d e c o m p r e n d r e ce q u ' e s t , ici, le s e n s d e c e f o u l a r d q u i d é r a n g e t a n t . N o u s a v o n s a u s s i p r o c é d é à u n d é c h i f f r a g e d e c e t t e F r a n c e r é p u b l i c a i n e , celle p r é c i s é m e n t q u e le f o u l a r d p e r t u r b e . C e t t e d o u b l e l e c t u r e n e d o i t p a s c o n d u i r e à o p p o s e r d e u x F r a n c e . C ' e s t d e la m ê m e s o c i é t é q u ' i l s ' a g i t .

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I

Du côté

des jeunes filles voilées

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Naissance d'une affaire

L'affaire du foulard a explosé en octobre 1989 alors que la France finissait de commémorer, en grande pompe, le bicentenaire de sa Révolution. Elle a bruyamment pris une ampleur nationale. Dans les semaines qui ont suivi l'annonce par la presse de l'exclusion de trois collégiennes de leur école, parce qu'elles refusaient de retirer leur foulard en classe, impossible pour quiconque d'échapper au débat : le proviseur avait-il eu tort, avait-il eu raison ? Dans les familles comme dans les réunions politiques, syndicales ou associatives, à l'école comme au café, la question était inévitablement évo- quée. On se retrouvait, forcément, dans un camp ou dans l'autre car il était impossible de ne pas avoir d'avis. Le débat était particulièrement vif parce qu'il séparait ceux qui étaient, a priori, alliés. A gauche comme à droite, parmi les catho- liques comme parmi les musulmans, au sein même du camp laïque, on découvrait un profond désaccord, une appréciation radicalement différente de la question. L'affrontement parais- sait engager, pour chacun, quelque chose d'essentiel et faisait éclater les traditionnelles solidarités partisanes, syndicales, philosophiques. Et même de sexe : les féministes, concernées au premier chef, étaient elles aussi divisées. On se serait presque cru revenu à l'époque où le dessinateur Caran d'Ache croquait l'affaire Dreyfus en deux dessins : sur le premier, une famille à table dîne paisiblement ; sur le second, la même salle à manger est dévastée et les convives en loques se sont visi- blement battus. Au bas de ce dessin une simple légende : « Ils en ont parlé. » Inutile d'en dire plus.

1. Le terme de « foulard » sera ici employé au même titre que celui de « voile ».

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É v o q u e r le f o u l a r d à l ' a u t o m n e de 1989 p r o d u i s a i t les m ê m e s effets, t o u t e s choses égales p a r ailleurs, q u e la q u e s t i o n de l' i n n o c e n c e o u de la culpabilité d u capitaine D r e y f u s u n siècle plus t ô t : le sujet suscitait, au sein des g r o u p e s les plus unis, la discorde, l'incapacité de s ' e n t e n d r e p a r c e q u ' o n ne p a r v e n a i t plus à s'écouter. C e t t e affaire a été nationale p a r s o n r e t e n t i s s e m e n t mais aussi p a r s o n c o n t e n u m ê m e . L'idée d ' É t a t - n a t i o n est, en effet, l ' u n des multiples enjeux n o n dits de ce d é b a t : u n É t a t - n a t i o n c o n f r o n t é à la q u e s t i o n d e l ' i m m i g r a t i o n en m ê m e t e m p s q u ' à sa d i l u t i o n dans l ' U n i o n e u r o p é e n n e . Le c h o c q u ' a r e p r é s e n t é la prise de conscience de l'installation définitive d ' é t r a n g e r s arrivés depuis q u e l q u e s d é c e n n i e s — et p a r t i c u l i è r e m e n t de p a y s m u s u l m a n s — a été d ' a u t a n t p l u s d u r e m e n t ressenti q u e cette i m m i g r a t i o n , d o n t les Français c o m p r e n a i e n t qu'elle s'était fixée s u r le sol national, a mis e n cause la d é f i n i t i o n de l'identité de la F r a n c e telle q u e les p o l i t i q u e s — et les intellectuels — l'avaient c o n s t r u i t e d a n s l'imaginaire collectif.

C e t t e affaire d u f o u l a r d a été celle de la « n a t i o n française r é p u b l i c a i n e » d a n s sa singularité, affaire q u e les étrangers des p a y s d e vieille d é m o c r a t i e , en E u r o p e n o t a m m e n t , o n t o b s e r v é e avec curiosité et perplexité. Q u e l l e d r ô l e d ' i d é e q u e d e se livrer u n e g u e r r e franco-française p o u r trois foulards d a n s u n e école ! E n q u o i ces f o u l a r d s p o u v a i e n t - i l s être, p o u r la d é m o c r a t i e française, u n e m e n a c e ?

C r e i l , 1989

C ' e s t p a r u n article dans L i b é r a t i o n q u e cette affaire c o m m e n c e , le 4 o c t o b r e 1989. Le q u o t i d i e n r a p p o r t e ce jour-là, sous le titre « L e p o r t d u voile h e u r t e la laïcité d u collège de Creil », q u e trois adolescentes ne s o n t plus admises dans cette école p a r c e qu'elles refusent de retirer leur fichu.

Celui-ci est jugé p a r le p r o v i s e u r et p a r les enseignants, q u i en o n t d é b a t t u , c o m m e u n e atteinte i n s u p p o r t a b l e à la laïcité.

L i b é r a t i o n , c o m m e le f e r o n t les q u o t i d i e n s q u i v o n t r e p r e n d r e , dans les jours suivants, l ' i n f o r m a t i o n c o n c e r n a n t l'exclusion des trois adolescentes et e n v e r r o n t des journalistes

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sur place, relève que cinq cents élèves du collège sont des enfants de « familles musulmanes ». L'exclusion de ces trois petites filles (on parlera essentiellement, au cours de ce psy- chodrame, de deux d'entre elles, deux soeurs de treize et qua- torze ans, d'origine marocaine) va faire l'objet d'informations et de commentaires dans toute la presse nationale pendant la semaine qui suit l'article de Libération.

L'Humanité (5 octobre) d'abord publie un article dans lequel il est question de la « paranoïa tranquille » du provi- seur, sans pour autant attaquer de front sa décision. Le jour- naliste est manifestement perplexe. Il a, semble-t-il, un préjugé favorable à l'égard de la famille marocaine qu'il a rencontrée.

Il s'agit en effet d'une famille ouvrière. Le père est câbleur.

Musulman, il se défend d'être intégriste. L'appartement, bien tenu, est décrit comme un modèle de l'idéal prolétarien uni- versel. Cet ouvrier marocain ne serait-il pas une victime ? Mais de quoi ? De la « paranoïa tranquille » du proviseur ? Le journaliste qui a dû s'informer auprès des communistes locaux sait sans doute que ce proviseur est membre du R P R Il est donc suspect a priori... Mais comment, par ailleurs, ne pas endosser, même si elle est tonitruante, sa conception d'une laïcité dont le PCF est un défenseur ardent ? Dans le même quotidien deux jours plus tard, la position semble s'être inflé- chie. Sous le regard de la presse nationale, la négociation est engagée entre les familles et le proviseur — dont de nom- breux journaux soulignent qu'il est insoupçonnable de racisme parce qu'antillais. L'Humanité met cette fois l'accent sur l'impérieuse nécessité de faire respecter la laïcité dans un contexte tel que celui de Creil, commune de la banlieue pari- sienne. Le collège est lui-même situé dans la banlieue de cette commune, aux marges d'une de ces cités construites à la hâte dans les années de forte croissance urbaine provoquée par l'immigration rurale française et par l'arrivée, ensuite, de tra- vailleurs étrangers. L'établissement est typique des collèges de banlieues. Il a été implanté là pour accueillir les adolescents

2. Cet aspect de la question ne sera jamais avancé comme élément du débat dans les trois mois que durera la polémique dans la presse. Ernest Chennière a été élu, en mars 1993, député RPR.

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d e ces cités nouvelles. C ' e s t u n collège u r b a i n , o u v e r t sur les c h a m p s , q u i accueille les enfants de la p o p u l a t i o n des cités d ' h a b i t a t social d a t a n t des années soixante et soixante-dix. Il c o m p t e , à la r e n t r é e de 1989, près de n e u f cents élèves de v i n g t - c i n q nationalités différentes.

D a n s les j o u r s q u i suivent, L a Croix, Le M o n d e (qui c o n s a c r e u n e p a g e entière au sujet) et Le Figaro t r a i t e n t à l e u r t o u r de l'affaire de Creil. L e Figaro intitule le 9 o c t o b r e u n r e p o r t a g e s u r l'état des discussions entre le collège, l'académie et les familles : « Les t c h a d o r s de la d i s c o r d e ». E n m o i n s d ' u n e s e m a i n e l'affaire est lancée. Elle n ' e s t pas près de s'éteindre.

D i v i s i o n e t e m b a r r a s des r e s p o n s a b l e s p o l i t i q u e s D a n s les p r e m i è r e s semaines, alors q u e la presse d o n n e u n e i m p o r t a n c e croissante à l ' é v é n e m e n t et q u ' i l en est de m ê m e dans les c o n v e r s a t i o n s , les dirigeants p o l i t i q u e s se taisent.

M e m b r e s d u g o u v e r n e m e n t , élus, r e s p o n s a b l e s d ' o r g a n i s a t i o n s partisanes et syndicales, d'associations de p a r e n t s d'élèves ne disent m o t . Seules trois associations nationales spécialisées d a n s la défense des droits de la p e r s o n n e p r e n n e n t p o s i t i o n , et t o u t e s d a n s le m ê m e sens : celui de la c o n d a m n a t i o n de la d é c i s i o n d u p r o v i s e u r au m o t i f q u e le rôle de l'école p u b l i q u e est d'accueillir t o u s les élèves. Il s'agit de la Ligue des droits de l ' h o m m e q u i est née au t e m p s de l'affaire D r e y f u s , d u M R A P , q u i est p r o c h e d u Parti c o m m u n i s t e , et de S O S - Racisme, ce m o u v e m e n t de jeunes a p p a r u en 1984 dans l ' o r b i t e de la m a j o r i t é socialiste en r é p o n s e à l ' é m e r g e n c e de l ' e x t r ê m e droite.

L e 10 o c t o b r e , soit u n e semaine après l'exclusion des a d o - lescentes, o n aurait p u croire q u e l ' i n c i d e n t de Creil était clos et, en d é p i t de sa médiatisation, de n a t u r e à d e m e u r e r u n fait divers local p a r m i tant d ' a u t r e s . Les négociations q u i se s o n t d é r o u l é e s e n t r e les familles et les autorités scolaires o n t abouti. O n a p p r e n a i t en effet q u ' u n c o m p r o m i s avait été t r o u v é q u i semblait satisfaire t o u s les p r o t a g o n i s t e s : les trois collégiennes p o u r r a i e n t p o r t e r le f o u l a r d p a r t o u t o ù elles le

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voudraient, y compris dans la cour de récréation et dans les couloirs du collège. Dans les salles de classe, en revanche, elles le feraient tomber sur leurs épaules.

En fait, l'affaire ne faisait que commencer. D'abord, parce que la presse révélait que dans d'autres villes de France des jeunes filles voulaient aussi porter le foulard en classe, qu'elles étaient exclues et qu'elles protestaient. Ensuite, parce que les hebdomadaires relayaient la presse quotidienne et faisaient leur « une » sur ce foulard qui, désormais, n'apparaissait plus comme un phénomène localisé mais prenait une dimension nationale : les foulards semblaient fleurir partout. L'Etat, pour sa part, n'intervenait pas. Le ministre de l'Education nationale ne s'exprimait pas. Les élus (dans leur majorité) comme le gouvernement évitaient de prendre position publiquement.

La presse continuait cependant de suivre la situation sur le terrain et, surtout, sollicitait tous ceux qui pouvaient avoir leur mot à dire sur le port du foulard à l'école et, plus géné- ralement, sur la place de l'islam dans l'espace public français.

C'est certainement la presse qui a contribué à provoquer le rebondissement de la situation à Creil quand les adolescentes ont rompu l'accord qui avait été conclu, dix jours plus tôt, avec les autorités académiques. Elles refusaient de nouveau d'enlever leur foulard en classe et étaient, une fois encore, exclues du collège. On peut penser que les positions publiques prises par les responsables religieux, tant chrétiens que musulmans, avaient conduit les jeunes filles à revenir sur le compromis élaboré plus tôt. Les catholiques, par la bouche du cardinal Lustiger notamment, avaient dénoncé une laïcité ringarde et évoqué la nécessité de reconsidérer le statut de la religion à l'école. Il y avait là de quoi réanimer la vieille que- relle sur la laïcité et faire réagir le camp laïque. Son vieil ennemi, le cléricalisme, n'allait-il pas profiter de la situation pour tenter de réintroduire, à la faveur de l'islam et de ses revendications, la religion dans l'école républicaine ? Le car- dinal avait tenté de banaliser le foulard, souligné que « le port du voile n'a peut-être qu'une signification oppositionnelle, un peu comme la coiffure rasta » et demandé qu'on cesse de faire

« la guerre aux adolescentes beurs »... « Halte au feu, avait-il

ajouté. Ne confondons pas le problème de l'islam et celui de

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l'adolescence. Arrêtons cette discussion tant que les autorités musulmanes ne nous auront pas expliqué de façon précise la signification du voile. Qu'elles nous disent clairement s'il s'agit d'une prescription religieuse et pourquoi ? Ou s'il s'agit d'une prescription d'ordre national et politique et laquelle, de façon à ce qu'on comprenne si oui ou non cela contredit ce qui est la définition française de la laïcité » L'espoir de réponse aux questions du cardinal — et il ne pouvait l'ignorer — était de l'ordre du vœu pieux. Il n'y a pas d'auto- rité musulmane en France, mais une pluralité d'associations ou de fédérations d'associations, cultuelles et surtout cultu- relles, qui tentent, dans une grande confusion, de fédérer les musulmans de l'Hexagone. Entre elles, les rivalités tiennent à des divergences tant religieuses que politiques. L'enjeu demeure aujourd'hui encore le contrôle des mosquées.

Les musulmans qui se sont exprimés au même moment ont dénoncé les mesures d'exclusion prononcées contre les collé- giennes. Il apparaissait cependant que Daniel Yousouf Leclerq, Français converti à l'islam et ancien président de la Fédération nationale des musulmans de France, était inter- venu auprès des familles de Creil pour les inciter à rompre l'accord qui avait été conclu. Ses positions étaient plus radicales que celles du recteur de la mosquée de Paris qui tentait alors de définir un islam français. Le recteur, avec lequel la Fédération avait engagé un bras de fer, ne faisait pas du port du foulard une obligation mais un choix. Leclerq, en revanche, en faisait un « impératif de pudeur ».

A partir du 20 octobre, la presse développe le débat qui s'est engagé. Mais ce n'est plus — ou secondairement — pour traiter de l'actualité. Désormais, c'est à travers des articles de fond signés par les grands éditorialistes ou par les rédacteurs en chef des quotidiens et hebdomadaires que la question est abordée. Creil devient le symbole d'une question culturelle qui agite la France. Un quotidien économique comme Les Echos consacre à l'affaire son éditorial de première page, tra- ditionnellement signé Favilla et généralement consacré à l'éco-

3. Le Monde, 21 octobre 1989.

4. Ibid.

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n o m i e , s o u s le t i t r e « T c h a d o r s 5 ». D a n s L i b é r a t i o n , le d i r e c - t e u r S e r g e J u l y , p r e n d la p l u m e : « Il e s t p r é f é r a b l e d e n e p a s se v o i l e r la f a c e » D a n s L e F i g a r o , c e s o n t M a x C l o s e t G e o r g e s S u f f e r t q u i s ' e x p r i m e n t . E t c e s o n t a u s s i , d é s o r m a i s , d e s p e r s o n n a l i t é s d u m o n d e a s s o c i a t i f , p o l i t i q u e e t i n t e l l e c t u e l q u i p r e n n e n t la p a r o l e d a n s les t r i b u n e s q u e les q u o t i d i e n s e t m a g a z i n e s l e u r o u v r e n t l a r g e m e n t .

E n l ' e s p a c e d e t r o i s s e m a i n e s u n é v é n e m e n t p o n c t u e l , l o c a l , t r a i t é p a r d e s j o u r n a l i s t e s d e b a s e , e s t d e v e n u u n e q u e s t i o n d e s o c i é t é c o m m e n t é e p a r les « g r a n d e s s i g n a t u r e s » d e la p r e s s e n a t i o n a l e . C a r le d é b a t n e r e t o m b e p a s . L a p r e s s e é c r i t e e s t e n v a h i e p a r d e s a r t i c l e s s u r l ' i s l a m e t s u r la l a ï c i t é . L e s r é d a c t i o n s s o l l i c i t e n t t o u s c e u x q u i p e u v e n t a v o i r q u e l q u e c h o s e à d i r e s u r le s u j e t . E t le p a r a d o x e c o n t i n u e : e n d e h o r s d e s r a r e s a s s o c i a t i o n s q u i se s o n t p r o n o n c é e s , o n n e c o n s t a t e t o u j o u r s p a s , à l a d i f f é r e n c e d e c e q u i se p r o d u i t h a b i t u e l l e - m e n t , d e p r i s e s d e p o s i t i o n d e s p a r t i s p o l i t i q u e s , d e s s y n d i - cats, d e s g r o u p e m e n t s q u i t r a d i t i o n n e l l e m e n t a d r e s s e n t à l ' A F P u n c o m m u n i q u é p o u r f a i r e s a v o i r c e q u ' i l s p e n s e n t d ' u n e d é c i s i o n o u d ' u n f a i t d i v e r s à c a r a c t è r e s y m b o l i q u e . L e s j o u r n a l i s t e s , q u i t e n t e n t d e m e t t r e a u j o u r les d i v i s i o n s q u i t r a v e r s e n t les é t a t s - m a j o r s d e s o r g a n i s a t i o n s , le s a v e n t b i e n : il n ' y a p a s d e u x « c a m p s » a u s e n s c l a s s i q u e d u t e r m e . C h a c u n d ' e n t r e e u x e s t d i v i s é , d é c h i r é . A d r o i t e c o m m e à g a u c h e , d a n s le c a m p l a ï q u e c o m m e d a n s c e l u i d e s a d v e r s a i r e s t r a d i t i o n n e l s d e la l a ï c i t é , c ' e s t l ' a f f r o n t e m e n t i n t e r n e q u i f a i t r a g e .

L e cas d e s o r g a n i s a t i o n s p o l i t i q u e s a é t é , d a n s c e t t e a f f a i r e , s y m p t o m a t i q u e . L a f o n c t i o n d e s p a r t i s p o l i t i q u e s e s t d e p r e n d r e p o s i t i o n , e t n o t a m m e n t d e r é a g i r a u x é v é n e m e n t s p a r d e s c o m m u n i q u é s q u i s o n t d i f f u s é s d a n s les g r a n d s o r g a n e s d e p r e s s e . T e l est, e n e f f e t , l ' u n d e s m o y e n s d e se m a n i f e s t e r d a n s u n e s o c i é t é o ù les m é d i a s s o n t d e v e n u s le p r i n c i p a l i n s - t r u m e n t d e c o m m u n i c a t i o n , le m o y e n a u s s i d e f o u r n i r d e s a r g u m e n t s a u x m i l i t a n t s e t s y m p a t h i s a n t s . O r les o r g a n i - s a t i o n s p a r t i s a n e s , s u r c e t é v é n e m e n t - l à , n e s o n t p a s p a r v e n u e s

5. 20 octobre 1989.

6.23 octobre 1989.

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— c ' e s t e n t o u t c a s c e q u e l e u r s i l e n c e i n d i q u a i t a v e c é l o - q u e n c e — à a r r ê t e r u n p o i n t d e v u e q u i l e u r a u r a i t p e r m i s d e s ' o p p o s e r à l e u r s a d v e r s a i r e s h a b i t u e l s . L ' a d v e r s a i r e se t r o u v a i t là o ù o n n e l ' a t t e n d a i t p a s , a u p l u s p r è s , d a n s ses p r o p r e s r a n g s , c e p e n d a n t q u ' o n se d é c o u v r a i t d e s alliés i n a t - t e n d u s d a n s le c a m p o p p o s é . L e s d é c l a r a t i o n s , l o r s q u ' i l y e n a e u , o n t é t é a l a m b i q u é e s , p r u d e n t e s . E l l e s n ' é m a n a i e n t g é n é - r a l e m e n t p a s d e s r e s p o n s a b l e s p a t e n t é s , m a i s d ' é l u s s a n s r e s - p o n s a b i l i t é s d e p r e m i e r p l a n . A d r o i t e c o m m e à g a u c h e , o n i n v o q u a i t d o n c , d e f a ç o n v a g u e , les g r a n d s p r i n c i p e s : la l a ï - c i t é , le n é c e s s a i r e d i a l o g u e , le r e s p e c t d e s r e l i g i o n s . . . M a i s il n ' é t a i t p a s r é p o n d u d i r e c t e m e n t à la q u e s t i o n p o s é e : i n t e r d i r e le f o u l a r d , o u i o u n o n ?

Si les g r a n d s p a r t i s c o m m e les g r a n d e s o r g a n i s a t i o n s d e la s o c i é t é c i v i l e p a r a i s s a i e n t i n c a p a b l e s d e t r a n c h e r , c ' e s t q u e la q u e s t i o n n e p a r v e n a i t p a s à ê t r e p o l i t i q u e a u s e n s h a b i t u e l d u t e r m e . E l l e n e p a r v e n a i t p a s à d é p a r t a g e r s e l o n u n a x e c l a i r la g a u c h e d e l a d r o i t e , le c a m p d u p r o g r è s d e c e l u i d e la t r a - d i t i o n . S e u l le F r o n t n a t i o n a l a d o p t a i t , d ' e m b l é e , u n d i s c o u r s s a n s é q u i v o q u e : « N o n a u t c h a d o r . » B r u n o M é g r e t , d é l é g u é g é n é r a l d u p a r t i d ' e x t r ê m e d r o i t e , é t a i t c h a r g é d e l ' e x p r i m e r , a v e c la b r u t a l i t é q u ' a c e t t e f o r m a t i o n l o r s q u ' i l s ' a g i t d ' u n p r o - b l è m e q u i c o n c e r n e d e p r è s o u d e l o i n l ' i m m i g r a t i o n , o u c e q u ' i l e s t c o n v e n u d e n o m m e r d e p u i s q u e l q u e s a n n é e s l ' « i d e n - t i t é n a t i o n a l e » : « C ' e s t la c i v i l i s a t i o n i s l a m i q u e q u i a r r i v e . A p r è s s o n i n s t a l l a t i o n s u r le s o l f r a n ç a i s , elle s ' i m p l a n t e m a i n - t e n a n t d e f a ç o n s y m b o l i q u e p a r le p o r t d u t c h a d o r à l ' é c o l e . I l v a f a l l o i r se p o s e r la q u e s t i o n : e s t - c e l a F r a n c e q u i d o i t a d a p t e r ses p r i n c i p e s a u x i m m i g r é s o u les i m m i g r é s q u i d o i - v e n t a d a p t e r l e u r s c o u t u m e s a u x r è g l e s d e n o t r e p a y s ? V o u s

i m a g i n e z n o t r e r é p o n s e »

Les responsables politiques, quel que soit leur électorat, savent bien que la population n'est pas à l'abri de réactions xénophobes et racistes, et que le foulard est vu par certains électeurs comme un signe d'étrangeté, d'extranéité, de résis- tance à l'intégration dans la société nationale. La montée du Front national, qui a construit ses succès électoraux en

7. Le Quotidien de Paris, 18 octobre 1989.

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menant campagne sur la « question de l'immigration », invite à la prudence. Paraître tolérer le foulard n'est-ce pas, d'une certaine manière, accorder à l'islam un droit de cité ? Les manifestations contre la construction de mosquées qui ont eu lieu en divers points du territoire ont montré qu'existait, dans une partie de l'opinion, la crainte de l'installation de l'islam dans les villes. Pour ces responsables, ces élus, il ne peut être question de soutenir que le port du foulard à l'école est accep- table. Celui-ci est lourd de symboles. Les mots employés par la presse, repris sans discernement, sont là pour en témoigner.

Du simple « foulard » on est rapidement passé au « voile » puis, très vite, au « tchador ». Cette affaire est d'ailleurs l'occasion pour les Français de découvrir des mots qu'ils igno- raient jusque-là pour nommer ce fichu dont des femmes musulmanes se couvrent la tête, ou dans lequel elles enve- loppent leur corps: khiemar, haïk, hidjab...

En réalité, c'est le spectre terrifiant de la révolution isla- mique, l'évocation de l'Iran qui sont constamment présents dans le dit et le non-dit. Le mot tchador, très vite employé dans l'affaire des foulards pour désigner un fichu qui, en Iran, serait considéré comme très insuffisant — et justifiant même une arrestation —, renvoie directement à la révolution ira- nienne, à l'obligation édictée, le 8 mars 1979, par l'imam Kho- meyni du port d'un long voile par toutes les femmes iraniennes. L'affaire avait, dans la France de l'époque, soulevé l'émotion des féministes et d'elles seules. La délégation inter- nationale de femmes qui, à l'initiative de Françaises, s'était rendue en Iran pour interpeller les autorités de ce pays sur cette obligation avait été regardée comme une affaire de femmes et non comme une question politique. Peu de temps auparavant, la France avait d'ailleurs donné l'asile à l'imam Khomeiny, et tous les partis s'étaient félicités de son retour en Iran. Quinze ans plus tard, le foulard devenait, dans la société française, l'occasion de diaboliser non seulement l'isla- misme radical, mais aussi l'islam en général, sans pour autant que son sens symbolique et politique eût été analysé.

La prudence dicte donc aux politiques de se défausser alors que les voici obligés de prendre position sur un « fait divers » qui met en jeu, dans l'espace français, des questions porteuses

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de problématiques multiples : la laïcité de l'État, l'obligation scolaire, la présence de l'islam, le mal des banlieues, la gestion d'une immigration qui se poursuit en dépit de la fermeture des frontières, la question du statut des femmes... Il y a là de quoi en dérouter plus d'un car la question n'est pas sociale au sens classique du terme. Elle n'oppose pas (ou, en tout cas, on ne l'analyse pas ainsi) exploiteurs et exploités, tra- vailleurs et patrons. C'est une « question de société », expres- sion désignant ce qu'on ne parvient pas à faire entrer dans les catégories traditionnelles de la politique qui, depuis le XIX siècle, se sont modelées sur la question sociale, l'ont épousée, ont servi à la définition de la droite et de la gauche.

Certes, l'alternance politique depuis 1981, comme le rallie- ment des socialistes à la gestion et au monétarisme le plus rigoureux ont permis de révéler à quel point ces catégories étaient devenues insuffisantes ; ce pourquoi elles ne permet- tent pas de produire des oppositions tranchées qui recompo- seraient le terrain politique de la société post-industrielle. On le voit tous les jours : la politique a pris des allures de champ dévasté. Les partis de gauche ne sont plus porteurs d'un projet faisant rêver d'un monde meilleur, celui précisément que les partis de droite pouvaient encore récemment dénoncer comme utopique. La droite comme la gauche donnent, à travers les partis qui en sont l'émanation, l'impression d'être réduites à deux espaces où s'affrontent uniquement des ambitions personnelles.

Les responsables qui s'expriment le font le plus souvent à titre individuel, au risque de provoquer de vigoureuses réactions au sein de leurs organisations respectives. De Charles Pasqua à Jean-Pierre Chevènement ou Henri Emma- nuelli en passant par Yannick Simbron, secrétaire général de la FEN, et Jean-Michel Boulier, secrétaire général du SGEN, le port du foulard est, par tous, condamné. Mais aucun de ces responsables politiques ou syndicaux ne se prononce clai- rement sur la solution à apporter, sur les mesures qu'il convient de prendre dès lors que le foulard refuse de tomber.

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Le foulard et l'égalité des sexes

Le voilement des femmes (comme son interdiction) est une vieille affaire. Sa trace remonte au fond des temps. Maxime Rodinson rappelait, en plein débat sur les fillettes de Creil, qu'en Assyrie par exemple, 2 000 ans avant Jésus-Christ, les prostituées n'avaient pas le droit de se voiler et que, deux siècles après Jésus-Christ, Tertullien, en revanche, a fait du voile une obligation absolue pour les femmes, obligation

« imposée par la vérité ». L'Église catholique hier encore, ici même, a contraint les femmes à dissimuler leurs cheveux et leurs jambes pour sortir dans la rue, apparaître au regard d'un étranger à la famille. Les épouses des juifs orthodoxes doivent toujours quant à elles se raser le crâne et porter une per- ruque...

L'écho d'un passé honni

Dans la France de la fin de ce siècle le foulard revêt pour la majorité de la population une signification insupportable.

Les femmes d'abord et les féministes en particulier l'exècrent généralement. Parce qu'il est la marque de la domination des femmes, de leur mise au pas, de leur négation en tant qu'êtres humains. Ce que l'on sait de l'Iran, où les femmes inadéqua- tement voilées sont arrêtées, battues, lapidées, où l'on va jusqu'à clouer le tchador sur la tête de celles qui le refusent, rend celui-ci intolérable. Ce que l'on voit de l'Algérie, où le FIS contraint au voile par la violence, où les groupes isla- mistes armés tuent des fillettes qui ne le portent pas et forcent à l'exil des femmes qui revendiquent le droit de s'exprimer

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ou simplement de travailler la tête découverte, montre que les femmes sont un enjeu stratégique dans la construction d'une société totalitaire.

Mais c'est dans l'espace français qu'il convient d'analyser cette affaire de foulard. Non qu'il faille, bien entendu, négliger ce qu'il représente en soi et ce qu'il signifie ailleurs, notamment là où il est imposé par l'intimidation ou la coer- cition. Mais parce que c'est dans un pays non musulman et dans un État démocratique que se pose aujourd'hui la ques- tion de l'interdit. Or c'est en raison du contexte propre à la France quant à la situation du « deuxième sexe » que le fou- lard a suscité des réactions si passionnelles de la part de nom- breuses femmes. Il leur rappelle que l'égalité, si elle est acquise dans le droit, ne l'est pas dans les faits. Les écarts de salaires entre les femmes et les hommes, le caractère masculin des sphères où se prennent les décisions politiques, l'antifé- minisme diffus que la publicité véhicule quotidiennement témoignent du hiatus entre le droit et le vécu, le discours et les pratiques, la société civile et ses institutions. Ce qui a été conquis paraît en outre fragile, toujours susceptible d'être remis en cause. Ainsi, par exemple, de l'autonomie que le droit au travail confère lorsque des mesures sont annoncées comme destinées à favoriser le retour des femmes au foyer dans leur rôle traditionnel de mère et d'épouse. Ainsi encore de la possibilité d'interrompre une grossesse lorsque les réactions des pouvoirs publics face aux commandos anti-avor- tements sont faibles et tardives ou que le gouvernement (en l'occurrence de gauche) renonce sous la pression de l'épis- copat à diffuser sur les écrans de télévision une campagne incitant à l'utilisation de préservatifs comme moyen de lutte contre le sida.

Le voilement renvoie les femmes à une histoire qui n'est pas lointaine : celle des contraintes vestimentaires qu'elles ont si longtemps subies. L'une des manifestations les moins remarquées de la marche inachevée de l'égalité entre les femmes et les hommes en Occident réside dans la liberté, à peu près conquise par les premières, de s'habiller comme elles le veulent lorsqu'elles vont à l'école, circulent dans la rue, exercent leur métier. Au XIX siècle, s'habiller « en homme »

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constituait un délit. Et jusqu'à hier encore le simple respect des moeurs obligeait les femmes à se couvrir le chef et à porter des tenues qui entravaient leurs mouvements quand elles paraissaient en public. Le chapeau et la voilette — sans lesquels une femme ne pouvait entrer dans une église — sont d'abord tombés. O n a pu sortir « en cheveux » sans passer p o u r une femme légère. Plus récemment, les talons hauts ont fortement régressé. Désormais, les pantalons remplacent les jupes et les robes, y compris dans les cérémonies officielles et les soirées mondaines. Ils ne sont plus une cause d'exclu- sion des filles des collèges et lycées, ce qui était hier encore le cas. Se vêtir, p o u r une femme, relève aujourd'hui d'un choix plus ouvert qu'il y a à peine une génération. La doc- toresse Madeleine Pelletier avait fait, au début du siècle, du port du vêtement masculin un acte de militantisme féministe.

Elle ne ferait plus scandale aujourd'hui. Après avoir réper- torié quelques-uns des indices vestimentaires qui ont permis de distinguer les femmes des hommes dans nos sociétés il n'y a pas si longtemps (jupes, talons hauts, ceintures, guêpières, porte-jarretelles, gaines...), la sociologue Colette Guillaumin remarque qu'il s'est agi là d'« un ensemble de signes, considérés comme mineurs par beaucoup et qui pourtant ne le sont pas. Ils expriment la dépendance des femmes, certes, et on tombera toutes d'accord là-dessus. Ils sont également et ils sont d'abord des moyens techniques de maintenir la domination toujours présente au corps, donc à l'esprit, de celles qui sont dominées. De leur permettre d'oublier ce qu'elles sont. Plus, de leur fournir à chaque instant un exer- cice pratique de maintien de l'état de dépendance1 ». O n peut penser que l'égalité à l'égard du vêtement dans l'espace public sera véritablement acquise lorsque les hommes pourront eux aussi, sans susciter le rire ou le sarcasme, s'habiller comme ils veulent et par exemple porter robes et talons si bon leur semble. O n conviendra pourtant que l'alignement sur le vête- ment masculin est, dans la vie quotidienne, plus commode que l'inverse.

1. Colette GUILLAUMIN, Sexe, race et pratique du pouvoir. L'idée de nature, Côté-Femmes, Paris, 1992, p. 88.

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Le spectacle de petites filles voilées, tel qu'on l'a vu depuis l'affaire de Creil, a fait resurgir une vieille crainte, enfouie dans les consciences : celle de l'apprentissage féminin de l'asservissement, d'une domination subie ou intériorisée. Et suscité une réaction de rejet que la laïcité permettait, pen- sait-on, de légitimer : interdire ce foulard pour libérer ces filles. Un féminisme instinctif s'est donc mêlé, en 1989 comme en 1994, à un laïcisme national pour renforcer une position qui conduisait à l'exclusion.

Pourtant, ce n'est pas de libération des femmes qu'on a d'abord débattu, mais de laïcité et, secondairement, d'intégra- tion des jeunes musulmans dans la société française. Pendant l'affaire de Creil, par exemple, seules deux journalistes, Odile Grand dans L'Événement du jeudi et Sylvie Caster dans Le Canard Enchaîné, se sont singularisées au moment où le débat s'engageait en constatant d'emblée que le voile n'est pas avant tout un insigne religieux mais le symbole de l'oppres- sion d'un sexe. Du côté des acteurs politiques, quelques femmes sont également intervenues sur ce terrain. L'avocate Gisèle Halimi, par exemple, qui a démissionné de SOS- Racisme lorsque l'association a condamné l'exclusion des col- légiennes de Creil parce « [qu'il] ne peut y avoir intégration que dans le respect des lois du pays d'accueil. Il ne peut y avoir de changement des mentalités que si la dignité de la femme égale celle de l'homme. "Touche pas à mon pote" ne se décline qu'au masculin ». Yvette Roudy, ancienne ministre des Droits des femmes, a adopté une position semblable : accepter le port du voile, a-t-elle déclaré, « reviendrait à dire oui à l'inégalité des femmes dans la société musulmane fran- çaise 3 ». Ces femmes qui, sous le voile, voyaient leur sexe asservi étaient cependant isolées et leur voix n'a pas fait grand bruit. Elles ont simplement apporté de l'eau au moulin de ceux qui prônent l'exclusion au nom, principalement, d'une certaine idée de la France républicaine à laquelle, par ailleurs, elles adhèrent.

Alors que la presse s'est attachée, sur le moment, à signaler

2. Le Quotidien, 2 novembre 1989.

3. Le Quotidien, 6 novembre 1989.

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les divisions au sein des organisations, elle n'a pas cherché à savoir ce que l'on pensait dans le milieu féministe. A la décharge des journalistes, celui-ci, à la fin des années quatre- vingt, semblait moribond. D u féminisme flamboyant des années soixante-dix il ne restait plus grand-chose, sinon des transformations culturelles profondes et quelques féministes regardées par les femmes « modernes » comme étant en retard d'une époque. Mais pas d'organisation visible, reconnue. Le

« Mouvement de libération des f e m m e s » avait refusé l'ins- titutionnalisation, la hiérarchie, le leadership. Il ne s'est pas transformé en mouvement politique installé ou en lobby avec lequel les politiques estiment devoir traiter parce qu'ils y auraient intérêt. Le renouvellement de la loi sur l'avortement acquis en 1979. Le mouvement — qui a été puissant — s'est comme dissous dans la société. Il a cessé d'être à la mode tout en continuant d'agacer, dans la mesure où il rappelle à ceux qui détiennent le pouvoir dans tous les domaines ce qu'ils s'efforcent de nier : que la rareté des femmes là où se prennent les décisions est le produit d'une exclusion. Les groupes qui subsistent, investis dans le travail de terrain (pour l'avortement et la contraception, contre les violences...), n'ont pas aujourd'hui le caractère spectaculaire, offensif, perturba- teur, qu'ils avaient pendant les «années m o u v e m e n t Le féminisme paraissait s'être épuisé de lui-même. Pour beau- coup, notamment dans la classe médiatico-politique, il aurait atteint son but — l'égalité des droits — et le temps serait venu de lui rendre hommage mais aussi, et surtout, d'en faire le bilan, notamment en soulignant ses conséquences

« néfastes » pour les femmes, les hommes, la famille. N o n seu- lement le mouvement n'aurait plus rien à dire, mais il faudrait encore réparer les dégâts par lui provoqués. L'heure est donc aux descriptions complaisantes des conséquences du fémi- nisme. Les femmes sont devenues des businesswomen perfor- mantes, mais au prix de leur vie personnelle et familiale. Elles

4. Avant d'être une marque commerciale déposée par Antoinette Fouque cette appellation, inventée par la presse, a servi à désigner le mouvement foisonnant des années soixante-dix.

5. Françoise PICQ, Les Années mouvement, Le Seuil, Paris, 1993.

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s o n t p r é s e n t é e s n o n p l u s c o m m e d e s m o d è l e s d e r é u s s i t e , m a i s c o m m e d e s p e r s o n n e s s t r e s s é e s , a y a n t r a t é l e u r v i e p r i v é e , m a l h e u r e u s e s . L a f a m i l l e se d é f a i t e t c ' e s t d e l e u r f a u t e . L e s h o m m e s , à c a u s e d ' e l l e s , v i v e n t u n e c r i s e i n t i m e e t d o u l o u - r e u s e . L e u r m a s c u l i n i t é a é t é m i s e e n c a u s e e t ils n e s a v e n t p l u s c o m m e n t d é f i n i r l e u r i d e n t i t é . L a f é m i n i t é , m e n a c é e p a r les f é m i n i s t e s , d e v r a i t d o n c ê t r e r é h a b i l i t é e , r e s t a u r é e . . . L e b a c k l a s h 6 à la f r a n ç a i s e n ' e s t p a s v i o l e n t . Il e s t i n s i d i e u x , p e r - n i c i e u x .

P o u r t a n t , le f é m i n i s m e n ' e s t p a s m o r t . C e r t e s , la p r e s s e f é m i n i s t e n é e d a n s les a n n é e s s o i x a n t e - d i x s ' e s t é t e i n t e d a n s la d é c e n n i e s u i v a n t e , e n m ê m e t e m p s q u e les c o l l e c t i o n s c o n s a c r é e s a u x f e m m e s d a n s les g r a n d e s m a i s o n s d ' é d i t i o n . L e s c o m m i s s i o n s « f e m m e s » q u e les s y n d i c a t s e t les p a r t i s a v a i e n t d û a c c e p t e r e n l e u r s e i n o n t s o i t d i s p a r u , s o i t é t é p l a c é e s s o u s le c o n t r ô l e d e s a p p a r e i l s ( m a s c u l i n s ) à t r a v e r s d e s f e m m e s c o n s i d é r é e s c o m m e « s û r e s » : f é m i n i s t e s , m a i s p a s t r o p , c a p a b l e s d e d o n n e r u n e i m a g e a t t r a c t i v e m a i s t o u t e d é v o u é e s à la c a u s e d e l ' o r g a n i s a t i o n . L e m o u v e m e n t a u t o - n o m e d e s g r o u p e s i n f o r m e l s n o n affiliés à d e s o r g a n i s a t i o n s a p e r d u d e s a v i g u e u r e t d e sa v i s i b i l i t é . M a i s c e n ' e s t là q u e la s u r f a c e d e s c h o s e s , u n e a p p a r e n c e . D e s l i e u x d e d é b a t e x i s - t e n t t o u j o u r s 7 e t le m o u v e m e n t a p r o d u i t d e s h o m m e s e t d e s f e m m e s d é s o r m a i s « n a t u r e l l e m e n t » f é m i n i s t e s , e n c e s e n s q u e l ' i n é g a l i t é d e s s e x e s l e u r e s t i n t o l é r a b l e . C e u x - c i e t c e l l e s - c i p a r t a g e n t u n e m ê m e c o n v i c t i o n q u i , d è s le d é b u t d u X I X siècle, a é t é é n o n c é e p a r C h a r l e s F o u r i e r : « E n t h è s e g é n é r a l e , les p r o g r è s e t les c h a n g e m e n t s d e p é r i o d e s ' o p è r e n t e n r a i s o n d u p r o g r è s d e s f e m m e s v e r s la l i b e r t é e t les d é c a -

6. Suzanne FALUDI, Backlash, Des Femmes, Paris, 1993.

7. Ainsi de Dialogue de femmes, association qui, chaque mois, débat autour d'un livre et qui a consacré plusieurs de ses réunions à la questions du foulard. Les comptes rendus in extenso de ces rencontres sont déposés à la Bibliothèque natio- nale, à la Bibliothèque Marguerite-Durand et au Musée social. Ainsi aussi de Paris- féministe. Dans le milieu de la recherche l'Association nationale des études féministes. Des revues comme Les Cahiers du Grif, Nouvelles questions féministes et Projets féministes permettent aux études féministes d'avoir une audience inter- nationale. Depuis 1993, une lettre trimestrielle d'information, Parité-infos, a renoué avec une tradition du Mouvement en publiant des articles de chercheurs et de chercheuses et des contributions des actrices sociales.

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d e n c e s d ' o r d r e s o c i a l s ' o p è r e n t e n r a i s o n d u d é c r o i s s e m e n t d e la l i b e r t é d e s f e m m e s . . . L ' e x t e n s i o n d e s p r i v i l è g e s d e s f e m m e s e s t l e p r i n c i p e g é n é r a l d e t o u s l e s p r o g r è s s o c i a u x »

S ' a g i s s a n t d u v o i l e , l e s f é m i n i s t e s t é m o i g n e n t d ' u n e b e l l e u n a n i m i t é p o u r d é n o n c e r l ' o p p r e s s i o n q u ' i l s i g n i f i e . M a i s e l l e s s o n t t o u t a u s s i p a r t a g é e s q u e l e s a u t r e s m i l i e u x s o c i a u x s u r l a s o l u t i o n à a p p o r t e r à l a q u e s t i o n p o s é e — f a u t - i l o u n o n e x c l u r e l e s f i l l e s d e l ' é c o l e ? — e t d a v a n t a g e i n f o r m é e s d e c e t t e d i m e n s i o n q u i , a u d é p a r t , a é t é p o u r l e m o i n s s e c o n d a i r e c h e z l e s p r o t a g o n i s t e s d e l ' a f f a i r e : c e l l e d e l ' é g a l i t é d e s f e m m e s e t d e s h o m m e s . C e p r i n c i p e d o i t ê t r e p r i s e n c o n s i d é r a t i o n . M a i s , e n c o r e u n e f o i s , d a n s l ' e s p a c e n a t i o n a l f r a n ç a i s . D a n s c e s q u a r t i e r s o ù l a p o l i t i q u e d e l ' h a b i t a t a c a n t o n n é l e s f a m i l l e s d e t r a v a i l l e u r s i m m i g r é s . D a n s u n p a y s q u i r e d o u t e l ' i n s t i t u t i o n n a l i s a t i o n d e s « c o m m u n a u t é s ».

D e s a d o l e s c e n t e s s e v o i e n t i m p o s e r l e f o u l a r d p a r d e s f a m i l l e s m u s u l m a n e s . C e r t a i n e s p a r c e q u e l e p è r e e s t u n i n t é - g r i s t e m i l i t a n t , d ' a u t r e s s i m p l e m e n t p a r c e q u e , r é c e m m e n t i n s - t a l l é e s , e l l e s s o n t a t t a c h é e s à c e q u ' e l l e s r e g a r d e n t c o m m e l a c o u t u m e . S a n s c e f o u l a r d , p a s q u e s t i o n p o u r l e s f i l l e s d ' a l l e r à l ' é c o l e , d e s o r t i r d a n s l a r u e . S u r c e s a d o l e s c e n t e s p è s e n t d ' a u t r e s c o n t r a i n t e s a u m o i n s a u s s i g r a v e s p o u r l e u r a v e n i r : l ' a p p r e n t i s s a g e , d è s l e p l u s j e u n e â g e , d e l a p u d e u r , l ' e n f e r - m e m e n t à l a m a i s o n , l a m e n a c e d ' ê t r e r e n v o y é e a u p a y s , u n m a r i a g e i m p o s é . . . I n t e r d i r e l e f o u l a r d p e u t - i l c o n s t i t u e r u n e p r e s s i o n s u r d e s p è r e s , s a u v e r d e s a d o l e s c e n t e s d u j o u g q u ' i l r e p r é s e n t e ? C e l a e s t v r a i p o u r d e s f a m i l l e s e s p é r a n t e n l a p r o - m o t i o n s o c i a l e p a r l ' é c o l e d e l e u r s e n f a n t s , g a r ç o n s e t f i l l e s . C e n e s o n t g é n é r a l e m e n t p a s c e s f a m i l l e s - l à q u i i m p o s e n t l e v o i l e m e n t . O n e n r e n c o n t r e d a v a n t a g e d a n s d e s m i l i e u x d ' i m m i g r a t i o n r e l a t i v e m e n t r é c e n t e , e s s e n t i e l l e m e n t m a r o c a i n s e t t u r c s , d o n t l e s a c t e u r s n o u r r i s s e n t l e p r o j e t d u r e t o u r a u p a y s , r e f u s e n t l ' i d é e d ' i n t é g r a t i o n , n ' a c c e p t e n t p a s q u e l e s f i l l e s s ' é m a n c i p e n t d e l a t r a d i t i o n . Q u a n d b i e n m ê m e c e l l e s - c i v i e n d r a i e n t s a n s v o i l e , p e u t - o n ê t r e a s s u r é q u e , d e c e s e u l f a i t , e l l e s é c h a p p e r o n t a u x a u t r e s c o n t r a i n t e s q u e l e p è r e , l e s f r è r e s

8. Charles FOURIER, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, 1808.

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et cousins, et parfois même les femmes de la famille imposent aux filles ? Au moment où la France débattait de l'opportu- nité de la circulaire Bayrou se déroulait le procès d'une famille turque. Le frère, avec la complicité de la mère, d'un frère, d'un cousin, avait tué sa jeune sœur pour cause d'« émancipation ». Cette tragédie rappelait que l'intégration n'est pas un phénomène qui s'exprime par le seul dévoilement dans l'espace public. Il provoque l'incompréhension, l'incom- municabilité et même le conflit entre générations. Il conduit aussi, dans la deuxième ou troisième génération qui affiche des signes patents d'intégration voire d'assimilation, à un désir de revendiquer des racines que les immigrés, parents ou grands-parents, ont masquées parce qu'elles étaient stigma- tisées par la société d'accueil. Il suppose, enfin, un processus complexe qui prend du temps, se joue dans l'interaction entre la société d'accueil et les nouveaux arrivants. Ce ne sont pas eux seulement qui doivent faire un effort d'adaptation mais les autochtones qui doivent les aider à comprendre, pour qu'ils les acceptent, les normes du pays où ils vivent désor- mais.

Ce que les « affaires » qui ont conduit à des exclusions de lycéennes, à Mantes ou à Lille, à Strasbourg ou à Goussain- ville, ont contribué à révéler, c'est qu'en réalité, dans bien des cas, le foulard n'est pas imposé par les familles mais résulte d'un libre choix, n'est pas vécu comme une soumission mais comme une affirmation de soi. Ces jeunes filles — notam- ment les lycéennes et étudiantes voilées — sont le produit d'une société qui depuis dix ans fait la chasse aux immigrés maghrébins, leurs parents, use de tous les prétextes pour refuser la construction de mosquées, prenant ainsi le risque de voir se multiplier les mosquées de sous-sol, tolère le racisme. L'éducation qu'ils ont reçue n'a guère armé ces jeunes : ils ignorent, filles et garçons, qu'il existe un autre islam que la version qu'en donnent des intégristes — et qui est celle dont parlent essentiellement les médias français. Ils ne savent pas que le voile peut avoir des implications poli- tiques contraires aux intérêts des femmes, qu'il peut les asservir en les séparant des hommes, réservant à ceux-ci la possibilité d'évoluer librement dans l'espace public cependant

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que celles-là n'ont le droit d'y paraître que sous une forme limitant leur liberté corporelle ; que le voile imposé aux femmes qui ne veulent pas le porter dans les sociétés musulmanes en voie de modernisation est l'expression répres- sive d'un système politique sexiste et antidémocratique.

Si les filles qui se voilent ici ne savent pas cela, c'est aussi que l'égalité des sexes, en France, n'a jamais été considérée comme une affaire politique, n'a jamais été une priorité affirmée des gouvernements. C'est sous la poussée des mou- vements féministes, et aussi pour des raisons pragmatiques (économiques notamment), que l'égalité dans le droit a été acquise. Dans les faits, en revanche, la situation laisse à désirer, ne fournit pas à ces jeunes filles un modèle d'égalité et ne conduit guère leurs frères à respecter leur autonomie.

Il y a d'ailleurs dans le discours des filles voilées, outre la volonté d'afficher une identité musulmane, l'expression d'un besoin de se protéger et, paradoxalement, de se libérer.

Depuis qu'elles le portent, disent-elles, les garçons du quartier les respectent, leurs frères les laissent sortir. Que dans les ban- lieues françaises le voile soit vécu par des jeunes filles (alors même qu'il heurte souvent leurs familles soucieuses de se montrer intégrées) comme un moyen de circuler en sécurité, voilà qui devrait interroger les responsables des politiques de la ville comme tous ceux qui redoutent que la France ne se brise en communautés fermées sur elles-mêmes. Du Coran, ces filles ne retiennent d'ailleurs que le foulard comme pres- cription les concernant en tant que femmes. Elles sont par ailleurs bien décidées à ne pas s'en laisser imposer par un père ou un mari lorsqu'il s'agit de leur avenir, du choix d'un métier, du partage des tâches domestiques.

Jeunesse de la mixité

L'égalité civique entre les sexes est récente, et plus encore l'égalité civile, on l'oublie trop souvent. La société française n'a pas fini d'en tirer les conséquences. Le fait que « les filles l'emportent aujourd'hui sur les garçons aux quatre étages de

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