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Le foulard et l'égalité des sexes

Dans le document Le foulard et la République (Page 22-42)

Le voilement des femmes (comme son interdiction) est une vieille affaire. Sa trace remonte au fond des temps. Maxime Rodinson rappelait, en plein débat sur les fillettes de Creil, qu'en Assyrie par exemple, 2 000 ans avant Jésus-Christ, les prostituées n'avaient pas le droit de se voiler et que, deux siècles après Jésus-Christ, Tertullien, en revanche, a fait du voile une obligation absolue pour les femmes, obligation

« imposée par la vérité ». L'Église catholique hier encore, ici même, a contraint les femmes à dissimuler leurs cheveux et leurs jambes pour sortir dans la rue, apparaître au regard d'un étranger à la famille. Les épouses des juifs orthodoxes doivent toujours quant à elles se raser le crâne et porter une per- ruque...

L'écho d'un passé honni

Dans la France de la fin de ce siècle le foulard revêt pour la majorité de la population une signification insupportable.

Les femmes d'abord et les féministes en particulier l'exècrent généralement. Parce qu'il est la marque de la domination des femmes, de leur mise au pas, de leur négation en tant qu'êtres humains. Ce que l'on sait de l'Iran, où les femmes inadéqua- tement voilées sont arrêtées, battues, lapidées, où l'on va jusqu'à clouer le tchador sur la tête de celles qui le refusent, rend celui-ci intolérable. Ce que l'on voit de l'Algérie, où le FIS contraint au voile par la violence, où les groupes isla- mistes armés tuent des fillettes qui ne le portent pas et forcent à l'exil des femmes qui revendiquent le droit de s'exprimer

ou simplement de travailler la tête découverte, montre que les femmes sont un enjeu stratégique dans la construction d'une société totalitaire.

Mais c'est dans l'espace français qu'il convient d'analyser cette affaire de foulard. Non qu'il faille, bien entendu, négliger ce qu'il représente en soi et ce qu'il signifie ailleurs, notamment là où il est imposé par l'intimidation ou la coer- cition. Mais parce que c'est dans un pays non musulman et dans un État démocratique que se pose aujourd'hui la ques- tion de l'interdit. Or c'est en raison du contexte propre à la France quant à la situation du « deuxième sexe » que le fou- lard a suscité des réactions si passionnelles de la part de nom- breuses femmes. Il leur rappelle que l'égalité, si elle est acquise dans le droit, ne l'est pas dans les faits. Les écarts de salaires entre les femmes et les hommes, le caractère masculin des sphères où se prennent les décisions politiques, l'antifé- minisme diffus que la publicité véhicule quotidiennement témoignent du hiatus entre le droit et le vécu, le discours et les pratiques, la société civile et ses institutions. Ce qui a été conquis paraît en outre fragile, toujours susceptible d'être remis en cause. Ainsi, par exemple, de l'autonomie que le droit au travail confère lorsque des mesures sont annoncées comme destinées à favoriser le retour des femmes au foyer dans leur rôle traditionnel de mère et d'épouse. Ainsi encore de la possibilité d'interrompre une grossesse lorsque les réactions des pouvoirs publics face aux commandos anti-avor- tements sont faibles et tardives ou que le gouvernement (en l'occurrence de gauche) renonce sous la pression de l'épis- copat à diffuser sur les écrans de télévision une campagne incitant à l'utilisation de préservatifs comme moyen de lutte contre le sida.

Le voilement renvoie les femmes à une histoire qui n'est pas lointaine : celle des contraintes vestimentaires qu'elles ont si longtemps subies. L'une des manifestations les moins remarquées de la marche inachevée de l'égalité entre les femmes et les hommes en Occident réside dans la liberté, à peu près conquise par les premières, de s'habiller comme elles le veulent lorsqu'elles vont à l'école, circulent dans la rue, exercent leur métier. Au XIX siècle, s'habiller « en homme »

constituait un délit. Et jusqu'à hier encore le simple respect des moeurs obligeait les femmes à se couvrir le chef et à porter des tenues qui entravaient leurs mouvements quand elles paraissaient en public. Le chapeau et la voilette — sans lesquels une femme ne pouvait entrer dans une église — sont d'abord tombés. O n a pu sortir « en cheveux » sans passer p o u r une femme légère. Plus récemment, les talons hauts ont fortement régressé. Désormais, les pantalons remplacent les jupes et les robes, y compris dans les cérémonies officielles et les soirées mondaines. Ils ne sont plus une cause d'exclu- sion des filles des collèges et lycées, ce qui était hier encore le cas. Se vêtir, p o u r une femme, relève aujourd'hui d'un choix plus ouvert qu'il y a à peine une génération. La doc- toresse Madeleine Pelletier avait fait, au début du siècle, du port du vêtement masculin un acte de militantisme féministe.

Elle ne ferait plus scandale aujourd'hui. Après avoir réper- torié quelques-uns des indices vestimentaires qui ont permis de distinguer les femmes des hommes dans nos sociétés il n'y a pas si longtemps (jupes, talons hauts, ceintures, guêpières, porte-jarretelles, gaines...), la sociologue Colette Guillaumin remarque qu'il s'est agi là d'« un ensemble de signes, considérés comme mineurs par beaucoup et qui pourtant ne le sont pas. Ils expriment la dépendance des femmes, certes, et on tombera toutes d'accord là-dessus. Ils sont également et ils sont d'abord des moyens techniques de maintenir la domination toujours présente au corps, donc à l'esprit, de celles qui sont dominées. De leur permettre d'oublier ce qu'elles sont. Plus, de leur fournir à chaque instant un exer- cice pratique de maintien de l'état de dépendance1 ». O n peut penser que l'égalité à l'égard du vêtement dans l'espace public sera véritablement acquise lorsque les hommes pourront eux aussi, sans susciter le rire ou le sarcasme, s'habiller comme ils veulent et par exemple porter robes et talons si bon leur semble. O n conviendra pourtant que l'alignement sur le vête- ment masculin est, dans la vie quotidienne, plus commode que l'inverse.

1. Colette GUILLAUMIN, Sexe, race et pratique du pouvoir. L'idée de nature, Côté-Femmes, Paris, 1992, p. 88.

Le spectacle de petites filles voilées, tel qu'on l'a vu depuis l'affaire de Creil, a fait resurgir une vieille crainte, enfouie dans les consciences : celle de l'apprentissage féminin de l'asservissement, d'une domination subie ou intériorisée. Et suscité une réaction de rejet que la laïcité permettait, pen- sait-on, de légitimer : interdire ce foulard pour libérer ces filles. Un féminisme instinctif s'est donc mêlé, en 1989 comme en 1994, à un laïcisme national pour renforcer une position qui conduisait à l'exclusion.

Pourtant, ce n'est pas de libération des femmes qu'on a d'abord débattu, mais de laïcité et, secondairement, d'intégra- tion des jeunes musulmans dans la société française. Pendant l'affaire de Creil, par exemple, seules deux journalistes, Odile Grand dans L'Événement du jeudi et Sylvie Caster dans Le Canard Enchaîné, se sont singularisées au moment où le débat s'engageait en constatant d'emblée que le voile n'est pas avant tout un insigne religieux mais le symbole de l'oppres- sion d'un sexe. Du côté des acteurs politiques, quelques femmes sont également intervenues sur ce terrain. L'avocate Gisèle Halimi, par exemple, qui a démissionné de SOS- Racisme lorsque l'association a condamné l'exclusion des col- légiennes de Creil parce « [qu'il] ne peut y avoir intégration que dans le respect des lois du pays d'accueil. Il ne peut y avoir de changement des mentalités que si la dignité de la femme égale celle de l'homme. "Touche pas à mon pote" ne se décline qu'au masculin ». Yvette Roudy, ancienne ministre des Droits des femmes, a adopté une position semblable : accepter le port du voile, a-t-elle déclaré, « reviendrait à dire oui à l'inégalité des femmes dans la société musulmane fran- çaise 3 ». Ces femmes qui, sous le voile, voyaient leur sexe asservi étaient cependant isolées et leur voix n'a pas fait grand bruit. Elles ont simplement apporté de l'eau au moulin de ceux qui prônent l'exclusion au nom, principalement, d'une certaine idée de la France républicaine à laquelle, par ailleurs, elles adhèrent.

Alors que la presse s'est attachée, sur le moment, à signaler

2. Le Quotidien, 2 novembre 1989.

3. Le Quotidien, 6 novembre 1989.

les divisions au sein des organisations, elle n'a pas cherché à savoir ce que l'on pensait dans le milieu féministe. A la décharge des journalistes, celui-ci, à la fin des années quatre- vingt, semblait moribond. D u féminisme flamboyant des années soixante-dix il ne restait plus grand-chose, sinon des transformations culturelles profondes et quelques féministes regardées par les femmes « modernes » comme étant en retard d'une époque. Mais pas d'organisation visible, reconnue. Le

« Mouvement de libération des f e m m e s » avait refusé l'ins- titutionnalisation, la hiérarchie, le leadership. Il ne s'est pas transformé en mouvement politique installé ou en lobby avec lequel les politiques estiment devoir traiter parce qu'ils y auraient intérêt. Le renouvellement de la loi sur l'avortement acquis en 1979. Le mouvement — qui a été puissant — s'est comme dissous dans la société. Il a cessé d'être à la mode tout en continuant d'agacer, dans la mesure où il rappelle à ceux qui détiennent le pouvoir dans tous les domaines ce qu'ils s'efforcent de nier : que la rareté des femmes là où se prennent les décisions est le produit d'une exclusion. Les groupes qui subsistent, investis dans le travail de terrain (pour l'avortement et la contraception, contre les violences...), n'ont pas aujourd'hui le caractère spectaculaire, offensif, perturba- teur, qu'ils avaient pendant les «années m o u v e m e n t Le féminisme paraissait s'être épuisé de lui-même. Pour beau- coup, notamment dans la classe médiatico-politique, il aurait atteint son but — l'égalité des droits — et le temps serait venu de lui rendre hommage mais aussi, et surtout, d'en faire le bilan, notamment en soulignant ses conséquences

« néfastes » pour les femmes, les hommes, la famille. N o n seu- lement le mouvement n'aurait plus rien à dire, mais il faudrait encore réparer les dégâts par lui provoqués. L'heure est donc aux descriptions complaisantes des conséquences du fémi- nisme. Les femmes sont devenues des businesswomen perfor- mantes, mais au prix de leur vie personnelle et familiale. Elles

4. Avant d'être une marque commerciale déposée par Antoinette Fouque cette appellation, inventée par la presse, a servi à désigner le mouvement foisonnant des années soixante-dix.

5. Françoise PICQ, Les Années mouvement, Le Seuil, Paris, 1993.

s o n t p r é s e n t é e s n o n p l u s c o m m e d e s m o d è l e s d e r é u s s i t e , m a i s c o m m e d e s p e r s o n n e s s t r e s s é e s , a y a n t r a t é l e u r v i e p r i v é e , m a l h e u r e u s e s . L a f a m i l l e se d é f a i t e t c ' e s t d e l e u r f a u t e . L e s h o m m e s , à c a u s e d ' e l l e s , v i v e n t u n e c r i s e i n t i m e e t d o u l o u - r e u s e . L e u r m a s c u l i n i t é a é t é m i s e e n c a u s e e t ils n e s a v e n t p l u s c o m m e n t d é f i n i r l e u r i d e n t i t é . L a f é m i n i t é , m e n a c é e p a r les f é m i n i s t e s , d e v r a i t d o n c ê t r e r é h a b i l i t é e , r e s t a u r é e . . . L e b a c k l a s h 6 à la f r a n ç a i s e n ' e s t p a s v i o l e n t . Il e s t i n s i d i e u x , p e r - n i c i e u x .

P o u r t a n t , le f é m i n i s m e n ' e s t p a s m o r t . C e r t e s , la p r e s s e f é m i n i s t e n é e d a n s les a n n é e s s o i x a n t e - d i x s ' e s t é t e i n t e d a n s la d é c e n n i e s u i v a n t e , e n m ê m e t e m p s q u e les c o l l e c t i o n s c o n s a c r é e s a u x f e m m e s d a n s les g r a n d e s m a i s o n s d ' é d i t i o n . L e s c o m m i s s i o n s « f e m m e s » q u e les s y n d i c a t s e t les p a r t i s a v a i e n t d û a c c e p t e r e n l e u r s e i n o n t s o i t d i s p a r u , s o i t é t é p l a c é e s s o u s le c o n t r ô l e d e s a p p a r e i l s ( m a s c u l i n s ) à t r a v e r s d e s f e m m e s c o n s i d é r é e s c o m m e « s û r e s » : f é m i n i s t e s , m a i s p a s t r o p , c a p a b l e s d e d o n n e r u n e i m a g e a t t r a c t i v e m a i s t o u t e d é v o u é e s à la c a u s e d e l ' o r g a n i s a t i o n . L e m o u v e m e n t a u t o - n o m e d e s g r o u p e s i n f o r m e l s n o n affiliés à d e s o r g a n i s a t i o n s a p e r d u d e s a v i g u e u r e t d e sa v i s i b i l i t é . M a i s c e n ' e s t là q u e la s u r f a c e d e s c h o s e s , u n e a p p a r e n c e . D e s l i e u x d e d é b a t e x i s - t e n t t o u j o u r s 7 e t le m o u v e m e n t a p r o d u i t d e s h o m m e s e t d e s f e m m e s d é s o r m a i s « n a t u r e l l e m e n t » f é m i n i s t e s , e n c e s e n s q u e l ' i n é g a l i t é d e s s e x e s l e u r e s t i n t o l é r a b l e . C e u x - c i e t c e l l e s - c i p a r t a g e n t u n e m ê m e c o n v i c t i o n q u i , d è s le d é b u t d u X I X siècle, a é t é é n o n c é e p a r C h a r l e s F o u r i e r : « E n t h è s e g é n é r a l e , les p r o g r è s e t les c h a n g e m e n t s d e p é r i o d e s ' o p è r e n t e n r a i s o n d u p r o g r è s d e s f e m m e s v e r s la l i b e r t é e t les d é c a -

6. Suzanne FALUDI, Backlash, Des Femmes, Paris, 1993.

7. Ainsi de Dialogue de femmes, association qui, chaque mois, débat autour d'un livre et qui a consacré plusieurs de ses réunions à la questions du foulard. Les comptes rendus in extenso de ces rencontres sont déposés à la Bibliothèque natio- nale, à la Bibliothèque Marguerite-Durand et au Musée social. Ainsi aussi de Paris- féministe. Dans le milieu de la recherche l'Association nationale des études féministes. Des revues comme Les Cahiers du Grif, Nouvelles questions féministes et Projets féministes permettent aux études féministes d'avoir une audience inter- nationale. Depuis 1993, une lettre trimestrielle d'information, Parité-infos, a renoué avec une tradition du Mouvement en publiant des articles de chercheurs et de chercheuses et des contributions des actrices sociales.

d e n c e s d ' o r d r e s o c i a l s ' o p è r e n t e n r a i s o n d u d é c r o i s s e m e n t d e la l i b e r t é d e s f e m m e s . . . L ' e x t e n s i o n d e s p r i v i l è g e s d e s f e m m e s e s t l e p r i n c i p e g é n é r a l d e t o u s l e s p r o g r è s s o c i a u x »

S ' a g i s s a n t d u v o i l e , l e s f é m i n i s t e s t é m o i g n e n t d ' u n e b e l l e u n a n i m i t é p o u r d é n o n c e r l ' o p p r e s s i o n q u ' i l s i g n i f i e . M a i s e l l e s s o n t t o u t a u s s i p a r t a g é e s q u e l e s a u t r e s m i l i e u x s o c i a u x s u r l a s o l u t i o n à a p p o r t e r à l a q u e s t i o n p o s é e — f a u t - i l o u n o n e x c l u r e l e s f i l l e s d e l ' é c o l e ? — e t d a v a n t a g e i n f o r m é e s d e c e t t e d i m e n s i o n q u i , a u d é p a r t , a é t é p o u r l e m o i n s s e c o n d a i r e c h e z l e s p r o t a g o n i s t e s d e l ' a f f a i r e : c e l l e d e l ' é g a l i t é d e s f e m m e s e t d e s h o m m e s . C e p r i n c i p e d o i t ê t r e p r i s e n c o n s i d é r a t i o n . M a i s , e n c o r e u n e f o i s , d a n s l ' e s p a c e n a t i o n a l f r a n ç a i s . D a n s c e s q u a r t i e r s o ù l a p o l i t i q u e d e l ' h a b i t a t a c a n t o n n é l e s f a m i l l e s d e t r a v a i l l e u r s i m m i g r é s . D a n s u n p a y s q u i r e d o u t e l ' i n s t i t u t i o n n a l i s a t i o n d e s « c o m m u n a u t é s ».

D e s a d o l e s c e n t e s s e v o i e n t i m p o s e r l e f o u l a r d p a r d e s f a m i l l e s m u s u l m a n e s . C e r t a i n e s p a r c e q u e l e p è r e e s t u n i n t é - g r i s t e m i l i t a n t , d ' a u t r e s s i m p l e m e n t p a r c e q u e , r é c e m m e n t i n s - t a l l é e s , e l l e s s o n t a t t a c h é e s à c e q u ' e l l e s r e g a r d e n t c o m m e l a c o u t u m e . S a n s c e f o u l a r d , p a s q u e s t i o n p o u r l e s f i l l e s d ' a l l e r à l ' é c o l e , d e s o r t i r d a n s l a r u e . S u r c e s a d o l e s c e n t e s p è s e n t d ' a u t r e s c o n t r a i n t e s a u m o i n s a u s s i g r a v e s p o u r l e u r a v e n i r : l ' a p p r e n t i s s a g e , d è s l e p l u s j e u n e â g e , d e l a p u d e u r , l ' e n f e r - m e m e n t à l a m a i s o n , l a m e n a c e d ' ê t r e r e n v o y é e a u p a y s , u n m a r i a g e i m p o s é . . . I n t e r d i r e l e f o u l a r d p e u t - i l c o n s t i t u e r u n e p r e s s i o n s u r d e s p è r e s , s a u v e r d e s a d o l e s c e n t e s d u j o u g q u ' i l r e p r é s e n t e ? C e l a e s t v r a i p o u r d e s f a m i l l e s e s p é r a n t e n l a p r o - m o t i o n s o c i a l e p a r l ' é c o l e d e l e u r s e n f a n t s , g a r ç o n s e t f i l l e s . C e n e s o n t g é n é r a l e m e n t p a s c e s f a m i l l e s - l à q u i i m p o s e n t l e v o i l e m e n t . O n e n r e n c o n t r e d a v a n t a g e d a n s d e s m i l i e u x d ' i m m i g r a t i o n r e l a t i v e m e n t r é c e n t e , e s s e n t i e l l e m e n t m a r o c a i n s e t t u r c s , d o n t l e s a c t e u r s n o u r r i s s e n t l e p r o j e t d u r e t o u r a u p a y s , r e f u s e n t l ' i d é e d ' i n t é g r a t i o n , n ' a c c e p t e n t p a s q u e l e s f i l l e s s ' é m a n c i p e n t d e l a t r a d i t i o n . Q u a n d b i e n m ê m e c e l l e s - c i v i e n d r a i e n t s a n s v o i l e , p e u t - o n ê t r e a s s u r é q u e , d e c e s e u l f a i t , e l l e s é c h a p p e r o n t a u x a u t r e s c o n t r a i n t e s q u e l e p è r e , l e s f r è r e s

8. Charles FOURIER, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, 1808.

et cousins, et parfois même les femmes de la famille imposent aux filles ? Au moment où la France débattait de l'opportu- nité de la circulaire Bayrou se déroulait le procès d'une famille turque. Le frère, avec la complicité de la mère, d'un frère, d'un cousin, avait tué sa jeune sœur pour cause d'« émancipation ». Cette tragédie rappelait que l'intégration n'est pas un phénomène qui s'exprime par le seul dévoilement dans l'espace public. Il provoque l'incompréhension, l'incom- municabilité et même le conflit entre générations. Il conduit aussi, dans la deuxième ou troisième génération qui affiche des signes patents d'intégration voire d'assimilation, à un désir de revendiquer des racines que les immigrés, parents ou grands-parents, ont masquées parce qu'elles étaient stigma- tisées par la société d'accueil. Il suppose, enfin, un processus complexe qui prend du temps, se joue dans l'interaction entre la société d'accueil et les nouveaux arrivants. Ce ne sont pas eux seulement qui doivent faire un effort d'adaptation mais les autochtones qui doivent les aider à comprendre, pour qu'ils les acceptent, les normes du pays où ils vivent désor- mais.

Ce que les « affaires » qui ont conduit à des exclusions de lycéennes, à Mantes ou à Lille, à Strasbourg ou à Goussain- ville, ont contribué à révéler, c'est qu'en réalité, dans bien des cas, le foulard n'est pas imposé par les familles mais résulte d'un libre choix, n'est pas vécu comme une soumission mais comme une affirmation de soi. Ces jeunes filles — notam- ment les lycéennes et étudiantes voilées — sont le produit d'une société qui depuis dix ans fait la chasse aux immigrés maghrébins, leurs parents, use de tous les prétextes pour refuser la construction de mosquées, prenant ainsi le risque de voir se multiplier les mosquées de sous-sol, tolère le racisme. L'éducation qu'ils ont reçue n'a guère armé ces jeunes : ils ignorent, filles et garçons, qu'il existe un autre islam que la version qu'en donnent des intégristes — et qui est celle dont parlent essentiellement les médias français. Ils ne savent pas que le voile peut avoir des implications poli- tiques contraires aux intérêts des femmes, qu'il peut les asservir en les séparant des hommes, réservant à ceux-ci la possibilité d'évoluer librement dans l'espace public cependant

que celles-là n'ont le droit d'y paraître que sous une forme limitant leur liberté corporelle ; que le voile imposé aux femmes qui ne veulent pas le porter dans les sociétés musulmanes en voie de modernisation est l'expression répres- sive d'un système politique sexiste et antidémocratique.

Si les filles qui se voilent ici ne savent pas cela, c'est aussi que l'égalité des sexes, en France, n'a jamais été considérée comme une affaire politique, n'a jamais été une priorité affirmée des gouvernements. C'est sous la poussée des mou- vements féministes, et aussi pour des raisons pragmatiques (économiques notamment), que l'égalité dans le droit a été acquise. Dans les faits, en revanche, la situation laisse à désirer, ne fournit pas à ces jeunes filles un modèle d'égalité et ne conduit guère leurs frères à respecter leur autonomie.

Il y a d'ailleurs dans le discours des filles voilées, outre la volonté d'afficher une identité musulmane, l'expression d'un besoin de se protéger et, paradoxalement, de se libérer.

Depuis qu'elles le portent, disent-elles, les garçons du quartier les respectent, leurs frères les laissent sortir. Que dans les ban- lieues françaises le voile soit vécu par des jeunes filles (alors même qu'il heurte souvent leurs familles soucieuses de se montrer intégrées) comme un moyen de circuler en sécurité, voilà qui devrait interroger les responsables des politiques de la ville comme tous ceux qui redoutent que la France ne se brise en communautés fermées sur elles-mêmes. Du Coran, ces filles ne retiennent d'ailleurs que le foulard comme pres- cription les concernant en tant que femmes. Elles sont par ailleurs bien décidées à ne pas s'en laisser imposer par un père ou un mari lorsqu'il s'agit de leur avenir, du choix d'un métier, du partage des tâches domestiques.

Jeunesse de la mixité

L'égalité civique entre les sexes est récente, et plus encore l'égalité civile, on l'oublie trop souvent. La société française n'a pas fini d'en tirer les conséquences. Le fait que « les filles l'emportent aujourd'hui sur les garçons aux quatre étages de

l'édifice scolaire » s'inscrit dans une histoire séculaire qui a contribué à transformer profondément les relations entre les hommes et les femmes. Christian Baudelot et Roger Establet remarquent justement que « rares sont les changements sociaux qui s'effectuent à des rythmes aussi soutenus : seule la diffusion de la télévision des années soixante offre un taux d'accroissement analogue. Ce dernier phénomène a suscité l'attention de nombreux sociologues. S'étalant sur près d'un siècle, la progression des scolarités féminines est passée presque inaperçue ». La mixité scolaire que vivent tous les écoliers comme quelque chose de naturel n'a, par ailleurs, qu'une trentaine d'années. Sous la pression de l'église catho- lique, la séparation des garçons et des filles à l'école (ce qui a conduit longtemps à ne pas ou peu scolariser les filles) a été soigneusement organisée tout au long du XIX siècle. Le premier texte qui porte sur l'enseignement primaire, l'ordon- nance du 29 février 1816, précise que « les garçons et les filles ne pourront jamais être r é u n i s ». Des contingences maté- rielles obligent cependant, ici ou là, à accueillir les filles dans le même bâtiment que les garçons. Qu'à cela ne tienne ! Ils seront, le temps de la classe, séparés. Des circulaires minis- térielles de l'époque sont consacrées à cette délicate question.

Elles portent sur la dimension de la « cloison séparative » qui doit être installée entre les deux classes et sur le décalage entre l'heure de sortie des filles et celle des garçons pour éviter qu'ils ne se rencontrent, les cours de récréation étant évidem- ment distinctes. Les républicains sont laïques, mais ils construisent l'enseignement séparé auquel correspondent des programmes différents.

Dans les villes et les villages on trouve la mémoire de cette séparation. Elle est inscrite dans l'architecture : au centre, un bâtiment généralement élevé, qui est celui de l'administration de l'école et du logement des maîtres ; de part et d'autre, les ailes destinées aux classes, chacune surmontée d'un fronton :

9. C h r i s t i a n BAUDELOT et R o g e r ESTABLET, A l l e z les filles !, L e Seuil, P a r i s , 1992.

10. C i t é p a r F r a n ç o i s JACQUET-FRANCILLON, « L e p r o b l è m e d e la m i x i t é s c o l a i r e a u XIX siècle », d a n s l ' o u v r a g e p u b l i é s o u s la d i r e c t i o n d e C l a u d i n e BAUDOUX et C l a u d e ZEIDMAN, É g a l i t é e n t r e les sexes, m i x i t é et d é m o c r a t i e , L ' H a r m a t t a n , P a r i s , 1992.

« É c o l e d e s f i l l e s » d ' u n c ô t é , « É c o l e d e s g a r ç o n s » d e l ' a u t r e . L a l e t t r e d e J u l e s F e r r y d é f i n i t , n o u s l ' a v o n s v u , l a l a ï c i t é . E l l e d e m e u r e m a r q u é e p a r l ' i d é o l o g i e d e l ' é p o q u e . A l o r s m ê m e q u ' e l l e é v o q u e i n c i d e m m e n t q u ' i l y a a u s s i d e s i n s t i t u t r i c e s , e l l e e s t a d r e s s é e à « M o n s i e u r l ' i n s t i t u t e u r » . C e l u i - c i d o i t p a r s o n c o m p o r t e m e n t g a g n e r l a c o n f i a n c e e t l a g r a t i t u d e d e s f a m i l l e s , « t o u c h e r l e b o n s e n s d u p è r e e t l e c œ u r d e l a m è r e » . A u x h o m m e s , l a r a i s o n ; a u x f e m m e s l a s e n s i b i l i t é , l ' i n t u i t i o n . C e n ' e s t q u ' e n 1 9 6 2 , s o u s l a p r e s s i o n d é m o g r a p h i q u e b i e n d a v a n t a g e q u e p a r s o u c i d e c o é d u c a t i o n , q u e l a d é c i s i o n e s t e n f i n p r i s e d e n ' o u v r i r q u e d e s é c o l e s m i x t e s 1 1 : c o n s t r u i r e u n e s e u l e é c o l e e s t m o i n s c o û t e u x q u e d ' e n c o n s t r u i r e d e u x . I l f a u d r a a t t e n d r e l e m i l i e u d e s a n n é e s s o i x a n t e - d i x p o u r q u e l ' e n s e m b l e d u s y s t è m e s c o l a i r e s o i t m i x t e e t q u e d e g r a n d e s é c o l e s , c o m m e P o l y t e c h n i q u e o u S a i n t - C y r , j u s q u e - l à r é s e r v é e s a u x h o m m e s , s o i e n t o u v e r t e s a u x f e m m e s . C e t t e v i c - t o i r e d e l ' é g a l i t é n ' e s t p a s e n s e i g n é e m a i s d o n n é e c o m m e u n e é v i d e n c e . L a c i r c u l a i r e d e L i o n e l J o s p i n — c o m m e c e l l e d e F r a n ç o i s B a y r o u — r a p p e l l e q u ' i l n e d o i t p a s ê t r e a c c e p t é d ' e n t o r s e s à l ' é g a l i t é e n t r e l e s g a r ç o n s e t l e s f i l l e s f a c e à l ' e n s e i g n e m e n t . M a i s l a m i x i t é d e l ' é c o l e , j u s t e m e n t p a r c e q u ' e l l e a d ' a b o r d é t é c o n ç u e p a r c e u x q u i l ' o n t d é c i d é e c o m m e u n e n é c e s s i t é é c o n o m i q u e e t n o n c o m m e é t a n t a u p r i n c i p e d e l ' o r g a n i s a t i o n s o c i a l e , n ' e s t p a s e n c o r e a n a l y s é e e n t e r m e s d ' é g a l i t é r é e l l e . P o u r l e s é t u d i a n t s q u i a r r i v e n t a u j o u r d ' h u i à l ' U n i v e r s i t é e t q u i o n t v é c u t o u t e l e u r s c o l a r i t é d a n s l a m i x i t é , l a b a t a i l l e p o u r l ' é g a l i t é , d o n t i l s i g n o r e n t t o u t , e s t a u s s i l o i n - t a i n e q u e l ' e s t l ' A n t i q u i t é . L e u r a p p r e n d r e q u e l e s F r a n ç a i s e s o n t d û , j u s q u ' e n 1 9 6 5 , d e m a n d e r l ' a u t o r i s a t i o n d e l e u r s m a r i s p o u r p o u v o i r t r a v a i l l e r , c ' e s t l e s f a i r e t o m b e r d e s n u e s !

E x c l u r e d e s f i l l e s d e l ' é c o l e p u b l i q u e , n ' e s t - c e p a s a u j o u r d ' h u i , s i l ' o n p e n s e e n t e r m e s d ' é g a l i t é e n t r e l e s p e r - s o n n e s , s e t r o m p e r d ' a d v e r s a i r e , d e m é t h o d e e t d ' é p o q u e ? C e l a r e v i e n t , d a n s u n c l i m a t d e c o n f u s i o n , à d é s i g n e r d e s a d o - l e s c e n t e s c o m m e d e s e n n e m i e s a l o r s q u ' e l l e s n e s o n t q u e d e s v i c t i m e s . V i c t i m e s d e s y s t è m e s c u l t u r e l s o ù l a s é p a r a t i o n d e s

11. Prisca BACHELET, « La fausse évidence de la mixité dans l'enseignement élé- mentaire et primaire », in Claudine BAUDOUX et Claude ZEIDMAN, op. cit.

rôles et des statuts d e m e u r e i n f o r m é e p a r la t r a d i t i o n sous c o u v e r t de respect de la religion. Victimes aussi d ' u n e société m o d e r n e q u i n ' a pas achevé sa m o d e r n i s a t i o n en ce q u i c o n c e r n e les r a p p o r t s entre h o m m e s et femmes. N ' e s t - c e pas a d o p t e r u n e m e s u r e de n a t u r e sexiste p u i s q u ' e l l e c o n d u i t à r o m p r e l'égalité entre les filles et les garçons face à l'obliga- t i o n scolaire ? Exclure des filles alors q u e leurs frères, q u i exercent sur elles u n étroit contrôle, p e u v e n t , eux, c o n t i n u e r de bénéficier de l'école de la R é p u b l i q u e — et é v e n t u e l l e m e n t y p o r t e r la b a r b e mal taillée à la m o d e intégriste — , c'est, de fait, les r e n v o y e r chez leurs pères, d o n t o n d é n o n c e p a r ailleurs l ' o b s c u r a n t i s m e . N ' e s t - c e pas r e n o n c e r à la p é d a g o g i e de la conviction, de cette c o n v i c t i o n d é m o c r a t i q u e q u i p e r - m e t t r a i t aux filles et aux garçons de c o m p r e n d r e q u e la laïcité n ' e s t pas s e u l e m e n t l'acceptation de l'autre et de ses c r o y a n c e s intimes, mais également la c o n s t r u c t i o n d ' u n e société cogérée, paritairement, p a r les f e m m e s et les h o m m e s dans la s p h è r e privée c o m m e dans la s p h è r e p u b l i q u e ?

C o n c l u s i o n

L'étude du voile — ou du foulard, puisque nous avons pour des raison de commodité utilisé indifféremment ces deux termes tout au long de cet ouvrage — chez les jeunes filles adolescentes, préadolescentes ou post-adolescentes nous a appris à quel point il était loin d'être univoque. Le voile n'a pas un sens identique chez toutes ces jeunes filles. Il y a celui imposé par les parents, mais il y a aussi celui assumé, voire revendiqué par les post-adolescentes. Il y a enfin le voile comme expression d'une expérience religieuse qui ne se réduit pas uniquement au respect des commandements islamiques.

L'étude du voile — ou du foulard, puisque nous avons pour des raison de commodité utilisé indifféremment ces deux termes tout au long de cet ouvrage — chez les jeunes filles adolescentes, préadolescentes ou post-adolescentes nous a appris à quel point il était loin d'être univoque. Le voile n'a pas un sens identique chez toutes ces jeunes filles. Il y a celui imposé par les parents, mais il y a aussi celui assumé, voire revendiqué par les post-adolescentes. Il y a enfin le voile comme expression d'une expérience religieuse qui ne se réduit pas uniquement au respect des commandements islamiques.

Dans le document Le foulard et la République (Page 22-42)

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