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De l'amour, une femme d'esprit disait au siècle des

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Academic year: 2022

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Bruno de Cessole

L'homme sans qualités

ou l'avenir du bon Européen

D

e l'amour, une femme d'esprit disait au siècle des lumières, époque où l'on prit la parole avant que de prendre la Bastille:«

Pluson en parle, moins on lefait.

» Le mot s'applique assez bien à l'Europe actuelle, Europe virtuelle des discours stéréotypés et des invocations pieuses, dans laquelle la pauvre nymphe de la mythologie antique aurait peine à identifier sa progéniture. Si l'Europe n'est encore qu'un concept géopolitique ou une entité économique, au lieu d'un « vouloir-vivre» ensemble, l'Européen, le«

bon Européen ))

que Nietzsche appelait de ses vœux, existe-t-il?

Au cours des siècles, on a cru le reconnaître sous les traits de Pic de la Mirandole, d'Erasme, de Montaigne, de Lessing, de Montesquieu, de Voltaire, de Casanova, du prince de Ligne, de Goethe, de Mme de Staël, du comte Potocki, de Jakob Burkhardt, de Guy de Pourtalès, de Denis de Rougemont et de Jean Monnet... C'est dire si le portrait- robot est difficileà établir.

Par une coïncidence heureuse, deux noms chargés de sens, symboliques à souhait, voisinent en cet automne à la vitrine des libraires. Deux noms qui pourraient correspon- dre àcet Européen idéal et introuvable : Stefan Zweig et Gregor von Rezzori.

Deux Autrichiens, héritiers de l'ancienne vocation universelle de la Double Monarchie; deux cosmopolites par goût, deux sans-patrie par accident, deux experts en visas malgré eux. L'un appartenant au «monde d'hier»;à l'empire mythique des Habsbourgs, dont la proverbiale

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douceur de vivre recouvrait de crème fouettée et de musique d'opérette le gouffre des névroses sur lequel le Dr Freud se penchait avec gourmandise; l'autre, issu de ce

« monde ex » de l'ancienne Mitteleuropa tombée dans l'escarcelle de Staline et de ses épigones, depuis renvoyés dans les oubliettes de l'Histoire. Un monde dont les ressor- tissants errent de nos jours dans unno man 'slanddésespé- rant comme le purgatoire, entre la mémoire douloureuse de l'enfer soviétique et l'horizon dérobé d'un paradis occidental pour pourceaux d'Epicure.

Un recueil d'articles inédits,Pays, villes, paysages(1), et deux biographies - la première signée de Dominique Bona, Stefan Zweig, l'Ami blessé(2), la seconde de Serge Niémetz,Stefan Zweig, le Voyageur et ses mondes(3) - font revivre la figure attachante et pathétique d'un écrivain que le grand public n'a jamais renié, quand bien même la critique le mésestimait.

Moins connuàce jour, Gregor von Rezzori, auteur de quelques livres admirables et troublants, l'Hermine souil- lée, Neiges d'antan, Court Voyage par de longs chemins, présente avec la Mort de mon frère Abel (4) son œuvre majeure au public français qui commence à découvrir cet ultime romancier de la décadence mitteleuropéenne et de la fin de l'empire. Dans ce grand et gros roman de près de huit cents pages, qui rivalise d'ambition avecl'Homme sans qualitésde Musil etle Tambourde Günter Grass, ce n'est rien de moins que l'odyssée cahotante de l'Europe, entre la Première Guerre mondiale et les années soixante, que l'auteur se propose de narrer.

Entre le Monde d'hier de Zweig (autrefois titré : Souvenirs d'un Européen), achevé en 1941, et la Mort de mon frère Abel, publiée en 1976 dans l'édition allemande (et seulement traduite aujourd'hui !),une trentaine d'années se sont écoulées. Les turbulences de l'Histoire qui les ont jalonnées expliquent en partie l'abîme qui sépare ces deux visions de l'Europe et de son devenir.

Dans la préface du Monde d'hier, Zweig donne d'emblée le ton de ses souvenirs:«Je suis né en 1881dans

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un grand et puissant empire, la monarchie des Habs- bourgs; mais qu'on ne le cherchepas sur la carte; il a été effacé sans laisser de trace. j'ai été élevé

à

Vienne, la métropole deux fois millénaire, capitale de plusieurs na- tions, et il m'a fallu la quitter comme un criminel avant qu'elle ne fût ravalée au rang d'une ville de province allemande.

»

Du fond de son exil brésilien, l'enfant chéri de la société viennoise, le successeur de Hofmannsthal se remé- more sa patrie, embellie par la mémoire affective, comme d'un Eden perdu, le creuset magique où fusionnaient les particularismes et les singularités des peuples de l'empire.

(( Tout ce monde, écrit-il dans

Pays, villes, paysages, se promenait dans Vienne vêtu du costume de son pays natal... Nul ne trouvait cela inconvenant, car ils se sen- taient ici chez eux, c'était leur capitale; ils n y étaient pas étrangers et on ne les considérait pas comme tels. Le Viennois de souche se moquait d'eux avec bonhomie, les chanteurs populaires consacraient toujours un couplet aux Bohémiens, aux Hongrois et auxjuifs, mais il s'agis- sait d'une moquerie bon enfant, entre frères. On ne se haïssait pas, cela ne faisait pas partie de la mentalité viennoise.

»

Le Graben, le Prater, le Ring, la Hofburg et le Burg- theater deviennent sous sa plume les étapes d'un pèlerinage nostalgique et sentimental dans ce qui fut la Mecque de l'art, la capitale du ((

monde de la sécurité»

figée pour l'éternité dans ses rituels comme une momie égyptienne dans ses bandelettes. Sous le regard embué d'émotion du mémoria- liste, Vienne apparaît comme le refuge naturel de l'idéal de paix européenne et de concorde entre les peuples. A cet idéal auquel Stefan Zweig et Romain Rolland œuvrèrent de la Première Guerre mondiale aux débuts de la Seconde, le destin allait infliger une sanglante défaite. Nourri de l'idéo- logie des Lumières, idéaliste obstiné, Zweig se croyait investi d'une mission : contribuer à édifier un humanisme européen, purger le monde de ses ferments de discorde. De là, qu'il plaçait très au-dessus de son œuvre de nouvelliste

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et de romancier, de psychologue de l'âme féminine et de spéléologue des abîmes de la sexualité, son œuvre d'es- sayiste et de biographe, cherchantàpercer le secret de la création et à proposer un modèle éthique dans la tradition d'Erasme et de Montaigne.

En tant qu'Autrichien, en tant que Juif, en tant qu'hu- maniste et pacifiste, le destin de Zweig tourna au désastre.

« Tous les chevaux livides de l'Apocalypse se sont rués à travers mon existence»,notait-il sur le tard de sa vie. Trop lucide pour être dupe de ses succès et de sa célébrité, incapable de conquérir la liberté intérieure dont ses maîtres avaient témoigné, impuissant à assumer « le deuil de l'Burope» et le naufrage de ses illusions, l'esthète délicieux et velléitaire choisit, dans un ultime sursaut, de s'effacer d'un monde où la barbarie avait terrassé la civilisation. Par ce geste, accompli en 1942 en compagnie de sa femme, à l'instar du poète romantique Heinrich von Kleist et d'Hen- riette Vogel, il rejoignait le seul camp qui l'ait jamais attiré:

celui des victimes. Et témoignait que les puissances de l'art ne pouvaient rien contre l'instinct de mort.

*

* *

A rebours de l'auteur de la Pitié dangereuse, Gregor von Rezzori - né en 1914 à Czernowitz, en Bucovine, province de l'Autriche-Hongrie qui devait être rattachée à la Roumanie après la Grande Guerre, puis annexée par l'Union soviétique en 1945 avant d'être réclamée récem- ment par la république d'Ukraine - ne se complaît pas dans les tisanes de la nostalgie. Luiaussi, pourtant, a subi de plein fouet le bruit et la fureur de l'Histoire. Lui aussi s'est vu chassé de sa patrie, condamné à errer à travers l'Europe en

«personne déplacée )). Mais, contrairement à Zweig, cet aristocrate ironique, ce joueur convaincu que «qui perd gagne» est parvenu comme Julius Zihal, le héros d'un autre écrivain autrichien Heimito von Doderer, à «traverser la misère [des temps] comme un exilprovisoire )). A travers ses romans et ses récits autobiographiques, Rezzori dresse,

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sans illusions et sans regrets, un tombeau baroque à la tradition habsbourgeoise, à ses grandeurs comme à ses défaillances. Par-delà le mythe, le scalpel de l'écrivain pénètre jusqu'au cœur de la réalité historique. Le même compliment peut lui être adressé à propos de la Mort de mon frère Abel (2). Plus proche de Musil, de Nabokov et de Proust que de la tradition narrative classique dans laquelle Zweig est resté enfermé, Rezzoridisloque dans son roman le temps et l'espace, multiplie les points de vue et les niveaux de langue, pour mieux recomposer le puzzle d'une Europe en lambeaux, inapte à faire surgir un nouveau mythe fondateur. Dans les premières pages du roman, le narrateur principal soliloque sur le sens de sa quête et s'essaye à une sarcastique«analyse spectrale de l'Europe» :

«Il ny a plus pour nous, aujourd'hui, qu'un style interna- tional, et il est américain. Mais lesFrançais deviennent de plus en plus français. Les Espagnols, les Suédois, les japonais deviennent à vue d'œil desAméricains mâcheurs de chewing-gum et mystiques de l'ordinateur. LesFrançais, eux, n'ont jamais été aussi intensément français...

Vous allez me demander pourquoi cela me préoc- cupe tant?«WeIl, sir» : en vertu d'un singulier«hobby»...

je cherche l'autre moitié de ma vie. Comme les amants d'Aristophane, je suis à la recherche de la partie de moi-même que j'ai perdue. Elle m'a abandonné un jour - je suppose que c'étaità Vienne, par une journée claire et glaciale, en mars 1938... je recherche donc cette autre partie de ma vie dans les seuls endroits où ma quête soit possible : dans les contrées, les paysages, les nuages, les villes... je cherche une Europe qui était encore euro- péenne. ))

Laissons au lecteur le plaisir de suivre lui-même la sinueuse odyssée de la conscience européenne dans ce livre-labyrinthe, parfois déroutant, souvent éblouissant, toujours fascinant. Au terme de sa lecture, il se peut que l'Europe apparaisse comme l'épave du Titanic englouti ou comme un mirage qui s'évanouit quand on croit le saisir.

Peu importe, du reste, l'important est que l'on aura compris

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ce qu'elle fut et ce qu'elle peut être dans ses aspirations les plus hautes. A cet égard, Zweig et Rezzori sont, par-delà leurs différences, deux figures exemplaires d'Européens, d'écrivains européens. Avec des réussites inégales, tous deux ont usé de l'héritage habsbourgeois, de la tradition cosmopolite de la«Cacanie»(1'Autriche impériale et royale) pour affronter et comprendre l'esprit du temps. Par eux nous savons désormais que l'avenir du«bon Européen» se confond sans doute avec cet«homme sans qualités» dont Musil tenta le portrait. •

1. Traduit de l'allemand par Hélène Denis-]eanroy, Belfond, 250 p.

2. Plon, 356 p.

3. Belfond, 600 p.

4. Traduit de l'allemand (superbement) par Christian Richard, Salvy, 796 p.

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