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Introduction. L'apprentissage de la xénophobie
CATTACIN, Sandro, ORIS, Michel
Abstract
La Suisse moderne existe depuis plus de 150 ans. Elle a été fondée sur l'intégration progressive et partielle des différences nationales, et a très tôt pu confronter le « nous » à « l'autre ». En 1910, près de 15 % de la population résidente était étrangère. Autrichiens dans le secteur des services, Italiens sur les chantiers ferroviaires et la nation, à peine formée, se demande ce qu'il convient de faire. Le discours est alors celui de l'ouverture. L'argent s'ensuit, tout comme la modernité, le confort, le bien‐être croissant. L'accueil est dans l'ensemble positif : c'est pour le bien du pays que ces nouveaux membres de la famille travaillent, (s')investissent, voire meurent dans les percées alpines, emblèmes de la Suisse nouvelle.
CATTACIN, Sandro, ORIS, Michel. Introduction. L'apprentissage de la xénophobie. In: La Barba, Morena & Stohr, Christian & Oris, Michel & Cattacin, Sandro. La migration italienne dans la Suisse d'après-guerre: Identités, discours et réalités. Lausanne : Antipodes, 2013. p. 5-12
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http://archive-ouverte.unige.ch/unige:40309
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Introduction. L’apprentissage de la xénophobie
Sandro Cattacin et Michel Oris
La Suisse moderne existe depuis plus de 150 ans. Elle a été fondée sur l’intégration progressive et partielle des différences nationales, et a très tôt pu confronter le « nous » à « l’autre ». En 1910, près de 15 % de la population résidente était étrangère. Autrichiens dans le secteur des services, Italiens sur les chantiers ferroviaires et la nation, à peine formée, se demande ce qu’il convient de faire. Le discours est alors celui de l’ouverture. L’argent s’ensuit, tout comme la modernité, le confort, le bien‐être croissant. L’accueil est dans l’ensemble positif : c’est pour le bien du pays que ces nouveaux membres de la famille travaillent, (s’)investissent, voire meurent dans les percées alpines, emblèmes de la Suisse nouvelle.
Cet écho de la prospérité d’un pays si longtemps pauvre, s’est largement éteint durant le premier conflit mondial avant de reprendre vigueur dans le contexte économique et politique tourmenté de l’entre‐deux‐guerres. Le discours politique change alors radicalement. La jeune démocratie libérale suisse se sent fragilisée face à des voisins toujours moins démocratiques, toujours plus assoiffés de conquête. Dans ce climat, la Suisse neutre se rétracte pour rester à l’écart de la polarisation entre le nationalisme et le communisme. Son hostilité à ce dernier est d’ailleurs un facteur important dans la suspicion qui va caractériser l’accueil des travailleurs étrangers, italiens en particulier. C’est dans ce climat que naît le premier débat sur la surpopulation étrangère (Überfremdung ou inforestieramento) et que la première équation xénophobe est posée, soulignant le potentiel subversif de « l’étranger ». Le sentiment de menace contre le pays et l’identité nationale, mais aussi désormais la volonté explicite de défendre les Suisses sur leur marché du travail, se sont cristallisés dans la Loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers, qui votée en 1931, entrée en vigueur en 1933, a profondément marqué, des décennies durant, les modalités de la rencontre entre majorité et minorité, anciens et nouveaux, citoyens et étrangers. Elle n’a été remplacée que récemment, et non sans difficulté, par la Loi fédérale sur les étrangers du16 décembre 2005.
La loi de 1931‐1933 a pleinement tenu son rôle lorsque dans le contexte des Trente Glorieuses, les immigrés ont afflué sur le territoire de la Confédération helvétique : 340'000 par année entre 1951 et 1960 ; 1 million de résidents, soit 18 % de la population totale du pays en 1964. Suite aux traités Suisse‐Italie de 1948 et 1964, la grande majorité d’entre eux furent des Italiens, suivis plus tard par des Espagnols, puis bien d’autres encore.
Ces flux nourrissaient à nouveau la croissance économique fulgurante du pays, mais cette fois ils furent accueillis avec une grande défiance par les politiques, syndicats compris. Contrairement à d’autres Etats, la Suisse crée d’ailleurs en ces années un statut spécial pour ses travailleurs étrangers qui met en évidence cette peur. Elle déclare, avec le statut de saisonnier, que ces immigrants ne sont pas reçus en tant qu’hommes ou femmes, mais seulement comme une main‐
d’œuvre utile, pour autant qu’elle soit saine et opérationnelle, flexible et temporaire. C’est le message qui est envoyé à ces étrangers.
Dans ce contexte d’envolée économique et de guerre froide, un nouveau discours xénophobe complète le répertoire établi dans l’entre‐deux‐guerres. Si la peur des Italiens et des Espagnols, un peu trop politisés (en plus, réputés souvent proches du parti communiste, interdit dans la Confédération) pour la paisible Suisse, reste certes un argument fondamental de fermeture, le développement d’un Etat social dans la période d’après‐guerre va rajouter de nouveaux arguments débattus publiquement : les étrangers fainéants qui profitent de l’Etat social, les étrangers qui volent les places de travail des autochtones et qui occupent les meilleurs appartements (voir les contributions de Christian Stohr dans ce volume).
Que ce discours soit légitimé par la loi de 1931 et les ordonnances d’après‐
guerre lui confère une normalité. Ce ne sont pas les marges de la société qui reproduisent la xénophobie, mais bien son centre institutionnel. Il est attendu d’être méfiant envers les étrangers. Sans surprise, le mouvement xénophobe suisse – l’Action nationale et les Républicains – trouve dans ces mentalités largement partagées un terrain fertile pour leur chasse aux étrangers.
Dans une période où les voisins européens de la Suisse jouent la carte de l’unification, où les syndicats se mettent à défendre les immigrés sans distinction, la Suisse, elle, vote en 1970 sur l’Initiative Schwarzenbach et on se met déjà à discuter du problème écologique posé par les étrangers, coupables non seulement de déranger les citoyens paisibles mais aussi d’être à l’origine du bétonnage du pays. Cette initiative Schwarzenbach a profondément choqué les travailleurs étrangers présents en Suisse à cette époque, de même que son rejet de justesse. Alors que Angelo Maiolino en analyse la logique discursive dans sa contribution à cet ouvrage, Mattia Pelli en donne un témoignage particulièrement touchant, quand il évoque ces ouvriers ardes de l’aciérie Monteforno qui ont voulu offrir une fête aux habitants d’un village tessinois qui avaient, tous sans exception, voté pour le rejet de l’initiative.
En effet, si une Suisse voudrait se fermer alors que l’Europe s’ouvre, il ne s’agit pas pour autant de toute la Suisse. Dans certaines villes, comme nous le montre Giuseppe Fonte avec le cas de Lausanne, un changement se fait sentir de façon précoce (à Zurich aussi à la fin des années 1960, plus tard dans les autres villes – cf. Mahnig 2005; Cattacin et Kaya 2005 et D'Amato et Gerber 2005) et qui ne sera perceptible au niveau national que plus récemment, notamment en l’an 2000 quand Ruth Metzler a enfin mis en route une politique d’intégration portée par la Confédération (Niederberger 2004).
Dans ce livre, nous documentons ces processus à partir de divers points de vue.
Morena La Barba, dans ses deux essais, nous montre comment la migration organisée réagit à ces défis en essayant de donner une voix et une dignité aux Italiens engagés à travers les films projetés (dans les Cinéclubs des Colonie Libere Italiane) et produits (voir le texte sur le cinéaste, issu de la migration, Alvaro Bizzarri). Mattia Pelli et Paolo Barcella sont plus proches encore de la voix des étrangers. Le premier retranscrit les histoires de discrimination que les ouvriers italiens de l’entreprise Montenforno à Bodio lui ont confiées, alors que le second analyse le contenu d’un trésor qu’il a trouvé, à savoir les dissertations d’élèves de l’école italienne de la Missione cattolica de Winterthur au début des années 1970.
Dans une perspective plus institutionnelle, Matthias Hirt analyse comment l’administration fédérale va refuser d’accepter des interlocuteurs (des associations) représentant les étrangers au cours des années 1960 qui marquent l’efflorescence des mouvements anti‐étrangers. Quant à Christian Stohr, il enfonce le clou en démontrant que, plus qu’une affaire d’incompréhension, il s’agissait là d’un choix délibéré de la part des instances étatiques de régulation, avant de se pencher sur la position des syndicats et leur lecture ambivalente de la question des étrangers.
La peur de la politisation, la crainte de devoir partager avec les étrangers les avantages concédés par l’Etat social, la peur de leur impact écologique, tout cela ne suffit plus. Après les années Schwarzenbach et ses initiatives contre « l’excès d’étrangers » – comme le dit la loi en vigueur – surgit le problème culturel, comme le démontre fort bien Christelle Maire par l’analyse de l’image de l’étranger dans les campagnes xénophobes entre 1965 et 1981. Ce n’est pas que le thème de la culture n’ait pas été discuté auparavant – comme l’écrit si bien Gian Enrico Stella (Stella 2002) –, mais il va devenir l’élément clé de la nouvelle remise en cause des étrangers à partir des années 1980. Soudainement, au parlement et parmi les politiques, on se met à parler de distance et de proximité culturelles. Que s’est‐il passé ?
La construction européenne a diminué l’attractivité migratoire de la Suisse auprès des pays traditionnels de provenance. Pourtant, le besoin de main‐
d’œuvre demeure. Ainsi, non seulement de nouveaux étrangers ont été recrutés dans d’autres pays – surtout au sein de l’ancienne Yougoslavie, au Kosovo en particulier –, mais la pression migratoire en général augmente à l’extérieur de l’Union européenne. Voilà qu’arrivent également des pauvres d’Amérique du Sud, d’Afrique subsaharienne, en particulier après que le contrôle international de ces mouvements migratoires se soit affaibli avec la fin de la Guerre froide et du socialisme réel. Dans le désordre qui suit la chute du Rideau de fer, des conflits armés surgissent et produisent leurs habituels exodes, leurs camps de réfugiés et leurs requérants d’asile (Piguet 2005).
A la fin du 20e siècle, la société suisse se retrouve par conséquent non seulement confrontée à une diminution des apports de main‐d’œuvre originaires du Sud de l’Europe, mais également face à un enchevêtrement d’origines, de confessions et de provenances. Ce pluralisme, qui pourrait tout aussi bien devenir une force de la Suisse, va être combattu avec les arguments xénophobes habituels, mais également un nouvel élément : cette « distance » culturelle (jamais mesurée et d’ailleurs immesurable) et la soi‐disant impossibilité pour la Suisse contemporaine d’absorber encore plus de diversité. Bien que cette dernière idée ne soit encore une fois pas marginale, au contraire ancrée au cœur du débat, la politique proposée (les fameux « trois cercles ») sera rejetée, non pas par le peuple, mais par une perspicace Commission européenne contre le racisme qui y a vu – à juste titre – une logique absurde dans ces arguments. Comme l’affirme Amin Maalouf dans son livre Origines, il y a plus de proximité culturelle entre lui et un habitant de la ville de Séoul qu’entre lui et son arrière‐grand‐père (Maalouf 2004).
Pourtant, le discours demeure, tout comme il a été au centre des campagnes politiques de ces dernières années. Il reste également fortement ancré dans l’imaginaire de la population suisse, comme cela ressort régulièrement des
sondages (Cattacin et al. 2006). D’un point de vue sociologique, cet apprentissage collectif d’une image négative de l’autre, vêtu des habits de l’étranger, comporte deux risques importants : premièrement, celui d’un renforcement de la fermeture pour ainsi dire incestueuse de la société, entraînant une perte de sa capacité d’innovation et de transformation et, deuxièmement, le risque d’une aggravation du conflit social entre les Suisses et les étrangers qui, au lieu de collaborer, vivent dans un climat de méfiance, au travail, à l’école, dans les activités sociales, noyant le moteur de l’intégration et de l’ascension sociale, basé sur la confiance mutuelle. Rappelons qu’entre 1983 et 2004, trois initiatives populaires visant à favoriser la naturalisation des deuxième et troisième générations ont été rejetées par le peuple.
Dans un modèle que les spécialistes des migrations en Suisse n’ont cessé de reprendre, critiquer et améliorer, Thomas Marshall (1965) a justement posé ce que l’on peut appeler une typologie des droits à la participation, qui reste une grille de lecture précieuse. D’abord, l’Etat (souvent « les » Etats dans la Confédération suisse) a concédé aux étrangers des droits sociaux (limités d’abord, complets très tardivement), leur a demandé un engagement financier pour la collectivité par la contribution à la sécurité sociale et aux impôts, mais a longtemps maintenu sous des formes diverses des restrictions aux droits civiques (et civil), par exemple dans le champ si crucial du regroupement familial. Quant au plein exercice des droits politiques, il ne vient qu’avec la naturalisation, même si à nouveau des nuances existent entre cantons (D'Amato 2001; Bolzman 2001, 2006). Ceci implique, pour la personne dotée d’un passeport étranger, que le sens des responsabilités développé à travers la participation sociale et l’engagement civique, par exemple dans les associations d’immigrés ou les syndicats, n’est pas pris en considération dans le processus d’inclusion citoyenne. S’ensuivent des sentiments d’injustice et des dynamiques d’auto‐exclusion, le repli sur des organisations propres, des positions de méfiance, laissant l’ambivalence et le conflit latent s’installer dans les relations entre les autochtones et les étrangers.
De tous ces points de vue, l’histoire suisse est spécifique, mais aussi typique. En effet, la formation de l’Etat‐nation d’abord, puis de son Etat social ensuite, a systématiquement fait ressurgir la problématique de l’inclusion et de l’exclusion de l’Autre. Qui est citoyenne ou citoyen, qui a accès aux services sociaux financés par les contributions des personnes salariées et des contribuables ? Ce sont des questions légitimes mais comme elles n’appellent pas nécessairement une réponse identique, elles soumettent la dynamique d’une société constituée en Etat‐nation et en un Etat social protecteur au défi d’organiser une société territorialement définie. Andreas Wimmer a analysé et décrit cette dynamique particulière en parlant de l’ombre de la modernité (Wimmer 2002): d’un côté, l’Etat‐nation et l’Etat social ont permis d’améliorer constamment les conditions de vie des citoyens et des citoyennes; de l’autre, c’est justement l’accès à la citoyenneté qui fait l’objet de débats engageant les processus d’inclusion ou de rejet des étrangers. L’histoire suisse de l’inclusion reflète cette tension avec, au‐
delà de discours sur les différences supposées entre Suisses et étrangers, une problématique de distribution de pouvoir par des droits et par la participation.
Ce livre se veut un instrument de compréhension d’une trop longue histoire d’…
incompréhension. Nous avons focalisé notre analyse sur la période chaude de
l’après‐guerre, là où débutent les mouvements qui sont aujourd’hui installés au centre du système politique suisse (Skenderovic 2009 ; Skenderovic et D'Amato 2008), sans qu’ils assument la responsabilité engagée et le risque d’attiser le feu qui couve. Ce livre se veut aussi plus académiquement une contribution à une historiographie sociale d’une période rarement analysée sous l’angle de la question migratoire. Nous souhaitons ainsi apporter un éclairage nouveau sur des moments de l’histoire suisse qui méritent d’être mieux connus, car ils expliquent en partie le présent.
Les travaux ont été coordonnés par Christian Stohr et Morena La Barba. Nous remercions les Archives Sociales de Zurich qui ont soutenu la publication et une partie de la recherche présenté dans cet ouvrage, Erik Verkooyen pour ses traductions et révisions de textes et la maison d'édition Antipodes pour l'accompagnement de la publication.
Références
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