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Prendre d'assaut l'événement historique : Guy Debord et Mai 68

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PRENDRE D’ASSAUT L’EVENEMENT HISTORIQUE : GUY DEBORD ET MAI 68

Un événement, des événements

On parle très souvent des « événements de mai 68 », comme si le pluriel de la formule, quelque peu euphémistique, permettait d’éviter la question essentielle quant à cette page de l’Histoire de France : peut-on parler d’un événement historique pour cette période d’agitation universitaire muée au bout de quelques semaines en grève générale ? Jean Garrigues, dans son ouvrage sur la France de la Ve République, le décrit ainsi : « Mai 68, c’est d’abord, et avant tout, la déclinaison française d’un mouvement de révolte international, qui traduit le désenchantement de toute une jeunesse face à la société de consommation des années soixante, source de cette aliénation collective dénoncée par le sociologue germano-américain Herbert Marcuse dans L’Homme unidimensionnel (1964). »1 Quelque chose relève avec mai 68 de la mutation sociologique soudaine, du changement de mentalité dans l’Occident industrialisé : des révoltes étudiantes naissent dès lors aux Etats-Unis et plus spécifiquement sur le campus de Berkeley et s’articulent autour de la dénonciation de la ségrégation raciale, puis autour de l’opposition à la guerre du Vietnam. C’est la date du 22 mars qui est traditionnellement connue pour être le point de départ du mouvement de mai : ce jour-là, à Nanterre, quelques dizaines d’étudiants occupent la salle du conseil de l’Université. Les incidents vont se multiplier et aboutir à la fermeture du campus le 2 mai par le doyen Grappin, entraînant le repli des étudiants à la Sorbonne, l’évacuation de celle-ci le 3 mai au soir et les premiers affrontements avec la police. Suivent de nombreuses manifestations étudiantes, une première nuit des barricades le 10 mai et une grève générale, qui lancée le 13 mai, va atteindre les neuf millions de participants autour du 24 mai. On connaît plutôt bien la suite, de Charléty jusqu’à la fuite du général de Gaulle à Baden-Baden, en passant par la candidature de Pierre Mendès-France à la direction d’un gouvernement provisoire. Seule une mésentente entre la gauche communiste et non-communiste, l’hésitation trop longue de la direction de la CGT et du PCF devant une prise de pouvoir permettront au président de la République de rassembler ses idées et de s’offrir une sortie de crise inespérée et même une victoire électorale en juin 1968.

N’étant pas historien, nous ne trancherons pas sur la question de cette désignation de mai 68 comme un

« événement » historique, mais nous garderons en tête cette problématique, en posant l’hypothèse suivante : certains écrivains, considérant qu’ils se devaient, par leurs travaux et leur activisme, de bouleverser l’ordre social et même l’ordonnancement du réel, ont non seulement considéré les événements de mai comme un événement historique, mais ont même, dans les années précédant l’agitation, dans l’agitation elle-même, participé à son élaboration. Comment, dès lors, ont-ils représenté cette séquence historique, alors même qu’ils l’appelaient de leurs vœux et y travaillaient ? Quels textes ont été écrits auparavant pour faire advenir cette séquence ? Et s’ils en ont été acteurs, comment se transforment-ils en témoins ?

Guy Debord, les situationnistes et mai 68

Systématiquement, les situationnistes sont cités dans les exégèses consacrées à mai 68. Ils sont généralement pris dans une énumération : on parle d’une foule de groupuscules politiques d’extrême gauche – trotskistes, maoïstes, anarchistes – et l’on y inclut les situationnistes, malgré cette différence majeure : les situationnistes sont plus une avant-garde littéraire qu’un groupe politique, et leur revue, Internationale Situationniste, est un objet relativement inclassable où se mêlent de 1958 à 1969 réflexions politiques sur le langage et sa domination, pamphlets acerbes contre les penseurs des années 60 ou critiques de l’urbanisme comme outil d’aliénation.

L’animateur principal de cette revue est Guy Debord, écrivain et cinéaste, dont le livre La Société du Spectacle, paru en 1967 chez Buchet-Chastel, est l’une des sources les plus importantes des idées qui vont agiter mai 68. Essai très structuré, il est constitué de neuf parties regroupant 221 fragments qui dissertent sur l’aliénation contemporaine, décrivant le monde contemporain comme une gigantesque accumulation de spectacles, le spectacle n’étant pas pour lui un ensemble d’images mais « mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images »2. Guy Debord, artiste et révolutionnaire, décrypte dans cet ouvrage les mécanismes d’usurpation du réel et du vivant par les processus idéologiques capitalistes et communistes bureaucratiques et prône une révolution prolétarienne débouchant sur un gouvernement par conseils ouvriers.

1 Jean Garrigues, « La révolte de mai », La France de la Ve République, dir. Jean Garrigues, Paris, Armand Colin, 2008.

2 Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996 (1ère édition : Paris, Buchet- Chastel, 1967), p. 16.

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Mais avant cette publication importante, Guy Debord et les situationnistes ont déjà eu une influence sur les groupuscules étudiants qui vont mettre le feu aux poudres en mai 68, notamment à Nanterre, à Nantes et à Strasbourg. Ainsi les événements de mai 68 trouvent un phénomène précurseur dans le scandale de Strasbourg et l’édition de la brochure De la misère en milieu étudiant. Dans cet opuscule, édité en 1966, l’esprit situationniste est sensible partout et les contacts établis entre les étudiants et le groupe d’avant-garde laissent penser que la main des premiers a été largement guidée dans la rédaction d’un fascicule où il est question de choquer les esprits habitués à la vulgate contestataire habituelle. On lit donc ceci dès les premières lignes : « Nous pouvons affirmer, sans grand risque de nous tromper, que l’étudiant en France est, après le policier et le prêtre, l’être le plus universellement méprisé ».

Le petit livret, dont le titre exact est De la misère étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier, est édité consécutivement à la prise de pouvoir de quelques étudiants pro-situationnistes sur l’AFGES (Association fédérative générale des étudiants de Strasbourg). Ceux-ci, dès la rentrée 1966, interrompent de nombreux cours par des jets de tomates mûres et diffusent des tracts d’inspiration situationniste, en forme de bandes dessinées dont les phylactères sont remplacés par des slogans pour le moins politiques. La diffusion de la brochure De la misère en milieu étudiant donnera là aussi l’occasion d’une provocation envers les autorités universitaires, alors même qu’elle est présentée comme un supplément spécial au numéro 16 d’Etudiants de France, organe officiel de l’AFGES.

On y trouve des jugements définitifs sur la condition étudiante et sur la soumission de la jeunesse en général, l’institution universitaire en prenant elle aussi pour son grade, puisque soupçonnée d’être le moule qui formera en série les futurs agents de la domination :

Que l’Université soit devenue une organisation – institutionnelle – de l’ignorance, que la « haute culture » elle-même se dissolve au rythme de la production en série des professeurs, que tous ces professeurs soient des crétins, dont la plupart provoqueraient le chahut de n’importe quel public de lycée – l’étudiant l’ignore ; et il continue d’écouter respectueusement ses maîtres, avec la volonté consciente de perdre tout esprit critique afin de mieux communier dans l’illusion mystique d’être devenu un « étudiant », quelqu’un qui s’occupe sérieusement à apprendre un savoir sérieux, dans l’espoir qu’on lui confiera les vérités dernières. C’est une ménopause de l’esprit.

Tout ce qui se passe aujourd’hui dans les amphithéâtres des écoles et des facultés sera condamné dans la future société révolutionnaire comme bruit, socialement nocif. D’ores et déjà l’étudiant fait rire3.

Les événements de Strasbourg apparaissent comme précurseurs d’une agitation estudiantine à laquelle les situationnistes vont notoirement participer, leur renommée grandissant et la diffusion de leurs idées et rhétorique se faisant jusqu’en mai 1968 de plus en plus importante. La publication des deux ouvrages phares de l’idéologie situationniste en 1967, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem et La Société du Spectacle de Guy Debord, excitera plus encore la curiosité des étudiants les plus réfractaires au système par une stylistique mettant l’accent sur l’ironie, la véhémence et le dédain pour toute forme d’autorité intellectuelle.

Jusqu’à mai 68, les situationnistes ne cesseront d’éditer tracts, affiches et numéros de la revue Internationale situationniste fustigeant dans l’invective et l’injure les compromissions des intellectuels ou le cynisme d’un système politique complice de la gigantesque entreprise d’aliénation des consciences. Mais ils trouveront tout particulièrement avec l’agitation étudiante un événement où appliquer leurs théories d’émancipation et de critique générale de la société capitaliste et spectaculaire.

Dès les prémisses du mouvement de mai, entre janvier et début mai 68, les situationnistes, et tout particulièrement Guy Debord, sont à l’affût des moindres signes d’agitation. Ils inondent les Enragés de Nanterre – un groupuscule anarchiste qui mène les actions les plus radicales sur le campus de Paris X – de tracts et de brochures et les encouragent à déstabiliser certains enseignements. Plus généralement, Daniel Cohn-Bendit reconnaîtra que l’influence des situationnistes a été majeure sur les animateurs du mouvement du 22 mars.

On le sait : le détonateur du mouvement concerne l’existence de « listes noires » présumées dirigées contre certains étudiants agitateurs de Nanterre, ainsi que le refus de permettre aux garçons de visiter les filles à la Cité Universitaire. N’oublions pas non plus, comme Godard le montre dans La Chinoise dès 1967, que Nanterre est une université récente, imaginée pour accueillir la masse de nouveaux étudiants apparus dans les années 60 mais que pour arriver sur le campus, les usagers traversent des bidonvilles, soudainement frappés par la misère qui accompagne cette société de consommation dont on ne cesse de leur vanter les bienfaits, et que l’on allie à un paternalisme gaulliste parfaitement en décalage avec la situation de la jeunesse. Comme le note Christophe Bourseiller dans sa biographie de Guy Debord :

A moins de sombrer dans l’élucubration « conspirationniste » échafaudant la thèse d’un savant complot, on est forcé d’observer que la révolte étudiante et ses thèmes flottent alors dans l’air du temps. En d’autres mots : la

3 Anonyme, De la misère en milieu étudiant, Paris, Sulliver, 1995, p. 10.

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jeunesse des pays industrialisés manifeste une indéniable soif de modernisation. Elle souhaite passer à un autre stade de consommation, plus ludique et plus libérée. Evolution des mœurs, envie de liberté individuelle sont les impératifs catégoriques de la jeunesse en révolte. Au sein d’un tel phénomène de masse, Enragés et situationnistes s’inscrivent certes dans le champ culturel, mais en représentent la pointe aiguë et pensante, qui met en lumière la domination du spectacle et propose un dépassement de la consommation4.

Le 22 mars, les Enragés participent avec les autres organisations étudiantes à l’occupation du bâtiment administratif de l’Université de Nanterre, pour demander la libération d’un militant opposé à la guerre du Vietnam arrêté précédemment par la police, ainsi que la mixité des résidences universitaires. Ce sont les Enragés qui vont saccager les locaux, bientôt désavoués par leurs camarades. Ils ne participeront pas au fameux Mouvement du 22 mars et à sa pétition des 141, mais on les retrouvera bien vite en Sorbonne, dès les premiers affrontements, bientôt rejoints par Guy Debord et ses amis situationnistes.

Ecriture du politique et stratégie

Les idées situationnistes ont réellement joué un rôle important dans le mouvement de mai5 et les événements seront l’occasion pour Debord de mettre en place son projet de renversement idéologique et intellectuel. Il en fait le récit comme s’il s’était agi d’une guerre, la plus décisive de toute sa vie, l’application la plus concrète de toutes ses réflexions sur le combat à mener contre le spectaculaire :

C’est un beau moment, que celui où se met en mouvement un assaut contre l’ordre du monde.

Dans son commencement presque imperceptible, on sait déjà que, très bientôt, et quoi qu’il arrive, rien ne sera plus pareil à ce qui a été.

C’est une charge qui part lentement, accélère sa course, passe le point après lequel il n’y aura plus de retraite, et va irrévocablement se heurter à ce qui paraissait inattaquable ; qui était si solide et si défendu, mais pourtant destiné aussi à être ébranlé et mis en désordre. Voilà donc ce que nous avons fait, lorsque, sortis de la nuit, nous avons, pour une fois de plus, déployé l’étendard de la « bonne vieille cause », et avancé sous le canon du temps6.

Dans un phrasé élégiaque, Debord vante le principal mérite de l’art de la guerre : avoir réuni ceux qui souhaitaient en découdre avec un système honni et les avoir projetés dans le tumulte des luttes. C’est par le mouvement que l’on se prouve à soi-même que l’on est humain, semble suggérer Debord, et la stratégie est science du mouvement. Et si la théorie a toujours chez lui côtoyé la pratique, c’est parce que les affrontements de l’Histoire ne lui ont jamais été étrangers, dans les traités et récits de guerre7 comme dans la réalité d’une communauté parisienne en révolte. Depuis la fin de son adolescence, Debord s’est préparé à appliquer ses thèses en leur adjoignant un volet pratique, en étudiant avec attention les écrits des grands stratèges. Mai 68, qu’il a participé à nourrir de ses écrits, va constituer pour lui l’événement tant attendu, un véritable point possible de basculement.

Concrètement, pendant les événements de mai 68, Debord a joué un rôle fondamental. Il est en Sorbonne, participe aux assemblées générales avec ses condisciples et tente de faire basculer les décisions dans un sens qui est le sien. Progressivement isolé, il se replie avec quelques-uns dans une salle de l’Université parisienne et échafaude un Comité pour le Maintien des Occupations qui sera cependant peu écouté. S’ils ont pesé théoriquement avant le déclenchement des événements, Debord et les situationnistes n’ont pas le poids pratique des organisations d’extrême gauche, plus structurées. La fin du mouvement ne sera pas, loin de là, à leur avantage. Ce que nous en gardons, au-delà de « l’agitation », c’est un ensemble de traces esthétiques, du slogan aux mises en page d’affiches, et surtout de nombreux textes mettant en scène l’événement historique immédiatement après son apparition. Peu après les événements, les situationnistes, dans la revue Internationale Situationniste ou dans un ouvrage collectif intitulé Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, rédigé par eux et certains étudiants qui les accompagnent désormais, tirent le bilan d’une telle

4 Christophe Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, Paris, Plon, 1999, p. 266.

5 Pour s’en convaincre, on se référera tout particulièrement à l’ouvrage de Pascal Dumontier, Les situationnistes et mai 68. Théorie et pratique de la révolution (1966-1972) (Paris, Gérard Lebovici, 1990), ainsi qu’aux ouvrages de Richard Gombin, Les origines du gauchisme (Paris, Seuil, coll. « Points Politique », 1971), de Hervé Hamon et Patrick Rotman Génération (vol. I et II, Paris, Seuil, 1987-88).

6 Guy Debord, « In girum imus nocte et consumimur igni », Œuvres cinématographiques complètes (1952- 1978), op. cit., pp. 261-262.

7 Debord cite volontiers La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, les Mémoires de Gouvion de Saint-Cyr, celles de Turenne, le Précis analytique de l’art de la guerre du Lieutenant-colonel Racchia, Jomini, Hérodote et Clausewitz, sans oublier L’Iliade d’Homère.

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agitation, des tactiques employées, et des batailles perdues. Immédiatement après les événements, c’est bien une réflexion stratégique que Debord entame avec ses amis situationnistes. Il cite Clausewitz et Gracián pour étayer son analyse des événements et des combats. Là encore, il utilise la science des lieux que préconisent les grands maîtres de guerre pour indiquer par quelles voies l’occupation des sols aurait été possible. Dans Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, c’est bien aux lieux et à leurs caractéristiques que sont imputées les premières causes d’une révolte comme celle de l’université de Nanterre :

Le terrain était particulièrement révoltant. Nanterre était moderne dans le choix des titulaires de chaire exactement comme dans son architecture. [...] Le décor était à l’avenant : aux « grands ensembles » et aux bidonvilles qui leur sont complémentaires, l’urbanisme de l’isolement avait greffé un centre universitaire, comme microcosme des conditions générales d’oppression, comme esprit d’un monde sans esprit. Le programme, donc, de ne plus laisser parler ex cathedra les spécialistes du truquage, et de disposer des murs pour un vandalisme critique, devait faire le plus grand effet8.

Abondamment illustré de tracts, photomontages, illustrations, photographies du mouvement et de ses protagonistes - dont Guy Debord et ses compagnons - Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations est une chronique stratégique, un journal de campagne et un mode d’emploi de futurs soulèvements.

Un plan du complexe universitaire de Nanterre vient situer les lieux d’où émergea ce conflit : adjoint aux fameuses citations de Hegel et Marx déjà présentes dans La Société du Spectacle, il vient affirmer la similitude de l’ouvrage avec les écrits situationnistes et en particulier leur critique de l’urbanisme fonctionnaliste - comme occupation d’un territoire populaire par le pouvoir - à travers la mise en place d’une architecture aliénante.

Comme en témoigne le titre de l’ouvrage, il est question pour les situationnistes de reprendre possession des lieux symboliques d’une colonisation de la pensée par la doxa. L’Université, pour Guy Debord, est l’un de ces endroits et c’est là que doit naître l’enchaînement de situations construites nécessaires à une révolution nouvelle. « Occuper » : voici l’un des maîtres mots de l’art révolutionnaire situationniste. Occuper pour affirmer sa présence, pour être en vie face au mouvement de régression - poussée vers la contemplation et la consommation - qu’impose le spectaculaire et qui dirige l’homme vers le non-vivant. Reprendre possession des espaces où les communautés s’élaborent pour les faire redevenir lieux de la véritable communication. C’était le projet déjà élaboré dans la brochure De la misère en milieu étudiant et ce sera le constat tiré des événements de mai dans un article du numéro 12 d’Internationale Situationniste, intitulé « Le commencement d’une époque » :

Ce mouvement était la redécouverte de l’histoire, à la fois collective et individuelle, le sens de l’intervention possible sur l’histoire et le sens de l’événement irréversible, avec le sentiment du fait que « rien ne serait plus comme avant » ; et les gens regardaient avec amusement l’existence étrange qu’ils avaient menée huit jours plus tôt, leur survie dépassée. Il était la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de l’ensemble de l’organisation ancienne de la vie réelle, la passion de la généralisation, de l’unification. Dans un tel processus, la propriété était niée, chacun se voyant partout chez soi. Le désir reconnu du dialogue, de la parole intégralement libre, le goût de la communauté véritable, avaient trouvé leur terrain dans les bâtiments ouverts aux rencontres et dans la lutte commune : les téléphones, qui figuraient parmi les très rares moyens techniques encore en fonctionnement, et l’errance de tant d’émissaires et de voyageurs, à Paris et dans tout le pays, entre les locaux occupés, les usines et les assemblées, portaient cet usage réel de la communication. Le mouvement des occupations était évidemment le refus du travail aliéné ; et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes et du temps9. Cette fois-ci, c’est une photographie de la Sorbonne occupée qui vient illustrer le propos situationniste.

Comme le relate Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, comme Debord le note dans In girum imus nocte et consumimur igni, c’est depuis une petite salle de la plus célèbre Université française que s’élaboreront quelques-uns des plus célèbres fragments et slogans poétiques révolutionnaires de la deuxième partie du XXème siècle, que l’idée d’une vraie présence de l’homme au monde, de sa complète libération trouvera une réalité.

Comme le prophétisait Raoul Vaneigem dans son ouvrage Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations, dès 1967 : « de ce chaos sortiront des formules qui tireront à bout portant sur nos ennemis ». On découvrira donc sur les murs des campus des maximes telles que « Prenez vos désirs pour la réalité », « Ne travaillez jamais », « L’ennui est contre-révolutionnaire », « Le savoir n’est pas un bouillon de culture » tandis que quelques-unes des affiches les plus célèbres du mouvement témoigneront du souci de condensation linguistique des situationnistes. Elles présenteront en grandes lettres blanches sur fond noir les propositions suivantes : « Fin de l’université », « A bas la société spectaculaire-marchande », « Le pouvoir aux conseils des travailleurs ». Pour les situationnistes, il est question de couvrir l’espace, stratégiquement, d’un phrasé subversif, d’injonctions à vivre la vie sans concession.

8 Anonyme, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Paris, Gallimard, 1968, pp. 29-30.

9 « Le commencement d’une époque », Internationale Situationniste, n° 12, op. cit., pp. 571-572.

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Une photo du douzième numéro de la revue Internationale Situationniste montre le retour du slogan

« Ne travaillez jamais » que Debord aurait tracé sur les murs de la rue de Seine au début des années 50. Près d’une quinzaine d’années après, Debord voyait le programme poétique et révolutionnaire de l’Internationale Lettriste qu’il avait animé dans les années 50 trouver une nouvelle application. Non seulement s’agit-il de voir s’ériger de nouvelles règles et d’occuper le terrain et les sols, comme dans toute lutte sociale, mais aussi d’aller vers la réalisation d’une esthétique d’avant-garde et de faire d’un événement politique une véritable fête révolutionnaire, foncièrement poétique, comme le constate Vincent Kaufmann :

Le CMDO [Conseil pour le Maintien des Occupations] a été une affaire de communication et donc de poésie en acte. [...] Communication véritable, émissaires, errances, voyages : Debord pourrait tout aussi bien parler dans ces termes des années Saint Germain des Prés, des fêtes de Florence ou des folies espagnoles. Il s’agit toujours des cercles de l’aventure poétique et de ces moments privilégiés où le poétique se manifeste irréfutablement10.

Car c’est en fin de compte un programme poétique d’émancipation que Debord voit temporairement s’appliquer dans les lieux occupés en mai 68. Synthèse d’une réflexion irréductible sur l’esthétique de vie devenue poétique et d’une affirmation métaphysique de la présence de l’homme au monde, les « événements de mai » apporteront un exemple irrévocable d’une double construction idéologique, entre art de vivre et désaliénation. C’est le jeu et la stratégie situationniste, ainsi que leur terreau lettriste, qui se verront offrir un échiquier et une partie certes éphémères, mais inscrits durablement dans la mémoire historique.

Conclusion

Plusieurs années après, dans les différents livres qui naîtront de sa plume et notamment les ouvrages à tonalité autobiographique, Debord donne une représentation à la fois mélancolique et lyrique de mai 68. Dans In girum imus nocte et consumimur igni, en 1978, Debord évoque ainsi ce point de culmination de son activité critique et militante, dressant un bien amer constat :

Voilà comment s’est embrasée, peu à peu, une nouvelle époque d’incendies, dont aucun de ceux qui vivent en ce moment ne verra la fin : l’obéissance est morte. Il est admirable de constater que les troubles qui sont venus d’un lieu infime et éphémère ont finalement ébranlé l’ordre du monde. [...] La première phase du conflit, en dépit de son âpreté, avait revêtu de notre côté tous les caractères d’une défense statique. Etant surtout définie par sa localisation, une expérience spontanée ne s’était pas assez comprise en elle-même, et elle avait aussi trop négligé les grandes possibilités de subversion présentes dans l’univers apparemment hostile qui l’entourait. Alors que l’on voyait notre défense submergée, et déjà quelques courages faiblir, nous fûmes quelques-uns à penser qu’il faudrait sans doute continuer en nous plaçant dans la perspective de l’offensive : en somme, au lieu de se retrancher dans l’émouvante forteresse d’un instant, se donner de l’air, opérer une sortie, puis tenir la campagne, et s’employer tout simplement à détruire entièrement cet univers hostile, pour le reconstruire ultérieurement, si faire se pouvait, sur d’autres bases. Il y avait eu des précédents, mais ils étaient alors oubliés11.

Et, de l’adaptation cinématographique de La Société du Spectacle en 1973 jusqu’à Panégyrique vingt ans plus tard, la tonalité mélancolique va finalement l’emporter. Mais Debord insiste toujours sur l’aspect stratégique lorsqu’il évoque l’événement, même s’il ne souhaite plus extraire de la leçon historique, de la retranscription de l’événement une sorte de mode d’emploi susceptible de servir pour d’autres assauts contre la société du spectacle. A l’instar des auteurs qu’il révère, dont il suit les traces littéraires, d’Hérodote à Clausewitz, de Marx au Cardinal de Retz, Debord souhaite vers la fin de sa vie – il se suicide en 1994 – faire de sa réflexion sur la stratégie, de sa retranscription de l’événement historique non plus un modèle enthousiasmant à suivre, mais une belle page littéraire. Aussi écrit-il dans Panégyrique : « L’histoire est émouvante. Si les meilleurs auteurs, participant à ses luttes, s’y sont montrés parfois moins excellents que dans leurs écrits, en revanche elle n’a jamais manqué, pour nous communiquer ses passions, de trouver des gens qui avaient le sens de la formule heureuse »12. Mai 68 est définitivement passé pour Guy Debord, et la retranscription qu’il en a donné peut se ranger dans les archives de la révolte poétique et politique. A d’autres que lui de faire à leur tour l’événement historique.

Matthieu Remy

10 Vincent Kaufmann, Guy Debord ou la révolution au service de la poésie, op. cit., p. 270.

11 Guy Debord, « In girum imus nocte et consumimur igni », Œuvres cinématographiques complètes (1952- 1978), op. cit., pp. 246-248. C’est nous qui soulignons.

12 Guy Debord, Panégyrique, Paris, Gallimard, 1993, p. 73.

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