Introduction : Le fait historique comme événement
La définition de l’histoire est fondamentalement liée à l’idée que le temps est « le lieu d’intelligibilité des phénomènes historiques » (Marc Bloch)
ð Définir l’histoire comme une succession de périodes, revient donc, en définitive, à poser la question de l’événement historique. En effet, seul l’événement, c’est-‐à-‐dire ce par quoi se produit un changement, permet d’introduire la distinction qui fonde la périodisation.
ex. : La périodisation classique, qui s’est imposée comme découpage de l’histoire en France, et qui organise par exemple les programmes de l’enseignement secondaire depuis 1865 (programmes Duruy), fait se succéder 4 périodes séparées par des événements politiques : Antiquité (écriture-‐476), Moyen-‐âge (476-‐1453), Temps modernes (1453-‐1789), Époque contemporaine (1789-‐nos jours). Et des discussions peuvent naître sur la validité de ces bornes sans en remettre en cause le principe : 395 plutôt que 476 (voir la Revue historique en 1876), ou 1492 plutôt que 1453 (NB : discussions fondées sur la contestation de bornes trop « occidentales », voire « françaises »).
ð La question de l’événement apparaît bien ainsi comme primordiale pour la pensée historique.
Il est alors nécessaire de définir l’événement historique, si c’est bien lui qui introduit à une lecture historique des sociétés humaines. Lecture historique, c’est-‐à-‐dire temporalité linéaire, assignant un début et une fin à l’évolution de l’humanité, une fin qui ne soit pas réitération du début (rupture du cycle, notion de progrès et évolutionnisme historique, voir plus haut).
Texte de JF Sirinelli [*1949, ENS et ag d’histoire, formé à Paris I (1975) Centre d’analyse comparative des systèmes politiques, et à Nanterre (JJ Becker, R. Rémond), 1974-‐1985 : Khagneux et normaliens des années vingt. Histoire politique d’une génération d’intellectuels (1919-‐1945), Fayard, 1988.
Professeur universités Lille III 1987-‐1998 (+ Institute for French Studies, NY University) ; puis IEP de Paris (1998) : directeur CHEVS (2000, après Milza), co-‐dir. Revue historique, co-‐dir. coll. « Le Nœud gordien » PUF. Histoire des droites en France, Gallimard, 1993 ; Pour une histoire culturelle, Seuil, 1997].
1. Les caractères de l’événement historique
ð La question de la définition de l’événement historique se trouve ainsi très tôt au cœur des réflexions sur l’histoire. Très tôt, c’est-‐à-‐dire, relativement à la formation de l’histoire comme profession et comme discipline, dès le XVIIIe siècle, tant en France qu’en Allemagne ou en Angleterre. C’est qu’elle relève de la définition de la pratique même de l’histoire comme forme de savoir sur les sociétés.
A. L’événement est un fait singulier à Unicité de l’événement
Ce caractère découle de l’introduction d’une lecture évolutionniste de l’histoire. L’événement historique est donc par définition non reproductible.
à Brièveté de l’événement
La notion d’événement renvoit à une appréhension du temps historique qui privilégie l’instant sur la durée. C’est l’objet d’un débat philosophique entre Bergson (la durée comme donnée immédiate de la conscience) et Roupnel (L’intuition de l’instant : voir Bachelard).
Mais l’expérience de la pratique de l’hisoire tendrait à faire penser que l’opposition instant/durée est complexe. En effet, les historien qualifient « d’événement » des réalités diverses.
ex. : 14 juillet 1789 et Révolution française à L’événement est par conséquent datable.
Et le travail de l’historien consiste en premier lieu à établir de manière la plus exacte possible cette date. Le problème réside alors dans ce que veut dire « la plus exacte possible », c’est-‐à-‐dire dans la durée de l’événement.
B. L’événement comme rupture inattendue à Soudaineté de l’événement
Il s’agit d’un corollaire de sa, relative, brièveté. L’événement surgit alors que l’on ne s’y attend pas, quels que soient les signes « précurseurs », lesquels sont d’ailleurs le plus souvent perçus comme tels après coup.
ex. : Révolution française ou Grande guerre à Imprévisibilité de l’événement
Furet : quelles que soient les causes que l’ont peut, effectivement, assigner à l’événement, aucune d’entre-‐elles ne permet d’expliquer pourquoi l’événement se produit au moment où il se produit. Il n’y a pas de prévisibilité de l’événement, ce qui est intrinsèquement lié à son unicité.
S’il est unique, non répété, l’événement est donc imprévisible.
Cela touche à la question complexe de la causalité en histoire : sans déterminisme (une cause produit un effet), il devient impossible de prévoir. Et quand bien même une cause produirait un meêm effet (crise économique = montée des extrémismes politiques), ne serait pas résolue la question du moment et de la forme historique que prendrait ce phénomène.
à Irrévocabilité de l’événement
En revanche, une fois advenu, l’événement est irrévocable. C’est cette conscience qui, après la Révolution de 1789, et en fait dès le moment où elle se produit (apparition immédiate de la notion « d’Ancien régime »), réoriente la conscience historique européenne. Il en va de même, mais avec une moindre ampleur pour 1914, 1945 ou 2001 (voir déjà I.)
Bachelard : l’événement est ce qui, une fois produit, interdit de penser sans faire référence à lui.
C. L’événement comme conscience de la rupture
à L’événement s’impose tout d’abord comme réalité contemporaine, par son retentissement.
L’événement se mesure tout d’abord à son impact dans le moment même où il se produit. Et cet impact dépend précisément du moment et du lieu de l’événement.
ex. : 11 septembre 2001 ou 14 juillet 1789.
Les modalités changent, mais demeure le point commun de la diffusion « immédiate » (à l’échelle du monde du moment, à la vitesse des moyens de communication existants) de la connaissance de l’événement. L’événement est donc en premier lieu « ce qui fait événement » dans la vie de la société qui lui est contemporaine.
à L’événement s’impose ensuite dans la mémoire des sociétés.
Ce qui implique trois éléments complémentaires : il fait référence et peut être mobilisé (et donc réactualisé : ex. : 14 juillet 1935) ; il peut donner lieu à commémration (1889, 1989) ; et il est enjeu de mémoires contradictoires (ex. : génocide franco-‐français, Vendée).
à La notion de retentissement implique une mesure dans la durée : il y a donc une contradiction L’impact de l’événement comporte une autre dimension, celle de ses conséquences. C’est là qu’il devient proprement historique, en s’inscrivant dans la durée (celle de la conscience des hommes). C’est là aussi que l’historien le saisit comme tel. Mais on retrouve dans ce travail de l’historien les différentes composantes de l’événement comme réalité contemporaine et comme mémoire.
ex. : 14 juillet 1789
Le problème est alors de savoir à quelle distance de temps l’historien devra se trouver situé pour mesurer pleinement ces conséquences (voir 2.C.).
ð Ces caractéristiques de l’événement (unicité, irrévocabilité, imprévisibilité, databilité, retentissement) sont celles par lesquelles Léopold von Ranke définissait le fait historique.
L’événement serait ainsi le fait historique par excellence, fait entendu ici dans son sens scientifique, c’est-‐à-‐dire comme portion d’une réalité (l’histoire comme réalité vécue par les
hommes) arbitrairement isolée par l’historien pour la rendre « observable », selon des procédures connues et contrôlables.
ex. : Ranke [1795-‐1886 : études de théologie et de philosophie ; professeur université de Berlin en 1825 ; 1834-‐1836 Die römischen Päpste, ihre Kirche und ihr Staat] L'historien doit présenter "ce qui s'est réellement passé (wie es eigentlich gewesen)" sans juger ces faits et en s'interdisant d'en tirer des enseignements pour un futur hypothétique
ð C’est donc bien le travail de l’historien qui détermine ce qui est événement historique ou non.
C’est ce travail qu’il faut maintenant restituer, dans la mesure où l’événement touche aux dimensions essentielles, fondatrices, de celui-‐ci.
2. L’événement comme fait historique total ?
ð Expression que j’emprunte en partie à JC Martin évoquant la prise de la Bastille comme événement historique par excellence, et étendant ce propros à l’ensemble e la RF.
ð Définir l’événement historique comme un fait historique total renvoie à la notion « d’histoire totale » qui est l’un des éléments constant du débat historique. Cette notion fut notamment l’un des enjeux majeurs du débat entre les tenants de l’école méthodique, ou de l’historicisme, et les partisans de la synthèse historique, parmi lesquels devaient se recruter les historiens de la première école des Annales, plaidant pour une histoire sociale contre l’histoire historisante de leurs prédécesseurs et maîtres.
ð Il y a totalité ici, dès lors que l’ensemble des éléments qui constituent la pratique de l’histoire se trouvent mis en jeu par la réflexion sur ce qu’est l’événement historique.
La Révolution française, mais ce n’est pas le seul, en offre un exemple marquant.
A. La question des sources (connaissance par trace) Voir IV Le document
Revenons en à l’idée première que l’histoire est une connaissance indirecte, une connaissance par trace. L’événement pose alors la question des modalités par lesquelles l’historien parvient à le connaître, et cela que l’on s’en tienne à la position première des positivistes (le fait existe, il faut le restituer) ou à celle de leurs contradicteurs (le fait est construit par l’historien).
à Les sources sont donc ce qui rend compte de l’événement, qui en conserve la trace, qui en transmet la mémoire. Elles sont liées à la nature et à l’intensité de l’événement : 14 juillet 1789, 11 septembre 2001
à Elles sont également liées, au moment et au lieu où se produit l’événement.
L’appréhension de l’événement en histoire n’est donc pas homogène selon les périodes et la géographies, puisque le type et l’abondance des sources diffèrent sensiblement.
à Ces sources demandent dans tous les cas un travail de vérification, de croisement.
Ainsi de la revendication des attentats pour le 11 septembre, mais aussi de la mise en scène de l’événement (par CNN notamment, mais également la profusion des sources privées, audio et vidéo : or ces sources sont immédiatement [et médiatiquement] exploitées à des fins autres que celles de la compréhension historique : commerciales ou politiques).
B. Les niveaux de lecture de l’événement (totalité sociale)
Dire d’un événement que c’est un fait historique total implique en second lieu de considérer qu’il traverse les différentes strates de la réalité sociale qui lui est contemporaine.
La question est donc ici celle des histoires que l’on peut écrire à partir de l’événement.
à La première dimension est bien celle qui a fait rejeter l’événement comme secondaire dans le compréhension historique au milieu du XXe siècle (Braudel et la Méditerranée, préfaces de 1949 et 1963 : rejet de Philippe II en troisième partie de l’ouvrage) : la restitution de l’événement « en lui même », au travers de l’analyse des intentions de ses acteurs.
ex. : 14 juillet 1789
André ALBA. Histoire classe de 3e. Paris : Librairie Hachette, « Histoire contemporaine », 1940.
3. Deuxième tentative du roi. Le 14 juillet.
Pourtant Louis XVI ne s'avouait pas vaincu. Il pensait à dissoudre l'Assemblée. Or celle-‐ci venait, le 9 juillet, de prendre le nom d'Assemblée Constituante et discutait déjà un plan de constitution. Il fallait se hâter si on voulait la détruire. Le roi concentra autour de Versailles près de 20 000 soldats et se crut assez fort pour renvoyer Necker, le seul de ses ministres qui fût populaire (11 juillet). Très courageusement les députés protestèrent, affirmèrent que Necker « emportait les regrets et l'estime de la nation ». Mais que pouvait l'Assemblée? À la force, il fallait opposer la force. C'est alors que, pour sauver l'Assemblée -‐ et, avec elle, la Révolution -‐ le peuple de Paris se leva, fit sa première « journée ». […]
Le 14 juillet, l'insurrection se développa, encouragée par l'attitude du régiment des gardes-‐françaises, prêt à se joindre a l'émeute. La foule, Où l'on comptait beaucoup de bourgeois, cherchait des armes : pour en trouver elle envahit l'Hôtel des Invalides, y prit des canons et plusieurs milliers de fusils. Puis elle se dirigea vers la Bastille, la vieille forteresse qui dominait Paris du côté de l'Est et dont les canons étaient braques sur la ville. Forteresse royale, prison d'État, la Bastille n'avait qu'une petite garnison de Suisses et d'Invalides, mais elle était le symbole de l'absolutisme et de l'arbitraire. Une députation alla parlementer avec le gouverneur, de Launay; soudain, un coup de feu ayant été tiré du haut des tours, la foule donna l'assaut à la forteresse; après quatre heures de lutte, la Bastille fut prise. On ne put empêcher que cette grande victoire du peuple ne fût souillée par des actes de sauvagerie : de Launay, puis le prévôt des marchands Flesselles, accusés de trahison, -‐furent massacres par une populace en furie.
C’est donc une histoire éminemment politique, et qui forme effectivement l’origine de la professionnalisation de l’histoire (voir III et V)
à Mais l’événement peut ouvrir à d’autres formes d’histoire.
Ainsi du 14 juillet 1789, encore, dès lors que l’on se penche non plus sur les intentions des acteurs, mais sur leur sociologie.
ex : Soboul et les vainqueurs de la Bastille, qui ouvre à l’analyse des sans-‐culottes parisiens (1958)
L’événement prend alors une nouvelle dimension, permettant d’opérer une coupe dans la société qui lui est contemporaine.
ex : Georges Duby et Bouvines (voir Annexe)
Georges Duby est né en 1919. Passionné de géographie dans un premier temps, il suit des études d’histoire et de géographie à Lyon. Il s’oriente rapidement vers l’histoire économique et sociale du Moyen Age. Agrégé d’histoire en 1942, il soutient, à Besançon, sa thèse consacrée à la société en Mâconnais aux XIe et XIIe siècles. Après Lyon et Besançon, c’est à Aix-‐en-‐Provence qu’il continue ses recherches et où il crée un foyer d’études renommé. Il est élu au Collège de France en 1970 puis à l’Académie française en 1987. Ce grand médiéviste, qui s’est inscrit dans l’école des Annales, s’est de plus en plus intéressé aux systèmes idéologiques et aux représentations que la société se fait d’elle-‐même.
Concilier la longue durée et l’histoire événementielle
Le Dimanche de Bouvines a été publié à une époque où c’est l’école des Annales qui dominait la recherche historique et par un historien lui-‐même proche des Annales. Or, cette école s’intéressait à la longue durée, aux séries chiffrées, aux statistiques, à l’histoire des structures sociales et économiques. En somme, elle rejetait le singulier, l’événement, l’histoire événementielle… l’« histoire-‐batailles », l’histoire politique, diplomatique et militaire surtout, qui avait caractérisé l’école méthodique. Ce livre signifiait-‐il un retour à l’événement ?
Ce n’est pas si sûr. D’abord parce que, on l’a vu, l’événement lui-‐même n’occupe qu’une partie, la première, qui n’est même pas la plus étoffée. Ensuite, la deuxième partie est une véritable analyse sociologique et ethnographique du fait militaire aux XIIe et XIIIe siècles. Duby montre qu’un événement – en l’occurrence la bataille de Bouvines – peut éclairer toute une époque.
Enfin, la troisième et dernière partie est une analyse de la manière dont sont rapportés les faits au fil des siècles. Duby étudie la source pour elle-‐même pour comprendre comment l’événement a été « fabriqué ».
À travers un événement bien daté et bien localisé, ce sont plusieurs époques, plusieurs siècles, du XIIIe au XXe, qui sont étudiés : nous sommes en plein dans la longue durée, autrement dit dans l’esprit de l’école des Annales.
En définitive, le titre de l’ouvrage donne l’apparence trompeuse d’un retour à l’événement. Ce livre, au contraire, a cherché à concilier l’esprit des Annales et l’événement, l’analyse des structures sociales et l’histoire événementielle.
Il forme alors le pivot, mais perd son statut de fin en soi de la connaissance historique.
à Ainsi l’événement se déplace-‐t-‐il également du politique vers d’autres domaines.
ex : une approche d’histoire culturelle (JF Sirinelli) qui débouche sur la mise en évidence d’autres événements (match Carpentier, 1920).
ex : événement et analyse du discours (Guilhaumou : Discours et archive, 1994 ; Discours et événement, 2006) ; Une analyse qui peut faire retour incidemment sur la forme la plus classique du récit historique
« Nous sommes le 13 juillet 1793 en fin d’après-midi. Il règne à Paris une chaleur caniculaire. Les Parisiens déambulent dans les rues à la recherche d’un peu de fraîcheur. Une jeune personne avenante et bien habillée se présente au domicile de Marat, 30 rue des Cordeliers. Elle porte une robe de bazin mouchetée de brun et un chapeau haut de forme ceint de rubans verts. Elle s'appelle Charlotte Corday. » (Guilhaumou, 1989, 7)
« Marat […] entend les éclats de voix de Charlotte Corday et demande à la recevoir. À ce moment précis – il est 7 heures 1/4 – Marat est assis dans sa baignoire simplement vêtu d'un peignoir. Il est en train d'écrire sur une planche installée en travers de la baignoire.
Il s’arrête d’écrire et parle à Charlotte Corday. Nous avons conservé une version de cet entretien, fictive certes, mais qui nous donne une première idée de la vision commune de l'assassinat de Marat. » (Guilhaumou, 1989, 8).
à L’impact géographique (événement-‐monde)
Cette dimension renvoi à « l’histoire du monde fini commence » (Valéry, 1945). Voir VI (histoire nationale-‐histoire universelle)
C. La profondeur temporelle (plasma qui baigne les phénomènes historiques)
L’événement est le point à partir duquel l’historien peut déployer son regard, en aval, par la mesure des conséquences, en amont par la recherche des causes.
à La recherche des causes
Malgré sa complexité (liée à l’absence de déterminisme historique : question dont on pourrait discuter), la recherche des causes occupe une bonne part du travail de l’historien.
ex. : Prost, 1996 ou I.O. de 1985 pour la RF
Cela ne va pas sans contestation comme en porte témoignage les évolutions récentes des programmes d’histoire
ex. : I.O. de 1995 pour laRF
C’est cette recherche qui permet d’aborder l’événement contemporain, et qui autorise en définitive l’histoire du temps présent
ex. : Marc Bloch, 1940 ou 11 septembre 2001
Mais elle se heurte à une limite : jusqu’où doit-‐on remonter pour comprendre ?
à L’analyse des conséquences
Elle relève de la même procédure que la précédente dans la mesure où elle implique que l’épaisseur du temps, la mise en perspective, sont nécessaire à la compréhension des modalités du changement des sociétés humaines.
Elle pose, en des termes différents, la question de la distance de temps. cette fois, il s’agit de savoir à partir de quel moment il est possible de mesurer toutes les conséquences.
Et non seulement cela, mais à partir de quel moment l’implication affective de l’historien ne perturbera pas son analyse… (voir I.)
C’est l’un des points d’achoppement (à ces deux titres) de l’histoire du temps présent. Mais aussi de toute lecture d’événements historiques.
La réponse se trouve sans doute dans l’acceptation que l’historien est homme de son temps et qu’il pose à l’histoire les questions qui sont les siennes (Marrou, 1954)
ex. : René Rémond en 1989
Répondre ainsi, c’est aussi ouvrir la perspective d’un renouvellement indéfini de l’histoire. Il n’y a donc pas de fin de l’hisoire (Fukuyama, 1993).
ðL’événement, quelle que soit l’histoire que l’on pratique (ex. : l’histoire du discours n’échappe pas à cette régle), met donc bien en jeu l’ensemble des éléments qui composent cette pratique.
En revanche, toute pratique de l’histoire n’est-‐elle qu’analyse d’événements ?
3. Tout fait historique est-‐il un événement ?
ð L’histoire n’est-‐elle que la science des faits singuliers ? Une question posée déjà aux historiens par les sociologues (Durkheim, Simiand) au début du XXe siècle, et à laquelle Seignobos répondait en 1904-‐1905, par un cours sur les phénomènes généraux en histoire. Question qui anime le projet de la Revue de synthèse historique (fondée en 1900 par le philosophe Henri Berr), et qui alimente encore les critiques portées à l’histoire par Paul Valéry dans les années 1930 (voir 2. B.)
ð Un point de vue partagé par Marc Bloch :
«L'histoire, écrit Marc BLOCH, est par essence science du changement. Elle sait et enseigne que deux événements ne se produisent jamais tout à fait semblables parce que jamais les conditions ne coïncident exactement. Malgré les analogies, chaque bataille, chaque révolution a sa physionomie propre originale, distinctive. En faire abstraction ce serait passer de l'Histoire à la Sociologie. Quelles que soient les généralisations possibles, l'Histoire a pour devoir de retenir d'abord ce qui est unique et singulier, ce qui n'est arrivé qu'une fois et ne se reproduira jamais tel quel. Elle pourrait prendre pour devise le mot du poète: aimez ce que jamais on ne verra deux fois. Henri POINCARÉ a souligné d'une façon spirituelle ce caractère original de l'Histoire, si différente sur ce point de la Physique: «CARLYLE nous dit: Jean sans Terre a passé par ici, voilà ce qui est admirable, voilà une réalité pour laquelle je donnerai toutes les théories du monde... C'est là le langage de l'historien. Le physicien dira plutôt: Jean sans Terre a passé par ici, mais cela m'est bien égal puisqu'il n'y passera plus. »
Dès l’origine, et quoi que les positions énoncés par Seignobos lui soient hostile, l’effort de conceptualisation n’est pas arrêté par le triomphe de la méthode. On le retrouve tel que dans la philosophie de l’histoire, mais débarrassé des conceptions philosophiques générales pour se restreindre au champ de la compréhension historique
Lavisse et Rambaud (dir.), Histoire générale, t. 8, La Révolution française, ch. 18 : L’Italie de 1789 à 1799, par A. Pingaud, p. 784
IV. — L’Italie après campo Formio Le mouvement des idées. — […]
Presque au même instant, la République cisalpine succombait sous l’invasion austro-‐
russe, mais son existence avait été assez longue et assez agitée pour laisser dans les esprits des traces durables et les faire passer en trois ans par tous les degrés de l’initiation politique. Ils avaient été amenés par les dommages de la guerre au désir de prendre part au gouvernement ; par les formes de la république, à l’habitude de l’exercer ; par les violences du Directoire, à la conviction que l’indépendance complète était une condition de leur bonheur ; par la passion de l’indépendance, à l’idée de l’unité.
Ce fut donc dans la Cisalpine que battit réellement le cœur de l’Italie durant cette période.
A. L’unicité de l’événement est contestable (la comparaison en histoire ; les classes de faits)
Le premier constat que l’on peut établir est que l’unicité du fait historique est rien moins qu’évidente.
L’exemple du 14 juillet et de la Révolution française éclaire ce point.
à Les événements historiques ne constituent pas une classe homogène de faits.
Les événements historiques, très exactement l’ensemble des phénomènes que l’on englobe sous ce terme, relèvent en fait de réalités très différentes.
C’est ici qu’intervient à nouveau la question de la durée de l’événement.
ex. : Révolution française et 14 juillet
C’est l’une des critiques émises par l’anthropologie structuraliste dans les années 1950 (Lévi-‐
Strauss)
ex. : les événements s’inscrivent en réalité dans des classes
à L’historien lui-‐même procède par comparaison pour mesurer l’importance des événements auxquels il se trouve confronté.
Henri Pirenne [1862-‐1935 ; université de Liège en 1879, docteur en 1883 ; 1886-‐1830 professeur à l’université de Gand ; 1922, « Mahomet et Charlemagne », Revue belge de philologie et d’histoire, ouvrage en 1937], parmi les premiers, a porté son effort sur l’élucidation des conditions théoriques de validation de la comparaison en histoire. Cet effort, il est vrai, ne porte pas sur l’événement en lui-‐même, mais sur des situations sociales plus durables. Cependant, ce mode de raisonnement se trouve reconnu comme prolongement du raisonnement natural par analogie, aussi bien par JC Passeron que par A. Prost.
La comparaison revêt deux aspects : diachronique ou synchronique ; elle vise à deux buts complémentaires : distinguer et/ou identifier.
Elle permet ainsi de construire des classes de faits historiques et de proposer une réponse à la question de la généralisation en histoire (et dansles sciences sociales en général).
ex : RF et 14 juillet 1789.
B. Le fait historique est un fait social, donc de répétition
Dès lors qu’il n’y a d’événement qu’à partir du moment où l’existence d’une société se trouve mise en cause (il n’y a pas d’histoire sans les hommes, malgré l’essai des limites [ le climat, Pinagot]), l’événement peut être considéré comme un fait social. Le fait historique est donc un fait social.
Mais est-‐il un fait spécifique (unicité, etc.) ou répond à la règle des autres faits sociaux : la régularité et la répétitivité.
à Le fait historique est un fait collectif.
à Il est possible d’observer historiquement (c’est-‐à-‐dire dans le temps) des régularités.
à Le fait historique peut être répété, sans perdre son caractère d’historicité.
ex. : Jean Nicolas ou l’histoire des luttes ouvrières (XIXe-‐XXe siècle)
C. L’essentiel n’est pas dans l’événement lui-‐même
C’est ce constat qui a tout d’abord contribué au discrédit de l’histoire qualifiée d’événementielle (discrédit auquel les Annales ont largement contribué des années 1930 aux années 1970), et qui alimente depuis les années 1970/80 un retour à l’événement en histoire.
à Des réalités plus essentielles.
Rôle des premières Annales (Febvre)
Rôle des sciences sociales (Durkheim d’abord, Lévi-‐Strauss ensuite)
Rôle de la pensée marxiste, puis du structuralisme, et du développement des sociétés européennes
à Mais que l’événement peut aider à appréhender ;
ex. : Nora, 1974, Bouvines [ Duby (1919-‐1996) : ag lettres 1942, prof à Aix en 1951 ; thèse en 1953 La Société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise. 1970-1991 collège de France, Acad. 1987.
1973 : Guerriers et paysans ; 1979 : L’Europe au MA ; 1981 : Le Chevalier, la Femme et le Prêtre. Le Mariage dans la France féodale] : voir fiche – Collection « Trente journées qui ont fait la France » : Mona Ozouf : Varennes (mais aussi Brunel : Thermidor, etc.).
ð L’événement comme réalité historique fondamentale s’est donc trouvé remis en question par l’évolution de la science historique (passage du politique au social). Il n’en a pas moins fondé la première école historique française (et marqué un moment décisif de la pensée historique européenne).
Résumé du cours du 22/10/19
1. L’événement comme fait historique premier
2. De la description de l’événement à celle du sens de l’événement (Michelet, Rancière)
3. De l’intentionnalité à la sociologie des acteurs
4. Tout fait historique n’est pas événement : le fait historique comme fait de répétition, comme fait social
5. Les persistances de l’événement : cadre organisationnel des études d’histoire et de l’enseignement secondaire
6. L’enseignement de l’histoire et le fait historique
7. De nouvelles lectures de l’événement : Duby et le Dimanche de Bouvines ; l’analyse du discours en histoire et « l’événement discursif » (Guihaumou)
Documents pour le cours
Ch.-‐V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898).
Livre II Opérations analytiques.
Section II Critique interne
Ch. VII Critique interne négative de sincérité et d’exactitude P. 156 et suiv. sur le fait historique. Définition, nature, constatation.
La notion de fait, quand on la précise, se ramène à un jugement d’affirmation sur la réalité extérieure. Les opérations par lesquelles on aboutit à cette affirmation sont plus ou moins difficiles et les chances d’erreurs plus ou moins grandes suivant la nature des réalités à constater et le degré de précision qu’on veut mettre dans la formule. La chimie et la biologie ont besoin de saisir des faits délicats, des mouvements rapides, des états passagers, et de les mesurer en chiffres précis. L’histoire peut opérer sur des faits beaucoup plus grossiers, très durables ou très étendus (l’existence d’un usage, d’un homme, d’un groupe, même d’un peuple), exprimés grossièrement par des mots vagues sans mesure précise. Pour ces faits beaucoup plus facile à observer elle peut être beaucoup moins exigeante sur les conditions d’observation. Elle compense l’imperfection de ses procédés d’information par son aptitude à se contenter d’informations faciles à prendre.
Les documents ne fournissent guère que des faits mal constatés, sujets à des chances multiples de mensonge ou d’erreur. Mais il y a des faits pour lesquels il est très difficile de mentir ou de se tromper. — La dernière série des questions que doit se poser la critique a pour but de discerner, d’après la nature des faits, ceux qui, étant très peu exposés aux chances d’altération, sont très probablement exacts. On connaît en général les espèces de faits qui sont dans ces conditions favorables, on peut donc dresser un questionnaire général ; on l’appliquera à chaque fait particulier du document en se demandant s’il rentre dans un des cas prévus.
Ch.-‐V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898).
Livre II Opérations analytiques.
Section II Critique interne
Ch. VIII Détermination des faits particuliers
P. 163 et 166 Opposition entre conceptions et faits extérieurs.
I. Toute conception exprimée soit dans un écrit, soit par une représentation figurée, est un fait certain, définitivement acquis. Si la conception est exprimée c’est qu’elle a été conçue (sinon par l’auteur qui peut-être reproduit une formule sans la comprendre, au moins par le créateur de la formule). Un seul cas suffit pour apprendre l’existence de la conception, un seul document suffit pour la prouver. L’analyse et l’interprétation suffisent donc pour dresser l’inventaire des faits qui forment la matière des histoires des arts, des sciences, des doctrines 1.
— La critique externe est chargée de localiser ces faits, en déterminant l’époque, le pays, l’auteur de chaque conception. — La durée, l’étendue géographique, l’origine, la filiation des conceptions sont l’affaire de la synthèse historique. La critique interne n’a pas de place ici ; le fait se tire directement du document. P. 163
1 Voir plus haut, p. 121. — De même les faits particuliers dont se composent les histoires des formes (paléographie, linguistique) s’établissent directement par l’analyse du document.
2 On appelle ici fait extérieur — en opposition avec la conception (qui est un fait interne) — tout fait qui se passe dans la réalité objective.
3 La plupart des historiens attendent pour rejeter une légende qu’on en ait démontré la fausseté, et si, par hasard,
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II. Au contraire l’affirmation d’un document sur un fait extérieur 2 ne peut jamais suffire à établir ce fait. Il y a trop de chances de mensonge ou d’erreur, et les conditions où l’affir- mation s’est produite sont trop mal connues pour qu’on soit sûr qu’elle a échappé à toutes ces chances. L’examen critique ne donne donc pas de solutions définitives ; indispensable pour éviter des erreurs, il ne conduit pas jusqu’à la vérité.
La critique ne peut prouver aucun fait, elle ne fournit que des probabilités. Elle n’aboutit qu’à décomposer les p.162 documents en affirmations munies chacune d’une étiquette sur sa valeur probable : affirmation sans valeur, affirmation suspecte (fortement ou faiblement), affirmation probable ou très probable, affirmation de valeur inconnue.
De toutes ces espèces de résultats une seule est définitive : l’affirmation d’un auteur qui n’a pas pu être renseigné sur le fait qu’il affirme est nulle, on doit la rejeter comme on rejette un document apocryphe 3. Mais la critique ne fait ici que détruire des renseignements illusoires, elle n’en fournit pas de certains. Les seuls résultats fermes de la critique sont des résultats négatifs. — Tous les résultats positifs restent douteux, ils se ramènent à dire : « Il y a des chances pour ou contre la vérité de cette affirmation. Mais ce ne sont que des chances : une affirmation suspecte peut être exacte, une affirmation probable peut être fausse, on en voit sans cesse des exemples, et nous ne connaissons jamais assez complètement les conditions de l’observation pour savoir si elle a été bien faite. P. 166
Ch.-‐V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898).
Livre II Opérations analytiques.
Section II Critique interne
Ch. VIII Détermination des faits particuliers
P. 168 comparer pour établir un fait extérieur. # comparatisme historique (Pirenne, Bloch).
Toute science se constitue en rapprochant plusieurs observations : les faits scientifiques sont les points sur lesquels concordent des observations différentes 4. Chaque observation est sujette à des chances d’erreur qu’on ne peut pas éliminer entièrement ; mais si plusieurs observations s’accordent, il n’est guère possible que ce soit en commettant la même erreur ; la raison la plus probable de la concordance c’est que les observateurs ont vu la même réalité et l’ont tous décrite exactement. Les erreurs personnelles tendent à diverger, ce sont les observations exactes qui concordent.
Appliqué à l’histoire, ce principe conduit à une dernière série d’opérations, intermédiaire entre la critique purement analytique et les opérations de synthèse : la comparaison des affirmations.
2 On appelle ici fait extérieur — en opposition avec la conception (qui est un fait interne) — tout fait qui se passe dans la réalité objective.
3 La plupart des historiens attendent pour rejeter une légende qu’on en ait démontré la fausseté, et si, par hasard, il ne s’est pas conservé de documents en contradiction avec elle, ils l’admettent provisoirement ; c’est ce qu’on fait encore pour les cinq premiers siècles de Rome. Ce procédé, malheureusement encore général, contribue à empêcher l’histoire de se constituer en science.
4 Pour la justification logique de ce principe en histoire, voir Ch. Seignobos, Revue philosophique, juillet-août 1887. — La certitude scientifique complète n’est produite que par la concordance entre des observations obtenues par des méthodes différentes ; elle se trouve au point de croisement de deux voies différentes de recherches.
On commence par classer les résultats de l’analyse critique, de façon à réunir les affirmations sur un même fait. Matériellement l’opération est facilitée par le procédé des fiches (soit qu’on ait noté chaque affirmation sur une fiche, soit qu’on ait créé pour chaque fait une fiche seulement, sur laquelle on aura noté les différentes affirmations à mesure qu’on les rencon- trait). Le rapprochement fait apparaître l’état de nos connaissances sur le fait ; la conclusion définitive dépend du rapport entre les affirmations. Il faut donc étudier séparément les cas qui peuvent se présenter.
Ch.-‐V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898).
Livre II Opérations analytiques.
Section II Critique interne
Ch. VIII Détermination des faits particuliers
P. 174 Faits généraux, faits particuliers ~2. Voir aussi p. 182-‐183. Et la critique de Levi-‐
Strauss sur les classes d’évènements.
Voir aussi p. 183 faits historiques=date et lieu Cf. Roman vrai de Paul Veyne.
Les faits qu’il est possible d’établir sont surtout des faits étendus et durables (appelés parfois faits généraux), usages, doctrines, institutions, grands événements ; ils ont été plus faciles à observer et sont plus faciles à prouver. Pourtant la méthode historique n’est pas par elle-même impuissante à établir des faits courts et limités (ce qu’on appelle faits particuliers), une parole, un acte d’un moment. Il suffit que plusieurs personnages aient assisté au fait, l’aient noté et que leurs écrits nous soient parvenus. On sait la phrase que Luther a prononcée à la Diète de Worms ; on sait qu’il n’a pas dit ce que lui attribue la tradition. Ce concours de conditions favorables devient de plus en plus fréquent avec l’organisation des journaux, des sténographes et des dépôts de documents.
Pour l’antiquité et le moyen âge la connaissance historique est restreinte aux faits généraux par la pénurie de documents. Dans la période contemporaine elle peut s’étendre de plus en plus aux faits particuliers. — Le public s’imagine le contraire ; il se défie des faits contemporains sur lesquels il voit circuler des récits contradictoires et croit sans hésiter aux faits anciens qu’il ne voit pas contredire. Sa confiance est au maximum pour l’histoire qu’on n’a pas les moyens de savoir, son scepticisme croît à mesure que les moyens de savoir augmentent.
Ch.-‐V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898).
Livre II Opérations analytiques.
Section II Critique interne
Ch. VIII Détermination des faits particuliers
P. 187-‐188 Trois catégories de faits. Prodromes de la Représentation Cf. Chartier 1989 et Jodelet…
III. Les documents, source unique de la connaissance historique, renseignent sur trois catégories de faits.
1° Êtres vivants et objets matériels. — Les documents font connaître l’existence d’êtres humains, de conditions matérielles, d’objets fabriqués. Tous ces faits ont été des phénomènes matériels que l’auteur du document a perçus matériellement.Mais pour nous ils ne sont plus que des phénomènes intellectuels, des faits vus « à travers l’imagination de l’auteur », ou, pour parler exactement, des images représentatives des impressions de l’auteur, des images que nous formons par analogie avec ses images. Le Temple de Jérusalem a été un objet matériel
qu’on voyait, mais nous ne pouvons plus le voir, nous ne pouvons plus que nous en faire une image analogue à celle des gens qui l’avaient vu et l’ont décrit.
2° Actes des hommes. — Les documents rapportent les actes (et les paroles) des hommes d’autrefois qui ont été aussi des faits matériels vus et entendus par les auteurs, mais qui ne sont plus pour nous que les souvenirs des auteurs, représentés seulement par des images subjectives. Les coups de poignard donnés à César ont été vus, les paroles des meurtriers entendues en leur temps ; pour nous, ce ne sont que des images. — Les actes et les paroles ont tous ce caractère d’avoir été l’acte ou la parole d’un individu ; l’imagination ne peut se représenter que des actes individuels, à l’image de ceux que nous montre matériellement l’observation directe. Comme ils sont les faits d’hommes vivant en société, la plupart sont accomplis par plusieurs individus à la fois ou même combinés pour un résultat commun, ce sont des actes collectifs ; mais pour l’imagination comme pour l’observation directe ils se ramènent toujours à une somme d’actes individuels. Le « fait social », tel que l’admettent plusieurs sociologues, est une construction philosophique, non un fait historique.
3° Motifs et conceptions. — Les actes humains n’ont pas leur cause en eux-mêmes ; ils ont un motif. Ce mot vague désigne à la fois l’impulsion qui fait accomplir un acte et la représentation consciente qu’on a de l’acte au moment de l’accomplir. Nous ne pouvons imaginer des motifs que dans le cerveau d’un homme, sous la forme de représentations intérieures vagues, analogues à celles que nous avons de nos propres états intérieurs ; nous ne pouvons les exprimer que par des mots, d’ordinaire métaphoriques. Ce sont les faits psychiques (vulgairement appelés sentiments et idées). Les documents nous en montrent de trois espèces : 1° motifs et conceptions des auteurs qui les ont exprimés ; 2° motifs et idées que les auteurs ont attribués à leurs contemporains dont ils ont vu les actes ; 3° motifs que nous pouvons nous-mêmes supposer aux actes relatés dans les documents et que nous nous représentons à l’image des nôtres.
Faits matériels, actes humains individuels et collectifs, faits psychiques, voilà tous les objets de la connaissance historique ; ils ne sont pas observés directement, ils sont tous imaginés.
Les historiens — presque tous sans en avoir conscience et en croyant observer des réalités — n’opèrent jamais que sur des images.
Ch.-‐V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898).
Livre III Opérations synthétiques
Ch. IV Construction des formules générales
Recul manifeste devant l’abstraction (p. 249-‐250 particulièrement éclairantes. À confronter à Rancière sur Braudel). À mettre en regard : Bloch et le pb de la nomenclature ; Veyne et l’histoire conceptuelle ; Rosanvallon et l’histoire conceptuelle du politique.
P. 236-‐237 Sur l’événement : caractère et étendue.
Comment construire la formule d’un événement ? Un besoin irrésistible de simplification nous fait réunir sous un nom unique une masse énorme de menus faits aperçus en bloc et entre lesquels nous sentons confusément un lien (une bataille, une guerre, une réforme). Ce qui est ainsi réuni, ce sont tous les actes qui ont concouru à un même résultat. Voilà comment se forme la notion vulgaire d’événement, et nous p.223 n’en avons pas de plus scientifique. Il faut donc grouper les faits d’après leur résultat ; ceux qui n’ont pas laissé de résultat visible disparaissent, les autres se fondent en quelques ensembles qui sont les événements.
Pour décrire un événement il faut préciser 1° son caractère, 2° son étendue.
1° Le caractère, ce sont les traits qui le distinguent de tout autre, non pas seulement les conditions extérieures de date et de lieu, mais la façon dont il s’est produit et ses causes directes. Voici les indications que la formule devra contenir. Un ou plusieurs hommes, dans telles dispositions intérieures (conceptions et motifs de l’acte), opérant dans telles conditions matérielles (local, instrument), ont fait tels actes, qui ont eu pour effet telle modification. — Pour déterminer les motifs des actes on n’a pas d’autre procédé que de rapprocher les actes d’une part avec les déclarations de leurs auteurs, d’autre part avec l’interprétation des gens qui les ont fait agir. Il reste souvent un doute : c’est le terrain de polémique entre les partis ; chacun interprète les actes de son parti par des motifs nobles et ceux du parti adverse par des motifs vils. Mais des actes décrits sans motif resteraient inintelligibles.
2° L’étendue de l’événement sera indiquée dans le lieu (la région où il s’est accompli et celle que ses effets directs ont atteinte), et dans le temps (le moment où il a commencé à se réaliser et le moment où le résultat a été acquis).
Ch.-‐V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898).
Livre III Opérations synthétiques
Ch. I Conditions générales de la construction historique
P. 184 la question découle de l’observation # Bloch, Marrou, Moniot , Prost. Voir aussi p.
195 (fin V). Et P. 185 analyse-‐synthèse par comparaison avec zoologie descriptive Cf. Bloch 1946. La note sur Fustel montre qu’il est plus réellement positiviste que Seignobos…
II. En toute science, après avoir regardé les faits, on se pose systématiquement des questions 5 ; toute science est formée d’une série de réponses à une série de questions méthodiques. Dans toutes les sciences d’observation directe, quand même on n’y a pas songé d’avance, les faits observés suggèrent des questions et obligent à les préciser. Mais les historiens n’ont pas cette discipline ; habitués à imiter les artistes, beaucoup ne pensent pas même à se demander ce qu’ils cherchent : ils prennent dans les documents les traits qui les ont frappés, souvent pour un motif personnel, les reproduisent en changeant la langue et y ajoutent les réflexions de tout genre qui leur viennent à l’esprit.
L’histoire, sous peine de se perdre dans la confusion de ses matériaux, doit se faire une règle stricte de toujours procéder par questions comme les autres sciences 6. Mais comment poser les questions dans une science si différente des autres ? C’est le problème fondamental de la méthode. On ne peut le résoudre qu’en commençant par déterminer le caractère essentiel des faits historiques, qui les différencie des faits des autres sciences.
Ch.-‐V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898).
Livre III Opérations synthétiques
Ch. I Conditions générales de la construction historique
P. 185-‐186 L’histoire comme science subjective Cf. Prost et la référence à Dilthey.
Les sciences d’observation directe opèrent sur des objets réels et complets. La science la plus voisine de l’histoire par son objet, la zoologie descriptive, procède en examinant un
5 L’hypothèse dans les sciences expérimentales est une forme de question accompagnée d’une réponse provisoire.
6 Fustel de Coulanges a entrevu cette nécessité. Dans la Préface des Recherches sur quelques problèmes d’histoire (Paris, 1885, in-8), il annonce qu’il va donner ses recherches « sous la forme première qu’ont tous mes travaux, c’est-à-dire sous la forme de questions que je me pose et que je m’efforce d’éclaircir ».