Titre :
Au-delà de Malthus et Boserup : une approche intégrée des transformations des rapports sociaux et des
modes d’exploitation du milieu à l’échelle territoriale. Un cas d’étude en Sierra Leone.
Beyond Malthus and Boserup: a socially-embedded approach of land use dynamics at a local scale. A
Case Study in Sierra Leone.
Auteur :
Augustin Palliere
Docteur en agriculture comparée.
Membre associé PRODIG (UMR 8586).
augustin.palliere@gmail.com
Résumé :
Les dynamiques agraires en Afrique sont souvent lues a priori comme des « crises
malthusiennes » ou des « développements ‘boserupiens’ ». Dans cet article, on montre que pour
comprendre ces dynamiques, il est nécessaire d’intégrer à l’analyse l’évolution des rapports sociaux
dans des configurations locales spécifiques. Dans ce but, on propose une approche qui articule
concepts systémiques développés en agriculture comparée et en anthropologie économique et de
l’appliquer à l’échelle d’un territoire, le chiefdom de Sella Limba au nord de la Sierra Leone.
L’intensification par le travail et la dégradation de la fertilité des terres pluviales sont deux tendances
agro-écologiques nettes des 60 dernières années. Associée à la croissance démographique, elles
semblent confirmer, successivement, la pertinence des modèles boserupiens et malthusiens. Mais, en
faisant intervenir, sur la base des témoignages des paysans sur 2 à 3 générations, la question de
l’émancipation des jeunes hommes et celle des conditions d’intégration de cette paysannerie dans
l’espace économique national et global, nous montrerons que les tendances indiquées précédemment
ne sont pas simplement le résultat de la croissance démographique. Malgré la diversité des situations
locales, la crise multiforme de la paysannerie sierra-léonaise ne peut se comprendre sans référence à la
transformation des rapports sociaux.
Agrarian dynamics in Africa are often read as Malthusian crises or ‘Boserupian’
developments. To understand better these dynamics, it is necessary to integrate the social relations
evolution and to take into account specific local configurations. For that purpose, I propose here a
comprehensive approach integrating systemic concepts designed in the fields of comparative
agriculture and economic anthropology. It is applied at the scale of a territory, the Sella Limba
chiefom in Northern Sierra Leone. Labour intensification and rain-fed soils fertility degradation are
two agro-ecological trends of the last 60 years. Combined with population growth, they seem to
confirm, successively, the models of Boserup and Malthus. However, the testimonies collected from
peasants over 2 to 3 generations tell another story. Youth emancipation and economic integration of
the peasantry have a decisive impact. Intensification and fertility degradation are not just the result of
“population pressure”. Despite the diversity of local situations, the multidimensional agrarian crisis in
Sierra Leonean cannot be understood without reference to social dynamics in rural areas.
Mots clés :
Afrique, Sierra Leone, agriculture comparée, anthropologie économique, territoire.
Afrique, Sierra Leone, Compared Agriculture, Economic Anthropology, territory.
Introduction
Les « émeutes de la faim », provoquées par l’augmentation brutale du prix des céréales sur le
marché mondial en 2008 ont remis la question agricole au centre des débats. En Afrique subsaharienne
particulièrement, elle est liée à la question, ou au « défi », démographique : une croissance de la
population durablement soutenue (2,3 % en moyenne) ; des taux de fécondité qui restent élevés (plus
de 5 enfants par femme) ; et, malgré une urbanisation croissante, une croissance de la population
rurale qui se poursuivra dans les décennies à venir [Gendreau, 2008].
Bien que souvent critiquées dans la littérature scientifique, les thèses de Malthus continuent de
peser dans les discours des décideurs politiques et des institutions internationales [Ross, 1998]. Dans
son essai sur « le principe de la population », Malthus [1798] avance que le « population power » est
irrémédiablement plus fort que le « power of the earth to produce subsistence ». Si rien n’est fait pour
maîtriser la croissance de la population, la famine constitue le seul résultat possible de cette équation.
Suivant cette vision, la démographie africaine serait une « bombe », suivant l’essai éponyme d’Ehrlich
[1972].
On oppose classiquement à Malthus la thèse de Boserup [1965]. Et en effet, c'est en
réactionaux lectures néo-malthusiennes du XXe siècle qu'elle a publié son essai « The Conditions of
Agricultural Growth : the Economics of Agrarian Change under Population Pressure
».
Schématiquement, elle conçoit un modèle où le retour de plus en plus fréquent des producteurs sur les
mêmes parcelles et les baisses de rendement qui en découlent, les incitent à adopter des pratiques plus
intensives en consentant à une baisse de la productivité du travail. L’essai de Boserup a nourri une
vision plus optimiste des défis démographiques et agricoles africains. Il a justifié des politiques
libérales, notamment en alimentant l’idée qu’il existait dans les campagnes une réserve de main
d’œuvre sous exploitée qui rendait possible l’adoption de techniques plus intensives en travail
[Cochet, 2004]. On peut voir une logique boserupienne dans l’idée que la croissance de la population
urbaine, notamment des villes secondaires, peut ouvrir de nouveaux marchés pour les producteurs de
produits vivriers. De telles dynamiques ont été analysées à l’échelle nationale par Chaléard [1994] et
font partie de la prospective plutôt optimiste de l’étude de l’OCDE [2012] à l’échelle sous-régionale.
Jouve [2006] comme Pollini [2012] proposent de lire crises et développements agricoles
comme l’alternance de différentes phases historiques : crises malthusiennes et développements
boserupiens. Cette lecture déplace le débat à un niveau politique concret : quelles « stratégies pour
hâter la transition agraire
[passage d’une logique malthusienne à une logique boserupienne] et
favoriser l’intensification agricole ?
» [Jouve, 2006] ou encore « how to maximise the chance of that
induced innovation succeeds
[suivant une logique boserupienne]; and how to minimise the risk that
Malthusian crises occur ?
» [Pollini 2012]. Mais pour répondre à ces questions il nous semble
nécessaire de sortir du cadre d’analyse « Malthus / Boserup ». En effet, ces deux modèles sont
incapables de prendre en compte non seulement les spécificités sociales, écologiques et économiques
dans des configurations locales et historiques données [Leach et Fairhead, 2000] mais également les
processus politiques, économiques et sociaux globaux qui se déploient à plus petites échelles et qui
pèsent lourdement sur les trajectoires locales. Finalement, ces deux modèles font du rapport
population / ressource le moteur des dynamiques agraires : pour le pasteur anglican du XVIIIe les
ressources disponibles constituent la variable indépendante et la population une variable d’ajustement ;
pour l’économiste du XXe siècle, c'est au contraire la « pression démographique » qui représente la
variable indépendante [Cochet, 2004].
Dans cet article, on défend l’idée que l’interprétation des dynamiques que l’on peut lire a
priori
comme des « crises malthusiennes » ou des « développements ‘boserupiens’ » nécessite
d’intégrer à l’analyse l’évolution des rapports sociaux dans des configurations locales spécifiques.
Dans ce but, nous proposons d’articuler les approches développées en agriculture comparée et en
anthropologie économique, deux approches systémiques issues de traditions disciplinaires différentes
mais convergentes, et de les appliquer à l’échelle d’un territoire.
Nous appliquons cette approche au cas du chiefdom de la Sella Limba, situé au nord de la
Sierra Leone. Ce pays n’échappe pas aux défis démographiques de l’Afrique subsaharienne. La
population sierra-léonaise aurait septuplé depuis le début du XXe siècle et a triplé depuis le premier
recensement de 1963
1. Aujourd’hui, la Sierra Leone a toutes les caractéristiques des pays les moins
1 5 recensements de la population ont été réalisés depuis l’indépendance (en 1963, 1974, 1985, 2004et 2015). Les données démographiques sont disponibles au niveau du chiefdom, unité administrative située entre le district et la section (comparable à la préfecture ou au département dans le système français). Par ailleurs, avant l’indépendance, la population du protectorat britannique a fait l’objet de 5 estimations (en 1901, 1911, 1921, 1931 et 1948) basées sur des échantillons. Sauf précision contraire, l’ensemble des données démographiques dans cet article est tiré des 3 documents suivants : [Statistics Sierra Leone, 2016, 2006 ; Government of Sierra Leone, 1986].
avancés : un taux annuel de croissance démographique important (2,2 % sur la période 2010-2017),
une espérance de vie très faible (52 ans pour les hommes et 53 ans pour les femmes) et un taux de
fécondité qui reste fort (4,4 enfants par femme)
2. Comme ailleurs en Afrique de l’Ouest, la population
est jeune (41 % de la population a moins de 15 ans) et sa composante rurale reste majoritaire (59 %
d’après le dernier recensement). La Sierra Leone est un pays historiquement rizicole : le riz africain
(Oryza glaberrima) y était cultivé bien avant la colonisation et aujourd’hui encore le pays se range
parmi les plus gros consommateurs de riz en Afrique (plus de 90 kg/hab
3). Mais la production rizicole
nationale a commencé à stagner, à la fin des années 70, puis les importations ont explosé dans les
années 80, donc bien avant la guerre civile qui affectera le pays entre 1991 et 2001. La Sierra Leone
est toujours classée par la FAO parmi les « Pays à Faible Revenu et à Déficit Vivrier »
4.
2 Données UNFPA : www.unfpa.org/data (consulté le 28 mars 2018). 3 Données FAO : www.fao.org/faostat/fr (consulté le 28 mars 2018). 4 http://www.fao.org/countryprofiles/lifdc/fr/ (consulté le 28 mars 2018).
Figure 1 : Evolution relative de la production rizicole (paddy, tonnes) et des importations en
céréales (tonnes) rapportées à la population, indice 100 en 1962, moyenne glissante sur 3 ans.
Réalisation de l’auteur. Source : FAOStat.
Pendant le protectorat britannique, la déforestation [Leach et Fairhead, 1998] et l’exode rural
[Banton, 1957 ; Finnegan, 1965] étaient analysées comme résultants de la pression démographique.
Les programmes de développement agricole ont toujours été focalisés sur la lutte contre la riziculture
d’abattis-brûlis dite « traditionnelle » et la nécessaire adoption d’une riziculture inondée intensive dite
« moderne » dans les bas-fonds. Ici aussi, un supposé surplus de main d’œuvre dans les campagnes
devait permettre l’adoption de techniques plus intensives en travail [Johnny, Karimu, et Richards,
1981]. Il est largement reconnu que ces programmes n’ont pas obtenu les résultats escomptés, en
témoigne l’érosion de la production rizicole par habitant dans les années 80 (figure 1). Dans un essai
qui a bénéficié d’une large audience, Kaplan [1994] n’hésite pas à faire directement le lien entre la
« bombe » démographique et l’éclatement de la guerre civile. Il fait de la Sierra Leone des années 90
un avant poste de « l’anarchie qui vient ». On est tenté effectivement de lire l’histoire de cet ancien
protectorat britannique comme celle d’une transition inverse de celle évoquée plus haut : au tournant
de l’indépendance (1962), la Sierra Leone semble vivre une phase où la croissance démographique tire
la production agricole ; puis la production ne semble plus pouvoir suivre, entraînant le pays dans une
crise qui débouche sur une décennie de guerre civile (1992-2001). L’analyse diachronique et
multiscalaire d’une situation agraire locale peut nous aider à éclairer les enjeux politiques que masque
ce discours sur la « pression » démographique en Sierra Leone.
Cette analyse repose sur une série d’enquêtes réalisées entre 2007 et 2011 à l’occasion de
plusieurs séjours dans le chiefdom de Sella Limba
5. Deux types d’enquête ont été menés : des
entretiens historiques ; et des études de cas approfondies de « groupes domestiques »
6. 498 entretiens
historiques semi-directifs dans 75 villages différents ont été réalisés avec des producteurs de tout âge
et des deux sexes, mais avec une attention particulière aux personnes âgées. Ils portaient
essentiellement sur l’évolution des paysages cultivés, des pratiques agricoles, des rapports sociaux
domestiques et des rapports marchands dans les villages et avec les commerçants. Par ailleurs, 58
études de cas de groupes domestiques ont été réalisées dans 21 villages différents. Elles consistaient en
un entretien approfondi avec chaque membre actif (plus de 12 ans environ) du groupe domestique.
Chacun des 178 entretiens individuels réalisés dans ce cadre pouvait durer de quelques heures à
plusieurs demi-journées. À l’occasion de ces entretiens, on collectait des données quantitatives
relatives aux processus productifs à l’échelle des parcelles comme des groupes domestiques. Ces
données sont utilisées dans l’analyse à travers le calcul d’indicateurs de performance
technico-économique (productivité) et des revenus (agricoles et extra-agricoles)
7. À noter que, comme dans de
nombreuses régions d’Afrique intertropicale, une part importante de la production agricole est
autoconsommée, part qu’il faut inclure, au prix du marché, pour calculer les performances
économiques des systèmes de culture et de production.
La première partie de l’article est consacrée aux concepts mobilisés pour intégrer l’évolution
des rapports sociaux à l’analyse des modes d’exploitation des ressources par les populations rurales à
l’échelle d’un territoire. Nous proposons ensuite une lecture synthétique, notamment à travers
l’évolution des paysages et des modes d’exploitation du milieu, des transformations radicales que ce
territoire a connues durant la seconde moitié du XXe siècle. Si cette lecture semble a priori valider les
modèles malthusiens ou « boserupiens » des dynamiques agro-écologiques, la prise en compte, dans
les deux dernières parties de l’article, de l’évolution des rapports sociaux à travers, notamment, les
récits de producteurs sur 3 à 4 générations, jette une autre lumière sur ces transformations. Deux
5 Ces enquêtes ont été réalisées dans le cadre d’une thèse de doctorat [Palliere, 2014].
6 On définit ici le groupe domestique comme l’ensemble des individus qui contribuent significativement à la culture d’(au moins) une parcelle commune placée sous la responsabilité du chef du groupe domestique, le plus souvent un homme, et qui jouissent d’une part significative du produit issu de cette parcelle, notamment via la consommation quotidienne des subsistances.
périodes qui sont apparues cruciales pour comprendre la situation contemporaine sont étudiées
successivement : la fin des années 50 qui voit l’adoption rapide de la riziculture inondée, et les années
80 durant lesquelles le couvert arboré de la région laisse rapidement place à une savane herbeuse.
I. La reconstitution du système agraire et du système social à l’échelle d’un territoire
Le concept de système agraire a été développé en agriculture comparée comme un concept
englobant les modes d’exploitation du milieu et les rapports sociaux de production et d’échange
[Mazoyer, 1987 ; Cochet, 2011]. L’analyse des modes d’exploitation du milieu comprend
l’identification des différents compartiments du paysage cultivé et des modalités de reproduction et de
transfert de la fertilité. Les rapports sociaux de production et d’échange comprennent ici aussi bien les
modalités d’accès aux moyens de production et de partage de la valeur ajoutée qui déterminent la
différenciation entre producteurs, que les conditions d’intégration au marché plus ou moins favorables
des producteurs dans leur ensemble.
Pour cette analyse globale, les concepts de l’« agronomie-système » sont mobilisés : systèmes
de culture à l’échelle des parcelles et systèmes de production à l’échelle des groupes domestiques. Les
premiers sont définis comme l’ « [...] ensemble des modalités techniques mises en œuvre sur des
parcelles traitées de manière identique. Chaque système de culture se définit par (i) la nature des
cultures et leur ordre de succession ; (ii) les itinéraires techniques appliqués à ces différentes cultures
[...] » [Sébillotte, 1977]. Dans le présent travail ce concept permet d’appréhender la très grande
diversité des processus productifs dans une situation donnée sans renoncer à une quantification
agro-économique des processus techniques et sociaux. Au niveau des groupes domestiques, le concept de
système de production permet d’offrir une « […] représentation modélisée d’un type d’unité de
production possédant la même gamme de ressources
[...], placées dans des conditions
socio-économiques comparables et qui pratiquent une même combinaison de production
» [Cochet et
Devienne, 2006]. Ce concept est notamment mobilisée pour analyser la différenciation économique et
sociale qui s’opère entre unités de production. Mais la difficulté dans le contexte rural africain consiste
à définir ce qu’est une « unité de production » alors que les unités de résidence, de production, de
consommation ou d’accumulation ne coïncident pas toujours [Gastellu, 1980]. Pour analyser les
sociétés lignagères où les rapports de parenté fonctionnent comme rapports de production,
Meillassoux [1975] invite notamment à analyser la circulation du travail et du produit agricole comme
une circulation intergénérationnelle. L’élaboration d’un « modèle socio-économique » [Meillassoux,
1977], ou d’un « système social » [Paul, 2003], qui articule les problèmes de la production agricole à
ceux de la reproduction d’un groupe domestique, et au-delà d’une société, appelle une analyse sur le
pas de temps « viager », c’est-à-dire d’une génération.
Les approches systémiques développées en agriculture comparée et en anthropologie
économique ont une portée heuristique : interroger les modalités de la reproduction d’un système
agraire et d’un système social a pour but d’identifier les contradictions entre des dynamiques de
natures diverses (agro-écologiques, socio-économiques) qui se déploient à des échelles et des pas de
temps différents. Ainsi, à condition de ne pas verser dans la version maximaliste du paradigme
systémique [Olivier de Sardan, 1995, 34-38], car les processus socio-économiques réels ne font pas
système, ces concepts peuvent contribuer à qualifier le caractère multiforme (écologique, social,
économique) des crises agraires. On échappe ainsi aux analyses unifactorielles, en particulier celles
focalisées sur le rapport population / ressource. L’agriculture comparée et l’anthropologie économique
partagent par ailleurs la problématique des implications de la mondialisation du capitalisme sur les
sociétés lignagères paysannes africaines. Mazoyer et Roudart [1997, 581-653]proposent une lecture de
la crise contemporaine des agricultures paysannes « les moins bien dotées naturellement et
historiquement
» comme le résultat de leur intégration, dans des conditions défavorables, au marché
mondial et leur mise en concurrence avec les agricultures moto-mécanisées issues de la dernière
révolution agricole. Rey [1978] et Meillassoux [1975] discutent de l’articulation des « modes de
production » capitaliste et « précapitalistes » et des modalités de l’exploitation de la force de travail
domestique à travers les migrations saisonnières ou temporaires.
Sans négliger les dynamiques globales, qui, on le verra, pèsent lourdement sur les trajectoires
locales, le présent travail s’attache à appliquer ces approches à l’échelle d’un territoire. La polysémie
du concept
8invite à préciser l’échelle à laquelle on définit cette approche territoriale. Landy [2002]
rappelle que « changer d’échelle ne signifie pas voir plus petit ou voir plus gros, mais bien voir autre
chose
» et invite à « choisir la bonne problématique pour la bonne échelle ». La réciproque est vrai.
Dans notre cas, on cherche « la bonne échelle » pour interroger la reproduction du système agraire et
du système social afin de dépasser le caractère uni-factoriel d’une lecture des dynamiques agraires
focalisée sur le rapport population / ressource. On cherche ainsi à intégrer des dynamiques de natures
différentes (agro-écologiques, socio-économiques) qui se déploient à différentes échelles (globale,
nationale, domestique) sur différents pas de temps (sur une cycle agricole annuel, sur une génération,
sur la « longue durée »).On cherche un territoire qui puisse apparaître comme la « résultante lisible de
processus complexes
» [Beckouche et al., 2012], un niveau où le caractère multiforme de la crise des
paysanneries africaines peut-être appréhendé.
Nous verrons que le chiefdom, la plus petite circonscription administrative en Sierra Leone
dont les limites soient connues
9, correspond à ce niveau d’analyse. Dans la section suivante,
notamment en analysant les modes d’exploitations du milieu, on sera amené à caractériser le territoire
étudié. L’analyse de paysage, la caractérisation des pratiques agricoles contemporaines et l’indication
de grands repères chronologiques nous indiquera que l’intensification par le travail et la dégradation
8 Voir, par exemple, la distinction entre territoire-culture et territoire-pouvoir que propose Médard [1999]. 9 À l’échelon inférieur il existe des « sections » mais qui correspondent à des regroupements de villages sans limites officiellement reconnues.
de la fertilité des terres pluviales sont deux tendances nettes du point de vue agro-écologiques.
Associée à la croissance démographique, ces deux tendances semblent confirmer la pertinence des
modèles boserupiens et malthusiens, successivement. Mais dans les deux sections suivantes, en faisant
intervenir la question de l’émancipation des jeunes hommes et celle des conditions d’intégration de
cette paysannerie dans l’espace économique national et global, nous montrerons que les tendances
indiquées précédemment ne sont pas simplement le résultat de la croissance démographique.
II. Intensification en travail et dégradation de la fertilité des terres pluviales dans un contexte de
densification démographique soutenue.
La Sella Limba est située au niveau de discontinuités géomorphologiques majeures à l’échelle
de la Sierra Leone : elle a un pied dans les bolilands, grandes plaines inondées alluviales à l’ouest, et
un pied dans l’escarpement, zone accidentée qui sépare le plateau intérieur des plaines intérieures
10.
Entre les deux, le relief de la partie centrale du chiefdom est constitué de collines aplanies hautes de
50 m environ, séparées par des bas-fonds larges de 50 à 200 m inondés en saison des pluies
(juin-octobre). Il pleut environ 1800 mm par an en Sella Limba (mesures de l’auteur réalisées entre 2007 et
2011).
Comme le reste de la Sierra Leone, la Sella Limba a connu un accroissement démographique
important pendant la seconde moitié du XXe siècle (figure 3). McCulloch [1950] indique pour 1931
13 283 habitants. Le dernier recensement de 2015 indique une population de 58 431 habitants. Cela
comprend les résidents du chiefdom headquarter, Kamakwie, qui n’était qu’un gros village en 1931 et
qui rassemble aujourd’hui 14 962 habitants. En déduisant ces derniers, la densité de population rurale
est passée de 33 hab/km² à 109 hab/km² sur la même période. Le peuplement n’est pas homogène à
l’échelle du chiefdom : les villages se concentrent dans sa partie centrale (figure 4). Un comptage
exhaustif des bâtiments dans les 140 villages que comptent la Sella Limba réalisé en 2011indique que
la densité rurale de la zone centrale atteint 121 hab/km² tandis que celle des marges est et ouest
n’atteignaient que respectivement 30 et 40 hab/km²
11.Le centre de la Sella Limba constitue une zone
densément peuplée dans une région qui l’est beaucoup moins. La densité de la population rurale de la
Northern Province ne s’élevait en 2015 qu’à 53 hab /km², légèrement au-dessous de la moyenne
nationale de 58 hab/km². La suite de l’article se concentre sur les dynamiques agraires dansla partie
centrale du chiefdom.
10 Ces dénominations sont reprises d’un manuel de géographie sierra léonais : Gwynne-Jones [1978].
11 Les bâtiments non destinés à l’habitation (les lieux de culte, les écoles, les entrepôts collectifs construits par des ONGs, les fumoirs à tabac individuels, les poulaillers et les cabanes pour les chèvres) sont aisément identifiables et n’ont pas été comptabilisés. On prend comme hypothèse que chaque bâtiment d’habitation rassemble en moyenne 10 habitants (des deux sexes et de tous âges), hypothèse qui s’appuie sur un recensement complet effectué en 2007 par l’organisation non-gouvernementale InterAide dans 83 villages de Sella Limba et confirmée par l’auteur à l’occasion d’un recensement complet effectué dans 3 villages en 2011.
Les villages de Sella Limba regroupent en moyenne 270 habitants qui se partagent le plus
souvent entre deux principaux patrilignages. Mais, comme de nombreuses sociétés de la région, elle
n’est pas purement patrilinéaire : les rapports économiques et symboliques entre le neveu et l’oncle
utérin à travers la mère sont au moins aussi importantes que celles qu’entretiennent le père avec ses
fils. La société limba sella étant très nettement virilocale
12, il se dessine donc, au-delà du groupe
domestique et bien souvent du village, des solidarités très fortes à l’échelle de l’« aire
matrimoniale »
13.
Figure 2 : Localisation de la Sella Limba en Sierra Leone et dans la Northern Region.
Réalisation : Augustin Palliere, 2017.
12 Ou gynécomobiles : les femmes quittent leur village / lignage natale pour rejoindre celui de leur époux. 13 Regroupant les villages d’où proviennent, dans une société gynéco-mobile, les épouses d’un lignage donné.
Figure 3 : Évolution de la densité de la population totale en Sella Limba, Northern Region et
Sierra Leone (hab. / km²). La part de la population rurale n’a pas été retrouvée pour les années
2004 et antérieures à 1963. Réalisation : Augustin Palliere, 2017. Sources : [Statistics Sierra
Leone [2016 ; 2006] ; Government of Sierra Leone [1986]et McCulloch [1950].
Figure 4 : Répartition du peuplement en Sella Limba et localisation de la région étudiée.
Réalisation : Augustin Palliere, 2017. Sources : Enquêtes de l’auteur et Directorate of Overseas
Surveys [1963] pour le fond de carte.
Tous les témoins les plus âgés (nés entre 1920 et 1950) des villages sont unanimes :
l’agriculture, et au-delà toute la vie économique, en Sella Limba était basée sur l’abattis-brûlis quand
ils étaient jeunes. Le centre du chiefdom était déjà relativement densément peuplée et l’ensemble des
terres des collines de cette zone rentrait dans les rotations du type : 2 cycles de culture (riz puis
arachide ou fonio
14) alternant avec une période de friche de 7 ans (soit un ratio de 0,22 récolte par
parcelle et par an). Arbres et lianes étaient défrichés aux mois de janvier et février, pour être brûlés 2 à
3 mois plus tard au plus chaud de la saison sèche. Après un nettoyage plus ou moins conséquent, on
procédait, aux premières pluies importantes, à un semis-grattage superficiel à la houe pour enfouir les
semences de riz, associés à un très grand nombre de plantes cultivées. Le travail de désherbage était
ensuite dévolu aux femmes. Les arbres n’étaient pas arrachés, mais simplement coupés à environ 1 m
du sol. Ainsi, à la manière d’un taillis [Nyerges, 1989], le couvert végétal se reconstituait rapidement à
partir des « rejets » des souches et des racines laissées dans la parcelle. Ce couvert arboré était associé
à une dense palmeraie sub-spontanée
15qui fournissait l’huile de palme, principale source de lipide. Les
amandes de palmistes, résidus de la production de l’huile de palme, constituaient le principal produit
commercialisé jusque dans les années 60. Les témoins interrogés d’un certain âge se souviennent avoir
transporté à pied des palmistes jusqu’aux comptoirs côtiers situés à une centaine de kilomètres à
l’ouest. Le produit de leur vente servait essentiellement à s’acquitter de la hut tax, l’impôt du
14
Digitaria exilis, une céréale cultivée en Afrique de l’Ouest, moins exigeante.
15 C’est-à-dire que les arbres ne sont pas plantés mais protégés lors des défrichements et des brûlis et de ce fait favorisés par le mode d’exploitation.
protectorat payable en argent. L’intégralité des céréales (essentiellement du riz) et des produits vivriers
consommés était autoproduite. Nos informateurs nous décrivent globalement une époque où le riz était
abondant, même s’ils n’oublient pas les périodes où les femmes étaient réduites à collecter des
ignames sauvages pour nourrir leurs enfants. Il n’y avait en effet pas de riz à vendre, ni dans les
villages, ni à Kamakwie.
L’ensemble des témoignages des agriculteurs et des agricultrices les plus âgés confirment
enfin ce point : dans leur jeunesse l’abattis-brûlis était l’unique mode d’exploitation. Les bas-fonds
notamment, zones basses du paysage inondées en saison des pluies, étaient cultivés avec les coteaux
adjacents et étaient intégrés aux mêmes rotations. La zone inondée entre deux collines était également
plus étroite et le couvert arboré ne se distinguait de celui des coteaux que par la présence d’essences
hydrophiles. Pourtant, sur des photos ariennes de 1958
16, on distingue nettement les friches arborées
sur les coteaux des parcelles de bas-fonds, larges de quelques dizaines à plus 50 m autour des petits
cours d’eau, planes et caractérisées par un couvert herbeux. Ce qui témoigne de l’exploitation
régulières et même de leur aménagement à cette époque. Le passage de la riziculture d’abattis-brûlis à
la riziculture inondée est une forme classique d’intensification par le travail. Aujourd’hui, le riz récolté
en bas-fond correspond à environ 2/5 des céréales produites par les groupes domestiques. La
riziculture inondée exige des travaux lourds : au début de la saison des pluies, le billonnage
(construction de longues buttes) permet d’enfouir la biomasse ; puis, 2 mois plus tard, au début de
l’inondation, la même parcelle est aplanie et le riz est immédiatement repiqué. Les parcelles de
bas-fonds sont cultivées presque en continu (on a observé environ 5 récoltes pour 6 années, soit 0,83
récolte par parcelle et par an).
En 1979, la FAO a édité une carte de la végétation de la Sierra Leone au 1:500 000e sur la
base d’une nouvelle série de photographies aériennes prises entre décembre 1975 et janvier 1976. Sur
cette carte, le centre de la Sella Limba se distingue dans la région par une unité de paysage décrite
comme un « Bush fallow pattern. Thicket in several stages of regrowth. Trees up to 10 m tall. Oil
palms and scattered large trees
» [FAO, 1978] soit ce que nous qualifions de friches arborées (figure
5). À cette date, donc, la riziculture d’abattis brûlis était encore pratiquée en Sella Limba. Pourtant,
dans les villages du centre de la Sella Limba, les hommes et les femmes actifs après 1985
17ne l’ont
jamais pratiqué. Ainsi, après 1975, le recul de la friche arborée et la disparition de l’abattis brûlis a été
brutale.
16 L’ensemble du territoire sierra-léonais a été couvert entre 1951 et 1964 par une série de photographies aériennes noir et blanc de basse altitude (échelle 1:40 000) [FAO, 1978]. On a retrouvé une partie des clichés couvrant la région étudiée à la bibliothèque du Ministry of Land and Mine, Freetown.
17 La datation des événements collectifs ou individuels est délicate en milieu rural sierra léonais. Même les dates de naissance ne sont pas connues. Pour situer dans le temps les témoignages collectés il faut faire recours à des événements extérieurs dont on peut retrouver la date. Parmi ces éléments, la fin de la présidence de Siaka Stevens en 1985 constitue un des plus fiables repères chronologiques, même si, évidemment, cet événement n’a eu aucune conséquence directe sur les dynamiques agro-écologiques locales.
Figure 5 : Extrait de la carte de végétation de la Sierra Leone au 1:500 000 réalisée à partir de
photographies aériennes de 1975-1976. Réalisation de l’auteur. Sources : FAO [1978].
Aujourd’hui, partout sauf dans les dernières collines les plus escarpées au nord du chiefdom, le
paysage est dominé par une savane herbeuse (Pennisetum spp., Andropogon spp.) brûlée chaque année
en saison sèche. Cette évolution du paysage est vécue comme très négative par les paysans. Le mode
d’exploitation des savanes herbeuses repose sur un travail du sol très intensif : sur les billons construits
en début de saison des pluies, on repique du piment ou du manioc. Cette pratique permet à la fois de
concentrer l’horizon superficiel du sol et de limiter la pression des adventices en seconde année quand
les billons sont cassés pour la culture du riz. En effet, la pression des adventices est devenue la
principale contrainte sur les terres pluviales. À la culture du riz succède celle de l’arachide puis du
fonio avant que le cycle redémarre. Jusqu’à 8 années de culture consécutives alternent avec 2 années
de friche (soit 0,8 récolte par parcelle et par an).
Malgré cette intensification par le travail du mode d’exploitation des terres pluviales par
rapport à l’exploitation en abattis-brûlis des friches arborées, on observe une nette baisse de
la fertilité
des terres pluviales, au sens de leur aptitude culturale [Sébillotte, 1993]. La baisse des rendements
rizicoles est, du point de vue des paysans sella limba, la manifestation la plus évidente de cette
tendance. Alors que dans les parcelles d’abattis-brûlis du nord du chiefdom, les rendements approchent
aujourd’hui 900 kg (paddy)/ha/an, en année normale, ils sont inférieurs à 500 kg (paddy)/ha/an dans
les savanes herbeuses du sud
18.Cette baisse importante des rendements est compensée par les
associations de culture et la mise en place de rotations intégrant une plus grande diversité de cultures,
et notamment offrant plus de place à la culture du manioc. Mais, ces adaptations n’empêchent pas une
baisse de la production par unité de surface cultivée et de la productivité du travail (tableau 1).
Dans ces conditions, les agriculteurs cultivent aujourd’hui en moyenne 1,1 ha par actif et par
an (terres pluviales et bas-fonds ensemble), dont la moitié environ est consacrée à la culture des
céréales intégralement autoconsommées (riz et fonio). Ceci ne permet plus de subvenir aux besoins
des groupes domestiques. Entre mai et août, tous se procurent sur le marché du riz importé, la plupart
en engageant sur pied à bas prix leurs récoltes de piment. Pendant cette période les portions en riz
diminuent nettement, les mangues puis le manioc compensant mal la ration quotidienne des villageois.
Il est difficile de comparer directement les systèmes de culture passés et actuels. On propose
de comparer l’abattis-brûlis tel qu’il est pratiqué encore dans quelques villages aux confins
septentrionaux de la région étudiée avec la riziculture inondée et la culture pluviale des savanes
herbeuses telles qu’elles sont pratiquées à l’heure actuelle dans l’immense majorité des villages du
chiefdom
.
Riziculture abattis-brûlis Riziculture inondée Culture pluviale des savanes herbeuses
Rotations typiques Riz // Arachide ou Fonio /
Friche (7 ans) Riz (5ans) // Friche (1 an) {Piment ou Manioc // Riz // Arachide // Fonio} x2 // Friche (2 ans) Fréquence des récoltes sur
une parcelle
2 années sur 9 5 années sur 6 8 années sur 10
Nombre de jours de travail
(JT) par hectare (cultivé) 109 JT 186 JT 194 JT
Nombre de jours de travail (JT) par hectare (cultivé + en friche)
30 JT 155 JT 100 JT
Richesse créée par unité de
surface (cultivé) 448 €/ha 618 €/ha 328 €/ha
Richesse créée par unité de
surface (cultivé + en friche) 120 €/ha 523 €/ha 272 €/ha
Productivité journalière du
travail 4 €/JT 3,3 €/JT 2,5 €/JT
Tableau 1 : Comparaison des systèmes de riziculture sur abattis-brûlis, de riziculture inondée et
de culture pluviale des savanes herbeuses
19. Réalisation de l’auteur. Sources : enquêtes.
19 On peut ramener le nombre de jours de travail soit à la surface en culture une année donnée soit à l’ensemble de la surface mobilisée, c’est-à-dire y compris les surfaces laissées en friche pour la reconstitution de la fertilité. Dans le second cas, il faut ajouter aux jours de travail consacrés aux cultures annuelles, le travail de la récolte et du transport des régimes des palmiers sub-spontanés associés. En effet, tous les palmiers sont récoltés, qu’ils
On constate, conformément à une observation classique [Boserup, 1965 ; Richards, 1985 ;
Ducourtieux, 2009], que la riziculture d’abattis-brûlis est caractérisée par la meilleure productivité du
travail. Cette comparaison semble a priori illustrer la pertinence des modèles de Malthus et Boserup à
l’échelle du territoire étudié : dans un contexte de croissance démographique soutenue, se
succèderaient une phase de développement boserupien dans les années 50, avec l’adoption de la
riziculture inondée dans les bas-fonds, et une phase de crise malthusienne à partir des années 80, avec
le recul des friches arborées au profit d’une savane herbeuse et la chute de la fertilité des terres
pluviales. Dans la suite de l’article, on analysera ces deux périodes historiques clé dans la trajectoire
du territoire étudié pour répondre à deux questions :
•
Si l’adoption de la riziculture inondée dans les années 50 correspond à une
intensification en travail, la pression démographique motive-t-elle seule cette
innovation ?
•
Si le recul brutal des friches arborées dans les années 80 et la disparition de
l’abattis-brûlis correspondent à une dégradation de la fertilité, la pression démographique
explique-t-elle seule cette crise ?
III. Dans les années 50 : intensification en travail et émancipation des jeunes ruraux
Tous les témoignages indiquent que ce sont les jeunes hommes des groupes domestiques qui
ont adopté les premiers la riziculture inondée dans les bas-fonds. Pour le comprendre il faut considérer
le fonctionnement du système social à l’époque : chaque groupe domestique rassemblait jusqu’à 10
actifs de chaque sexe sous l’autorité d’un aîné polygame. Chaque année, il désignait l’emplacement
du « grand essart » (tembuy) dont l’intégralité de la récolte était placée dans des coffres en bois, sous
son strict contrôle. Or à partir des années 50, les jeunes hommes, souvent réunis en groupe de frères
utérins sous l’autorité de leur mère, obtiennent le droit de cultiver une « petite parcelle » (hutolo) en
bas-fonds. Le travail y commençait après le semis-grattage du riz dans la grande parcelle de l’aîné et la
récolte revenait aux mères et à leurs enfants.
La relative autonomie que les groupes de frères utérins ont gagné de cette façonne pouvait que
croître de génération en génération. Tout d’abord, les jeunes qui ont consenti à un investissement
pluriannuel en travail pour l’aménagement des parcelles inondées en garderont le contrôle. Elle sera
partagée entre les frères restés au village. Ainsi, à la mort de l’aîné, les jeunes hommes pouvaient plus
facilement fonder leur propre petit groupe domestique autonome en assurant leur subsistance grâce à
soient situés sur une terre en friche ou cultivée une année donnée. La même remarque vaut pour la productivité
de la terre.
On définit la richesse créée par unité de surface comme la valeur ajoutée rapportée à la surface mobilisée. La valeur ajoutée correspond à la valeur de l’ensemble des produits, diminuée des consommations intermédiaires [Cochet, 2011]. Les prix utilisés sont ceux sur les marchés locaux en 2011, convertis en euros au taux 1 € = 5 500 Leones.
la riziculture inondée. Cette évolution dans les groupes domestiques ne s’est pas faite en douceur. Les
témoignages indiquent une très grande violence dans les rapports entre générations. Ces conflits à
l’échelle domestique doivent être mise en relation d’une part avec la remise en cause d’un ordre
colonial finissant et d’autre part avec le développement du secteur diamantifère dans l’est du pays.
En 1955-56 une révolte rurale a embrasé tout le nord du pays [Rashid, 2009]. Les insurgés
obtiennent la fin des prélèvements indus de la part des Paramount Chiefs que le protectorat avait
installés à la tête des Chiefdoms. Tous les hommes adultes en Sella Limba qui ont connu cette période
s’en souviennent comme d’une révolte « des jeunes contre les vieux », désignant par là les quelques
aînés dans les villages qui étaient en position de profiter de leur mainmise sur leur force de travail.
L’exploitation des diamants dans les districts à l’est de la Sierra Leone commença en 1930,
mais le premier rush eut lieu en 1953 avec l’afflux de travailleurs d’origine rurale de tous le pays. Levi
et al
. [1976] parlent de 50 à 70 000 travailleurs dans les mines de diamants à cette époque, Smillie et
al
. [2000] de 75 000 mineurs pour le seul district de Kono en 1956. Sachant que la population rurale
de la Sierra Leone en 1961 était environ de 1,8 million (FAOStat) et que seuls les jeunes hommes
étaient concernés, le phénomène migratoire était de grande ampleur à l’échelle nationale. Eloigné des
districts diamantifère, la Sella Limba était clairement un chiefdom d’émigration, ce dont témoigne le
déséquilibre du sex-ratio(8 641 hommes pour 10 122 femmes soit 85 %) dans le recensement de 1963.
Les migrations vers les districts diamantifères des jeunes de Sella Limba étaient définitives et on est
frappé du nombre d’individus dans les fratries dont on est jusqu’aujourd’hui sans nouvelle. Ils
partaient « sans dire au-revoir » car les aînés des groupes domestiques refusaient de laisser leurs cadets
quitter le village.
Ils refusaient d’autant plus que la force de travail de leurs cadets pouvait leur permettre de
profiter des nouvelles opportunités offertes par le développement d’un marché vivrier en plein
développement avec l’accroissement de la population non agricole à l’échelle du pays. Riddell observe
la multiplication à l’époque de marchés ruraux [1974] et voies de transport dans tout le pays [1970]
qui facilitaient l’écoulement des produits vivriers. Un premier commerçant libanais s’installe en Sella
Limba en 1950, suivis bientôt par des sierra-léonais. Ils achetaient du riz destiné aux districts
diamantifères et vendaient dans les villages des produits manufacturés. C’est, par exemple, de cette
époque que datent dans les villages les premières maisons au toit en tôle ondulée qui sont devenues
une marque de notabilité. C’est donc pour profiter de ces nouvelles opportunités et inciter les jeunes
hommes à rester au village que les aînés ont octroyé à leurs cadets le droit de jouir d’une partie de leur
force de travail en exploitant les bas-fonds. Celle-ci permet d’augmenter la période utile pour la mise
en culture du riz, notamment avec l’adoption du repiquage, et donc d’augmenter le surplus global qui,
à cette époque, permettait d’accéder à ces nouveaux biens de consommation.
Ainsi, plutôt que de la seule pression démographique, l’intensification en travail dans les
années 50 en Sella Limba, à travers l’adoption de la riziculture inondée, a résulté de la possibilité
offerte aux producteurs ruraux d’écouler un surplus vivrier sur un nouveau marché et de
l’évolution
rapide des rapports entre les générations. Cette évolution est directement liée à la possibilité des jeunes
ruraux de vendre leur force de travail dans les mines de diamants, donc hors du village et hors du
secteur agricole domestique.
IV. Dans les années 80 : dégradation de la fertilité des terres pluviales et intégration des
producteurs dans une filière tabac
En 1973, la Rokel Leaf Tobacco Development Company, une filiale de la British and
American Tobacco, obtient du gouvernement un monopole sur la commercialisation du tabac dans le
pays. La compagnie mit en place une filière intégrée à travers des contrats avec les producteurs du
Nord du pays. Les premiers contrats sont signés en Sella Limba en 1978 et la compagnie a cessé
tousses achats aux producteurs en1996. Des producteurs ont signé des contrats dans tous les villages
d’une grande moitié sud de la Sella Limba. Un rapport interne à la compagnie
20indique qu’entre 1985
et 1993, entre 3214 et 6534 contrats étaient signés chaque année dans les 3 chiefdoms
21où était produit
le tabac séché au feu. On peut estimer que cela correspondrait à environ un à deux tiers des groupes
domestiques de l’époque
22.
En échange d'une avance sous forme de sacs d'engrais de synthèse, les paysans s'engageaient à
céder l'intégralité de leur production et à suivre un cahier des charges technique précis. Or une des
clauses particulières de ce contrat est responsable du recul rapide des friches arborées et de
la
dégradation de la fertilité des terres pluviales qui s’ensuivit. En effet, les producteurs avaient
l'obligation d'arracher les souches et les racines après l'abattage et le brûlis dans les parcelles destinées
à la culture du tabac. Or si une formation en taillis peut se reconstituer relativement rapidement à partir
des souches et des racines laissées dans la parcelle, la reconstitution d’un couvert arboré dans une
parcelle totalement gagnée par les graminées est beaucoup plus longue. Elle devient impossible quand,
sur des versants entiers, se forme une savane dans laquelle le feu passe à chaque saison sèche. Il faut
ajouter que le traitement des feuilles de tabac (« fire-cured ») nécessitait également des quantités
importantes de bois. Enfin, la riziculture d’abattis-brûlis s’est concentrée sur des surfaces de friches
arborées résiduelles toujours plus réduites, accélérant encore des rotations déjà rapides et mettant à
mal l’équilibre de ce mode d’exploitation. À travers son cahier des charges, notamment la distribution
20 Toutes les notes internes de la BAT relatives à la production / commercialisation du tabac en Sierra Leone ont été retrouvées sur le site « Truth Tobacco Industry Documents archive » : www.industrydocumentslibrary.ucsf.edu/tobacco (consulté le 29 mars 2018).
21 La Sella Limba et deux chiefdoms voisins au sud : Sanda Loko et Gbanti Kamaranka.
22 Seul le chef du groupe domestique signait un contrat. La population des 3 chiefdoms cités étaient de 91 803 habitants (recensement de 1985), ce qui correspond à environ 9 713 groupes domestiques (moyenne de 9,4 individus par groupe domestique constatée en 2011 sur 58 cas étudiés en Sella Limba).
d’engrais azoté d’origine industrielle et l’arrachage des couverts arborés, la compagnie de tabac a
promu un nouveau mode de reproduction de la fertilité. Celui-ci s’est révélé moins pérenne à long
terme.
Il s'agit d'une dynamique très locale. La compagnie s’est concentrée dans les villages où les
conditions les meilleures étaient réunies : présence de recrûs arborés denses et fertiles, faiblesse du
relief et proximité des villages facilitant la collecte de la production. Ainsi, seule la partie centrale, la
plus peuplée, de la Sella Limba était concernée. Binder [1989] estime également que c’est dans les
zones les plus denses, où la pression démographique avait déjà conduit à une accélération des rotations
et à une baisse de la fertilité des terres pluviales, que les paysans ont trouvé le plus d’intérêt à produire
du tabac dans les conditions de la compagnie. Sans contredire le poids de la pression démographique
dans ce contexte local spécifique, nous pensons qu’il y a deux autres éléments à prendre en compte
pour comprendre l’engagement des producteurs dans la filière tabac : une politique économique
ruineuse pour le marché vivrier national émergeant dans les années 50-60 ; et la poursuite de
l’éclatement des grands groupes domestiques à chaque génération.
Le diamant est rapidement devenu la principale source de devise pour le pays, et de revenus
pour l'élite au pouvoir [Richards, 1996]. Au lieu de favoriser les synergies entre le secteur agricole et
le secteur minier, le gouvernement a favorisé les importations massives de riz à bas coût, un produit
destiné à alimenter les réseaux clientélistes dans tout le pays [Reno, 1995]. Ainsi, entre 1976 et 1987,
le prix réel du riz chuta de 67 % [Richards, 1996] tandis que le prix aux producteurs du tabac doubla
par rapport à celui du riz. Dans ce contexte, la tabaculture sous contrat, même dans les conditions de la
Rokel, était devenue la meilleure, sinon la seule, alternative pour dégager un revenu monétaire. De
surcroît, les calendriers de travail du riz et du tabac étaient incompatibles. Pour inciter les producteurs
à consacrer plus de temps à la production de tabac, la Rokel avançait aux producteurs sous contrat des
sacs de riz importé. À partir de cette époque, les producteurs ruraux ont consacré une part importante
de leurs revenus agricoles monétaires pour se procurer leur subsistance.
De plus, le tabac étant une production agricole destinée presque exclusivement à la vente, son
développement a renforcé la tendance à la marchandisation et à la monétarisation de la force de travail
au sein des villages et même des groupes domestiques [Palliere et al. 2018a]. Les grands groupes
domestiques rassemblant jusqu’à 10 travailleurs de chaque sexe sous l’autorité des aînés ont encore
plus rapidement éclaté en petits groupes de 3 à 4 actifs (moyenne actuelle : 3,7). Pour ces petits
groupes, par nature plus précaires, la Rokel a alors en quelque sorte remplacé le rôle de pourvoyeur de
subsistance qu’avaient naguère les aînés des grands groupes domestiques. Les jeunes préféraient
vendre leurs journées de travail soit indirectement à la compagnie à travers la vente de tabac, soit
directement aux gros producteurs de tabac, que continuer à vivre sous la coupe d’un « vieux ».
Conclusion : Politiques agricoles et défis démographiques contemporains
En mars 1991, un groupe armé venu du Libéria pénètre dans le territoire sierra-léonais,
provoquant le début d’une guerre civile qui va durer jusqu’en janvier 2002. Comme rappelé en
introduction, ce conflit a été parfois interprété comme la manifestation d’une crise malthusienne.
Pourtant, les récits des jeunes recrus des différents groupes impliqués dans violences collectés par
Peters [2006] témoignent de l’injustice de l’ordre social des districts diamantifères de l’est de la Sierra
Leone. Le conflit n’a touché la région étudiée qu’en 1996 quand le Revolutionary United Front RUF
s’est attaqué à Kamakwie. Peu de jeunes en Sella Limba semblent s’être alors engagés dans les rangs
de la rébellion. Mais les jeunes hommes qui, pour s’émanciper du lignage en Sella Limba, ont quitté
leur village « sans dire au-revoir », ont probablement grossi les rangs de la jeunesse « hyper-mobile »
que décrivent Chauveau et Richards [2008]. La trajectoire historique d’un territoire marginalisé
comme la Sella Limba, zone d’émigration, permet de lire en miroir celle des zones d’immigration où
se sont nouées les contradictions sociales du « patrimonialist state » [Richards, 1996] en crise.
Avec la guerre civile, et conséquemment la fermeture de la compagnie de tabac, les
producteurs de Sella Limba se sont tournés vers le piment, une culture très intensive en travail pour
laquelle ils ne subissaient pas la concurrence du marché mondial. Mais, avec la baisse de la fertilité
des terres pluviales, cette orientation n’a pas permis d’augmenter la productivité du travail ni les
revenus agricoles. Ainsi, on n’observe pas en Sella Limba les produits de consommation (moto, petit
générateur, etc) ou les petites machines agricoles (malaxeur ou presse à huile, décortiqueuse, etc) qui
sont pourtant monnaie courante dans de nombreuses campagnes africaines. Incapables aujourd’hui de
produire la totalité du riz consommé dans les villages, ils dépendent essentiellement du piment pour se
procurer leur subsistance, souvent à crédit. L’instabilité des prix relatifs, que rappelle la brutale
augmentation des prix des céréales jusque sur les marchés ruraux en 2008, place donc les groupes
domestiques dans une précarité accrue.
La trajectoire spécifique de la Sella Limba, territoire marginalisé dans un pays qui lui-même a
suivi une trajectoire de développement à certains égards spécifique, interdit la généralisation de ce
diagnostic à la grande diversité des configurations locales. Cependant, la reconstitution du système
agraire et du système social, et de leurs crises, à l’échelle du territoire étudié, indique des éléments
essentiels pour appréhender cette diversité, au-delà de la simple « pression démographique » prise
isolément. Dans une société paysanne lignagère, l’intégration économique, et la marchandisation de la
terre et du travail,, modifie en profondeur les rapports sociaux de production et d’échange, y compris
au sein des groupes domestiques, entre parents [Li, 2014 ; Rangé, 2017 ; Temudo, 2018]. En fonction
des configurations locales spécifiques (agro-écologiques, intégration ou marginalisation économique)
et nationales (politiques de développement agricole et rural), et en fonction des périodes historiques,
cette transformation en profondeur peut déboucher sur de nouvelles opportunités, en particulier pour
les jeunes hommes et les jeunes femmes, comme sur une précarisation accrue de l’économie
domestique.
Dans les discours des organisations de développement, le thème de la « reconstruction » du
pays post guerre civile (ou plus récemment post épidémie d’Ebola) domine en Sierra Leone [Binns et
Bateman, 2017]. Mais si les crises politiques (ou épidémiologiques) – aussi graves ont-elles pu être –
masquent la profondeur de la crise agraire multiforme, le risque est grand pour que l’on
« reconstruise » les conditions qui ont mené le pays à la guerre civile. Les producteurs n’ont pas
récolté les bénéfices de la croissance à deux chiffres affichée par la Sierra Leone dans les années
d’après-guerre. Il est peu probable qu’ils profitent de la politique actuelle du gouvernement sierra
léonais qui vise essentiellement à attirer des capitaux étrangers pour des projets agro-industriels de
grande envergure [Baxter, 2013 ; Palliere et al. 2018b]. Au contraire, l’approfondissement de cette
politique risque, comme Meillassoux [1991] l’indiquait en évoquant les ajustements structurels des
années 80, de produire une « surpopulation relative ».
Un projet politique assumé motivait la thèse de Malthus : il s’agissait, pour une classe qui ne
voulait plus assumer les conséquences sociales du développement du capitalisme dans l’Angleterre du
XIXe siècle, d’abolir les « Poor Laws » [Engels, 1960]. Les pauvres étaient pauvres parce qu’ils
faisaient trop d’enfants pour les nourrir. La même logique a été appliquée par les (néo)-malthusiens
plus ou moins radicaux des époques ultérieures [Ross, 1998]. On peut lire l’angoisse des européens
face à la « vague migratoire » africaine comme le dernier avatar de cette vision : elle est très souvent
présentée comme le résultat mécanique de « l’explosion démographique » sur le « continent noir »
23.
Sans entrer sur le terrain de la question identitaire que certains aiment soulever, on peut souligner que
la lecture uni-factorielle focalisée sur le rapport population / ressource tend une fois encore à masquer
des dynamiques agro-écologiques et socio-économiques beaucoup plus complexes et permet d’éviter
les débats politiques sur la nature de la crise des agricultures paysannes africaines
Références
Banton, Michael. 1957. West African city: a study of tribal life in Freetown. London : Oxford
University Press. 228 p.
Baxter, Joan. 2013. Who is benefiting ? The social and economic impacts of three large-scale
land investments in Sierra Leone : a cost-benefit analysis
. Freetown: ALAT. 50 p.
Disponible sur :
www.alimenterre.org/sites/www.cfsi.asso.fr/files/allat_who_is_benefitting_large-scale_land_investments_in_sierra_leone_2013.pdf
Beckouche, Pierre, Claude Grasland, France Guérin-Pace, et Jean-Yves Moisseron. 2012.
« Debate paper : Le territoire comme résultante lisible de processus complexes et comme
23 Angoisse sur laquelle joue les titres des deux livres publiés récemment : Africanistan : L’Afrique en crise
va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? de Serge Michailof, et La ruée vers l’Europe : La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, de Stephen Smith.