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Conception du travail sur les chantiers du bâtiment : avancées et reculs de la prévention

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du bâtiment :

avancées et reculs de la prévention

Pascal ETIENNE

Responsable du bureau des équipements et lieux de travail Direction générale du travail, Ministère du travail

39-43 quai André Citroën - 75739 Paris Cedex 15, France pascal.etienne@dgt.travail.gouv.fr

Bruno MAGGI

Professeur de théorie de l’organisation

Faculté d’économie, Univ. de Bologne et Faculté de droit, Univ. des études de Milan 34 Via Capo di Lucca – 40126 Bologna, Italie

bruno.maggi@unibo.it

Dans le secteur de la construction, les accidents de travail se maintiennent à un niveau élevé par rapport aux autres secteurs professionnels et les atteintes à la santé augmen- tent sensiblement. Une lecture critique met en perspective différents points de vue disci- plinaires. Le dispositif juridique et institutionnel concernant la prévention semble contourné par des interprétations restrictives portant sur la « gestion des risques ».

La réflexion ergonomique apparaît repliée sur les « bonnes pratiques » des opérateurs et l’activité du management de proximité, tandis que la sociologie du travail, tout en indi- quant la nécessité d’un élargissement à l’analyse organisationnelle, n’apparaît pas tenir compte des différents niveaux concernés par cette analyse. Le but de cette communica- tion est de montrer l’utilité d’une réflexion intégrée, capable de dégager des pistes pour une action plus efficace.

Mots-clés : conception, prévention, santé au travail, bâtiment

Introduction

Depuis plusieurs dizaines d’années, la prévention intégrée à l’acte de cons-truire est inscrite dans les principes juridiques, dans la réflexion des ergonomes et dans les bonnes pratiques développées par les organismes de prévention.

Cependant le maintien d’un niveau élevé de maladies en lien avec le travail et d’accidents du travail dans le secteur de la construction révèlent un déficit de réflexion et d’action.

Les données chiffrées, en France et en Europe, montrent un taux de fréquence des accidents du travail deux fois plus élevé dans ce secteur professionnel que la moyenne nationale (taux de fréquence de 54 en 2005 dans le bâtiment contre

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26, en moyenne, pour toutes les activités) et un taux de gravité trois fois plus élevé (CNAMTS, 2006). Les professions du bâtiment sont également le lieu d’émergence de pathologies graves et invalidantes : cancers, en particulier ceux liés à l’amiante (30 % des 5649 nouveaux cas de maladies professionnelles reconnues en 2004 sont des professionnels du second oeuvre du BTP, sachant que le nombre de cas réels est sensiblement plus élevé), troubles musculo- squelettiques (avec plus de 2 000 affections périarticulaires reconnues en 2005.

L’enquête SUMER réalisée en 2003 (DARES, 2004) montre dans le secteur de la construction une forte prévalence des contraintes posturales et articulaires (85 % des salariés exposés contre 71 % dans l’ensemble des secteurs) et de la manu- tention manuelle de charge (67 % des salariés exposés contre 42 % dans l’en- semble des secteurs) ; en outre 38 % des salariés ont un rythme de travail imposé par une demande extérieure (contre 29 % en 1994), et 48 % d’entre eux doivent fréquemment interrompre une tâche pour en faire une autre non prévue (contre 38 % en 1994). On peut donc avancer que ce secteur professionnel tend à cumu- ler les facteurs de risques et contraintes traditionnels ainsi que des contraintes dues à des nouvelles méthodes de production.

Dans un tel contexte, on ne peut que regretter l’insuffisante intégration des apports de la réflexion juridique, des sciences de l’ingénieur, de l’économie d’en- treprise, de la sociologie du travail, de la théorie de l’organisation, avec ceux de l’ergonomie dans les réflexions ainsi que dans les programmes des intervenants chargés de la prévention. Les auteurs, engagés à divers titres dans la réflexion sur la prévention des risques au travail, ont pour ambition d’amorcer une lecture critique qui met en perspective différents points de vue disciplinaires en la matière en vue de dégager des pistes pour le futur. Il ne s’agit pas de dresser un cadre exhaustif, mais de présenter une réflexion à travers quelques exemples caractéristiques de ces points de vue.

L’interprétation du dispositif juridique et institutionnel

En France le dispositif juridique et institutionnel met l’accent sur les objectifs généraux de prévention. Les organismes de prévention sont mobilisés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et mettent en oeuvre documents de vulgari- sation, présence sur le terrain, sessions de formation…

Depuis plus de trente ans, la loi (loi du 6 décembre 1976 sur la prévention des accidents du travail) a proposé la notion de « prévention intégrée », développant le concept de prévention primaire, en imposant des obligations nouvelles aux employeurs, fabricants, architectes, maîtres d’ouvrage. La sécurité doit être inté- grée dans la conception des immeubles, des chantiers, des matériels au stade de la fabrication des produits. Il s’agit d’un développement naturel du concept de prévention primaire (Maggi, 2003 ; Etienne, 2004), parce que, pour réaliser celle- ci, il faut l’intégrer dans la conception, comme le prescrivent les directives euro- péennes : tant la directive « cadre » santé sécurité (89/391/CEE) que la directive

« machines » (89/392/CEE).

Cette Directive définit en effet, une démarche progressive d’évaluation et de réduction des risques. L’évaluation du risque doit être réalisée par le fabricant.

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La machine doit être conçue et construite en prenant en compte le résultat de l’évaluation des risques (ce qui, à notre sens inclut le retour d’expérience des utilisateurs, l’analyse des accidents et des incidents survenus au moment de l’utilisation des machines ou de machines similaires).

De plus dans cette directive, les modifications introduites récemment (directive modifiée 2006/42/CE, Annexe I Point 1.1.6. Ergonomie) intègrent, dans les exigences de santé et de sécurité auxquelles doivent satisfaire les concepteurs de machines, la nécessaire prise en compte de la variabilité des opérateurs dans la conception, à savoir un principe fondamental de l’ergonomie. La conception de la machine doit tenir compte désormais de la variabilité des opérateurs : de leurs données morphologiques (anthropométriques), de leur force, leur résistance.

L’interface des commandes avec les opérateurs, l’ensemble des signaux et indi- cations émis par la machine (les différents types de signaux visuels, sonores…) ainsi que leur agencement doivent être adaptés aux caractéristiques des opéra- teurs.

Mais, malgré les directives européennes et un certain nombre d’avancées dans les pratiques de prévention, la logique de la prévention intégrée a été souvent interprétée dans un sens étroit caractérisant une approche technicienne dont l’incapacité à parvenir à la suppression du risque est vue comme un échec :

« L’expérience comme le renouvellement constant des techniques avaient fait de cet objectif [la prévention intégrée] une utopie », écrivent Viet et Ruffat (1999) citant Moyen, directeur de l’Inrs, de la fin des années 1970 au début des années 1990.

Une nouvelle philosophie émerge alors : celle de la maîtrise des risques. L’air du temps, que l’on mesure à travers les titres des publications, les annonces des colloques, c’est la « maîtrise des risques » (le risk management) : c’est-à-dire la gestion des comportements, l’appel à la responsabilité individuelle des opéra- teurs. Loin de nous l’idée de prétendre qu’il n’est pas important de prendre en compte l’intervention du management, le niveau de la formation et le savoir des opérateurs, mais on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la conception du travail et des dispositifs techniques (« prévention primaire »).

Celle-ci nous semble en recul dans les analyses et les pratiques des entreprises et des organismes en charge de la prévention ou des ergonomes, allant parfois jusqu’à une remise en cause de son principe. L’objectif n’est plus la suppression du risque, mais la « gestion des risques », le risque professionnel étant dissout dans un ensemble de risques pour la société, d’origines les plus diverses.

Une interprétation restrictive des directives communautaires est diffusée, notamment de la directive « cadre » de 1989 (89/391/CEE). En particulier la définition de la prévention introduite par la directive « cadre » à l’art. 3 n’est pas prise en compte ; cette définition est pourtant prescriptive, elle indique que par

« prévention » on doit entendre l’ensemble des « dispositions ou mesures » visant à « éviter ou diminuer les risques », dispositions et mesures « adoptées ou prévues » et qui doivent concerner « toutes les phases » de l’activité de travail.

Il s’agit d’une définition de la prévention avant tout primaire (« éviter » vient avant « diminuer »), programmée et visant la conception (adopter et prévoir),

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ainsi que générale (prenant en compte la situation de travail dans son ensemble).

L’ordre hiérarchique des principes généraux de prévention établi par l’art. 6 (transposé à l’art. L 230-2 du Code du travail français) est ignoré. Si on le prend en compte, il faut admettre qu’il découle de la définition de l’art. 3, que la prévention doit être avant tout primaire.

Concernant particulièrement les chantiers du bâtiment, Trinquet (1996) distingue le « prescrit sécurité » comprenant les normes étatiques et l’activité de prévention de l’entreprise qu’il oppose à la gestion des écarts effectuée par les opérateurs. Il critique le fait que les normes étatiques seraient conçues « autour de l’idée centrale que tout le processus de prévention doit être conçu, prévu, organisé et mis en place avant le début des travaux en général et de chaque phase de travaux en particulier ». Il oppose à ces prescriptions la notion de prévention globale ou librement consentie compte tenu des adaptations néces- saires au moment de la réalisation de l’ouvrage. Le fait de poser la question en ces termes (qui opposent la prévention primaire et la conception du travail à l’action des opérateurs de prévention sur le terrain) nous paraît lourde de consé- quences car cela risque de limiter la réflexion et les capacités d’action des orga- nismes de prévention ou des opérateurs à une prévention secondaire ou une ergonomie de correction.

Dans Le choix de la prévention, l’interprétation que les auteurs (Viet et Ruffat, 1999, p. 244-245) donnent des principes de prévention est carrément détournée.

Ils disent que l’on ne peut jamais éviter les risques, et donc qu’il faut les évaluer pour les gérer. Leur stratégie est de nier toute possibilité de prévention primaire.

Selon eux, la directive elle-même reconnaîtrait « le caractère relatif de l’effort de prévention ». Pour la directive, et pour la loi française qui la transpose dans le droit national, - selon les auteurs – « désormais, l’objectif de prévention n’est plus la suppression du risque, reconnue comme inaccessible, mais la gestion du risque ». Ils rappellent que « trois facteurs montrent à l’évidence l’impossibilité du zéro-risque » : l’aspect technique (un système technique ne peut pas être complètement sûr), le facteur économique (la sécurité a un coût), et le facteur humain (« l’homme ne peut pas être réduit à jouer un rôle passif d’applicateur de consignes »).

Dans l’ouvrage de Viet et Ruffat cette question du risque zéro est évoquée afin de soutenir la thèse du « caractère relatif de l’effort de prévention », c’est-à-dire de nier avant tout la prévention primaire, et même de passer de l’élimination du risque (existant) à sa « gestion ».

Or, une démarche de prévention primaire ne doit pas être réduite à l’idée (irréa- liste) de concevoir des machines et des lieux de travail complètement sûrs. Cette idée de conception technique excluant les risques dérive directement de la vision mécaniste qui, entre autres, préside à la séquence : conception des machines - conception des lieux de travail - conception des tâches. C’est, par contre, par la mise en oeuvre de principes de prévention dans un processus itéra- tif que peuvent être conçues des machines respectant les exigences de santé et de sécurité (cf. les « principes généraux » de l’annexe I de la Directive

« machines »). Le contenu des spécifications techniques pourra être amélioré et adapté tenant compte des caractéristiques des processus de travail et du retour

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d’expérience à partir des conditions réelles d’utilisation. C’est par l’analyse du processus d’actions et de décisions de travail, que la prévention – à différents degrés – est possible et réalisable (Maggi [1984] 1990 ; 2003). Il s’agit de mettre en oeuvre ce que l’on redécouvre sous l’angle du « principe de précaution ». En effet, s’abstenir des actions potentiellement dangereuses sans attendre la vérifi- cation du danger n’est pas autre chose que l’attitude permettant de réaliser le niveau primaire de prévention.

Les interprétations diffuses du dispositif juridique et institutionnel semblent donc insuffisantes pour faire face à la croissance constatée des atteintes à la santé et au maintien d’un niveau élevé des accidents de travail dans le secteur de la construction. Le niveau de risque reste très élevé dans ce secteur, ou empire dans certaine situations, ce qui se traduit par des souffrances individuelles, des coûts sociaux importants et une fuite de la main-d’oeuvre hors du secteur profession- nel du bâtiment.

L’apport de l’ergonomie

Concernant le point de vue de l’ergonomie, on peut citer Six (2004) qui pointe l’insuffisante articulation entre conception du produit et de la réalisation, à l’ori- gine de nombreux disfonctionnements et de l’échec de la prévention, et ceux, tel Cru (1995) qui mettent l’accent sur l’intervenant final, le collectif de travail.

Six a identifié les facteurs qui permettent de développer une approche de prévention dans le secteur : les caractéristiques de l’activité de travail sont déter- minées à la fois par le travail du concepteur de l’ouvrage, par l’adaptation qu’en fait le prescripteur local (responsable du chantier), par l’activité de l’encadre- ment et des équipes de production.

La prévention des risques ne se joue pas uniquement sur le chantier. En effet l’activité de travail sur les chantiers est fortement conditionnée par les décisions prises en amont. Par exemple, les travaux de Vidal-Gomel Olry, Jeanmougin et coll. (2005) concernant la prévention des risques électriques dans l’activité de livraison de béton sur les chantiers montrent l’importance de la conception du travail et de la prise en compte des rapports de sous-traitance entre les entre- prises. C’est seulement si les chefs de chantier, d’une part, et les organisateurs de la livraison du béton dans l’entreprise productrice de béton, d’autre part, pensent leur activité comme un tout, que les opérateurs en charge de la livrai- son sont en mesure d’intervenir de façon sûre : en ayant connaissance de la présence d’une ligne électrique, en formulant des exigences relatives aux moda- lités d’intervention, en définissant les rapports nécessaires entre les différents intervenants. Là encore les prescriptions réglementaires peuvent contribuer à la sûreté de l’intervention (en précisant les obligations du donneur d’ordre, telles que la mise hors tension des lignes lors de travaux dans l’environnement des lignes électriques). Mais cela suppose aussi une capacité d’intervention en amont, vis à vis de l’entreprise productrice d’énergie électrique…

Une démarche de conduite de projet est sans aucun doute nécessaire au déve- loppement de la prévention sur les chantiers, en vue de rendre possibles les

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interactions et les communications entre opérateurs et de construire des repré- sentations partagées. Pour parvenir à une prévention durable, il faudrait aussi articuler l’attention portée aux processus de travail (des problèmes de sous- traitance aux connexions entre différents métiers) et la prise en compte des risques concernant le bâtiment lui-même (le bâtiment « malade », les matériaux employés, l’accessibilité en particulier pour les personnes handicapées).

Les actions des préventeurs ou des prescripteurs sont souvent centrées sur l’in- tervenant final (chef de chantier, opérateur ou travailleur indépendant), dont les marges d’action sont très réduites. Par exemple dans les objectifs des organismes de prévention, on constate une très faible place consacrée aux maîtres d’ou- vrage, architectes et bureaux d’études. Ainsi, dans les objectifs de l’organisme en charge de la prévention dans le secteur de la construction, en France, ne figurent pas à ce jour les actions en direction des donneurs d’ordre principaux que sont les collectivités territoriales ou les grandes entreprises privées…

Il ne s’agit pas pour nous de sous estimer l’importance des savoir faire de prudence et la place des collectifs de travail pour tenir face au risque, voire tenir par le déni du risque (Baratta, 1993). Dans ce cadre, la langue de métier est un élément fondamental de la structuration du collectif de travail (Cru, 1995). Pour leur part, en insistant sur le fait que travailler, c’est faire l’expérience du risque, Van Belleghem et Bourgeois (2004) mettent l’accent sur la gestion des risques et soulignent que l’objectif de la démarche de prévention n’est plus la « sécurité » entendue comme un état statique, mais la « prévention » entendue comme une action consistant à devancer la survenance de situations de débordement.

Sur le constat, c'est-à-dire l’analyse fine du comment les opérateurs de base « se débrouillent » des contraintes du travail, et font face à des situations de risque, on ne peut que partager leur diagnostic. Mais face à certaines préconisations, nous serons plus réservés. En effet ces auteurs identifient une démarche dyna- mique dont la clé se trouve dans le management et plus particulièrement dans le management de proximité. L’objet de la démarche préconisée, « manager la prévention », consiste à identifier les pratiques des opérateurs préexistantes à l’action de prévention et à comprendre les conditions de leur opérationnalité.

Dans une telle démarche, les auteurs insistent sur la nécessaire reproductibilité des bonnes pratiques de prévention dans une entreprise ou dans des secteurs professionnels. Mais ils ne disent rien des conditions requises pour concevoir le travail en vue d’éviter ces situations de débordement.

Or, ce constat tend à renvoyer vers les opérateurs la charge de gérer le risque. On ne semble pas très loin du paradoxe anciennement constaté par Ramazzini (1990) revenant à faire porter sur l’opérateur la charge de la cure et les épreuves de la prévention - épreuves que ce dernier n’a pas facilement les moyens d’as- sumer dans le long terme.

Celui-ci constatait en effet, il y a trois siècles déjà (dans son article sur les plâtriers) : « j’ai moi-même souvent observé que les ouvriers dont la convales- cence n’est pas assez prompte à leur gré, reprennent leurs travaux avec leur mauvaise santé et se soustraient aux remèdes dont l’usage doit être longtemps continué et qui ne peuvent convenir qu’aux riches ».

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Pour faire en sorte que la prévention ne soit pas un luxe réservée aux « riches du XXIe siècle », il est donc nécessaire de penser cette prévention comme un tout, intégrant les dimensions sociales, techniques et organisationnelles ainsi que les capacités d’intervention des opérateurs et de leurs représentants (Vogel, 2006).

La sociologie du travail et l’étude de l’organisation

Dans le domaine de la sociologie, Duc (2002) a analysé les activités de plusieurs chantiers, de la conception à la réalisation, mobilisant conjointement les concepts de la théorie du travail d’organisation de Terssac (2002) et de l’ergolo- gie de Schwartz (2000). Cette étude de terrain met en évidence, dans la spécifi- cité du travail sur chantier, la rencontre de deux logiques : une logique d’organisation du travail « à prescription floue » qui encadre les activités des équipes, et une logique du travail propre au chantier où sont déployées des

« inventivités locales » afin de réaliser l’ouvrage. Ce type de « travail d’organi- sation », qui s’adapte aux caractéristiques propres au travail sur un chantier, aurait émergé selon l’auteure, à partir des années 70, dépassant les pratiques des années 50-60 centrées sur des principes d’ « organisation scientifique » des chan- tiers. Bien qu’elle ne concerne pas les questions de la prévention, la recherche de Duc se prête bien à montrer aux démarches ergonomiques d’analyse de l’activité la nécessité d’un dialogue direct avec le domaine d’étude de l’organisation.

Ce domaine d’étude, en effet, a une longue tradition d’intérêt pour le travail dans le secteur du bâtiment. On ne peut pas, avant tout, oublier les études des temps et des mouvements menées par Gilbreth (1911) sur le travail du maçon poseur des briques ; et cela non pas pour le citer tout simplement comme exemple historique de taylorisme, mais parce qu’on peut y analyser attentive- ment les rapports entre chaque choix organisationnel et ses retombées sur la santé du travailleur. La référence aux études de Gilbreth de la part de Murrel (1965) dans son traité d’ergonomie est ambiguë, mais elle n’est pas dépourvue de sens. En effet, Gilbreth améliore certaines conditions de travail, impliquant la réduction des efforts de flexion et de rotation du torse et la charge sur l’appareil musculo-squelettique, en même temps qu’il impose des postures, des mouve- ments et des rythmes. Observer de près cet ancien exemple d’ « organisation scientifique », peut servir à comprendre l’utilité de distinguer, parmi les choix organisationnels, ce qui concerne une « action » et ce qui concerne les « modali- tés d’accomplissement » de cette action (Maggi, [1984] 1990 ; 2003), du fait des retombées différentes de chacun de ces choix. Cela peut servir, ensuite, comme point de départ pour une interprétation des choix d’organisation qui ne soit pas limitée à l’opposition entre prescription taylorienne et discrétion du travailleur.

Depuis longtemps, des études du domaine de l’organisation soulignent les spécificités de discrétion et d’autonomie propres au travail de chantier (Stin- chombe, 1959) sur lesquelles se fondent les recherches de Duc. L’entreprise de bâtiment y est présentée comme exemple de choix de structuration très éloignés de ceux qui sont propres à la manufacture. Mais ce niveau d’analyse demande à être intégré à deux autres niveaux d’analyse également importants. D’abord il faut prendre en considération la régulation des actions techniques de différents

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métiers sur le chantier. Des recherches décrivent les différentes activités caracté- ristiques du chantier, les processus de socialisation, le langage, le développe- ment des compétences, les rapports entre travailleurs, et notamment les marges de discrétion laissées aux choix individuels ou au petit groupe de travail (Riemar, 1979), dont parle aussi Duc. La réflexion, pourtant, doit savoir passer de la description à l’interprétation d’une organisation impliquée par la rétroac- tion de l’objet transformé sur le processus même de transformation (Thompson, 1967). Ensuite, il faut prendre en compte le niveau des rapports entre les choix économiques des entreprises de construction et les choix de gestion mis en oeuvre sur le chantier (Eccles, 1981) : les choix économiques typiques du secteur (par exemple l’utilisation étendue de la sous-traitance, le recours à la main d’oeuvre intérimaire ou même aux travailleurs non déclarés), ne sont pas néces- sairement en relation avec la structuration de l’entreprise. Toutefois, ils ont des retombées importantes sur la régulation des processus de travail sur le chantier, et sur la santé des travailleurs.

Au total, les choix d’organisation concernent plusieurs niveaux, et à chacun de ceux-ci, ce n’est pas dit que la discrétion octroyée puisse représenter des condi- tions avantageuses en termes de santé des travailleurs, elle peut au contraire être source de conséquences négatives, voire de maladies et d’accidents. Une préven- tion efficace doit envisager tous les niveaux concernés, afin de surmonter une approche trop souvent ciblée sur les pratiques de l’opérateur final, et de ce fait inadaptée à décoder les sources des risques et à y faire face.

Quelques conclusions

Nous formulerons quelques propositions adressées aux ergonomes (du fait de ce congrès) venant des nécessités de la pratique de prévention et de l’intérêt que nous leur portons.

Pour avancer, nous soutiendrons la nécessité d’ouvrir le débat sur l’importance de la prévention primaire dans l’acte de construire. Cela implique d’intégrer expertise technique des équipements et des produits et études ergonomiques dans l’analyse organisationnelle des processus de travail ; de responsabiliser les maîtres d’ouvrage et les donneurs d’ordre successifs, de développer l’intégra- tion des exigences des utilisateurs finaux dans la conception des équipements de travail et des machines utilisées sur les chantiers, de progresser dans la prise en compte des différentes contraintes qui pèsent sur l’acte de construire (qualité des bâtiments, absence de pollution de l’air intérieur, accessibilité des personnes handicapées) pour en faire autant d’atouts dans la politique de prévention pensée comme un ensemble cohérent.

La mise en oeuvre de telles actions rendent plus que nécessaire de mettre en place les lieux de rencontres entre praticiens de la prévention et universitaires / chercheurs en vue d’engager une réflexion sur la pratique.

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