• Aucun résultat trouvé

Le pouvoir des fleurs

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Le pouvoir des fleurs"

Copied!
34
0
0

Texte intégral

(1)

1

Le pouvoir des fleurs

Dimitri s’arrêta sur le trottoir en face du lycée. C’était le jour de la rentrée, tous les nouveaux élèves de première s’interpellaient, se racontaient leurs vacances, se bousculaient… Il n’aimait pas les gens. D’autant plus que, parmi eux, pas un ne lui était connu : il avait déménagé au cours de l’été, son père, professeur de littérature, ayant obtenu un poste à la Sorbonne. Une nouvelle vie, donc, dans un appartement, sans jardin, alors qu’il aimait passer son temps dans le pré derrière son ancienne maison. Il devrait aussi s’habituer à l’atmosphère étouffante du bus qui remplacerait dorénavant le vent de la route qu’empruntait son vélo pour l’emmener à l’école – rouler à bicyclette à côté de toutes ces voitures lui semblait quelque peu aventureux.

Il fut cependant obligé de se mêler à la foule bigarrée lorsque les grilles s’ouvrirent. Il n’était pas très grand ; son incapacité à distinguer le tableau qui indiquait la répartition des classes l’empêchait de quitter cet amas de personnes.

En poussant un corps, il put enfin apercevoir son nom : « Desforges Dimitri ; 1L2, salle 302 ».

– En route pour la salle 302, marmonna-t-il.

Il se demandait pourquoi son père tenait tant à travailler à la Sorbonne.

Cette université ne valait pas mieux que les autres, elle l’avait bien prouvé quatre ans plus tôt avec ses étudiants qui refusaient d’étudier, et elle le prouverait encore, il en était sûr.

Ce dont il était moins sûr, c’était du chemin à emprunter pour arriver à la fameuse salle 302. Il arrêta un élève, qui lui proposa de suivre un groupe de filles : une partie de ses nouveaux camarades. Il le quittait à peine qu’un garçon à la figure maigre, cachée derrière ses longs cheveux noirs frisés et de petites lunettes fumées rondes, l’abordait.

– Excuse-moi, je suis dans quelle salle ? Une question surprenante, estima Dimitri.

– Je ne sais pas. Comment tu t’appelles ? répondit-il tout de même.

Peut-être se souviendrait-il avoir vu son nom. L’autre glissa ses lunettes jusqu’au bout de son long nez pour l’observer, ce qui permit à Dimitri de constater qu’il discutait avec quelqu’un encore à demi endormi. Son interlocuteur parvint enfin à fixer correctement son regard sur lui.

– Ah, mais t’étais pas là l’an dernier, toi ! T’es dans quelle classe ? Comment tu t’appelles ?

Il parlait lentement d’une voix nasillarde et, apparemment, une simple question lui était difficile à retenir.

– Dimitri, je suis dans la 1èreL2. Et toi ?

– C’est dommage, on n’est pas ensemble. Du coup, je ne sais pas où je dois aller… J’ai été ravi de t’avoir rencontré, ajouta-t-il presque rapidement avant de s’éloigner.

(2)

2

Réflexion faite, ce n’était pas la question qu’il avait du mal à retenir, mais la discussion qu’il ne parvenait pas à suivre. Dimitri haussa les épaules et se dirigea vers le fond du couloir, où il découvrit une classe qui se révéla être la sienne.

Le professeur arriva et fit pénétrer la masse bruyante des élèves dans la salle. Dimitri entra en soupirant. S’il était resté dans son ancien lycée, il aurait eu la jolie Mme Lefevre au lieu de ce vieux barbu. Elle avait quarante ans mais c’était la plus belle femme qu’il ait jamais eu l’occasion de regarder sans se faire rappeler à l’ordre – qui reprocherait à un élève de regarder un prof qui donne un cours ? Elle avait des jambes interminables, surtout quand elle mettait ses escarpins noirs, et des formes magnifiques. Celui que Dimitri voyait à la place ne devait pas souvent fréquenter les salons de coiffure, ni le rayon « nouveautés » dans les magasins de vêtements.

Le jeune homme essaya de concentrer son attention sur ce que disait Monsieur… ce monsieur. Que cette année était importante, que c’était maintenant qu’on se préparait au baccalauréat. Moui… Rien que le petit laïus habituel de la rentrée : travail, difficulté, effort et autres mots déplaisants. Il promena son regard sur ses nouveaux camarades. Des visages inconnus partout, le pire étant qu’eux se connaissaient déjà. Pourquoi avait-il accepté de venir ici ?

La liberté revint enfin, deux heures plus tard. Dimitri s’empressa de sortir, à tel point qu’il faillit renverser une fille qui venait de s’arrêter brusquement devant lui. En rougissant, celle-ci tapa sur l’épaule de sa voisine pour lui désigner du menton un garçon appuyé nonchalamment contre un mur. Par curiosité, Dimitri suivit son regard. Le garçon en question était celui qui lui avait indiqué son chemin. L’amie interpellée se mit à glousser.

– Ah oui, c’est vrai… Mais je ne crois pas que tu aies une chance.

– Et alors ? intervint une autre en haussant les épaules. C’est vrai qu’il est mignon, mais s’il n’a que ça, ça ne vaut pas grand-chose.

Dimitri, qui n’avait accordé qu’un vague coup d’œil à l’objet de la discussion, y fixa à son tour son attention. En effet, avec ses cheveux bruns en bataille, sa haute taille, son visage ovale bien dessiné et presque exempt de boutons, il pouvait plaire à bien des filles. La petite bande caquetante livra finalement passage aux autres élèves, qui purent alors gagner la rue, où beaucoup restèrent encore pour continuer leurs conversations.

*

* *

Rentré chez lui, Dimitri fila directement dans sa chambre, de laquelle rien ne put le faire sortir jusqu’à l’heure du dîner. Il ne rejoignit sa famille qu’au

(3)

3

moment du dessert. Lorsqu’il arriva dans la cuisine, son père racontait avec animation sa journée, qui se résumait en fait à une réunion avec ses collègues.

– Bonsoir mon grand ! s’interrompit-il en voyant son fils. Alors, tu m’en veux tellement de vous avoir fait déménager que tu as entamé une grève de la faim ?

Il avait l’air si heureux et enthousiaste que Dimitri n’osa pas lui avouer combien ce changement lui déplaisait.

– Non, je me sentais mal et je me suis allongé. J’ai dû m’endormir…

La discussion tourna ensuite autour de sa petite sœur, Marguerite, qui, à quatre ans, entamait sa seconde année à la maternelle. La fillette parlait de la copine qu’elle s’était faite en jouant aux petites voitures – elle l’avait soutenue contre un garçon qui voulait prendre la sienne et elles ne s’étaient plus quittées de la journée.

Après tout, songea le jeune homme en la regardant, ce n’était pas si grave ; il finirait bien lui aussi par s’en faire.

À son arrivée au lycée le lendemain, il fut abordé par une jeune fille qu’une masse importante de cheveux blonds bouclés et de nombreuses tâches de rousseur caractérisaient. Il constata également que, dotée de jolies rondeurs, elle était aussi grande que lui. Elle s’était approchée de lui avec un sourire franc qui creusait deux fossettes sur ses joues vermeilles.

– Salut, je m’appelle Rose. Et toi ?

Un peu surpris d’une approche aussi directe, Dimitri se présenta. Une conversation sur des souvenirs communs de Rennes, où Rose avait passé ses huit premières années, débuta rapidement. Ils s’aperçurent qu’ils avaient fréquenté la même école primaire. Ils se moquaient encore de leur directeur en allant prendre place au fond de la salle.

À la fin de la matinée, l’humeur du jeune homme était à l’exact opposé de celle dont il avait fait preuve la veille. Sa camarade s’était révélée d’un caractère très extraverti, elle avait un enthousiasme débordant et riait souvent. Plutôt taciturne, il s’étonnait de l’entendre parler presque sans interruption pendant une heure – il n’avait rien suivi au cours de français.

Ils se rendirent ensemble à la cantine après les mathématiques, cours durant lequel ils avaient pu constater que certains professeurs possédaient un calme et une concentration impressionnants. Ils furent rapidement rejoints par le garçon auquel Dimitri avait demandé son chemin.

– Comment ça va ? salua-t-il.

– Tu le saurais si tu avais vu mon emploi du temps ! plaisanta Rose. Voici Dimitri, un nouveau dans notre belle capitale.

– Salut ! Moi, c’est Thomas, on s’est rencontrés hier, non ? Au fait, j’ai fait la connaissance de Physalis : elle est américaine, elle passe un ou deux ans ici.

(4)

4

Une jeune fille se tenait en effet derrière lui. Elle leur adressa un sourire discret. Ses cheveux, plus oranges que roux, glissaient sur un corps long et mince, encadrant au passage un visage fin, doté d’yeux en amande dorés et de pommettes naturellement rouges. Étrangement, en la regardant marcher, Dimitri pensa à la façon d’avancer qu’ont les serpents, pourtant dépourvus de ces jambes longilignes – de jambes tout court, d’ailleurs.

Tous les quatre prirent leur plateau puis s’installèrent à une table occupée seulement par un couple qui parut quelque peu contrarié de leur arrivée.

Physalis s’assit à la gauche de Dimitri.

– Alors comme ça, tu viens de province ? lui demanda-t-elle. D’où exactement ?

– De Rennes. En Bretagne.

– Je suis déjà venue plusieurs fois en France, mais seulement à Paris. C’est comment là-bas ?

– Euh… C’est bien…

Insatisfaite de cette réponse peu développée, elle posa une série de questions plus précises au jeune homme déconcerté : si lui s’était retrouvé aussi loin de son pays, jamais il n’aurait osé aller ainsi vers les autres. Elle, elle se sentait à l’aise au milieu de ces personnes qu’elle venait de rencontrer et discutait avec eux sans la moindre gêne. Bien que le français ne soit pas sa langue maternelle, elle le parlait apparemment sans difficultés.

Rose interrompit soudain la conversation.

– Je ne vois pas Guy. Pourquoi est-ce qu’il n’est pas avec nous ?

– Ce n’est que maintenant que tu t’en aperçois ? se moqua Thomas, assis en face d’elle. Je ne l’ai pas vu ce matin, il s’est peut-être perdu dans le lycée.

– Oh, sois sympa. Il est souvent dans la lune, mais pas à ce point. C’est fléché ici.

Dimitri échangea un regard avec Physalis : comme lui, son visage exprimait moitié l’incompréhension, moitié l’amusement.

Ce soir-là, Dimitri se dirigea vers la cuisine dès son arrivée dans l’appartement : l’odeur de tarte qui flottait dans le couloir laissait peu de doutes sur la présence de sa mère dans cette pièce.

Elle s’y trouvait en effet, occupée à préparer un plat de lasagnes, sûrement destiné à précéder la tarte au dîner. Il l’interrompit dans cet important travail pour l’embrasser.

– Tu es de bonne humeur aujourd’hui ! constata-t-elle, un peu surprise.

– C’est la tarte. Une bonne odeur comme celle-là quand on rentre, ça rend tout de suite joyeux.

– Tu pourras remercier Margot, dans ce cas. Elle m’a aidée à la faire.

Lorsque, deux heures plus tard, sa sœur vint dans sa chambre lui crier de passer à table, il se précipita vers la cuisine et, dans son élan, faillit manquer sa chaise. Chaise qu’il quitta immédiatement pour aller saluer son père, qu’il n’avait pas entendu rentrer – dans sa lancée, il apporta le plat de lasagnes sur la table.

(5)

5

En écoutant son père raconter sa journée, il se dit qu’il avait eu raison, la veille, de ne lui faire aucun reproche : le professeur était enchanté de sa nouvelle fonction et, quant à lui, il s’était fait des amis plus vite qu’il ne l’aurait cru. Il se sentait si euphorique que, lorsque la fameuse tarte arriva, il embrassa Margot sur les deux joues, ce qui rendit la petite fille bien plus heureuse que ce que son sourire ne laissait deviner.

*

* *

Dimitri n’avait pas de cours le mercredi après-midi. Le matin, pendant la géographie, Rose lui proposa de rejoindre le groupe après le déjeuner. Il allait accepter quand leur professeur interrompit brutalement la conversation.

– Rosalie, si vous persistez dans votre attitude de l’an passé, je me verrai contraint de vous expulser de mon cours !

La jeune fille piqua du nez dans son manuel, dans lequel elle resta cinq bonnes minutes.

– Alors, tu es d’accord ? reprit-elle dès qu’il eut tourné le dos.

– Où est-ce que je vous retrouve ?

– J’ai vu qu’on habitait dans le même coin. Mes parents tiennent la boulangerie au bout de ta rue. Viens me chercher vers quatorze heures.

La sonnerie venait de retentir : ils furent les premiers hors de la classe. Une fois passée la cohue des lycéens pressés de rentrer chez eux manger ce que leurs mères avaient préparé à leur intention, ils purent à nouveau respirer.

– Tu n’oublies pas, la boulangerie, à quatorze heures, répéta Rose.

– Pas de problème. À tout à l’heure.

Son amie s’éloigna en lui adressant un signe de la main. Un grand jeune homme blond l’attendait un peu plus loin pour la raccompagner.

– Maman, c’est bientôt prêt ? demanda Dimitri en débarquant dans la cuisine.

Sa mère, penchée sur une pile de feuilles, le stylo à la main, leva vers lui un regard étonné.

– Depuis quand te comportes-tu comme un sauvage ? Tu ne dis même pas bonjour !

– Oh, excuse-moi ! se rattrapa-t-il en l’embrassant. Cet après-midi, je dois retrouver des copains, je ne veux surtout pas être en retard.

Elle l’observa un moment comme si elle réfléchissait. Elle déclara finalement que le déjeuner ne serait pas servi avant une heure : il n’avait qu’à étudier en attendant, puisqu’il ne pourrait pas le faire plus tard. Dimitri grimaça

(6)

6

un sourire avant de se diriger vers l’escalier en marmonnant un vague « oui, oui…».

Arrivé dans sa chambre, il jeta son sac près de son bureau avant de se laisser tomber sur son lit, les yeux dans le vague. Il dut se lever quelques secondes pour allumer son transistor, posé sur une pile de livres et de disques, en équilibre devant la fenêtre ouverte. Il réfléchit un instant puis jugea qu’il serait sûrement préférable de le déplacer : il le mit sur sa table de nuit et sourit, satisfait de son geste, qui lui éviterait à l’avenir de sortir de son lit pour écouter de la musique. Son regard s’arrêta sur le tourne-disque, situé sur une table basse, à quatre pas du lit. Dommage que la table de nuit soit si petite… Il songea à rapprocher la table basse mais dut y renoncer : d’une part parce qu’il trouvait que le coin où il l’avait mise convenait parfaitement, d’autre part parce que cela lui aurait demandé de partir à la recherche d’une prise multiple pour pouvoir conserver sa lampe de chevet. De toute façon, il aurait quand même été obligé de se lever pour changer de disque.

Une fois qu’il eut terminé ces considérations mobilières, il repensa au conseil que sa mère lui avait donné. Il n’avait pas envie de travailler, et puis il n’avait pas beaucoup de choses à faire… Il essaya tout de même de relire une leçon de français mais abandonna vite, incapable de se concentrer. En attendant l’heure du repas, il déplaça la table basse, la remit en place, puis tria ses disques par ordre alphabétique, les laissant tomber en vrac sur le sol dès qu’il entendit sa mère l’appeler.

« Si tu t’énerves autant pour des amis, comment ce sera quand tu auras une copine ? » observa-t-il en lui-même.

La pendule de l’entrée indiquait seulement treize heures vingt. Il se força à ralentir et mangea à une vitesse normale, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir fini avant qu’il ne soit l’heure pour lui d’aller chercher Rose, la boulangerie n’étant qu’à cinq minutes de chez lui. Comme il avait encore peur de se faire attendre, il partit immédiatement après le dessert. À treize heures cinquante-cinq, il arrivait au coin de la rue et entrait dans la boulangerie.

Dimitri regretta de ne pas avoir sonné à l’entrée privée comme dans une maison normale : une jeune femme lui adressait un charmant sourire en lui demandant ce qu’il désirait ; il eut la bêtise de répondre « Je voudrais Rose » avant même de penser à l’équivoque de sa déclaration.

– En voilà un autre, marmonna la femme en perdant son sourire. Je te signale qu’elle n’est pas à vendre. Enfin, à ma connaissance. Bon…

Elle disparut par la porte donnant sur la partie habitation ; quelques minutes plus tard, Rose apparaissait derrière le comptoir. Elle prit le bras de Dimitri et l’entraîna à l’extérieur, suivie du regard inquisiteur de la femme.

– Qui est-ce ? questionna Dimitri tandis qu’ils marchaient.

– Ma demi-sœur, elle a vingt-trois ans. Ma mère s’est retrouvée enceinte quand elle avait quinze ans, par un garçon qui est resté trois ans avec elle à cause du bébé mais qui a finalement préféré vivre sa vie… Après, elle a rencontré

(7)

7

mon père, et il n’a fait aucune difficulté pour s’occuper de la l’autre comme si c’était sa propre fille. Mais ils sont complètement aveugles : ils croient que c’est un ange, elle a toutes les permissions alors qu’ils m’interdisent beaucoup de choses. Tu te rends compte que c’est elle qui attend un enfant et que c’est moi qu’on surveille ? Pourtant, on croyait qu’elle n’avait personne, jusqu’à ce qu’elle nous annonce sa grossesse et se sente obligée de nous présenter le responsable…

Voici comment, grâce à une simple question, Dimitri n’eut pas à s’inquiéter de son manque de conversation, ni des longs silences gênants qui résultent souvent de ce défaut.

Ils arrivèrent bientôt en vue d’un groupe d’immeubles qui donnaient sur la Seine. Ils s’approchèrent de l’un d’eux avant d’obliquer vers la droite pour rejoindre un entresol. Il avait sûrement joué le rôle de cave à une époque, mais il se trouvait à présent envahi d’un canapé défoncé, d’un vieux tourne-disque accompagné de son casque et de trente-trois tours éparpillés sur une table-basse.

Il y avait aussi quelques magazines, deux chaises et un fauteuil branlant, ainsi qu’une armoire dont les planches disjointes laissaient voir la réserve de nourriture d’un château assiégé. Dans ce décor, deux jeunes gens, qui adressèrent aux nouveaux venus un joyeux « bonjour ! ».

Dimitri regardait avec étonnement autour de lui.

– C’est la cave des parents de Thomas, expliqua Rose. Ils n’avaient rien à y mettre, alors ils ont accepté qu’on s’y retrouve tous. On a amené les meubles dont nos parents n’avaient plus besoin pour pouvoir s’asseoir et tout ça.

– Surtout, n’hésite pas à profiter des sièges, l’invita Thomas.

Dimitri s’affala dans le canapé, à côté d’une Physalis fort occupée à transformer un papier d’emballage en petits confettis brillants.

– Est-ce que Guy et Ancolie viennent, aujourd’hui ? demanda Rose.

– J’ai vu Ancolie ce matin et je lui ai dit qu’on avait quelqu’un à lui présenter. Par contre, je ne sais pas où est Guy – pas chez lui en tout cas.

– C’est normal, je suis ici, déclara soudain un nouvel arrivant.

C’était l’élève qui, la veille, avait demandé son chemin à Dimitri. Cette fois, il ne portait pas de lunettes : on voyait bien ses yeux bleu foncé légèrement exorbités. Il semblait avoir un débit de parole plus rapide, mais sa voix restait nasillarde.

– Tiens, je te reconnais, toi ! annonça-t-il en tendant la main à Dimitri.

Comment se sont passés tes premiers cours ici ? Tu ne t’es pas perdu au moins ? En effet, il parlait à une vitesse presque normale. Néanmoins, malgré son air réveillé et sympathique, on pouvait continuer à s’interroger sur sa capacité à suivre les événements après cette sortie.

– Non, aucun problème, sourit Dimitri en serrant la main tendue. Et toi ? Au comble de l’étonnement, Guy observa le jeune homme comme s’il était dérangé.

– J’y vais depuis un an, alors je suis habitué à m’y retrouver…

Thomas éclata de rire.

(8)

8

– Tu sais, on plaisantait hier midi, précisa Rose. Je ne pense pas qu’il soit suffisamment étourdi pour oublier le chemin de la cantine.

Dimitri assura qu’il se doutait bien de cela, qu’il faisait en réalité référence à sa première rencontre avec lui.

– Ah oui, dans ce cas je comprends mieux. Ne t’inquiète pas, il est normal, juste un peu distrait.

– Ou un peu stone ? suggéra Thomas.

Guy, qui avait adressé à Rose un sourire vraiment charmant après ces paroles, tourna la bouche dans l’autre sens à l’encontre de son copain.

– Il faut se détendre un minimum avant de reprendre les cours. Si on se met trop de pression, on finit dans la dépression, me permettrais-je de vous faire remarquer.

– Il t’en reste ?

– Je crois qu’on en avait laissé dans l’armoire. Sinon, il faudra songer à en racheter.

Rose alla fouiller dans le meuble désigné tandis que Thomas débarrassait la table basse et que Guy se laissait lourdement tomber dans le fauteuil.

Dimitri se tourna vers Physalis.

– De quoi parlent-ils ? souffla-t-il.

– De drogue, voyons ! De la marijuana, je pense. D’où tu sors ?

Il lui expliqua que, dans son ancien lycée, les amis qu’il avait étaient davantage du genre à passer leur mercredi après-midi sur un terrain de basket que dans une cave à s’enfumer.

– Tu joues au basket, toi ? Tu es plutôt petit pourtant.

– Je suis encore plus grand que toi.

– On parie ?

Elle ôta ses chaussures puis se leva ; il fit de même et ils se collèrent dos à dos. Thomas s’approcha pour comparer.

– On voit d’ici que c’est la fille qui est la plus grande ! lança Guy.

– Physalis, indiqua la fille en question.

– Désolé.

– Oh, je te pardonne : tu me donnes raison.

– C’est parce que c’est une géante, marmonna Dimitri, vexé.

La vérité, c’était que ses amis jouaient souvent au basket sans lui, car il faisait généralement perdre son équipe ; il passait souvent son mercredi à se promener seul ou restait chez lui – ce qui, au fond, ne le dérangeait pas vraiment.

Ce n’était en tout cas pas faute de leur avoir précisé qu’il excellait au badminton ; ils préféraient continuer le basket.

– Allez, ne fais pas la tête, conseilla Rose en s’approchant. Tu verras, tu vas bien t’amuser avec nous quand même.

Elle s’assit à son tour dans le canapé, de l’autre côté de Dimitri. Thomas, quant à lui, prit une chaise avant de s’emparer du sac.

– C’est parti, fais tourner, lança joyeusement Guy.

(9)

9

Thomas roula rapidement les herbes dans du papier à cigarettes, enflamma le tout à l’aide de son briquet et tira une bouffée avant de le passer à Rose. Celle- ci voulut ensuite le donner à Dimitri. Le jeune homme fit une grimace.

– Je n’ai pas très envie d’essayer, merci. Vas-y Physalis, sers-toi.

Il tenta de s’extraire du canapé ; entreprise ardue, coincé qu’il était entre deux filles qui n’avaient nullement l’intention de lui faciliter la tâche. Rose le retint.

– Tu ne sais pas ce que ça fait, tu ne peux pas refuser tout de suite.

– Apparemment si, puisque c’est ce que je fais.

Il commençait à trouver cette ambiance agaçante et souhaitait la quitter au plus vite.

– Bon, il ne veut pas, alors fais circuler, s’impatienta Guy.

Dimitri en profita pour sortir.

Une fois dehors, il gagna le quai de la Seine, à quelques mètres de l’immeuble. Il s’assit au bord, laissant pendre ses jambes au-dessus de l’eau.

Rose le rejoignit bientôt.

– Je peux ? demanda-t-elle en montrant la place à côté de lui.

Il acquiesça.

Ils restèrent ainsi plusieurs minutes, sans parler, à regarder passer les bateaux, peu remplis à cette époque de l’année.

– Je ne voulais pas te forcer, tu sais, je suis désolée que tu l’aies pris comme ça.

– Je ne t’en veux pas, déclara-t-il brusquement.

– T’es fâché contre tout le monde alors ? – Non.

Ils replongèrent dans le silence. Soudain, une voix cristalline se fit entendre, tandis qu’un corps mince vêtu d’une robe bleue découvrant deux jambes très blanches apparaissait à contre-jour.

– Coucou ! Comment ça va ? salua la nouvelle venue.

– Et toi ? fit Rose en se levant pour l’embrasser. Je te présente Dimitri.

– Enchantée. Moi, c’est Ancolie.

– Enchanté aussi, balbutia-t-il en serrant la main qu’elle lui tendait.

Déclaration sincère : il lui trouvait des jambes magnifiques et une très belle voix ; sa seule crainte fut que le reste ne s’accordât pas avec ce qu’il pouvait actuellement apprécier. C’est pourquoi il ne tourna pas les yeux vers elle lorsqu’elle s’assit à la droite de Rose. Mais la curiosité étant la plus forte, il se mit finalement à la détailler des pieds à la tête. C’est-à-dire qu’il laissa glisser son regard des jambes à la taille, qui lui parut satisfaisante bien qu’un peu fine, à la poitrine, sur laquelle il s’efforça de ne pas s’attarder alors qu’elle lui semblait parfaite, au cou, un peu long, aux lèvres, légèrement trop rouges, au nez, puis à ses yeux verts pailletés d’or. Il ne put s’empêcher de s’y arrêter. Il détailla enfin son front, au-dessus de sourcils bien dessinés, et ses cheveux noirs qui,

(10)

10

descendant jusqu’à ses coudes, renforçaient la blancheur de ses bras et de son visage. Se sentant observée, elle tourna vers lui une mine interrogative.

– Tu n’as pas froid, sans veste ? demanda-t-il pour se justifier.

– Non, ça va. Mais, j’y pense, les autres ne sont pas là ? – Ils sont dans la cave.

– Pourquoi pas vous ?

– Dimitri ne supportait pas la fumée, alors il est sorti, et moi je lui tiens compagnie.

– Très gentil. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais leur dire bonjour.

Je reviens.

Dimitri la regarda s’éloigner puis commença à faire des ricochets avec les cailloux qui gisaient près de lui. Quand il n’en eut plus, Rose l’aida à en trouver de nouveaux. Un quart d’heure après, ils s’amusaient tous les deux à compter le nombre de rebonds qu’ils exécutaient.

Dimitri était en tête – ses exploits lui avaient même valu les injures du pilote d’un bateau passé par accident à sa portée – lorsqu’il sentit qu’on lui agrippait la cheville. L’instant suivant, il réalisait qu’il était tombé – ou plutôt qu’on l’avait fait tomber – dans la Seine. Il découvrit que Rose avait suivi le même chemin en l’entendant crier à quelqu’un qu’il était un pauvre crétincomplètementravagé. Et elle ajoutait « bande d’abrutis ». Elle devait donc s’adresser à plusieurs personnes.

Il parvint enfin à chasser les gouttes de ses yeux : il put ainsi distinguer, après avoir retrouvé la direction du quai, Thomas, qui se tenait les côtes à force de rire, accompagné par le reste de la bande. Ancolie se penchait pour l’aider à sortir de l’eau. Il saisissait sa main quand il entendit un nouveau bruit de chute suivi de jurons. C’était Guy qui, ayant voulu apporter la même aide à Rose, s’était vu à son tour précipité dans l’eau par la jeune fille. Les rires n’en avaient que redoublé. Dimitri finit de se hisser sur le bord et prit part à l’allégresse générale.

– C’est malin, maintenant je suis sûre de tomber malade. Tu te rends compte qu’elle était glacée ?

Ils étaient tous revenus dans la cave, où les trois rescapés tentaient de se sécher avec l’unique serviette que Thomas avait consenti à aller chercher à l’étage. Rose s’en était immédiatement emparée.

– Moi, oui, répondit Guy en claquant des dents. Donne-la-moi, j’ai les cheveux aussi longs que toi !

Il essaya de l’attraper mais, plus vive que lui, elle se mit hors de portée. Il enjamba le canapé pour s’approcher. Une course-poursuite s’engagea alors dans l’espace restreint d’un sous-sol encombré de personnes et d’objets hétéroclites.

– C’est incroyable, vous râlez tout le temps ! s’écria Thomas. À croire que vous ne savez pas vous amuser…

Il arrêta là ses récriminations : une giclée d’eau froide venait de lui arriver en pleine face, en provenance d’une chevelure frisée. La nécessité d’attaquer le

(11)

11

propriétaire de cette chevelure pour la lui faire avaler devint aussitôt son principal souci. Rose en profita pour finir de se sécher.

– Sans vouloir paraître grincheux, je signalerai juste que mes parents risquent de ne pas apprécier si je rentre avec des vêtements qui sentent l’eau sale, avertit Dimitri.

– C’est vrai, les miens non plus, remarqua Rose.

Au moins, il n’était pas le seul à avoir des parents dotés d’un minimum de sévérité.

– Pas grave, déclara Thomas. Je vais t’en passer à moi, tu me les rendras quand tu pourras. Rose, si tu veux, il y a ceux de ma sœur.

– Super, j’ai toujours admiré sa façon de s’habiller. Où elle les achète ? – Pas la moindre idée, je m’en fiche. Par contre, il faut absolument que tu me les rapportes demain, elle est capable de m’arracher les yeux si elle voit qu’ils ont disparu.

– Comment elle saurait que c’est toi ?

– Elle sait tout. Enfin, tout ce que je fais qui pourrait nuire à ses affaires ou à sa tranquillité.

– Tu les auras demain sans faute. Mais il risque d’y avoir l’odeur de mon parfum dessus.

– Mets le sien.

Dimitri se souvint du jour où Margot, échappant à la surveillance de leur mère dans un magasin de cosmétiques, avait essayé sur elle au moins quatre parfums différents. Il n’aurait pas cru que le résultat pût être aussi atroce pour le nez.

– Tu es sûre que c’est une bonne idée ? risqua-t-il.

– Aucun problème, répondit Rose. Le mien ne sent pas beaucoup, tandis que le sien est assez fort. Je l’adore d’ailleurs, où est-ce qu’elle l’achète ?

– J’en sais rien ! Tu devrais l’épouser si tu l’aimes tant que ça.

Rose haussa les épaules, déjà dans l’escalier conduisant à l’appartement de Thomas. Dimitri lui emboîta le pas. Elle lui indiqua la chambre de son ami avant de disparaître dans la pièce attenante.

Cinq minutes plus tard, Dimitri reparaissait dans le couloir. Il avait trouvé des vêtements ressemblant à peu près aux siens, qu’il tenait enveloppés dans un sac en plastique déniché sous le lit. Il ne savait pas s’il devait attendre Rose ou si elle était déjà retournée à la cave. Il toqua. Pas de réponse. Par curiosité, il entrebâilla la porte, pour voir comment une fille aussi formidable que la sœur de Thomas arrangeait sa décoration. Ce qu’il vit ne lui déplut pas, mais la surprise qu’il ressentit à ce moment l’empêcha de s’en rendre vraiment compte. Rose se tenait devant une grande armoire, vêtue uniquement d’une jupe violette à volants qui lui arrivait à mi-cuisse, sans haut ni soutien-gorge. Elle tourna vers lui un regard interrogateur. Il s’empressa de refermer, sans prononcer un mot.

Un instant après, la jeune fille le rejoignait, une chemise bleu ciel légèrement transparente complétant enfin sa tenue.

(12)

12

– Tu es très jolie, lui avoua-t-il avec hésitation.

– Je parie que tu aimais mieux sans la chemise ? rétorqua-t-elle malicieusement.

– Non, je préfère maintenant.

Il était sincère. Ce fut au tour de Rose d’être étonnée.

*

* *

Au fil des semaines, Dimitri appréciait de plus en plus sa nouvelle vie. Il rejoignait souvent ses nouveaux amis le mercredi après-midi et le dimanche : ils restaient dans la cave de Thomas ou partaient traîner dans Paris, avec une préférence pour les Tuileries, où Physalis rêvait devant le Louvre, et Montparnasse, pour ses boutiques celtiques. En réalité, la bande sortait presque tous les jours, mais Dimitri refusait de les accompagner à cause du travail que réclamait le lycée. Rose lui avait reproché plus d’une fois de favoriser les études par rapport à l’amitié, jusqu’à ce qu’Ancolie la fasse taire en prenant sèchement le parti du jeune homme. Elle consacrait d’ailleurs elle aussi beaucoup de temps aux livres, sauf que les siens étaient tous, ou presque, des romans anglophones : bien que déjà parfaitement bilingue, elle voulait enrichir son vocabulaire avant de quitter la France pour l’Irlande. Elle comptait s’y installer et y poursuivre ses études après le bac.

À la suite de cette discussion, Rose avait cessé d’insister sur les absences de Dimitri, qui, de son côté, s’était procuré un ouvrage sur l’Irlande pour comprendre ce qui attirait tant Ancolie dans ce pays.

On arriva ainsi tout doucement aux premiers jours du printemps.

Apprenant l’existence d’un salon de l’agriculture porte de Versailles, Dimitri proposa d’aller y faire un tour le dimanche suivant. Il se trouvait alors dans le sous-sol de réunion avec Rose et Thomas. La jeune fille exprima immédiatement sa désapprobation par une grimace.

– Qu’est-ce que tu veux faire là-bas ? Y a rien à voir.

– Les animaux. Mis à part les chiens et les pigeons, on n’en rencontre pas beaucoup à Paris.

– Tu veux payer pour ça ? Tu les as vus quand tu es allé chez tes grands- parents à Noël, non ?

Thomas semblait absorbé dans ses réflexions. Soudain, un grand sourire illumina son visage.

– T’as raison, on y va, déclara-t-il en tapant sur l’épaule de Dimitri. On emmène Guy, par contre on laisse la râleuse ici. Celle-ci aussi, ajouta-t-il en faisant un geste vers Physalis qui venait d’entrer.

(13)

13

– Pourquoi, il y a quelque chose ? demanda la jeune fille.

– Pas pour toi, répliqua Thomas.

– On va au salon de l’agriculture, dimanche, répondit Dimitri.

Physalis s’avachit dans le fauteuil.

– En effet, ce sera sans moi. Qu’est-ce qui vous plaît tant dans les tracteurs pour que vous passiez tout un après-midi à les regarder ?

Thomas haussa les épaules en homme habitué à l’indélicatesse féminine, indélicatesse qui les conduisait toutes à mépriser n’importe quel plaisir sain et divertissant.

Ainsi donc, les trois garçons se rendirent le week-end suivant au salon qui venait d’ouvrir ses portes, comme nous l’avons dit, à celle de Versailles. Guy avait été réquisitionné dès le lundi matin : bien que son attention en classe laissât fortement à désirer, il ne manquait jamais un seul cours, excepté les jours où il se perdait dans les couloirs. Les professeurs, résignés, ne lui faisaient plus aucune remarque quand ils le voyaient arriver dix minutes après tous les autres.

D’ailleurs, étonnamment, ils l’aimaient bien. Il avait ses éclairs de génie, moins rares qu’on ne l’aurait cru, qui le poussaient à poser des questions éclairantes ou à donner des interprétations originales. Sa capacité de concentration, exercée en général à l’endroit d’un numéro de page ou d’une lettre bien formée au tableau, laissait croire au professeur qu’une telle intensité de réflexion n’avait d’autre but que la compréhension de son cours. Il affichait également en toute circonstance un calme impressionnant. Tout cela contribuait à renvoyer au corps enseignant l’image d’un élève appliqué bien que chevelu. Les résultats ne venaient pas démentir cette image, même s’il passait plus de temps à s’amuser qu’à étudier.

Pour en revenir au sujet qui les occupait ce dimanche-là, il faut préciser qu’il avait accepté la sortie avec enthousiasme, avant de redemander quelques minutes plus tard leur destination. Pour être sûr de l’avoir avec eux, Thomas l’avait rappelé le samedi soir. Les compères étaient donc au complet le dimanche après-midi, à l’entrée du métro Bastille.

Dès qu’il eut passé les guichets, Thomas partit d’un bon pas droit devant lui. Dimitri se hâta de se mettre à sa hauteur.

– Tu veux voir quelque chose de précis ? – Non, pourquoi ?

– Quand on ne sait pas où aller, on ne marche pas si vite.

– Qui a dit que je ne savais pas où aller ?

Dimitri, perplexe, le regarda afficher un sourire matois. Guy, quant à lui, semblait se désintéresser complètement de la question de vitesse de marche depuis qu’il avait vu une vache. Couverte d’une grande tache noire sur le dos, complétée par de plus petites sur son ventre et sa tête, elle observait avec une quiétude toute bovine les visiteurs, sans cesser de ruminer le fourrage qu’avait pensé à lui donner l’agriculteur qui se tenait à environ un mètre d’elle. Une vache

(14)

14

quelconque, en somme. Elle attacha un instant son attention sur le jeune homme qui la fixait si étrangement. Qu’est-ce qu’il lui voulait, celui-là ? Et voilà qu’il la montrait du doigt en chuchotant à l’oreille de deux énergumènes du même type.

Le plus grand riait puis disait : « Ah oui, c’est une idée bien plus amusante ! ». Ils approchaient. Méfiance… On ne sait jamais, quand ils sont pleins de boutons et vêtus d’habits à peu près propres, ce sont souvent de dangereux individus – pas comme le fils de la ferme, qui a plus de boutons mais aussi plus de taches, parce que lui apporte à manger. Non, ceux-là, ce sont des gars de la ville, qui font toujours des bêtises.

Le plus chevelu des trois, celui qui l’avait montrée aux autres, s’empara de la corde qu’elle avait autour du cou. Quelle outrecuidance ! De quel droit se permettait-il de l’approcher sans s’être d’abord présenté au patron ? Le plus grand s’excitait pendant que le troisième hésitait à le suivre. Une discussion, qui se voulait discrète puisqu’elle avait lieu à voix basse, était engagée.

– C’est toi qui as proposé de venir ici, tu ne croyais quand même pas qu’on a accepté pour se promener tranquillement entre les vaches et les chameaux !

– Des chameaux, ici ? – oh, laisse tomber.

– Bon, tu viens, oui ou non ? – On risque d’avoir des ennuis.

– T’en as jamais eu ? Ben ce sera l’occasion. Ta vie doit être plate, mon pauvre.

– Ouais, profite de ta jeunesse pour t’amuser, intervint le chevelu. Sinon, tu ne pourras pas passer les trente ans en te disant : « Oh non, fini la belle vie ». Là, elle n’a même pas commencé pour toi.

L’objecteur acquiesça tout en prenant la corde des mains de son acolyte.

– Allez, en avant Marguerite, déclara-t-il – vexant dans le même temps notre brave vache : elle se nommait Églantine.

– Pourquoi tu l’appelles Marguerite ? demanda d’ailleurs le chevelu – peut- être pas si bête celui-là, finalement.

– À cause de la vache de Fernandel, dans La vache et le prisonnier.

– Ah ? Je croyais que c’était ta sœur qui t’avait inspiré, dit le grand. Quand je suis venu chez toi, elle n’arrêtait pas de me regarder avec des yeux de bovin, comme elle.

– Mais, le prénom de sa sœur, c’est pas Margot ? Celui qui tenait la corde soupira.

– C’est une abréviation, comme pour Marguerite de Valois, « la reine Margot ».

Les trois voleurs de vache avaient réussi à sortir la pauvre Églantine par une issue de secours, sans se faire repérer par l’agriculteur, qui devait être bien occupé pour ne pas remarquer qu’une de ses vaches avait disparu presque sous son nez. Personne ne s’étonna non plus de voir un animal de ferme promené par des gens manifestement étrangers au métier.

(15)

15

S’ils avaient craint que leur impunité disparaisse dans les rues de Paris, ils furent vite détrompés. Toujours personne pour se soucier de ce que trois jeunes gens faisaient avec une vache en pleine ville. Après tout, on était en démocratie, et puis, les excentricités étaient de mise – simplement une nouvelle mode ; ceux qui s’attardaient sur ce fait espéraient juste qu’elle ne s’étendrait pas trop : on en avait déjà bien assez avec les chiens.

Ils arrivèrent ainsi, après une longue marche – d’autant plus longue qu’ils avaient cherché à prendre les passages les moins fréquentés – à la porte du lycée.

Thomas se frotta les mains, arborant une mine réjouie.

– Tu es toujours sûr que c’est une bonne idée ? s’inquiéta Dimitri.

– Détends-toi un peu, on n’est pas là pour se prendre la tête.

– Il faut quand même réfléchir un minimum, maintenant. Comment tu comptes la faire entrer ?

– Aucun problème, cette grille-là n’est jamais fermée à clef.

Il désignait un portail étroit situé à cinq mètres de la porte principale : c’était celle qu’utilisaient le proviseur et la compagnie administrative. Ils s’approchèrent.

Églantine était légèrement trop grosse, heureusement le grillage à côté était abîmé : il leur fut facile de l’écarter pour élargir le passage. Une fois à l’intérieur, Guy se dirigea vers les escaliers : il voulait absolument observer le comportement d’une vache entourée de livres, il fallait donc se rendre à la bibliothèque, au premier étage.

– Tu crois que son regard s’éclaire d’intelligence quand elle voit un manuel de philosophie ? demanda-t-il à Dimitri.

– J’ai jamais vu d’étincelle dans le tien quand tu croisais un ouvrage de Kant, mais c’est vrai qu’elle a un esprit plus vif que toi.

Guy fronça un sourcil, les yeux fixés sur le visage de son ami. Celui-ci pouvait presque voir les rouages de son cerveau analyser la phrase.

– C’est pas très sympa ce que tu dis, lâcha-t-il d’un ton neutre. Si mon estomac n’est pas aussi performant que l’animal auquel j’ai affaire, je tiens à ce que mon quotient intellectuel le surpasse.

Sur cette déclaration sans appel, il reprit son chemin, tirant toujours derrière lui la brave Églantine. Les deux autres le suivirent en hochant la tête.

Églantine n’apprécia pas les livres. Elle avait d’abord refusé d’entrer, puis la moquette verte, plus confortable pour ses sabots que le linot gris du couloir, l’avait décidée. Elle avait alors promené autour d’elle un regard curieux – inquiet également. Elle avait glissé son mufle entre deux étagères, exercice qui ne sembla pas la réjouir outre mesure. Mais ce fut sa tentative de manger un roman de Balzac qui la dégoûta à jamais de la littérature : à peine eut-elle avalé les trois premières pages que, échappant à la surveillance des garçons, elle courut vers la sortie et disparut en direction des bureaux administratifs, dans l’aile droite du bâtiment. Thomas s’approcha du livre.

– Je savais qu’il était indigeste, mais à ce point !

(16)

16

– Très drôle ! Il faut la retrouver et la mettre dehors.

Chacun partit de son côté. Au bout de quelques minutes, on entendit Guy appeler : la vache était dans les escaliers menant au deuxième étage, arrêtée près d’un pot de fleurs qu’elle broutait tranquillement. La conseillère avait disposé des pots de ce genre un peu partout dans le lycée, elle ne supportait pas un univers sans plantes.

– C’est très bien, se réjouit Thomas en arrivant. On n’a plus qu’à la faire descendre. On la mettra dans la cantine, comme on avait prévu au début.

Dimitri, moqueur, s’adossa à un poteau.

– Tu pourrais nous aider !

Thomas ne parvenait pas à retourner Églantine dans le sens de la marche.

Elle commençait même à meugler lamentablement, de peur et d’agacement.

– Une vache monte les escaliers, elle ne les descend pas.

– Tu ne pouvais pas le dire avant !

– Vous ne m’en avez pas laissé le temps.

C’était au tour de Thomas de paniquer et à celui de Dimitri d’être calme.

– Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

– À mon avis, le mieux, c’est de finir de la monter au deuxième et de se sauver en espérant que personne ne saura que c’est nous qui l’avons amenée.

Guy reprit la corde pour tirer Églantine jusqu’en haut des escaliers. Elle refusa catégoriquement de quitter le pot de fleurs avant d’avoir avalé la dernière.

Elle consentit enfin à suivre le jeune homme dans une salle de cours, dont il s’empressa de claquer la porte. Ses amis l’ayant précédé dans la pièce, il tourna rapidement le verrou.

– Comment on sort, gros malin ? Il faudra bien l’ouvrir.

Guy montra la fenêtre discrètement, comme s’il craignait que la vache comprenne son idée. Thomas hocha la tête.

– Ah non, je ne marche plus, s’exclama Dimitri. D’ailleurs, on n’a jamais vu une vache se servir d’une poignée, il n’y a pas besoin de fermer à clef.

– Commence pas à faire ton rabat-joie ! C’est pas drôle si on va pas jusqu’au bout.

– Aller jusqu’au bout, c’est s’enfuir par la fenêtre ?

Guy mit aussitôt un doigt devant sa bouche, jetant un regard en coin à Églantine. Celle-ci, les yeux dans le vague, ruminait tranquillement les fleurs de la conseillère.

– De toute façon, on passe par là. Tant pis pour toi si tu te fais attraper par un de ceux qui habitent le lycée.

Sur ces mots, Thomas se dirigea vers la fenêtre la plus proche, l’ouvrit et se laissa glisser le long d’une gouttière. Dès qu’il eut touché terre, Guy emprunta le même chemin. Dimitri s’approcha à son tour de la fenêtre.

– Alors, tu viens ou t’attends qu’on soit repérés ?

Avec un soupir de résignation, Dimitri enjamba le bord pour rejoindre ses amis.

(17)

17

*

* *

– Alors, c’était intéressant ce salon ? interrogea sa mère dès qu’il entra dans la cuisine où elle préparait une quiche lorraine.

Dimitri haussa les épaules.

– Je préfère voir tout ça à la campagne, répondit-il d’un ton évasif.

Sa mère n’insista pas : elle était déjà persuadée de l’incongruité d’une telle manifestation, les paroles de Dimitri ne faisaient que la conforter dans son idée.

Le lundi matin, Dimitri arriva au lycée avec un nœud dans le ventre. Il ignorait comment le proviseur avait réagi en découvrant la vache – car il ne nourrissait pas, au contraire de ses amis, l’espoir qu’elle n’ait pas encore été découverte. Il s’inquiétait également du propriétaire, qui avait dû être bien étonné de sa disparition.

– Pourquoi cette tête d’enterrement ? demanda Rose en guise de bonjour.

– Thomas ne t’a pas dit ce qu’on a fait hier ?

– Non, je ne l’ai pas vu depuis samedi. Vous alliez au salon de l’agriculture, c’est ça ?

– On n’y est pas restés longtemps…

– Il fallait s’y attendre, avec des hurluberlus pareils, on ne visite pas tranquillement un endroit.

Ils entrèrent en classe et s’installèrent au fond, comme à leur habitude.

– Alors, qu’est-ce que vous avez fait ? Rose affichait un air de curiosité amusée.

– Tu le sauras bien assez tôt...

En effet, le professeur venait à peine de commencer son cours que le proviseur-adjoint entra. Tout le monde se leva.

– Assis. Je n’irai pas par quatre chemins. Une vache a été trouvée dans une salle du deuxième étage. Elle n’est pas arrivée là toute seule. J’encourage vivement les coupables à se dénoncer rapidement, ils seront punis en fonction du temps qu’ils mettront à venir me voir. Ils finiront de toute façon par être découverts. Bonne journée.

Il sortit. Rose se tourna lentement vers Dimitri.

– Vous n’avez pas fait ça ? chuchota-t-elle.

Dimitri cacha sa tête dans ses bras.

– Si. J’y crois pas moi-même.

– C’est pas ton idée quand même !

– Non, mais comment j’ai pu accepter de les suivre ? Je sais pas quoi faire maintenant. Si je vais le voir, mes parents vont être furieux, si je dis rien, ça risque d’être pire.

(18)

18

– S’il t’a fait peur avec son discours, je te connais plus ! Je vois pas comment il découvrirait que c’est vous, surtout toi ; Thomas, c’est pas impossible, mais toi !

– Et Guy ?

– Je sais pas… Je ne pense pas qu’il puisse l’imaginer conduire une vache dans Paris sans oublier quinze fois où il va. En tout cas, même s’il les attrape tous les deux, ils ne te dénonceront pas.

Dimitri eut une moue dubitative.

– Tu es sûre ? – En principe, oui.

Trois semaines plus tard, les garçons ne pensaient déjà plus à l’événement, qui semblait ne pas avoir eu de véritables suites. Dimitri s’était bien rongé les sangs pendant quelques jours, persuadé que « l’enquête » ouverte par la direction du lycée aboutirait nécessairement à eux, mais il avait été obligé de reconnaître que leurs performances n’atteignaient pas celles des policiers des feuilletons américains qu’Ancolie regardait chez elle.

Thomas avait raconté aux autres leur exploit dès le lundi soir. Pour une fois, toute la bande était réunie dans sa cave, impatiente de connaître les détails de l’aventure révélée le matin même. Guy avait ri à l’évocation du livre dévoré autant que s’il n’avait pas assisté en personne à la scène. Les filles apprécièrent beaucoup le récit, sans regretter toutefois de ne pas avoir participé : elles plaignaient la pauvre vache contrainte, après une longue marche au milieu des voitures, de passer toute une nuit enfermée dans une salle de classe.

– Et nous alors ? Tu crois qu’on n’a pas souffert, de la traîner pendant tout le trajet ? avait souligné Guy. On voit que ce n’est pas toi qui as dû protéger les bégonias des jardins et des parterres de ses crocs acérés !

Le premier jeudi du mois d’avril, Guy apprit dès son arrivée au lycée qu’il était convoqué dans le bureau du proviseur. Dimitri se tenait à côté de lui au moment où la nouvelle tomba. Durant toute la matinée, le jeune homme put recommencer à se faire un sang d’encre. À midi, il se précipita à la cantine, où il savait le retrouver. Il aperçut en effet son ami à côté du self.

– Pourquoi il t’a convoqué ? interrogea-t-il en le rejoignant.

Guy ne répondit pas immédiatement. Il prit lentement un plateau, puis se redressa pour y poser des couverts – deux couteaux – ainsi qu’un verre.

– Pour pas grand-chose… articula-t-il enfin.

Il posa une fourchette et un second verre sur son plateau.

– Il paraît que je suis trop souvent en retard. Il y a un prof qui s’est plaint, et les autres n’ont pas démenti quand le proviseur leur a demandé.

Un troisième couteau vint s’ajouter au plateau avant que Guy ne se dirige vers les tables. Dimitri le suivit, après avoir rempli convenablement son propre plateau.

– Tu es sûr que tout va bien ? s’inquiéta-t-il en s’asseyant en face de lui.

(19)

19 Guy se releva presque aussitôt.

– Non, j’ai oublié mon dessert. Je reviens.

Dimitri commença tranquillement à manger : il ignorait combien de temps il faudrait à son ami pour rassembler un repas complet. Dix minutes plus tard, il était de retour, accompagné de Physalis. Ils s’assirent côte à côte et la jeune fille entreprit de passer un certain nombre d’assiettes de son plateau à celui de Guy.

– Comment ça va ? demanda-t-elle à Dimitri quand elle eut fini.

– Moi, bien, mais Guy… ? – Qu’est-ce qu’il a ?

– T’as pas remarqué ? Il est beaucoup plus distrait que d’habitude. C’est sa discussion avec le proviseur qui l’a mis dans cet état ?

Le jeune homme leva le nez de ses pâtes.

– Ça m’a un peu stressé, donc j’ai pris un petit quelque chose pour me calmer avant.

– Tu n’en as pas un peu trop pris ? interrogea Physalis, soucieuse.

La jeune fille connaissait les risques d’une consommation trop importante de drogue et, si elle appréciait les moments de partage dans la cave de Thomas – seule, ce genre d’activité ne l’intéressait pas –, elle veillait à ne jamais dépasser un certain stade. Elle avait retrouvé avec joie cette habitude grâce à sa rencontre avec Rose et Thomas, qui aimaient autant qu’elle ces moments-là. C’était d’ailleurs plus facile ici, car sa famille d’accueil ne se souciait pas de l’odeur qu’elle ramenait en rentrant le soir.

Seul Guy réussissait à atteindre des doses très élevées, car il éprouvait un réel plaisir à gagner cet état second, un peu hors du monde. Pour Ancolie, c’était autre chose. Lorsqu’ils étaient tous réunis, elle reniflait à peine la fumée de la cigarette mais, environ une fois toutes les deux semaines, elle frôlait l’overdose.

Dimitri le savait pour l’avoir trouvée un samedi matin évanouie sur le canapé de la cave. Elle cherchait à oublier un sentiment de culpabilité qui la rongeait depuis des années, depuis toujours disait-elle. Il ne saurait jamais ce que c’était. Elle ne voulait pas que les autres le sachent ; il avait promis de ne rien dire. Il le regrettait, sans pourtant oser trahir son secret.

La voix de Guy le ramena à la réalité.

– Au fait, pendant que j’étais chez le proviseur, Mr Garnier est entré. Il nous a vus, le dimanche avec la vache.

– Comment !

– Au moment où on sortait par la fenêtre… Il passait dans la rue juste à ce moment-là, il habite un peu plus bas.

Dimitri prit sa tête entre ses mains. Il croyait cette histoire derrière lui, bien loin derrière. Malgré ses pupilles dilatées, Guy n’eut aucun mal à voir le visage du jeune homme se décomposer.

– T’inquiète pas… Il m’a reconnu et il a balancé Thomas, parce qu’il l’a déjà eu comme élève, mais toi il sait pas qui tu es.

– Quoi « Thomas » ? intervint une voix à côté d’eux.

Leur ami venait de les rejoindre, le plateau chargé de morceaux de pain.

(20)

20

– Chouette, à manger ! s’exclama Guy en en saisissant quatre d’un coup.

– On a été vus le dimanche de la vache, répondit Dimitri. J’avais bien dit que la porte, c’était plus discret, ne put-il s’empêcher d’ajouter.

Thomas ne cilla même pas.

– Qui nous a vus ? – Mr Garnier.

– Comment ça se fait qu’il te connaît ? demanda Physalis. C’est le prof de grec.

– Mes parents ont essayé de m’obliger à suivre ses cours, au début de l’année dernière. Au bout d’un mois, c’est lui qui me suppliait de partir.

Dimitri rentra chez lui très lentement. Guy était de nouveau convoqué chez le proviseur pour le lendemain ; Thomas également. Mr Dumolley allait sûrement passer la soirée à mûrir une punition exemplaire – si elle n’était déjà prête. Le jeune homme commençait déjà à imaginer un scénario catastrophique : le proviseur hors de lui appelant ses parents, sa mère criant qu’elle ne l’avait pas élevé pour qu’il se comporte d’une manière aussi absurde, son père décidant que le mieux était de rentrer à Rennes – ou, pire, de simplement le changer de lycée…

Il devrait dans ce cas se faire de nouveaux amis, et il n’était pas certain d’en trouver d’aussi bons.

Ce n’était pas qu’il n’avait pas confiance en la discrétion de ses complices.

Non, il était presque sûr qu’ils ne le dénonceraient pas – d’ailleurs, qu’est-ce que cela leur apporterait ? Mais il se sentait coupable. Après tout, c’était de sa faute si la vache avait été découverte dans une salle du deuxième étage au lieu de la cantine, d’où il aurait été plus facile à son propriétaire de la faire sortir. Dimitri prit sa décision : il irait avec eux le lendemain, et dirait quelle avait été sa part de responsabilité dans l’affaire.

Il dormit très mal cette nuit-là, rêvant sans cesse à la colère de ses parents lorsqu’ils apprendraient la nouvelle.

*

* *

– Dis, tu pars pas à sept heures d’habitude ?

– Sept heures et demi, Margot, répondit une voix endormie. Je t’ai dit cent fois de faire attention à la grande aiguille.

– Là, elle est sur le huit. Ça veut dire quoi ? – Qu’il est moins vingt. Et la petite ?

– Sur le huit aussi.

Dimitri bondit hors de son lit en poussant un juron. Sa sœur sortit précipitamment de la chambre pour le laisser s’habiller. Moins d’une minute plus

(21)

21

tard, il se jetait dans les escaliers, prenait quelques tartines à la cuisine, et courait vers son bus. Il était déjà trop loin pour entendre Margot, sur le pas de la porte, lui souhaiter une bonne journée. Inquiète, la petite fille se tourna vers sa mère.

– Maman, il ne s’est pas brossé les dents. Est-ce qu’il en aura encore ce soir ?

Échevelé, Dimitri rejoignit sa classe juste au moment où la sonnerie retentissait. Rose l’attendait devant la porte.

– Ils sont entrés en avance, indiqua la jeune fille. Mais il n’a rien à dire, t’es à l’heure.

Dimitri la remercia d’un sourire avant de la suivre à l’intérieur. Le professeur ne fit aucun commentaire – d’ailleurs, ses élèves se voyaient toujours accueillis par un cordial « Bienvenue ! », les retardataires comme les autres ; Dimitri l’aimait bien, de même que la plupart des lycéens qui avaient eu la chance de suivre ses cours.

Le jeune homme employa la première demi-heure de la journée à finir de se réveiller ; il put ensuite chercher calmement à récolter le savoir qui coulait de la bouche de ces pauvres gens qui se sont eux-mêmes condamnés à palabrer devant un auditoire généralement inattentif. Ce ne fut qu’en fin de matinée que la raison de sa mauvaise nuit lui revint en mémoire.

– Il faut que j’aille chez le proviseur, déclara-t-il à Rose après le cours de mathématiques.

La jeune fille secoua la tête. Elle n’arriverait jamais à comprendre pourquoi son ami tenait tant à se jeter dans les problèmes quand il pouvait les éviter.

– Attends au moins que Guy et Thomas racontent comment ça s’est passé pour eux.

Mais ils espérèrent en vain la venue des garçons.

Physalis terminait le vendredi à la même heure que Rose. Celle-ci, accompagnée de Dimitri, attendit la jeune fille à la porte du lycée.

− Tu n’as pas vu Thomas ? lui demanda-t-elle dès qu’elle fut à portée de voix.

Ils étaient, on se le rappelle, dans la même classe.

− Non, pas de la journée. Il avait reçu une convocation, je crois.

Rose acquiesça.

− Avec Guy, à cause de la vache, précisa-t-elle. C’était ce matin, ils n’ont pas été exclus tout de même !

− C’est plus que probable, pourtant, souligna Dimitri.

Tous trois décidèrent d’aller prendre des nouvelles au sous-sol de Thomas, où les garçons se trouvaient forcément s’ils avaient quitté le lycée. Trois quarts d’heure plus tard, les cinq amis étaient réunis dans leur endroit favori, que Guy et Thomas occupaient en effet depuis un bon moment.

(22)

22

− Alors, comment ça s’est passé ? attaqua tout de suite Rose.

Guy se redressa légèrement du canapé dans lequel il était avachi.

− On est en vacances pour trois semaines.

Dimitri échangea un regard avec Rose. « Qu’est-ce que je disais ? » murmura-t-il. Elle l’ignora.

− Ça n’a pas l’air de te bouleverser, remarqua-t-elle à l’attention du jeune homme étendu sur les coussins.

− Non, c’est chouette… Et puis, je ne suis pas en état d’être bouleversé par quoi que ce soit : je me suis endormi avant la fin de Colombo, j’essaie de découvrir le coupable…

− Par contre, les parents, quand ils l’apprendront… observa soudain Thomas.

Physalis était partie résoudre avec Guy l’enquête dont il avait manqué la fin, Rose échafaudait avec Thomas des plans pour cacher à ses parents son exclusion, et Dimitri rentra chez lui perplexe, se demandant si son oubli de la matinée avait été bénéfique ou non.

À la porte du lycée, le lundi matin, Dimitri prit sa décision. Il se sentait mal à l’aise de voir ses copains exclus tandis que lui, aussi responsable qu’eux, restait impuni. Il se dirigea d’un pas mal assuré vers les escaliers menant au côté administratif du premier étage. L’endroit était désert : personne n’avait de raison de circuler par ici, les lycéens et les professeurs parce que les salles de cours et de repos étaient situées à l’autre bout du couloir, les directeurs et autres conseillers parce qu’ils travaillaient dans leurs bureaux depuis déjà une heure.

Le jeune homme venait à peine de commencer son ascension lorsque Thomas apparut en haut des marches.

− Qu’est-ce que tu fais ici ? lui demanda-t-il sans préambule.

Dimitri avait bien envie de lui retourner la question. Il avait beau chercher, il ne voyait pas pourquoi son ami traînait dans la partie la moins fréquentée du lycée alors qu’il en était exclu. Il lui répondit cependant, expliquant en même temps pour quelles raisons il agissait ainsi.

Thomas secoua la tête d’un air désespéré.

− Ce n’est pas possible, je fréquente un imbécile ! s’exclama-t-il. Si t’as pas été repéré, tu dis rien. En plus, t’as aucun truc de ce genre dans ton carnet scolaire, ça va faire tâche, je t’assure.

− Mais, Guy et toi… tenta de se justifier Dimitri.

− Avec ses résultats, Guy a pas à se soucier de quoi que ce soit. Pour moi, un de plus, un de moins… Au point où j’en suis, ça va pas changer le monde. Et puis, trois semaines, pour une vache coincée au second étage d’un lycée en plein Paris, c’est pas grand-chose.

Et Dimitri, ravi, renonça à soutenir ses amis dans cette affaire. Le proviseur ne sut jamais qui était le troisième complice.

(23)

23

*

* *

Les grandes vacances arrivèrent enfin. Tous passaient en terminale, y compris Thomas, qui avait pourtant employé son année à multiplier les bêtises plutôt qu’à étudier – la dernière en date étant la colle dans la serrure du bureau du proviseur-adjoint, sa cible privilégiée.

Dimitri eut un pincement au cœur en s’apercevant qu’il ne verrait pas ses amis pendant deux mois. Mais le train l’emmenait déjà vers la maison de ses grands-parents, une ancienne ferme perdue en pleine campagne, et Capucine, son amie d’enfance. Elle habitait avec ses parents le village voisin ; l’amitié entre leurs deux familles était un héritage, dû au lien très fort qui avait uni leurs grands-mères. Depuis qu’il était tout petit, Dimitri passait la plupart de ses vacances en compagnie de Capucine. Il était doublement heureux de la revoir cet été, car, contrairement aux autres années, il ne l’avait pas vue pendant les vacances de Pâques, pendant lesquelles il venait également à la ferme.

Clarinettiste, elle était en effet partie cette semaine-là avec un groupe de musiciens à Vienne, un voyage organisé par le conservatoire sur les traces de Mozart.

La perspective de ce mois de juillet lui permit d’oublier complètement ceux qui, autrement, lui auraient beaucoup manqué.

À la gare de Morlaix, un vieux monsieur coiffé d’une casquette à carreaux attendait Dimitri et sa sœur. Le train arriva enfin ; il était à l’heure, néanmoins l’homme l’espérait depuis plus d’un quart d’heure : impatient de voir ses petits- enfants, il ne risquait pas d’être en retard sur le quai. Margot, aussi impatiente que lui, gardait le nez collé à la vitre depuis que le conducteur avait annoncé l’arrêt. À peine le wagon fut-il arrêté qu’elle quitta la fenêtre ; deux minutes après elle sautait dans les bras de son grand-père. Celui-ci la déposa pour aider Dimitri, qui descendait à son tour, encombré de sacs. Ils chargèrent tout dans la deux-chevaux flambant neuve du grand-père qui, durant le trajet, exposa à Dimitri les mérites de sa nouvelle voiture.

À la ferme, sa femme préparait le repas. Si Dimitri appréciait la cuisine de sa mère, il n’en connaissait pas de comparable à celle de sa grand-mère.

Vraiment, les vacances commençaient bien.

Le lendemain, Dimitri retrouva enfin sa chère Capucine. La jeune fille était arrivée à la ferme vers onze heures. C’était une petite brune au nez pointu et au visage poupin ; ses yeux marron pétillaient, tandis que ses cheveux, fins et ondulés, voletaient presque continuellement autour de son visage, renforçant l’impression de vivacité que dégageait toute sa personne. Passant beaucoup de temps à l’extérieur, elle possédait un bronzage assez prononcé, réparti au gré des

(24)

24

vêtements qu’elle avait portés. Depuis l’année précédente, ses formes s’étaient développées, elle n’était plus aussi filiforme qu’auparavant.

Dimitri l’accueillit à bras ouverts ; elle non plus ne cacha pas sa joie de le revoir. Dès cet instant, ils redevinrent « les inséparables ». Ils partaient se promener toute la journée dans la campagne, emportant un pique-nique pour le midi ; parfois ils faisaient une petite sortie avec Margot qui, les tenant chacun par une main, sautait par-dessus la moindre fissure du chemin – quand ils ne s’amusaient pas à lui faire la « chaise » avec leurs mains ou à la porter sur leur dos. D’autres fois, ils restaient chez les grands-parents de Dimitri et, sur l’aire derrière la maison, ils inventaient des jeux, comme lorsqu’ils étaient gamins. Un jour, ils montèrent une expédition pour explorer les bâtiments désaffectés autour de la ferme. Ils commencèrent par une chambre, abandonnée depuis longtemps, pour atteindre le grenier. Là, une porte menait à la grange voisine. D’abord, ils se trompèrent, en en ouvrant une qui donnait sur le vide – un moyen de descendre le blé et les imprudents plus vite. Ils parcoururent ensuite l’ensemble des étables et autres remises. Une entreprise quelque peu dangereuse – Capucine traversa un plancher et Dimitri, en l’aidant à remonter, bascula la tête la première dans une botte de paille heureusement oubliée là – qui transforma leur journée en une formidable aventure. C’était les mêmes vacances depuis qu’ils savaient marcher, mais aucun d’eux n’aurait accepté de s’en passer.

On arriva aux derniers jours du mois de juillet sans qu’ils s’en aperçoivent vraiment. Dimitri devait repartir le trente ; ses parents viendraient les chercher, lui et sa sœur, pour trois semaines de randonnée dans le Jura. Ils retourneraient ensuite à Paris pour préparer la rentrée. Le soir du vingt-sept, une idée saugrenue s’installa dans l’esprit de Capucine, refusant, au contraire de ses semblables, de profiter de la nuit pour disparaître. Toute la matinée, elle tourna dans la tête de la jeune fille.

Pour leur avant-dernière journée ensemble, Dimitri et elle étaient partis se promener dès la première heure. Ils s’arrêtèrent pour déjeuner près d’un champ, à l’orée d’une forêt, et entamèrent, en même temps que les sandwichs, une grande discussion sur les problèmes du monde et le meilleur moyen de les régler ; ces conversations n’aboutissaient jamais à rien, mais ils prenaient beaucoup de plaisir à inventer des solutions – souvent abracadabrantes – et, surtout, à chercher comment les mettre en œuvre.

− Tu as une petite amie ? lança soudain Capucine.

Elle venait de décider de faire part de son idée à son ami.

− Non, répondit simplement Dimitri.

− Au moins une fille qui te plaît bien ?

Dimitri pensa à Ancolie. Ses jambes, ses yeux, son sourire… S’il y avait une fille qui lui plaisait bien, c’était elle. Il devait même s’avouer qu’elle faisait plus que lui plaire. Sa seule présence transformait une après-midi ordinaire en un moment de fête.

− C’est vrai, il y en a une, admit-il. Pourquoi tu t’intéresses à ça ?

Références

Documents relatifs

? Que les moutons sont trop nombreux sur l’île. Qu’il n’y a plus de bateau qui fait la liaison entre le continent et l’île. Qu’il n'y a pas suffisamment d'élèves

Si votre employeur est établi dans un autre État membre de la communauté européenne, et que vous avez été temporairement détaché(e) sur le territoire national, les

- Réalisation de deux murs en maçonnerie de parpaing dans l’espace sanitaire (1 entre sanitaires et pièce principale, 1 au droit du mur Ouest pour créer une galerie technique

Que nos bons voisins, je le répète, applaudissent  leur  compatriote,  nous  n’y  voyons  aucun  mal.  Au  surplus,  la  Cavalleria  Rusticana  est 

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version. 1

Les chiropracteurs de l’association française de chiropraxie se mo bilisent et ouvrent leurs cabinets, pour informer et conseiller sur les - dysfonctions de la colonne vertébrale

Les travailleurs sociaux, qui exercent dans le cadre de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, sont situés soit dans le secteur public (Ministère de la Justice), soit dans le

Quelques mètres plus loin, Georges réservait toujours à Alphonse le petit os à moelle le plus tendre du matin.. Puis, à grandes enjambées, ils rejoignaient