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Le tambour rẽ et son pouvoir

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

3 | 1990

Musique et pouvoirs

Le tambour r ẽ et son pouvoir

Michael Oppitz

Traducteur : Isabelle Schulte-Tenckhoff

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2382 ISSN : 2235-7688

Éditeur

ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie Édition imprimée

Date de publication : 1 janvier 1990 Pagination : 79-95

ISBN : 2-8257-0423-7 ISSN : 1662-372X

Référence électronique

Michael Oppitz, « Le tambour rẽ et son pouvoir », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 3 | 1990, mis en ligne le 15 octobre 2011, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/

ethnomusicologie/2382

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

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Michael Oppitz

Le t a m b o u r rë est réparti dans à une aire relativement restreinte de l'Himalaya népalais, ayant p o u r c e n t r e le pays des M a g a r s e p t e n t r i o n a u x établis au sud- ouest du massif de Dhaulagiri. Les m e m b r e s de ce groupe ethnique par ailleurs hétérogène connaissent la m ê m e langue, le kham (c'est pourquoi on les appel- le aussi K h a m M a g a r ) , le m ê m e système d'alliance avec mariage préférentiel de cousins croisés matrilatéraux, ainsi que des pratiques religieuses communes que l'on p e u t qualifier de c h a m a n i q u e s au sens strict, c'est-à-dire p r o c h e s de celles du domaine sibérien. Les chamanes des Magar septentrionaux possèdent un attirail unique dont l'élément essentiel est le t a m b o u r magique rë qui appa- raît comme un véritable emblème de la profession.

A p r è s u n e brève description m o r p h o l o g i q u e de l'instrument, je retracerai le destin d'un t a m b o u r rë à travers le temps, sa biographie pour ainsi dire, pour examiner enfin ses n o m b r e u s e s fonctions. Car c'est par elles que s'expriment les pouvoirs inhérents au t a m b o u r en tant que moyen de communication avec l'Au-delà. E n effet, aux yeux de ceux qui le fabriquent et en jouent, le tambour rë r e p r é s e n t e plus q u ' u n simple i n s t r u m e n t de m u s i q u e , car il p e r m e t de fré- q u e n t e r les forces surnaturelles, de les m e t t r e à contribution ou de les repous- ser, selon les cas - bref, de les faire agir en faveur du c o m m u n des m o r t e l s d ' u n e m a n i è r e inaccessible à celui-ci. C'est s e u l e m e n t en t e n a n t c o m p t e de cette dimension m a g i q u e et religieuse du t a m b o u r c h a m a n i q u e qu'il devient possible de lui d o n n e r toute sa valeur muséographique1.

* Traduit d e l'allemand par Isabelle Schulte-Tenckhoff.

1 J e n ' a u r a i s j a m a i s eu l'idée d ' é c r i r e le texte qui suit sans l ' e n c o u r a g e m e n t de Mireille Helffer qui a deviné, il y a longtemps, le caractère unique du t a m b o u r rè. 

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Le tambour rë et ses éléments

E n l a n g u e k h a m , le t e r m e rë désigne le t a m b o u r sur c a d r e à m e m b r a n e unique du c h a m a n e . O n rencontre aussi le t e r m e binômial de rëgor qui ne d é - signe au sens strict que le « c a d r e du t a m b o u r »2 mais qui peut se référer aussi au t a m b o u r tout e n t i e r3. D a n s la langue des C h e p a n g du Népal central, on re- trouve le m o t rë à la place de ring, n o m qui s'applique également au t a m b o u r sur c a d r e à m e m b r a n e u n i q u e . Le t a m b o u r rë est formé de divers é l é m e n t s nommés et fabriqués avec des matériaux prescrits par la mythologie :

- un cadre (rëgor) fait d ' u n e latte d é c o u p é e dans le bois d'un chêne épineux (gui ou guipāl), d'où la dénomination guipai rëgor; 

- q u e l q u e s clous (killi) et p l a q u e t t e s (tćs) en fer, a p p l i q u é s en r a n g s v e r t i - caux, pour river les deux extrémités effilées de la latte de bois ;

- u n e m e m b r a n e (syelo) en p e a u de c h è v r e sauvage de l ' H i m a l a y a (Nemo­

rhaedus goral; sahr en kham) ;

- diverses lanières en cuir (tanā) p o u r lacer la m e m b r a n e ;

- un certain n o m b r e de trous percés au feu (dulo) sur le p o u r t o u r ouvert du cadre, servant à tendre les lanières retenant la m e m b r a n e ;

- un cerceau en tendon élastique (yel) e n t o u r a n t le cadre du côté où est fixée la m e m b r a n e , pour éviter que les lanières ne se déplacent ;

- deux baguettes de b a m b o u en forme de X (hātāsso), suspendues à des chaî- nettes en fer attachées à l'intérieur du cadre, servant à tenir l'instrument à la main ;

- q u a t r e chaînettes en fer (sāngal) à deux ou trois maillons servant à lier les poignées en b a m b o u au cadre ;

- une b a g u e t t e (gāja) en bois māke; en raison du m a t é r i a u e m p l o y é , celle-ci est aussi désignée dans la m y t h o l o g i e p a r le t e r m e «cuiller en bois de māke » (māke dabli). 

A cette liste, il faut ajouter le panier allongé (pë) en b a m b o u tressé, m u n i d'un couvercle, dans lequel repose l'instrument à côté d ' a u t r e s accessoires de l'attirail chamanique, ainsi que le sac en chanvre à bandoulière (zaļ) dans lequel l'assistant du chamane transporte le panier sur le lieu de la séance, après l'avoir e n v e l o p p é d ' u n e c o u v e r t u r e de laine. Q u a n d il n'est pas j o u é , le t a m b o u r des Magar est ainsi soustrait aux regards, c o n t r a i r e m e n t aux t a m b o u r s correspon-

2 Le suffixe ­gor, apparenté au tibérain khor (= cercle, périmètre, cerceau), se réfère à un cercle ou à un cadre rond.

3 Les Magar connaissent un troisième terme pour le tambour chamanique, celui de dhyāngro, ré- pandu dans tout le Népal avec les variantes dhćgori, dhćgoro, dângora et dãkura. En nepali, l'onomatopée dhyāng désigne un «son explosif», et il suggère la possibilité d'un rapport étymologique avec l'appellation du tambour.

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dants d ' a u t r e s régions de l'Himalaya, q u e l'on t r a n s p o r t e o u v e r t e m e n t et que leur propriétaire garde suspendus dans sa maison lorsqu'ils ne sont pas en usage.

A c h a q u e é l é m e n t constitutif du t a m b o u r c o r r e s p o n d un chant spécifique relatant la q u ê t e primordiale du matériau approprié et la b o n n e manière de le travailler, si bien que tous les éléments possèdent leur p r o p r e mythe d'origine.

L'ensemble de ces chants est désigné p a r le t e r m e «chants de la fixation de la peau sur le t a m b o u r » (dhćgori murine kheti). C'est précisément lorsqu'un tam- b o u r neuf ou nécessitant r é p a r a t i o n reçoit u n e nouvelle m e m b r a n e qu'ils sont exécutés l'un après l'autre par un chanteur expérimenté et maître chamane. La longueur de ces chants variant e n t r e trente et cent vers, ils sont nettement plus brefs que les grands mythes cosmogoniques. Mais ils visent moins à relater une histoire au s c é n a r i o c o m p l i q u é q u ' à r a p p e l e r les é t a p e s de la fabrication de l'instrument: ils s'apparentent ainsi à un m o d e d'emploi décrivant le prototype originel et d o n c le m o d è l e de t o u s les t a m b o u r s . Q u a n t à leur s t r u c t u r e m é - trique et à leur m o d e d'interprétation, ces chants sont cependant similaires aux mythes d'origine au contenu narratif plus riche.

La forme et les dimensions du t a m b o u r rë p e u v e n t varier. Il en existe trois t y p e s : circulaire, ovale et c a r d i o ï d e . R é p o n d a n t m o i n s à un p r o p o s d é l i b é r é q u ' a u x contraintes résultant de la n a t u r e du bois et aux hasards du ploiement du cadre, ces formes semblent avoir la m ê m e valeur, bien que

j'aie

pu consta- ter u n e c e r t a i n e p r é f é r e n c e e s t h é t i q u e p o u r la forme en cœur. Q u a n t aux di- mensions, elles varient e n t r e 30 et 50 cm p o u r la hauteur, 30 et 45 cm p o u r la largeur, 105 et 150 cm pour la circonférence du cadre.

Comparaisons

D a n s les villages des Magar septentrionaux, le t a m b o u r c h a m a n i q u e rë co- existe avec deux a u t r e s types de t a m b o u r , n o n c h a m a n i q u e s ceux-là, soit le dāmāye et le mćdal, d o n t le c h a m p fonctionnel respectif est assez précis p o u r exclure tout recoupement. D ' a u t r e part, si les deux m e m b r a n o p h o n e s non cha- m a n i q u e s utilisés p a r les M a g a r sont de type pan-népalais, tel n'est pas le cas du t a m b o u r rë dont l'aire de diffusion est clairement délimitée. E n d e h o r s de celle-ci, un a u t r e type de t a m b o u r c h a m a n i q u e est utilisé: le rnga4 des jhâkri (terme inter-régional désignant les guérisseurs).

4 Je réserve le terme de rnga à ce type de tambour, car sa facture montre une ressemblance frap- pante avec le tambour rnga du Tibet. Ce dernier, également un tambour sur cadre à deux mem- branes et muni d'un manche externe vertical, est largement répandu dans le Tibet bouddhiste et les pays voisins «lamaïsés»; il répond à de multiples usages dépassant les limites imposées par les différentes sectes. C'est le principal instrument à percussion des cérémonies des temples bouddhiques, des danses cham et des représentations de théâtre (Helffer 1983: 83); c'est aussi l'instrument indispensable des médiums spirituels tibétains (dpa'bo, lhapa) lors des séances ex- tatiques (Berglie 1976: 94). Il existe bien évidemment quelques différences entre le tambour rnga du Tibet bouddhiste et le tambour des jhãkri du Népal central et oriental, mais il est hors de propos de les énumérer dans ces pages.

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Au-delà de quelques variations locales, ce second type possède les caracté- ristiques suivantes : c'est un tambour sur cadre circulaire à deux m e m b r a n e s en p e a u lacée et m u n i d ' u n m a n c h e faisant saillie v e r t i c a l e m e n t et se t e r m i n a n t par une p y r a m i d e p o i n t u e ayant le plus souvent la forme d'un phurbu ou poi- gnard m a g i q u e tibétain. E n règle générale, il est frappé avec u n e b a g u e t t e en b a m b o u recourbée en forme de S.

Ainsi les deux types fondamentaux du t a m b o u r chamanique de l'Himalaya sont-ils diamètralement opposés du point de vue morphologique. Or, si le type oriental, c'est-à-dire le t a m b o u r des jhćkri, rappelle dans sa forme le t a m b o u r rnga du Tibet (fig. 1), on p e u t se d e m a n d e r quel serait le p a r e n t m o r p h o l o - gique du type occidental, à savoir le t a m b o u r rë. Il n'est pas exagéré de le voir dans le t a m b o u r c h a m a n i q u e de l'Asie s e p t e n t r i o n a l e - r a p p r o c h e m e n t qu'il convient toutefois de justifier pour éviter tout malentendu.

S'il est évident q u ' u n espace aussi vaste q u e l'aire du c h a m a n i s m e « s i b é - rien» classique (s'étendant du pays des Sami au détroit de Bering et de l'océan arctique au désert d'Asie centrale) a e n g e n d r é q u e l q u e h é t é r o g é n é i t é , il n ' e n d e m e u r e pas moins vrai qu'il possède certains traits fondamentaux. E n effet, le t a m b o u r chamanique de l'Eurasie septentrionale est muni d'une seule peau et, à quelques exceptions p r è s5, de poignées fixées à l'intérieur du cadre ( c o m m e le rè des Magar) - poignées soit en matériau dur (bois, fer, corne) et attachées au cadre lui-même, soit en matériaux durs et flexibles à la fois (bois, fer et cuir, écorce, c o t o n ) et suspendues à l'intérieur du tambour. Ces deux types de poi- gnées se répartissent grosso modo en deux aires, l'ouest p o u r les p r e m i è r e s et l'est pour les secondes, leur zone de r e c o u p e m e n t se situant entre 80° et 90° de longitude nord.

L'originalité de la facture du rë vient alors du fait q u e ce t a m b o u r combine les deux p r o c é d é s : du point de vue du m a t é r i a u , ses poignées t e n d e n t vers le type o c c i d e n t a l ; q u a n t à leur fixation, en r e v a n c h e , elles se r a p p r o c h e n t du type oriental. Le Népal se trouve dans la zone de recoupement, bien que nette- m e n t plus au sud - situation qui explique p e u t - ê t r e l'apparition d'un m a t é r i a u (le b a m b o u ) a b s e n t des a u t r e s t a m b o u r s n o r d - a s i a t i q u e s . D u point de vue technique, la croix est également u n i q u e : ses bras ne forment pas l'angle droit caractéristique des manches fixes en fer ou en bois des t a m b o u r s chamaniques

«sibériens», mais un X. Ce qui confère au t a m b o u r rë un double m o d e de per- cussion: aux coups de b a g u e t t e frappés sur la m e m b r a n e s'ajoute l ' e n t r e c h o c des croix en b a m b o u suspendus à l'intérieur de l'instrument. Bien qu'il s'appa- r e n t e au t a m b o u r sur c a d r e à m e m b r a n e u n i q u e de t y p e « s i b é r i e n » , le t a m - b o u r des M a g a r est d o n c u n e c r é a t i o n ingénieuse de p a r la facture de ses poignées. N é a n m o i n s , le t a m b o u r rë s ' a p p a r e n t e d a v a n t a g e au t a m b o u r cha- m a n i q u e de l'Asie du N o r d éloignée de milliers de k i l o m è t r e s , q u ' a u x t a m - bours des guérisseurs (Jhćkri) du reste de l'Himalaya.

5 Pour les quelques cas de tambours au manche fixé à l'extérieur du cadre, voir Hoffmann (1950:

201-3), Lot-Falck (1961: 26-27), Haslund-Christensen (1944:13-15) et Heissig (1944: 46 s. et pl.

1, 4a, b, 5).

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Fig. 1 : Tambour rnga des Sherpa. Photo: M. Oppitz.

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Biographie du tambour

La fabrication d'un t a m b o u r rë se d é r o u l e en trois é t a p e s différentes dans l'espace et le t e m p s : tout d ' a b o r d , la r e c h e r c h e de l ' a r b r e et la fabrication du cadre, puis le rivetage du cadre et la fixation des poignées, enfin l'application de la peau et la consécration du t a m b o u r fini. La première étape a lieu dans un espace p r o p r e m e n t sauvage, dans la haute montagne et loin de tout habitat hu- main, la deuxième dans l'atelier d'un forgeron au village, et la troisième sur un carrefour peu fréquenté à la lisière du village, à mi-chemin entre l'espace sau- vage et l'espace social. Ainsi, au cours de sa fabrication, le t a m b o u r oscille déjà entre l'univers humain et l'univers extra-humain.

P o u r le novice, la p é r i o d e p r é c é d a n t l'initiation est m a r q u é e p a r des t r o u b l e s psychiques et des rêves. C'est dans un rêve q u e lui a p p a r a î t l ' a r b r e dans lequel il devra d é c o u p e r le cadre de son tambour. E n règle g é n é r a l e , cet a r b r e se t r o u v e d a n s u n e forêt en h a u t e m o n t a g n e , à plusieurs h e u r e s de marche du village. U n jour propice de pleine lune, un petit groupe constitué du novice, de deux c h a m a n e s et de sept assistants se rend dans la m o n t a g n e p o u r découvrir l'arbre. A p r è s avoir invoqué l'aide de l'esprit de son ancêtre, le novi- ce s'étend à m ê m e le sol près d'une source et feint de dormir; une nouvelle vi- sion lui fait r e c o n n a î t r e l'arbre qui lui est destiné. E n état de transe, il avance ensuite à t â t o n s à travers le sous-bois. L o r s q u ' i l a identifié l ' a r b r e (un c h ê n e épineux), il exécute a u t o u r de lui des sauts de singe (possédé qu'il est par l'es- prit auxiliaire du singe), puis se couche sous l'arbre en feignant à n o u v e a u de dormir. A p r è s avoir déposé des offrandes (levure, encens, banderoles en tissu, riz) au pied de l'arbre, les assistants se mettent à l'abattre à l'aide d'une hache.

O n veille à ce q u e l ' a r b r e t o m b e en direction de l'est, qui est celle de la nais- sance et de la vie. Sur place, on ôte les branches. Puis les assistants enfourchent le t r o n c et l ' e m p o r t e n t . L e v e r b e e m p l o y é ici, soit chebne, « a l l e r à c h e v a l » , s'apparente à la racine tibétaine chibs («cheval») et se réfère à la fonction ulté- rieure du t a m b o u r en tant que moyen de transport, «cheval», véhicule.

A u b o r d du chemin, le tronc est c o u p é en deux dans le sens de la longueur à l'aide d ' u n m a r t e a u en bois, d ' u n e h a c h e et de coins, et c h a q u e moitié est taillée en forme de latte. A huit autres étapes, les deux lattes sont amincies da- v a n t a g e . E n c o u r s de r o u t e , le novice, qui ne p a r t i c i p e à a u c u n e activité m a - nuelle, porte la hache en fer.

A u n e u v i è m e et d e r n i e r arrêt, sur un p â t u r a g e à 600 m è t r e s au-dessus du village, un des assistants creuse dans le sol un trou r o n d dans lequel neuf b â - t o n s en bois sont enfoncés p o u r former un second cercle i n t é r i e u r plus petit.

E n t r e - t e m p s , un chamane a chauffé une des deux lattes au feu p o u r l'assouplir.

U n e fois qu'elle est assez flexible, les assistants l'insèrent dans l'espace entre le bord du trou et les neuf morceaux de bois. C'est le m o m e n t critique de l'opéra- tion. Si la latte se fend ou se casse, on la r e m p l a c e p a r la s e c o n d e . Si t o u t va bien, on e n t o u r e provisoirement le point de chevauchement des deux extrémi- tés du cadre recourbé sur lui-même avec des lanières de b a m b o u , en attendant qu'il soit définitivement rivé. U n e fois l'opération de courbure achevée, le cha-

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m a n e dirigeant l'expédition fait une offrande au dieu de la t e r r e bhume, en y versant de l'eau de vie mada et du sang de poussin. Content du succès de l'opé- ration, chaque assistant porte un toast au futur t a m b o u r : «Tous t'appelleront»;

« O n t ' a t t e n d déjà avec des boucs g r a s » ; «Tu r e n d r a s le novice c é l è b r e et riche»; «Va pour lui dans le m o n d e souterrain, T a m b o u r » .

Avant la t o m b é e de la nuit, le groupe se dirige avec le nouveau cadre vers la lisière du village où l'attend déjà le maître chamane. Ici un autre trou a été creu- sé, dans lequel on fait « r o u l e r » le cadre sur les derniers mètres du trajet. Ce geste est prescrit p a r la m y t h o l o g i e : il é v o q u e les d é p l a c e m e n t s du futur tam- bour, ce véhicule des voyages dans le m o n d e souterrain. U n e fois le cadre logé dans le trou, le tout est couvert de terre p o u r la nuit. Cet e n t e r r e m e n t du cadre représente le premier voyage souterrain du nouveau tambour, en prévision des tâches que, selon la coutume, il remplira dans les séances de guérison. Le lende- main matin, le cadre est déterré et, en présence du maître chamane, du novice et de quelques assistants, il est t r a n s p o r t é chez le forgeron. A l'aide d'un clou chauffé au r o u g e , celui-ci perce tout d ' a b o r d quelques trous dans le c a d r e . Ils sont destinés aux lanières en cuir laçant la m e m b r a n e , aux rivets de la jointure, et aux œillets en fer des poignées. Pour fermer le cadre, les deux extrémités sont maintenues ensemble avec une pince en fer (fig. 2). Trois plaquettes de fer dispo- sées verticalement sont appliquées sur l'extrémité extérieure et deux sur l'extré- mité intérieure. U n e fois le tambour fini, ces rectangles bombés en forme de py- ramide percés d'un œil au milieu représentent des points critiques de danger et de divination. Leur application selon les règles de l'art exige ainsi la plus haute attention du forgeron. E n s u i t e , celui-ci fixe à l'intérieur du cerceau les q u a t r e œillets et les quatre chaînettes en fer destinés aux poignées. Enfin, il attache les deux croix en bambou aux chaînettes, après y avoir percé les trous nécessaires.

Ce jour-là, le forgeron agit en t a n t q u e Tiko K a m i , forgeron m y t h i q u e du m o n d e souterrain. L'opération terminée, accompagné par les spectateurs et les assistants, il porte fièrement le cadre du tambour dans la maison du novice. Là, en échange de son travail, il reçoit de la nourriture, un billet de 5 roupies et un nouveau turban blanc. E n quittant la forge, le maître chamane s'adresse ainsi à lui: «Frère aîné, Tiko Kami, forgeron du m o n d e s o u t e r r a i n , ton travail sur le cadre du t a m b o u r a réussi». Puis il i n t e r p r è t e les vers suivants puisés dans le répertoire des chants mythiques :

« A l'aide des neuf assistants nous soulevons le tambour du m o n d e souterrain.

Nous soulevons les âmes du m o n d e souterrain.

Nous faisons l'ordre dans les impasses et dans les dangers.

Frère aîné, Tiko Kami, avec le cadre sāndhan6 du t a m b o u r » .

b Le terme de sāndhan s'apparente au népali sâdan qui signifie bois de santal, et l'expression sāndhan rëgor coexiste avec guipai rëgor pour désigner le cadre du tambour chamanique. Ce bois est prescrit dans l'Himalaya tibétain pour fabriquer des tambours (Helffer 1983: 68).

Comme les Magar se servent exclusivement du bois du chêne épineux, l'emploi du terme de sāndhan revient au mieux à l'évocation, par le langage, d'un matériau prestigieux qui a peut- être été employé jadis.

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Fig. 2: Chez le forgeron: fixation des rivets en fer sur le chevauchement des deux extrémités du cadre du tambour. Photo: M. Oppitz.

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U n assistant bat le r y t h m e avec un b â t o n sur le cadre du t a m b o u r e n c o r e dépourvu de m e m b r a n e .

La fixation de la m e m b r a n e est p r é v u e un j o u r de pleine lune, c o m m e la q u ê t e de l'arbre un mois plus tôt. Le propriétaire du tambour, quelques assis- tants et un c h a m a n e initié agissant c o m m e maître de cérémonie se rencontrent sur un carrefour p e u f r é q u e n t é p r è s du village. S'il s'agit d ' u n e r é p a r a t i o n et n o n d ' u n e p r e m i è r e application, on ô t e tout d ' a b o r d la m e m b r a n e a b î m é e et on en fait un paquet plat qui est ensuite discrètement dissimulé par un assistant dans un lieu secret. Semblable à un animal mort, une m e m b r a n e hors d'usage est considérée c o m m e i m p u r e (jutho), et la vue d'un tel « c a d a v r e » p r o v o q u e selon les Magar des impasses métaphysiques.

C o m m e dans d'autres ethnies himalayennes, on utilise pour la m e m b r a n e la peau d'une chèvre sauvage, offerte au chamane ou au novice par les assistants.

Avant de pouvoir être travaillée, la peau doit être séchée pendant quelques se- maines dans une maison.

L'opération c o m m e n c e par le découpage de la p e a u selon la dimension du cadre. O n la tend ensuite sur le cadre à l'aide de lanières de cuir t r e m p é e s au- paravant dans un bol en cuivre. G r â c e à une alène et une pincette, les lanières sont passées d a n s les t r o u s p e r c é s p a r le forgeron, de m a n i è r e à former u n e ligne en zigzag sur le c e r c e a u . P e n d a n t l ' o p é r a t i o n , les p a r t i c i p a n t s c o n s o m - m e n t une c o u e n n e de buffle c o u p é e en petits m o r c e a u x , c e n s é e les p r o t é g e r contre le danger.

Plus tard, les assistants se m e t t e n t à épiler la p e a u t e n d u e sur le c a d r e . A cette fin, elle est chauffée au feu j u s q u ' à ce que l ' o u v e r t u r e des p o r e s per- m e t t e d ' a r r a c h e r les poils. O n ne laisse q u e q u e l q u e s poils sur le b o r d p o u r r a p p e l e r l'origine animale de la m e m b r a n e . E n s u i t e , la p e a u est rasée à l'aide d'un petit couteau. Le côté chair, toujours à l'intérieur du tambour, n'est pas du tout travaillé pendant ce rite.

E n m ê m e t e m p s , on c o n f e c t i o n n e des petits pains qui, disposés dans un trou, sont recouverts du t a m b o u r une fois q u e la m e m b r a n e est fixée. Ils sont destinés aux divinités des terres non cultivées (sepā et serõ). Puis le c h a m a n e officiant les d o n n e à manger aux participants.

La m e m b r a n e est ensuite peint e avec de la craie blanche dissoute dans un bol d'eau. O n utilise les doigts trempés dans la craie. Les motifs peuvent varier:

il existe des dessins astraux et cosmologiques, des dessins figuratifs comme des poissons, des t a m b o u r s ou des organes sexuels en éjaculation, des dessins géo- métriques comme des triangles, des rhombes, des pentagones et des cercles, des improvisations abstraites faisant penser aux peintures de Pollock. U n e fois ac- complis ces gestes rituels dont chacun est a c c o m p a g n é p a r le chant du m y t h e correspondant, le chamane officiant se lève et commence une danse en s'accom- p a g n a n t sur son p r o p r e t a m b o u r . U n assistant p r e n d le n o u v e a u t a m b o u r et l'imite. Ce n'est toujours pas le propriétaire du t a m b o u r ou un autre c h a m a n e qui effectue la consécration, mais un non-inité. E n s u i t e , le nouvel i n s t r u m e n t est arrosé d'un mélange magique composé de grains, de cendres, de scories de cuivre et de silex, tandis que des mantras sont prononcés sur lui.

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La cérémonie est close par une dernière danse. Cette fois-ci le chamane of- ficiant danse en cercle, soit dans le sens des aiguilles d'une montre, soit en sens inverse (symbolisant respectivement la vie et la mort). E n m ê m e temps, un as- sistant fait rouler le nouveau tambour par terre en suivant exactement les mou- vements du chamane. A ce moment, le tambour, futur véhicule du voyage cha- m a n i q u e , accomplit lui-même un trajet symbolique. Le m ê m e rituel est r é p é t é devant la maison du propriétaire du tambour. Mais c'est maintenant ce dernier qui fait rouler son tambour. Près du seuil, il le lâche: le t a m b o u r roule seul vers l ' e n t r é e , j u s q u ' a u x mains de son é p o u s e qui l ' a t t r a p e et l ' a r r o s e de l e v u r e , comme le prescrit le mythe. Pour clore le rituel de consécration, un poussin est a b a t t u dans la maison, et son sang versé p a r le c h a m a n e sur le cadre du t a m - bour. La fabrication du t a m b o u r rë est m a i n t e n a n t t e r m i n é e : il est consacré et prêt à l'usage.

Si, d a n s le c o n t e x t e sibérien, on assimile v o l o n t i e r s la c o n s é c r a t i o n d ' u n n o u v e a u t a m b o u r à une « a n i m a t i o n » , tel n'est pas le cas chez les Magar où la c o n s é c r a t i o n vise e s s e n t i e l l e m e n t à a p p r i v o i s e r la vitalité excessive, v o i r e m ê m e la férocité du t a m b o u r neuf, à le pacifier et à maîtriser son potentiel ex- tatique - c o m m e il faut le faire aussi p o u r un j e u n e c h a m a n e e n c o r e inexpéri- m e n t é . C'est d o n c de 1'«apaisement» et de la « d o m e s t i c a t i o n » p a r t i e l l e du t a m b o u r qu'il s'agit ici.

Aux yeux des Magar, le t a m b o u r rë n'est pas un objet inanimé mais vivant.

Sa vie et sa biographie d é p e n d e n t toutefois du c h a m a n e auquel il a p p a r t i e n t . Sans lui, il ne peut pas « n a î t r e » en tant qu'instrument, c'est-à-dire passer d'une latte de c h ê n e à un c a d r e de t a m b o u r . C o m m e on l'a vu, la d é c o u v e r t e de l'arbre et la fabrication réussie du t a m b o u r sont elles-mêmes des étapes essen- tielles du processus initiatique. Pas de noviciat sans naissance et consécration préalables du tambour. U n e fois que le novice a accédé à l'état d'élu, son tam- b o u r l ' a c c o m p a g n e r a d u r a n t t o u t e sa vie professionnelle, q u e ce soit lors des séances de guérison, de l'initiation d'autres chamanes, de rencontres entre cha- manes, de l'enterrement d'un confrère - ou de son propre enterrement.

A la mort d'un chamane, ses confrères l'enterrent en position assise sous un tumulus à l'extérieur du village. U n conifère, l'arbre de vie du c h a m a n e , abrite la t o m b e . D a n s ses branches est suspendu l'équipement du défunt : sa couron- ne en plumes de faisan, des pendentifs et des cloches en fer, ainsi que son tam- b o u r d o n t on a d é c h i r é la m e m b r a n e ; car au m o m e n t où le c h a m a n e e x p i r e , son compagnon, le tambour, doit se taire également. L'instrument reste suspen- du p e n d a n t neuf jours, puis il est réclamé par la p a r e n t é du défunt qui le garde jusqu'à ce que son successeur réincarné le réclame. Ainsi le t a m b o u r se trouve- t-il intégré, à travers la succession de ses propriétaires, dans le concept de la ré- i n c a r n a t i o n : lui aussi p e u t r e n a î t r e . Mais cela ne s ' a p p l i q u e en p r a t i q u e q u e d a n s les cas où le c a d r e p e u t e n c o r e servir. I n d é p e n d a m m e n t du fait de la transmission du tambour, chaque novice en reçoit un nouveau.

L'espérance de vie d'un t a m b o u r est de dix à quinze ans, celle d ' u n e m e m - b r a n e de trois à cinq ans. Ensuite il faut les renouveler. Le p r o c é d é de répara- tion et de renouvellement d'un t a m b o u r est analogue à celui de la fabrication

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d'un n o u v e a u tambour. L'usure d'un tambour, par exemple la déchirure de la m e m b r a n e , ne p r o v o q u e p a s la m o r t de son p r o p r i é t a i r e , c o m m e le p e n s e n t n o t a m m e n t les E v e n q u e s (cf. Delaby 1976:111). Cela indique n o t a m m e n t que le t a m b o u r n'est pas à concevoir, au sens strict, comme l'alter ego ou le sosie du c h a m a n e . A u cours de sa vie, un c h a m a n e p e u t p o s s é d e r plusieurs t a m b o u r s , ce qui n'enlève rien au fait q u e le t a m b o u r reste son compagnon le plus fidèle dans le cours de sa vie professionnelle.

Quelles sont les propriétés du t a m b o u r rë ? En tant qu'instrument magique, il contient des pouvoirs - g é n é r a l e m e n t d ' o r d r e s u r n a t u r e l - qui sont absents d'autres instruments de musique et apparaissent selon ses fonctions rituelles.

L'accompagnement de l'énoncé du mythe

D u point de vue rituel, la principale fonction de l ' i n s t r u m e n t réside dans son rôle d'accompagnement des chants: le t a m b o u r rë rythme la narration des mythes d'origine et des récits mythiques versifiés exécutés lors des séances de guérison et d'initiation. D a n s le cas des m y t h e s c o s m o g o n i q u e s , il y a le plus s o u v e n t d e u x i n t e r p r è t e s : un c h a n t e u r principal et m a î t r e e x p é r i m e n t é , a c c o m p a g n é p a r un disciple qui r é p è t e c h a q u e vers et m é m o r i s e ainsi, au fil des années, l'immense répertoire de la tradition orale. Tous deux sont des cha- m a n e s initiés, et t o u s deux j o u e n t de leur p r o p r e t a m b o u r . D a n s le cas des mythes au c o n t e n u narratif complexe, le p r e m i e r c h a n t e u r a d o p t e souvent la pose d'un conteur faisant face au public, tandis qu'il revient au disciple de tom- ber en transe lors des passages appropriés.

Le r y t h m e frappé sur le t a m b o u r est le m ê m e p o u r l'ensemble des mythes ainsi que p o u r la plupart des chants rituels auxiliaires. Il suit le m è t r e des vers et se présente a i n s i7:

Cette combinaison entre le b a t t e m e n t du t a m b o u r et la voix, e n t r e le temps et le m è t r e constitue le m o d è l e de base de q u e l q u e dix mille vers de la tradi- tion orale des chamanes magar. Les chants primordiaux fournissent le prototy- pe mythique des actes rituels accomplis dans le présent, que le tambour fixe au moyen de ses battements nomothétiques.

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7 x désigne un accent rythmique, x_x deux brefs coups accessoires. / et // marquent des césures à la fin d'un demi-vers et d'un vers.

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L'accompagnement de la danse

Le t a m b o u r n'accompagne pas seulement le chant mais aussi la danse cha- m a n i q u e . La danse fait partie intégrante de tout é v é n e m e n t rituel p o u r lequel le guérisseur revêt son attirail. D e s représentations particulièrement spectacu- laires ont lieu le j o u r principal de l'initiation, lorsque les guérisseurs doivent accomplir neuf r o n d e s d a n s é e s e n t r e la maison du novice et son a r b r e de vie érigé à l ' e x t é r i e u r du village, avant qu'il ne puisse n a î t r e r i t u e l l e m e n t sur l'arbre. A cette occasion, il se forme une longue file de danseurs (jusqu'à une t r e n t a i n e ) qui b a t t e n t leur t a m b o u r à l'unisson et font cliqueter leur attirail.

Les pas de danse se calquent ici sur le rythme des tambours.

Le rythme est aussi standardisé pour la danse que pour le chant, mais inversé:

au lieu de le chamane frappe

Ce r y t h m e de base est aussi de rigueur p o u r les danses exécutées p e n d a n t les grandes séances de guérison. A ces occasions, le trajet de la danse m è n e de l'intérieur de la maison du patient sur le toit en terrasse d'une maison voisine, en passant par un escalier à neuf marches représentant l'échelle cosmique des- c e n d a n t dans le m o n d e s o u t e r r a i n . Sur le toit et sous un p a n i e r r e n v e r s é , est p o s é e la « n a t t e du m o n d e » d o n t le guérisseur officiant fait neuf fois le t o u r p o u r symboliser un voyage aux confins du m o n d e où il a dû suivre l'âme fuyan- te de son patient. P e n d a n t la danse, le t a m b o u r entraîne donc le c h a m a n e dans un voyage rituel.

Le voyage du chamane

Le t a m b o u r que l'on fait « r o u l e r » par t e r r e p o u r signifier qu'il se déplace dans l'espace, et le t a m b o u r « c h e v a u c h é » en tant q u e véhicule du voyage ont déjà é t é é v o q u é s . S'y ajoutent les actes rituels accomplis de façon r é p é t é e au cours des séances de guérison n o c t u r n e s , qui ont p o u r t h è m e un voyage sym- b o l i q u e du c h a m a n e . Ces voyages i m a g i n a i r e s p o r t e n t divers n o m s , et leur d u r é e est v a r i a b l e . L'un d ' e n t r e eux, destin é à la q u ê t e de l ' â m e , fait l'objet d'un chant intitulé «chant de la r o u t e » (dāwāta). D ' a p r è s ce chant, le chamane p o u r s u i t l ' â m e fuyante de son p a t i e n t j u s q u ' a u col m e n a n t à l ' a u t r e m o n d e , situé à la frontière orientale de l'aire tribale. Les nombreuses stations de ce pé- riple sont m a r q u é e s p a r le r y t h m e du tambour. D e t e m p s à a u t r e , le c h a m a n e s'arrête et regarde dans l'intérieur du t a m b o u r pour y voir, comme dans un mi- roir magique, les traces de l'âme et définir ainsi le trajet à suivre (fig. 3).

Pour le c h a m a n e , voyager avec son t a m b o u r signifie s'exposer aux dangers véhiculés par les forces néfastes. C'est pour se prémunir contre elles qu'il revêt

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son attirail. Mais a u p a r a v a n t , il i n v o q u e - toujours avec son t a m b o u r - l'aide des esprits auxiliaires, n o t a m m e n t l'esprit de son p r é d é c e s s e u r défunt et u n e série d'esprits a n i m a u x . L'« invocation d ' u n esprit a n c e s t r a l » (pittr khulne),  chant isolé du r é p e r t o i r e c h a m a n i q u e , est r é p é t é à plusieurs reprises au cours d'une séance. Par sa ligne mélodique et son rythme, il débute à la manière d'un mythe d'origine, m ê m e si du point de vue du contenu il y est question des p r é - d é c e s s e u r s du c h a m a n e et de ses n o m b r e u x esprits auxiliaires aux formes d ' a n i m a u x . A u m o m e n t où l'un de ceux-ci p r e n d possession du c h a n t e u r , le b a t t e m e n t du t a m b o u r d e v i e n t irrégulier puis cesse c o m p l è t e m e n t ; le chan- teur j e t t e l'instrument, pousse des cris d'animaux et imite les m o u v e m e n t s ca- r a c t é r i s t i q u e s de l'esprit qui s'est logé en lui. L a d e s c e n t e des esprits auxi- liaires r e q u i e r t de t o u t e é v i d e n c e un g r a n d effort du c h a m a n e - c o m m e l'indiquent ses traits t e n d u s ; ceux-ci le propulsent dans l'extase, mais c'est seu- lement en les accommodant qu'il parvient à se défendre contre les attaques des forces néfastes.

La communication avec les esprits

Si le t a m b o u r p e r m e t d'appeler les bons esprits, il a aussi le pouvoir de r e - pousser les mauvais. Cela s'accomplit à travers le bruit « c o s m i q u e » qu'il p r o - duit lorsqu'il est j o u é par le c h a m a n e qui danse. D ' u n e part, ce bruit intimide les ennemis du guérisseur. D ' a u t r e part, au moyen du t a m b o u r et de la baguet- te, il est possible de clouer au sol les forces néfastes, en particulier les sorcières, et de les fixer ainsi définitivement. Selon la mythologie, la b a g u e t t e symbolise ici alternativement le marteau qui frappe sur le tambour comme sur une enclu- me, et le clou qui attache les ennemis. Parfois m ê m e , elle est une arme offensi- ve pour anéantir les sorcières, consœurs mythiques du chamane, en les précipi- tant du haut de la montagne.

Le t a m b o u r peut aussi être utilisé p o u r se défendre, en l'employant comme bouclier p r o t é g e a n t contre les flèches magiques invisibles lancées par les sor- cières, les esprits de la chasse ou de la forêt, ou contre les ruses m a g i q u e s de collègues malveillants. Par exemple, un récit local relate c o m m e n t un rival du village voisin attira la foudre sur un c h a m a n e engagé dans un voyage rituel au bénéfice d'un patient. D u coin de l'œil, le guérisseur aperçut la foudre et par- vint à la repousser grâce à son t a m b o u r dont le cadre se scinda en deux. C'est aussi u n e fonction p r o t e c t r i c e q u ' e x e r c e le t a m b o u r lorsqu'il est utilisé p o u r couvrir des offrandes ou de la n o u r r i t u r e rituelle et les soustraire ainsi au re- gard envieux des esprits non conviés au festin.

Lors de certains voyages rituels, le c h a m a n e se rend dans le m o n d e souter- rain (tānje wānje) que la mythologie situe dans les plaines du sud. Arrivé là, il se transforme en esprit bénéfique du sanglier (galdevīr). Sous ce déguisement, il t o m b e dans un sommeil magique (sata). Mis à part quelques convulsions oc- casionnelles, il repose tranquillement par terre, la tête appuyée sur le t a m b o u r

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Fig. 3: Vision d'avenir à l'intérieur du tambour. Photo: M. Oppitz.

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d o n t le côté o u v e r t est en h a u t et le côté fermé en bas. D e c e t t e m a n i è r e , le t a m b o u r est clos vis-à-vis du m o n d e s o u t e r r a i n et réceptif face au m o n d e ter- restre. E n appuyant sa tête sur son tambour, le guérisseur endormi est à m ê m e de «voir» l'âme fuyante de son patient. D è s qu'il la r e p è r e , il bondit, se met à q u a t r e p a t t e s devant l'arbre de vie a t t a c h é au p o t e a u central de la maison de son patient et, toujours sous la forme de l'esprit du sanglier, il soulève avec un m o u v e m e n t a b r u p t le p a t i e n t placé sur son dos. P a r ce geste a p p e l é galsine  («faire c o m m e le sanglier») il r a m è n e l'âme du patient du m o n d e souterrain.

L e s e c o n d c h a m a n e p r é s e n t d a n s ce rite frappe q u e l q u e s coups secs sur son p r o p r e t a m b o u r qu'il tient au-dessus du patient, afin de clouer l'âme revenue dans le corps qui est le sien. D a n s cette brève séquence, le t a m b o u r constitue à la fois le véhicule du voyage, de l'extase, de la clairvoyance et du r a p a t r i e - m e n t de l'âme.

L a d i v i n a t i o n

Enfin, le t a m b o u r c h a m a n i q u e p e u t ê t r e e m p l o y é p o u r p r a t i q u e r les deux m o d e s de divination en usage localement. D a n s le premier cas, le c h a m a n e en transe se trouve sous l'influence d'un esprit auxiliaire, et il énonce ses prédic- tions dans un langage spirituel appelé lāmā kham, sorte de tibétain fictif com- pris seulement par les initiés, et qu'il faut traduire aux non-initiés. Cette forme de divination extatique (paļsine) se pratique par exemple p o u r « r e c o n n a î t r e » , en état de légère transe, les traces laissées p a r l'âme à l'intérieur du tambour, et p o u r «identifier» en état de sommeil magique son lieu de séjour sur la face ouverte du tambour.

Le second type de divination consiste en l'examen d ' u n objet, tel q u e : les entrailles d'un animal, des assiettes ou des tambours et des bûches enflammées jetés en l'air; c'est aussi l'interprétation de la voix des corbeaux et de la trajec- toire de b o u l e t t e s en tissu sur un t a m b o u r plat. C e t t e forme de divination est a p p e l é e pārche, t e r m e a p p a r e n t é au sanscrit parīk ā et signifiant « e x a m e n » ,

« t e s t » , «interprétation» ou «interprétation de rêve». D e cette catégorie relève une forme de divination impliquant le tambour, qui fait partie intégrante du ri- tuel de c h a q u e g r a n d e séance de guérison, à savoir le rī ranne ou rī khelne, 

«faire c o u r i r » ou « r e g a r d e r la boule d ' o r d u r e s » . Le substantif ri signifie «sa- l e t é » , « o r d u r e s » , mais dans le p r é s e n t c o n t e x t e il s ' a p p l i q u e à un m o r c e a u d'étoffe d é c o u p é dans les v ê t e m e n t s du p a t i e n t , d o n t on forme u n e b o u l e à l'aide de particules de la racine purifiante ti et d ' u n e feuille d'absinthe p o u r la placer ensuite sur la m e m b r a n e d'un tambour tenu horizontalement (fig. 4). Le c h a m a n e fait vibrer la m e m b r a n e en y p o r t a n t des coups légers, et la b o u l e t t e c o m m e n c e à sauter sur la surface du t a m b o u r j u s q u ' à ce qu'elle s ' a r r ê t e à un certain point ou t o m b e . C h a q u e point du cerceau pouvant être soit de bon soit de mauvais a u g u r e , l'endroit où la b o u l e t t e rī t o m b e du t a m b o u r a sa p r o p r e valeur de prédiction. Le meilleur signe est que la boule reste sur la m e m b r a n e .

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Fig. 4: Divination au moyen de boulettes d'ordures sur le tambour tenu horizontalement.

Photo: M. Oppitz.

Le processus est r é p é t é trois fois, car t o u t e combinaison c o m p o r t e é g a l e m e n t u n e signification d i v i n a t o i r e . Si la b o u l e t o m b e trois fois sur le m ê m e p o i n t , c'est bon signe, peu importe sa signification. Si elle t o m b e une fois sur un rivet en fer (toujours un p o i n t d a n g e r e u x ) , u n e fois sur u n e l a n i è r e en cuir et u n e fois sur l'un des triangles formés p a r les l a n i è r e s , c'est très m a u v a i s signe.

A p r è s le troisième tour, le c h a m a n e s'écrie «hôi» et c o m m e p o u r t e r m i n e r un chant, il frappe le cadre de son tambour de quelques brefs coups de b a g u e t t e8.

D a n s t o u s les cas e x a m i n é s ci-dessus, le t a m b o u r rë a p p a r a î t c o m m e un moyen de se transporter dans l'Au-delà, investi qu'il est de pouvoirs magiques.

Ce qui n'est guère surprenant, car il est l'instrument des chamanes, ces média- teurs par excellence entre l'univers des h o m m e s et l'univers non humain.

8 La divination avec le tambour et à l'aide d'objets mûs par vibration sur la membrane du tam- bour tenue horizontalement est aussi attestée dans d'autres régions de l'Himalaya. Chez les Tamang, on utilise des grains de riz (Mastromattei 1988: pl. 16), et au Tibet des grains de blé ou d'orge. Au Tibet, l'art de la divination avec le tambour a atteint un niveau élevé de raffine- ment (Nebesky-Wojkowitz 1952: 149-57). Mais la forme la plus célèbre de prédiction chama- nique au moyen d'un tambour plat est attestée pour les anciens Sami. Dans ce cas, le tambour lapon était frappé avec un marteau double en corne ayant la forme d'un T, qui faisait bouger un «bras» en laiton, bois ou corne de renne sur la membrane (Manker 1938: 300-433).

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