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La ville de Grenade comme espace allégorique dans Quelqu un dit ton nom 1

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Academic year: 2022

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La ville de Grenade comme espace allégorique dans  Quelqu’un dit ton nom

1

 

   

Anne LENQUETTE  Université de Limoges 

EHIC   

     

« Émergences  de  l’allégorie  dans  la  littérature  contemporaine »,  « Le  retour  de  l’allégorie »2,  ces  titres  d’articles  montrent  que  les  auteurs  qui  s’interrogent aujourd’hui à propos de cette notion ne manquent pas. Pourtant, à  plus d’un titre, cela constitue une gageure. En effet, en dépit de son utilisation  plus ou moins récente par des écrivains et poètes tels Baudelaire, Claude Simon,  Eric Chevillard, René Char et d’autres, l’« allégorie » est en prise étroite avec le  Moyen‐Âge. Elle paraît donc indéfectiblement inactuelle, voire obsolète. De  surcroît, en raison de sa polysémie, ce concept est difficile à bien cerner. Sa  proximité avec d’autres figures comme la métaphore ou le mythe prête, le cas  échéant, à confusion. Ainsi, je me propose d’examiner le prisme sémantique de  ce concept afin de définir au plus près son sens dans le domaine du littéraire. 

Publié en 2014, l’œuvre intitulée Quelqu’un dit ton nom, du poète et romancier  Luis García Montero, me servira de champ d’exploration. Mon hypothèse de  travail est que ce roman peut être lu à la lumière de deux allégories qui  permettent d’en appréhender le sens : l’allégorie de la caverne de Platon et  l’allégorie baudelairienne. Nous verrons donc comment celles‐ci s’inscrivent  implicitement ou explicitement dans une œuvre qui peut être lue comme leur  forme contemporaine.  

     

      

1 Luis García Montero, Alguien dice tu nombre, Madrid, Alfaguara, 2014. Toutes les traductions sont de  nous.  

2 Bernard Vouilloux,  « Le  retour de  l’allégorie »,  Modernités.  Déclins  de  l’allégorie ?,  n°  22,  Presses  Universitaires de Bordeaux, 2006, p. 7‐16 ; André Bellatorre, « Émergences de l’allégorie dans la littérature  contemporaine (Claude Simon, Francis Ponge) », in L’allégorie corps et âme. Entre personnification et double  sens, Joëlle Gardes Tamine (coord.), Université de Provence, 2002, p. 239‐248 ; Michèle Monte, « L’allégorie  chez trois poètes du XXe siècle. Yves Bonnefoy, Philippe Jacottet, René Char », ibidem, p. 217‐238.  

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L’allégorie : une figure à multiples facettes 

 

La surface sémantique du terme « allégorie » s’avère relativement étendue. 

Les  dictionnaires  et  les  critiques  s’accordent  à  dégager  trois  sens.  Je  commencerai par évoquer le sens le moins pertinent dans le cadre de cet exposé  (à savoir le sens religieux) puis j’évoquerai rapidement le sens esthétique. En  dernier  lieu,  je  me  concentrerai  sur  le  sens  rhétorique,  susceptible  de  s’appliquer au texte littéraire et d’en faciliter l’exégèse.  

Dans son acception religieuse, l’allégorie n’est pas une figure mais bien  une modalité de lecture et d’interprétation du texte. Elle ne relève pas de la  rhétorique  mais  de  l’herméneutique.  Elle  se  présente  ainsi  comme  une  interprétation  transcendante  des  rapports  entre  l’Ancien  et  le  Nouveau  Testament permettant de découvrir, sous le sens littéral véhiculé par le texte, un  sens caché. Cette lecture allégorisante qui s’est développée avec l’essor de la  religion chrétienne voit, par exemple, dans le Cantique des cantiques l’union de  l’Église avec le Christ ou dans la ville de Jérusalem l’Église du Christ.  

En langue, l’allégorie désigne une figure de rhétorique qui, pour le TLF, se  fonde sur la représentation « d’une idée abstraite, [d’]une notion morale par  une image ou un récit où souvent […] les éléments représentants correspondent  trait  pour  trait  aux  éléments  de  l’idée  représentée ».  Toutefois,  l’allégorie  désigne, par extension, l’œuvre littéraire ou plastique ayant recours à cette  figure.  

C’est  au  Moyen‐Âge  que  la  notion  est  passée  aux  arts  plastiques3.  L’engouement pour les livres d’emblèmes des Italiens André Alciat et César  Ripa va contribuer au développement de l’allégorie en Europe, aux XVIe et XVIIe  siècles. Les Emblèmes d’André Alciat paraissent en France en 1534 tandis que  l’Iconologie de Cesar Ripa voit le jour en Italie en 1593. Ces deux ouvrages seront  réédités  pendant  plusieurs  siècles  en  Italie,  en  France,  en  Hollande,  en  Angleterre,  en  Espagne4  etc.  On  parlerait,  si  l’on  n’était  conscient  de  l’anachronisme,  de  « best‐seller »  européen.  Les  figures  allégoriques  représentées dans l’Iconologie concernent les vices et les vertus mais aussi les  saisons ou les mois de l’année. L’allégorie « plastique » (sculpture ou tableau) et  l’allégorie  littéraire  ne  constituent  pas  nécessairement  des  formes  de        

3 L. M. Morfaux, « Allégorie [esth.] », Les notions philosophiques (I), Paris, Presses Universitaires de France, 

p. 64.  

4 On dénombrerait ainsi plus de 100 rééditions du livre d’emblèmes d’Alciat avant 1620, Daniel Russel, The 

Emblem and Device in Ancient France, Lexington, 1985, 245 p.,cité par wikipedia, mot clef « André Alciat ». 

Pour les emblèmes de Ripa, Georges Couton recense de manière non exhaustive 15 rééditions, in Georges  Couton, Écritures codées. Essais sur l’allégorie au XVIIe siècle, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990, p. 74.  

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représentation étanches, dépourvues de lien. Ainsi, le poème de Baudelaire 

« L’amour et le crâne » (Les Fleurs du Mal) doit‐il son existence à une gravure de  l’artiste  néerlandais  Hendrick  Goltzius,  intitulé  « Quis  evadet »  [Qui  en  réchappera ?] datant de 1594.  

Dans un article de 1999 portant sur les allégories de langage, Christian  Vandendorpe  établit  un  distinguo  entre  l’allégorie  classique  et  l’allégorie‐

personnification5.  Pour  les  hispanistes,  l’allégorie‐personnification  la  plus  connue demeure attachée à la pièce de théâtre Le Grand Théâtre du monde (1635)  de Pedro Calderón de la Barca, qualifiée par l’auteur de « auto sacramental  allégorique ». Cette pièce à consonance religieuse se compose de personnages  allégoriques qui ne sont autres que le Monde, l’Auteur, la Beauté, ou la Sagesse. 

La  présence  d’une  majuscule  pour  désigner  les  différents  personnages  fonctionne « comme un marqueur […] qui indique au lecteur qu’il entre dans  l’espace  allégorique »6.  Il  va  sans  dire  que  certaines  des  allégories‐

personnifications  présentes  dans  les  textes  sont  ancrées  dans  l’imaginaire  collectif, notamment grâce aux allégories picturales. Ainsi, l’évocation dans un  récit d’un personnage ou d’un squelette vêtu de noir, doté d’un attribut tel que  la faux fait immédiatement songer à l’allégorie de la Mort.  

L’allégorie classique, pour sa part, ne repose pas nécessairement sur une  personnification. En revanche, elle doit renvoyer à « un jeu d’analogie entre  deux  isotopies  textuelles »7.  Cette  relation  analogique  joue  donc  sur  la  coexistence de deux sens, un sens premier évident pour tout le monde (le sens  littéral ou dénotatif) et un sens second (le sens figuré) qu’il appartient à chacun  de découvrir sous le sens premier. Joëlle Gardes Tamine et Marie‐Antoinette  Pelizza précisent toutefois que « l’allégorie exclut toute forme de contact entre  le thème et le phore »8, c’est‐à‐dire entre ce qui est illustré (isotopie textuelle  figurée) et ce qui sert à illustrer (isotopie textuelle littérale). Autrement dit,  l’allégorie littéraire fonctionne sur une chaîne lexicale unique qui privilégie le  sens littéral. Le sens second (sens figuré, moral ou symbolique) n’est pas censé  apparaître. En tout état de cause, si l’auteur choisit de fournir au lecteur le sens  second, cela s’apparente à un « dévoilement » ultime qui ne peut survenir qu’en  dernier lieu (dernière ligne, strophe ou page). Partant, plusieurs spécialistes de 

      

5 Christian Vandendorpe, « Allégorie et interprétation », Poétique, n°117, février 1999, p. 75‐94. 

6 Pascal Maillard, « Homo bulla : pour une poétique de l’allégorie », L’année Baudelaire, n°1, 1995, p. 27‐39 [p. 

34 citée]. 

7 Christian Vandendorpe, art. cit., p. 89. 

8 Joëlle Gardes Tamine et Marie‐Antoinette Pelizza, « Pour une définition restreinte de l’allégorie »,  L’allégorie corps et âme. Entre personnification et double sens, Aix‐en‐Provence, Université de Provence, 2002,  p. 9‐28  [p. 17 citée]. 

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l’allégorie ont mis en relief le lien entre allégorie et énigme9. C. Vandendorpe  souligne que ce qui fait, selon lui, la particularité de l’allégorie serait sa « plus‐

value cognitive »10. D’une part, le lecteur prend plaisir à repérer le caractère 

« voilé » du texte et, de l’autre, son plaisir se trouve accru s’il parvient à lever le  voile du texte, c’est‐à‐dire à expliciter les deux termes (littéral et figuré) sur  lesquels se fonde l’analogie mise en œuvre dans le texte. C’est donc à cette  expérience de « plus‐value cognitive » que nous convie l’analyse du roman de  García Montero.  

Dans la mesure où l’allégorie  fonctionne  essentiellement  sur un sens  littéral, le lecteur peut tout à fait passer à côté du sens second ou, au contraire,  surinterpréter le texte et voir du second degré partout. Pour éviter cet écueil, un  élément doit faire « naître la conviction que le texte recèle un sens caché »11,  qu’il y ait « soupçon » d’allégorie. Dans le cas présent, la possibilité d’une  lecture allégorique m’est suggérée à la fois par une accumulation diffuse de  détails et par une citation qui, selon le principe énoncé précédemment, surgit  dans les dernières pages du roman pour annoncer au lecteur que tout n’est  qu’allégorie. Ces deux éléments nous convient à une lecture de type allégorique  du roman.  

   

La caverne de Platon : une allégorisation implicite de la ville franquiste 

 

Je postule donc pour commencer qu’il existe dans ce roman une analogie  implicite entre deux univers sémantiques, a priori sans aucun lien : celui de la  ville de Grenade, dans l’Espagne franquiste de 1963, et celui de la caverne  platonicienne. En effet, le roman se situe entre juillet et septembre 1963, c’est‐à‐

dire  en  pleine  dictature  franquiste.  Par  l’entremise  de  son  professeur  de  littérature, le jeune protagoniste (León Egea), âgé de 19 ans, va travailler pour la  maison d’édition Univers pendant trois  mois d’été. Ses deux collègues de  travail,  Consuelo  et  Vicente,  vont  lui  faire  découvrir  l’une  l’amour  et  la  sexualité,  l’autre  une praxis  de l’engagement. Finalement,  tous  deux  vont  permettre à León de passer du stade des apparences et des tromperies, construit        

9Jean Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo‐chrétiennes, Paris, Études  augustiniennes, 1976, p. 89‐90 ; Bernard Dupriez, « énigme », Gradus. Les procédés littéraires, Paris, Union  générale d’éditions, 1984 ; Pour Joëlle Gardes Tamine et Marie‐Antoinette Pelizza, « toutes les allégories,  bien qu’à des degrés divers, sont énigmatiques », art. cit. , p. 23 ; Christian Vandendorpe, art. cit., p. 78.  

10 Christian Vandendorpe, art. cit., p. 80. 

11 Joëlle Gardes Tamine et Marie‐Antoinette Pelizza, art. cit., p. 25. 

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et cultivé par la dictature, à celui de la connaissance du réel (c’est‐à‐dire à la  prise en compte de la réalité de la dictature), prônée par les résistants. 

Les  spécialistes  s’accordent  aujourd’hui  pour  qualifier  la  caverne  platonicienne d’allégorie ou de « mythe allégorique »12. Pour bien comprendre  le lien entre le roman de García Montero et l’allégorie platonicienne, il convient  d’en rappeler rapidement la teneur. Le récit de la caverne se déroule en quatre  temps13. Tout d’abord, Platon décrit une caverne où sont enchaînés des hommes  qui n’entendent que des échos de voix et qui ne perçoivent du monde que des  ombres projetées sur la paroi du fond de la grotte. Ils confondent donc, sans le  savoir, le réel et le simulacre du réel. Ces hommes captifs et ignorants nous  renvoient  à  notre  condition  humaine,  soumise  la  plupart  du  temps  aux  apparences et à la doxa. Ensuite a lieu la « conversion » : un prisonnier, libéré de  ses chaînes, va être confronté à la réalité, et donc à la lumière plutôt qu’aux  ombres. Ce passage s’avère difficile : « C’est que la sortie de la caverne de  l’opinion est un véritable arrachement. […]. Comme peuvent être éprouvants  l’effort de réflexion, l’apprentissage des savoirs, […] le passage du on dit au je  pense »14. Le cheminement du sujet vers le savoir et la connaissance prend, dans  un troisième temps, la forme d’une ascension sur une côte escarpée qui monte  vers la lumière et le soleil. En dernier lieu, l’homme doit redescendre vers la  caverne pour faire prendre conscience à ceux qui y sont restés qu’ils vivent dans  le monde des illusions. Ce faisant, il doit être prêt à affronter l’incrédulité de ses  congénères et leur éventuel désir de continuer à séjourner dans l’ombre de la  caverne (et donc dans l’ignorance).  

On peut d’ores et déjà indiquer que tant l’allégorie de la caverne que le  roman de G. Montero se fondent sur une tension dialectique et sur un parcours  qui vont des apparences à la réalité, de l’ignorance à la connaissance. Au  demeurant, une analyse serrée du roman nous permettra de corroborer ce lien  entre l’espace de Grenade sous le franquisme et l’espace de la caverne. 

Tout d’abord, il est significatif que le roman cite, dès les premières lignes,  un vers du poète Blas de Otero extrait du recueil Ange farouchement humain  (Ángel fieramente humano). On notera que ce recueil daté de 1950 correspond à  peu près au temps diégètique (1963) du roman. Néanmoins, la présence de ce  vers, tiré du poème « Homme », se justifie surtout par sa charge sémantique. Il  y est question d’un « Ange ayant pour chaînes de grandes ailes » (« Ángel con  grandes alas por cadenas »). Comme son titre le suggère, ce poème très connu 

      

12 Perceval Frutiger, Les mythes de Platon, Paris, Félix Alcan, 1930, p. 101‐105 ; Geneviève Droz, Les mythes 

platoniciens, Paris, Seuil, 1992, p. 88‐102. 

13 Geneviève Droz, op. cit. Les lignes qui suivent synthétisent son propos.  

14 Geneviève Droz, op. cit., p. 97‐98. 

(6)

tente en fait de définir la condition humaine. Il est clair que, à l’instar des  prisonniers platoniciens, l’homme‐ange du poème de Blas de Otero ne peut se  déprendre des chaînes qui le relient à la terre et au monde matériel. En plaçant  ce vers dans l’incipit du roman, le narrateur suggère implicitement qu’il en va  de même pour le ou les personnages du récit à venir. 

De plus, les personnages du roman évoluent en un lieu, Grenade, et plus  globalement l’Espagne, posé dès le départ comme le royaume de l’ignorance. 

C’est ce que souligne Léon, le narrateur autodiégétique du récit   : « Dans ce  pays, opinai‐je,  nous sommes  tous  comme  des  enfants  en  âge scolaire, y  compris les personnes de plus de cinquante ans. Personne ne sait rien. Nous  sommes dominés par l’ignorance »15. Le personnage stigmatise, à notre sens,  une double forme d’ignorance. En mentionnant l’école, le personnage laisse  entendre qu’il s’agit de l’ignorance de celui à qui fait défaut le bagage scolaire. 

Il s’agit d’une ignorance liée à un défaut de connaissances et à un manque de  culture. Pourtant, les paroles de León renvoient également, sur un mode plus  implicite, à une autre forme d’ignorance répandue dans les pays totalitaires,  celle liée à un défaut d’information véritable. D’ailleurs, quelques pages plus  loin,  à  la  lecture  d’un  article  de  presse  lié  à  l’arrestation  de  dirigeants  communistes, le personnage s’insurge contre cette désinformation : « Ils les  arrêtent, ils les rouent de coups au commissariat, ils font un simulacre de procès  […]. Nous, à l’Université, on le sait. […] Est‐ce que tu sais qu’en Espagne on  pratique la torture ? »16. En réalité, l’ignorance « informative » n’est pas toujours  imposée  par  le  régime.  Se  refuser  à  savoir,  rester  volontairement  dans  l’ignorance peut constituer une stratégie de survie en milieu dictatorial. Une  phrase  leitmotiv résume bien cette  ignorance  revendiquée  et  assumée  par  l’Espagnol lambda de cette époque : « Ça, je n’ai pas besoin de le savoir »17.  Brandie  telle  une devise  par Vicente,  le collègue de travail  de  León,  elle  souligne le confort de l’ignorance. Ne pas vouloir savoir, c’est accepter à son  corps défendant l’imposition du discours dominant mais c’est aussi vouloir  demeurer à tout prix dans la caverne sombre mais commode de l’ignorance  feinte ou réelle.  

D’ailleurs si la caverne platonicienne associe ignorance et obscurité, cette  dernière n’est pas absente du décor romanesque et a partie liée avec l’espace et  la psyché du sujet. En effet, plusieurs scènes ont lieu de nuit, ce qui permet à        

15 « En este país, opiné yo, todos somos como niños en edad escolar, hasta las personas de más de  cincuenta años. Nadie sabe nada. Estamos dominados por la ignorancia », Alguien dice, p. 16.  

16 « Los detienen, les pegan palizas en la comisaría, hacen una farsa de juicios […]. En la Universidad lo  sabemos. […] ¿ Tú sabes que en España se tortura ? », Alguien dice, p. 38. 

17 « Eso no necesito saberlo ». Nous avons recensé, de manière non exhaustive, une dizaine d’occurrences 

de cette phrase, parfois déclinée avec de légères variations (p. 15, p. 16, p. 21, p. 38, p. 41, p. 60, p. 74, p. 87,  p. 97, p. 177, p. 206, p. 220). Autrement dit, elle apparaît en moyenne toutes les 20 pages. 

(7)

León d’évoquer les « ombres de la ville » (« las sombras de la ciudad », p. 154). 

En outre, le protagoniste lui‐même se déclare habité par « les ombres de [son] 

abyme intérieur » (« las sombras de mi abismo interior », p. 149). 

Si  les  hommes  dont  parle  le  roman  de  García  Montero  sont  métaphoriquement enchaînés et plongés dans l’obscurité des ombres et de  l’ignorance, ils sont aussi soumis, comme leurs doubles de la caverne, à une  lecture du monde fondée sur  les apparences. Dès le début  de sa relation  sentimentale avec sa collègue Consuelo, León est confronté à l’importance des  apparences dans le monde qui l’entoure. Leur relation devient immédiatement  clandestine. Consuelo craint le qu’en‐dira‐t‐on, qu’il émane de ses voisins ou de  son milieu professionnel, car elle est consciente d’avoir commis une double  transgression sociale. Elle consent à une relation qui ne se déroule pas dans le  cadre normé et catholique du mariage et, de surcroît, elle accepte une différence  d’âge que tous les préjugés de l’époque condamnent. Il convient donc de cacher  la relation pour « sauvegarder les apparences »18.  

Si les apparences constituent en aval un carcan social, elles sont aussi en  amont un regard  sur le  monde.  León,  le jeune  narrateur et  protagoniste,  apparaît d’abord comme un être qui juge autrui en fonction des apparences. Il  ne voit dans Vicente son collègue qu’un être falot, « ni gros ni mince, ni grand  ni petit, ni jeune ni vieux ». Il est l’archétype de l’homme médiocre « qui fait son  travail sans chercher les problèmes »19, « un bon employé de bureau […], le  camarade timoré et médiocre qui ne veut rien savoir sur rien […] »20. Par la  suite, découvrant une visite nocturne inopinée de Vicente chez Consuelo, León  se méprendra sur ses intentions et verra en lui un possible mari licencieux21. Ce  n’est  qu’à la fin  du  roman  qu’il  dépassera  le stade des apparences  pour  découvrir qui est réellement ce personnage. 

Il  en  sera  de  même  pour  Consuelo.  León  voit  d’abord  en  elle  une 

« personne conventionnelle, aux manières de secrétaire et à la coiffure de dame  […]. Ni belle, ni laide […] »22. Conformément aux idées reçues de l’époque,  León envisagera ensuite que Consuelo puisse être la maîtresse du patron de la 

      

18 « guardar las apariencias », Alguien dice, p. 79.  

19 « [Sospecho que Vicente forma parte de ese tipo de personas] que cumplen con su trabajo sin meterse en 

problemas », Alguien dice, p. 20. 

20 « El buen oficinista […] el compañero acobardado mediocre que no quiere enterarse de nada […] »,  Alguien dice, p. 105. Il est question plus loin de « la imagen de oficinista mediocre que yo he dibujado para  colgársela a Vicente » [« l’image d’employé de bureau que j’ai esquissée pour la coller à Vicente »], Alguien  dice, p. 151.  

21 Alguien dice, p. 103‐105. 

22 « una persona convencional, con modales de secretaria y peinado de señora […]. Ni guapa, ni fea […]. », 

Alguien dice, p. 23.  

(8)

maison d’édition23. À l’instar des captifs de la caverne, León est prisonnier des  apparences. Il n’est d’ailleurs pas le seul. Un autre personnage, Elena, « ne sait  pas faire la distinction entre les voix et leurs échos, entre les sages et ceux qui se  font passer pour tels »24. Là où les captifs platoniciens ne voient qu’ombres  projetées, León et Elena ne voient que la surface des êtres, que ce que chacun  veut bien laisser paraître.  

Dans cette ville où règnent en maîtres ignorance et apparence, un objet  semble pourtant    incarner le savoir : l’Encyclopédie Univers, fleuron de la  maison d’édition pour laquelle travaillent Vicente et León. Les nombreuses  ventes réalisées par ces derniers attestent du succès de ce type d’ouvrage dans  les  années  60  (« los  momentos  estelares  de  la  enciclopedia »,  p.  99  [« l’encyclopédie  est  à  son  zénith »]).  Le  lecteur  peut  légitimement  avoir  l’impression que l’espace romanesque est dominé par un savoir partagé, et ce  d’autant plus que l’Encyclopédie symbolise depuis le Siècle des Lumières une  conception totalisante et exhaustive du savoir. Dans le récit, les acheteurs réels  ou  potentiels  sont  autant  les  institutions  officielles  en  faveur  du  régime  (ministères, mairies, écoles, église) que les classes populaires (le paysan Pablo  Aguayo, le vendeur de billets de loterie Juan Benavides ou le cheminot Ramiro  Martin). En réalité, plusieurs éléments permettent au lecteur de comprendre  que, dans cette Grenade allégorique, l’Encyclopédie renvoie à une illusion de  savoir. En effet, l’Encyclopédie serait, aux dires de la publicité, « un résumé  hiérarchisé de tout le savoir ancien et moderne »25. Toutefois, l’énumération  hétéroclite et non hiérarchisée qui s’ensuit met bout à bout « Jean d’Autriche, la  capitale de la Norvège, les maladies de la betterave, les techniques de chasse,  l’élevage des chardonnerets et les saines pratiques de la sexualité conjugale »26.  Cette  seule  énumération  vient  contredire  et  invalider  la  promesse  d’organisation du savoir vantée par la publicité. De même, la technique de  vente de l’encyclopédie utilisée par Vicente repose sur une lettre de l’alphabet,  choisie en fonction du prénom du futur acquéreur. À partir d’une seule et  même lettre, Vicente déroule la pelote du savoir. Le « C » de Carlos permet  ainsi de passer du Cid à Charles III, puis à la notion de couleur, au nom propre  Colorado  et, enfin,  au  nom d’un parti politique paraguayen  conservateur,  réactionnaire  et  anti‐communiste.  Le  savoir  prend donc  ici  la  forme  d’un  inventaire à la Prévert, d’un bric‐à‐brac pseudo‐savant soumis aux aléas de  l’alphabet. Ces informations éparses ne sauraient se substituer au savoir réel ni        

23 Alguien dice, p. 26, p. 97‐104. 

24 Alguien dice, p. 160. 

25 «  un resumen jerarquizado de toda la sabiduría antigua y moderna », Alguien dice, p. 21. 

26 « [contiene muchos datos sobre] don Juan de Austria, la capital de Noruega, las enfermedades de la  remolacha, las técnicas de caza, la cría de jilgueros y hasta sobre las buenas prácticas de una sexualidad  familiar sana », Alguien dice, p. 21. 

(9)

même constituer un socle de promotion sociale. C’est ce décalage entre une  aspiration sincère des classes populaires à l’élévation par le savoir et le rêve  trompeur de réussite sociale vendu avec l’encyclopédie qui est dénoncé par le  narrateur :  

 

L’Encyclopédie  Univers  introduisait  une  promesse  d’avenir  dans les foyers de la ville par le biais de commodes échéances. 

Elle offrait le savoir, l’éducation, la culture et les rêves capables  d’ouvrir une porte vers l’espérance à bon prix […]. Qu’un fils  ait  sous  la main  les  informations  sur  les îles  Carolines,  la  capitale de la Suède […] supposait un motif de confiance en la  vie. Je n’eus pas la force de rire devant tant d’ingénuité27

 

L’Encyclopédie  n’échappe pas  non  plus  à  la  règle.  Le  savoir  qu’elle  propose est illusion plus que réalité. Elle ne se donne pas à voir comme  véritable objet de savoir mais plutôt comme lieu de mystification culturel et  idéologique. L’allégorisation de l’espace diégétique se construit donc à partir de  la mise en évidence de faux‐semblants et de leurres, sous toutes leurs formes. 

Pour autant, la référence implicite à la caverne platonicienne n’est que le  premier volet de ce processus. 

   

La citation baudelairienne : une allégorisation explicite de la ville 

 

En effet, un passage des Fleurs du Mal de Baudelaire, extrait du poème  intitulé « Le Cygne »  va venir parachever  ce  processus d’allégorisation  de  l’espace  urbain.  Dans  les  dernières  pages  du  roman,  León  retrouve  son  professeur de littérature et lui raconte les temps forts de cet été initiatique. Ce  récit  va susciter  chez son  professeur la citation  en français de la strophe  baudelairienne : « Paris change ! Mais rien dans ma mélancolie/ N’a bougé !  Palais neufs, échafaudages, blocs,/ Vieux faubourgs, tout pour moi devient 

      

27 « La Enciclopedia Universo introducía en cómodos plazos una promesa de futuro en los hogares de la 

ciudad. Ofrecía el saber, la educación, la cultura los sueños capaces de abrir una puerta a la esperanza  por poco dinero […]. Que un hijo tuviese a mano los datos sobre las Islas Carolinas, la capital de Suecia  […] suponía un motivo de confianza en la vida. No me encontré con fuerzas para reírme de tanta  ingenuidad », Alguien dice, p. 188‐189. 

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allégorie,/ Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs »28. L’apparition  et la prise de parole de ce personnage   prennent un relief tout particulier  compte tenu  de  ce que la narration  a généré  chez le  lecteur  une attente  croissante en faisant de ce personnage une sorte d’Arlésienne évoqué pendant  tout le roman mais jamais présent. On ajoutera que le professeur de littérature  ne se contente pas de citer le passage, il le glose quelques lignes plus loin : « La  réalité est une allégorie pour la mémoire. Tout ce qui nous touche demeure en  nous, même si cela se perd dans le temps »29. Dans le contexte du roman, la  référence à Baudelaire vise donc pour le professeur à souligner le pouvoir de la  mémoire, imperméable aux outrages du temps. Ainsi, contrairement aux objets  matériels et aux êtres humains voués au vieillissement et à la disparition,  Consuelo  et  Vicente  continueront  de  vivre  dans  le  souvenir  de  León.  Ils  deviendront une « allégorie », autant dire une image immuable susceptible  d’être décryptée par lui seul.  

L’allégorie aurait donc à voir avec une forme d’immuabilité temporelle. 

En tout état de cause, le lecteur de Quelqu’un dit ton nom a le sentiment de frayer  avec une ville plus allégorique que réelle car l’un des lieux récurrents de la  diégèse, le bar Lepanto, constitue une enclave où la dimension temporelle n’a  plus cours. Dans ce bar, le calendrier s’est figé à la date du 19 avril 1960, à  l’image  du  serveur  qui  vit  dans  le  souvenir  de  sa  défunte  épouse.  Les  nombreuses allusions au temps arrêté30 confèrent à l’espace urbain du texte une  achronie  qui  montre  à  quel  point  celui‐ci  excède  largement  sa  charge  référentielle « réaliste ». 

Pour tenter de comprendre le sens de la citation de Baudelaire dans le  roman, il faut rappeler que le sens et la portée d’une citation change dès qu’on  la déplace dans un autre texte. Comme l’a montré Antoine Compagnon : « La  citation est un énoncé répété et une énonciation répétante : en tant qu’énoncé,  elle a un sens, […] en tant qu’énoncé répété elle a également un sens […]. Rien  ne permet d’affirmer que ces sens sont les mêmes ; au contraire, tout laisse  supposer qu’ils sont différents […] »31. Il nous faut nous demander quelles  implications comportent le changement d’énonciation (ce n’est plus Baudelaire  mais un professeur de littérature qui parle), l’hybridité générique (le vers cité ne  fait plus partie intégrante d’un poème mais d’un roman) et le transfert spatio‐

temporel (nous ne sommes plus dans le Paris de la fin du XIXe mais dans la  Grenade du milieu du XXe) liés à cette citation intertextuelle.  

      

28 Luis García Montero, op. cit., p. 200‐201. 

29 Luis García Montero, op. cit., p. 201 : « La realidad es una alegoría para la memoria. Todo lo que nos  afecta permanece en nosotros, aunque se pierda en el tiempo ». 

30 Alguien dice, p. 12, p. 18, p. 37, p. 88, p. 96, p. 98, p. 121‐122, p. 165, p. 189, p. 200. 

31 Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 68. 

(11)

Au niveau temporel, le vers baudelairien rend sensible tant dans Les Fleurs  du Mal que dans le roman la subjectivisation du temps propres à la mémoire et  sa  conséquence  éventuelle,  la  mélancolie.  En  revanche,  le  jeu  spatial  Paris/Grenade, induit par la citation, produit un glissement. Par ce biais, Paris  transmet ses attributs allégoriques à Grenade. Autrement dit, la référence à un  Paris allégorique oriente la lecture du roman et incite le lecteur à envisager  l’espace urbain du texte à travers cet intertexte. Pour bien comprendre, il faut  rappeler que « Le Cygne » de Baudelaire est publié aux environs de 1860 et que  la toile de fond du poème renvoie à un Paris en chantier que les travaux du plan  Haussmann  commencent  à  rendre  méconnaissable.  Ainsi,  à  cause  de  ces  transformations urbanistiques, le promeneur du poème peine à reconnaître le  Paris qu’il a toujours connu. Gérard Gazarian commente en ces termes la  strophe citée :  

 

[…] Baudelaire se montre surtout sensible […] à la transition  entre l’ancien et le nouveau. Ce spectacle toujours changeant lui  apparaît […] en tant que « tableau » allégorique de la confusion  où son écriture plonge un sujet lui aussi en transition, […] à  cheval entre le passé et l’avenir. En s’exclamant que « Paris  change ! », Baudelaire  fait l’éloge  d’une  dynamique  urbaine  dans laquelle il voudrait être pris mais à laquelle sa mélancolie  l’empêche de participer pleinement. À la différence du poète, la  capitale ne craint pas la modernité. […] Par son dynamisme, la  cité moderne exhorte le poète à « tout » voir désormais dans  une  nouvelle  lumière  […].  Au  regard  mélancolique  exclusivement tourné vers le passé, la ville oppose et propose  ici  une  perspective  allégorique  où  l’ancien  et  le  nouveau  apparaissent pêle‐mêle. […] Au regard de cette nouvelle vision, 

« Paris  change » :  les  « vieux  faubourgs »  deviennent  des 

« palais neufs » comme si tout apparaissait désormais non dans  son  être  mais  dans  son  devenir,  comme  une  allégorie  du  changement même32

 

Ce commentaire rend sensible un jeu dialectique entre passé et avenir à la  fois en ce qui concerne le moi poétique et l’espace urbain. Or, on retrouve cette  même tension  dialectique  à l’œuvre  dans  le  roman.  Si  le moi  du  poème  baudelairien est partagé entre une modernité qui l’attire et un passé qui le  rassure, de même León, le narrateur, est précisément un sujet en transition. Son        

32 Gérard Gazarian, « Diptyque parisien », L’année Baudelaire. Baudelaire, Paris, l’Allégorie, Paris, Klincksieck, 

1995, p. 57‐69 [p. 65‐67 citées]. 

(12)

présent le rattache à un milieu terre‐à‐terre en prise avec le travail et l’argent (la  maison d’édition) tandis que son avenir le pousse du côté des idées et des  idéaux à travers l’écriture (il souhaite devenir écrivain) et la politique (il va  s’engager aux côtés de la Résistance antifranquiste).  

Ce sujet en devenir évolue dans une ville, Grenade, associée à la fois à  l’enfermement33 et à un double immobilisme : le flux du temps qui semble s’être  figé mais aussi le flux d’une eau qui semble s’être tarie. L’évocation récurrente  de la sécheresse constitue tout autant une référence métaphorique à l’autarcie et  à la dictature franquistes qu’une allusion à la phraséologie obsessionnelle d’un  Franco  hanté  dans  tous  ses  discours  par  la  « sécheresse  persistante »34.  Cependant, derrière cet immobilisme aussi réel que métaphorique, Grenade  nous  est  présentée  comme  un  lieu  en  secrète  mutation.  Comme  le  Paris  haussmannien de Baudelaire, la Grenade de García Montero se transforme, non  pas  en  montrant  ostensiblement  son  nouveau visage  mais bien plutôt  de  manière  souterraine.  C’est  ce  que  découvre  León,  à  la  fin  du  roman : 

« Maintenant, je connaissais bien mieux la ville palpitante, qui se faisait et se  défaisait au‐delà du monde de l’Université »35. Grenade s’avère être un lieu où  s’agitent des forces clandestines, communistes et antifranquistes, qui oeuvrent à  un changement politique. La citation baudelairienne autorise le lecteur à voir  dans  cette  Grenade  franquiste  mais  aussi  résistante  une  « allégorie  du  changement ». On signalera enfin que le poème cité se termine par ces mots : 

« Je pense aux matelots oubliés dans une île,/ aux captifs, aux vaincus !...à bien  d’autres encor ! ». Bien que ces vers n’apparaissent pas dans le roman, on peut  imaginer qu’ils sont inscrits en creux dans le texte. En tout état de cause, les 

« vaincus » et les « captifs » baudelairiens nous font songer à ces êtres situés du  mauvais côté de l’histoire36 décrits par García Montero. De même, l’insularité  qu’évoque  Baudelaire  pourrait  s’appliquer  autant  à  la  péninsularité  géographique de l’Espagne qu’à son autarcie politique (Grenade renvoyant par  métonymie à l’Espagne). 

   

      

33 L’image récurrente des chaussures qui enferment le pied au prix d’une douleur constante a évidemment 

valeur métaphorique.  

34 La « pertinaz sequía » constitua, essentiellement au lendemain de la Guerre Civile, un élément de  langage omniprésent dans tous les discours franquistes. Voir à ce sujet Joaquín Bardavío et Justino Sinova, 

« Pertinaz sequía », Todo Franco. Franquismo y antifranquismo de la A a la Z, Barcelone, Plaza & Janés, 2001, p. 

510‐511. 

35 Alguien dice, p. 199. 

36 En tant que vaincu, le père de León dit à son fils que l’histoire n’est pas de leur côté [ « la historia no está 

de nuestra parte »], Alguien dice, p. 87.  

(13)

 

En guise de conclusion, on peut d’une part, s’interroger sur le lien entre  les deux allégories étudiées et, de l’autre, sur la pertinence et la modernité de la  figure de l’allégorie. 

Pour répondre à la première question, il importe de souligner que les  allégories  platonicienne  et  baudelairienne  se  fondent  toutes  deux  sur  la  primauté du voir. Dans l’allégorie platonicienne, le voir est corrélé au savoir. La  singularité  de  León  réside,  dès  les  premières  pages,  dans  son  désir  d’« apprendre à voir »37. Le cheminement du personnage vers l’engagement  politique aide le lecteur à mieux comprendre la nature de ce voir et de ce savoir. 

Dans l’allégorie baudelairienne, l’exclamation « Paris change ! », ou son doublet  implicite « Grenade change ! », constitue une invite à voir l’invisible, le dessous  des apparences. C’est dans cette injonction à dépasser les apparences que ces  deux allégories se rejoignent et qu’elles transcendent leur cadre, philosophique  ou poétique, pour proposer plus largement au lecteur par le biais du littéraire  un cadre axiologique fondé sur les notions de connaissance, de résistance et de  liberté. 

Avant  de  répondre  à  la  question  plus  globale  de  la  résurgence  de  l’allégorie, il faut préciser que le recours à une figure cryptée en période  dictatoriale semble justifié voire nécessaire, compte tenu de la censure. En  revanche, cela semble  quelque peu paradoxal  en 2014, dans  une Espagne  démocratique. Plusieurs raisons peuvent expliquer, à mon sens, l’utilisation de  cette figure par García Montero. Tout d’abord, il faut rappeler que la carrière  littéraire de ce dernier repose essentiellement sur son œuvre poétique et non sur  son œuvre romanesque qui est encore balbutiante. Soulignons, d’ailleurs, que le  titre espagnol du roman est un octosyllabe. Or, l’écriture poétique, beaucoup  plus que la prose, affectionne un régime d’écriture habité par les images et par  une forme d’opacité du dire. En outre, Michèle Monte avance, à juste titre ce me  semble, que « les récits de quête sont propices à une interprétation allégorique,  où la quête obvie renvoie à une dimension cachée »38. Or, à travers la littérature  et l’engagement dans la Résistance, la quête de León ne renvoie pas à autre  chose qu’à une lutte émancipatrice pour le savoir, c’est‐à‐dire à une démarche  de libération qui comporte un danger, comme l’attestent la mort de Socrate, de  Jésus  Christ et  de  nombre de résistants. Tant la  figure de l’allégorie  que  l’interprétation allégorique recèlent ou dévoilent une part d’énigme et de secret. 

      

37 Alguien dice, p. 18. Cette importance du voir sera d’ailleurs réaffirmée par le personnage principal au  terme de son parcours initiatique : « J’avais un rapport bien différent à la ville. J’avais appris à regarder  […] », Alguien dice, p. 200. 

38 Michèle Monte, art. cit., p. 218. 

(14)

Partant,  mieux  que  d’autres  types  de  figures  ou  d’interprétations,  elles  s’adaptent à un texte décrivant un parcours individuel et collectif d’où ne sont  exclus ni le secret, ni la duplicité.  

     

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