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La philanthropie : une affaire genevoise ?

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La philanthropie : une affaire genevoise ?

DERMANGE, François

DERMANGE, François. La philanthropie : une affaire genevoise ? In: Trigo Trindade, R., Bahar, R., Neri-Castracane, G. Vers les sommets du droit : "Liber amicorum" pour Henry Peter . Genève : Schulthess éd. romandes ; Université de Genève, Faculté de droit, 2019. p. 481-491

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:145229

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F

RANÇOIS

D

ERMANGE

La philanthropie : une affaire genevoise ?

Sommaire

Page

Introduction ... 482

I. L’invention d’un mot ... 482

II. La philanthropie : trait d’union entre la justice et l‘amour ... 484

III. La postérité d’une idée, par-delà Genève ... 488

Conclusion ... 489

Bibliographie ... 491

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Rappeler les origines du concept de philantropie et sa généalogie jusqu’à nous permet d’en mieux saisir le sens. Cette contribution souligne la place particulière que Genève a jouée dans cette histoire, depuis la Réforme jusqu’à aujourd’hui.

Introduction

Si notre époque s’intéresse à nouveau à la philanthropie, elle ne doit pas oublier la longue tradition qui la précède, où Genève a certainement joué – discrètement mais profondément – un rôle de premier plan. Cette évocation rétrospective permet de mesurer les continuités et les discontinuités qui font que chaque époque aborde la philanthropie de manière originale en fonction de ses propres défis humanitaires et sociaux, mais aussi de sa propre vision de l’éthique et du monde.

I. L’invention d’un mot

On l’oublie souvent. Si Fénelon est bien le premier à avoir fait usage du néologisme « philanthropie » en français, la philanthropie s’enracine dans une longue tradition antérieure qui n’a pas nécessairement partagé les vues de l’évêque de Meaux. Pour Fénelon en effet la philanthropie est le contraire de la misanthropie (Dialogue des Morts, 1712). Plus originaire qu’elle, puisque c’est Dieu lui-même qui est censé avoir doté Adam de cette vertu, la philanthropie s’est perdue dès que l’amour-propre l’a emporté dans la chute (Essai sur le gouvernement civil, ou l'on traite de la nécessité, de l'origine, des droits, des bornes, & des différentes formes de la souveraineté (1722)1). Seul Dieu peut alors, par sa grâce en restaurer la présence, même si quelques héros antiques, tel Socrate, paraissent l’avoir vécue.

En d’autres termes, la philanthropie n’est qu’un autre nom de la charité chrétienne, dont elle partage le désintéressement et l’universalité. Il faudra du temps pour que le concept entre officiellement en français, puisque ce n’est que dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie qu’il apparaît en 1832, et il est alors sobrement défini comme un « amour de l'humanité », ce que Fénelon n’aurait certainement pas démenti.

En plus que cent ans le terme n’avait pourtant pas disparu. En 1766, l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot en avait proposé la définition suivante :

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Rappeler les origines du concept de philantropie et sa généalogie jusqu’à nous permet d’en mieux saisir le sens. Cette contribution souligne la place particulière que Genève a jouée dans cette histoire, depuis la Réforme jusqu’à aujourd’hui.

Introduction

Si notre époque s’intéresse à nouveau à la philanthropie, elle ne doit pas oublier la longue tradition qui la précède, où Genève a certainement joué – discrètement mais profondément – un rôle de premier plan. Cette évocation rétrospective permet de mesurer les continuités et les discontinuités qui font que chaque époque aborde la philanthropie de manière originale en fonction de ses propres défis humanitaires et sociaux, mais aussi de sa propre vision de l’éthique et du monde.

I. L’invention d’un mot

On l’oublie souvent. Si Fénelon est bien le premier à avoir fait usage du néologisme « philanthropie » en français, la philanthropie s’enracine dans une longue tradition antérieure qui n’a pas nécessairement partagé les vues de l’évêque de Meaux. Pour Fénelon en effet la philanthropie est le contraire de la misanthropie (Dialogue des Morts, 1712). Plus originaire qu’elle, puisque c’est Dieu lui-même qui est censé avoir doté Adam de cette vertu, la philanthropie s’est perdue dès que l’amour-propre l’a emporté dans la chute (Essai sur le gouvernement civil, ou l'on traite de la nécessité, de l'origine, des droits, des bornes, & des différentes formes de la souveraineté (1722)1). Seul Dieu peut alors, par sa grâce en restaurer la présence, même si quelques héros antiques, tel Socrate, paraissent l’avoir vécue.

En d’autres termes, la philanthropie n’est qu’un autre nom de la charité chrétienne, dont elle partage le désintéressement et l’universalité. Il faudra du temps pour que le concept entre officiellement en français, puisque ce n’est que dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie qu’il apparaît en 1832, et il est alors sobrement défini comme un « amour de l'humanité », ce que Fénelon n’aurait certainement pas démenti.

En plus que cent ans le terme n’avait pourtant pas disparu. En 1766, l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot en avait proposé la définition suivante :

La philanthropie est une vertu douce, patiente et désintéressée, qui supporte le mal sans l'approuver. Elle se sert de la connaissance de sa propre faiblesse, pour compatir à celle d'autrui. Elle ne demande que le bien de l'humanité, et ne se lasse jamais dans cette bonté désintéressée ; elle imite les dieux qui n'ont aucun besoin d'encens ni de victimes.2

Comme chez Fénelon, mais aussi comme chez Descartes, on y lit que la conscience de sa propre faiblesse appelle à la générosité,3 mais plusieurs indices font voir qu’on a quitté la perspective de l’évêque de Meaux. Il n’est plus question de Dieu mais des dieux et la pointe contre les rites (l’encens) et la mortification (les

« victimes ») vise ouvertement le catholicisme. La philanthropie est désormais vue comme un « fait de nature », « simplement parce que les hommes sont de la même espèce » dit l’article, donnant ainsi raison à Catherine Duprat qui y voit une laïcisation de la philanthropie n’ayant plus besoin de la grâce divine.4 Mais est-ce à dire qu’il faut voir dans la philanthropie une sécularisation de l’amour chrétien ? Cela n’a rien d’évident. Comme bien d’autres collaborateurs de l’Encyclopédie, Louis de Jaucourt (1704-1779) qui écrit cet article n’avait en tous les cas rien d’un athée. Sa famille, officiellement convertie au catholicisme, restait protestante de cœur et elle avait envoyé le jeune Louis se former à la faculté de théologie de Genève.

Doit-on alors discerner une trace protestante dans l’article « philanthropie » de l’Encyclopédie ? Cela est d’autant plus tentant que bien des contemporains protestants de Louis de Jaucourt en appelaient eux aussi à une revalorisation des vertus humanistes des païens en amont d’un discours sur la charité qui paraissait de plus en plus suspect, surtout parmi les catholiques de ce temps. Il suffira de l’illustrer ici par les critiques qu’Adam Smith adresse à Massillon (1663-1742), l’un des grands prédicateurs de ce temps. Au nom de la charité, Massillon avait déclaré à des soldats qu’ils seraient moins récompensés dans l’au-delà que le moine solitaire qui mortifiait sa chair au fond de sa cellule. « Un seul jour de ces souffrances consacrées au Seigneur, leur dit-il, vous aurait procuré peut-être un bonheur éternel. Une seule action douloureuse à la nature et qui Lui soit offerte vous aurait assuré peut-être l’héritage des saints. Et vous avez fait tout cela pour ce monde ci, et en vain. »5 Cela ne peut que révolter celui qui enseignait la morale à Glasgow à de futurs pasteurs :



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Cet esprit, écrit Smith, réserve les régions célestes aux moines et aux réguliers, ou à ceux qui leur ressemblent par leur conduite et leur conversation et voue aux enfers tous les héros, les hommes d’Etat et les législateurs, les poètes et les philosophes des âges anciens, ceux qui ont inventé, amélioré et parfait les arts qui contribuent à la subsistance, à la commodité, ou à l’ornement de la vie humaine, les premiers de ceux qui ont été les protecteurs, les instructeurs et les bienfaiteurs de l’humanité ; ceux à qui notre sens naturel de ce qui est digne d’être loué reconnaît le mérite le plus haut et la vertu la plus patente.6

Non seulement donc la théologie catholique ne pense le bonheur qu’en relation à l’autre monde, jusqu’au point d’affirmer que « la perfection de la vertu est incompatible avec quelque degré de bonheur en cette vie »,7 mais elle dénature le sens de la charité et la voix de notre sens naturel. Si les véritables imitateurs de Dieu sont bien, comme le pense Smith, les protecteurs, les instructeurs et les bienfaiteurs de l’humanité, la philanthropie indique bien le sens de la volonté divine. Plus universelle que lui, elle prolonge l’exigence de justice en direction de l’amour chrétien.

II. La philanthropie : trait d’union entre la justice et l‘amour

Cette position n’était, après tout, qu’une reprise du modèle esquissé par l’éthique réformée depuis l’interprétation des textes bibliques qu’avait livrée Jean Calvin (1509-1564). Certes, la philanthropie n’était pas par essence religieuse.

Françoise Frazier a bien montré qu’elle avait d’abord été l’une des vertus essentielles du stoïcisme. Ainsi Plutarque fait-il de la douceur (praotès), de l’équité (epieikeia) et de la philanthropia les principes mêmes de la civilisation, transformant la manière de gérer les finances publiques et privées, le jeu politique et même la guerre.8 Mais les croyants ne devaient-ils pas approuver cet idéal ? Le judaïsme hellénistique l’avait largement repris à son compte. Philon d’Alexandrie avait fait de l’honneur de Dieu (theosebeia), de la justice envers les autres (dikaoiosunê) et de la philanthropie (philanthropia) les vertus essentielles de tout croyant.9 Quant au Nouveau Testament, il apprécie la philanthropie antique qui avait incité des païens à faire preuve de bonté envers les apôtres (Ac 27,2; 28,3), mais surtout, il

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Cet esprit, écrit Smith, réserve les régions célestes aux moines et aux réguliers, ou à ceux qui leur ressemblent par leur conduite et leur conversation et voue aux enfers tous les héros, les hommes d’Etat et les législateurs, les poètes et les philosophes des âges anciens, ceux qui ont inventé, amélioré et parfait les arts qui contribuent à la subsistance, à la commodité, ou à l’ornement de la vie humaine, les premiers de ceux qui ont été les protecteurs, les instructeurs et les bienfaiteurs de l’humanité ; ceux à qui notre sens naturel de ce qui est digne d’être loué reconnaît le mérite le plus haut et la vertu la plus patente.6

Non seulement donc la théologie catholique ne pense le bonheur qu’en relation à l’autre monde, jusqu’au point d’affirmer que « la perfection de la vertu est incompatible avec quelque degré de bonheur en cette vie »,7 mais elle dénature le sens de la charité et la voix de notre sens naturel. Si les véritables imitateurs de Dieu sont bien, comme le pense Smith, les protecteurs, les instructeurs et les bienfaiteurs de l’humanité, la philanthropie indique bien le sens de la volonté divine. Plus universelle que lui, elle prolonge l’exigence de justice en direction de l’amour chrétien.

II. La philanthropie : trait d’union entre la justice et l‘amour

Cette position n’était, après tout, qu’une reprise du modèle esquissé par l’éthique réformée depuis l’interprétation des textes bibliques qu’avait livrée Jean Calvin (1509-1564). Certes, la philanthropie n’était pas par essence religieuse.

Françoise Frazier a bien montré qu’elle avait d’abord été l’une des vertus essentielles du stoïcisme. Ainsi Plutarque fait-il de la douceur (praotès), de l’équité (epieikeia) et de la philanthropia les principes mêmes de la civilisation, transformant la manière de gérer les finances publiques et privées, le jeu politique et même la guerre.8 Mais les croyants ne devaient-ils pas approuver cet idéal ? Le judaïsme hellénistique l’avait largement repris à son compte. Philon d’Alexandrie avait fait de l’honneur de Dieu (theosebeia), de la justice envers les autres (dikaoiosunê) et de la philanthropie (philanthropia) les vertus essentielles de tout croyant.9 Quant au Nouveau Testament, il apprécie la philanthropie antique qui avait incité des païens à faire preuve de bonté envers les apôtres (Ac 27,2; 28,3), mais surtout, il

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voit le modèle de la philanthropie véritable en Dieu même. Dieu en effet ne fait acception de personne (Ac 10, 34) et fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, pleuvoir sur les justes et sur les injustes (Mt 5, 44-46). La révélation christique même n’est-elle pas, aux yeux de Paul la manifestation de la philanthropia divine (Tite 3,4) ? Il restait aux chrétiens le devoir d’imiter Dieu dans son impartialité et son universalité, « travaillant au bien de tous », y compris de ceux qui n’appartenaient pas à la « maisonnée de la foi » (Ga 6,10).

Il était alors tentant de voir dans la philanthropie le point d’intersection de l’éthique naturelle des païens et de l’éthique révélée des chrétiens, la médiation possible de la justice et de l’amour. C’est en ce sens qu’était allé Jean Calvin (1509- 1564). Pour lui, la volonté de Dieu – sa Loi – est d’une certaine manière déjà manifeste à tous les humains à travers leur conscience. Même s’ils ne suivent pas ses prescriptions, ils savent qu’ils ne doivent pas faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’il leur soit fait. Commune à la plupart des philosophies et des religions antiques, la Règle d’Or est ainsi vue comme une maxime naturelle.

Même si « nous faisons semblant de ne voir point la règle d'équité, laquelle reluit en nos cœurs », « l'équité naturelle requiert cela, que la loi que nous imposons aux autres, nous-nous y assujettissions aussi ».10

L’éthique pourtant ne réduit pourtant pas à ce principe. La nature même suggère qu’il est possible d’en approfondir le sens de la justice par la prise en compte des interactions entre les différentes parties du corps social. « C'est une façon de parler assez commune [de dire] que toutes sociétés d'hommes ou congrégations sont appelées corps, comme une cité fait un corps, un sénat fait un corps et un peuple aussi ».11 Calvin reprend alors l’apologue par lequel Menenius Agrippa, émissaire des sénateurs, avait réussi à convaincre la plèbe romaine de mettre fin à la sécession de 494 avant J.-C.12 La bouche pouvait bien décider de ne plus nourrir l’estomac, lasse d’alimenter son appétit insatiable, mais elle s’apercevrait bientôt qu’en le privant, c’est le corps entier qu’elle s’affamerait. On pouvait en conclure avec Tite-Live que la plèbe avait tout avantage à se montrer traitable envers les patriciens, mais Calvin en retient surtout que toutes les parties sont liées et qu’aucune ne peut vivre sans le concours des autres. En s’en détachant, elle risquerait de sectionner un nerf et de disloquer le corps tout entier.13

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Si donc les parties ne sont pas égales, toutes les parties doivent remplir leur fonction vis-à-vis du reste du corps. Les « membres les moins honorables » doivent ainsi se garder de jalouser les « membres les plus excellents »,14 mais les plus honorables par leur intelligence, leur éducation, leur fortune ou leur talent ont en retour une responsabilité particulière. Qu’ils soient mieux dotés n’est pas un problème en soi, puisqu’il semble que c’est Dieu qui en a disposé ainsi,15 mais à leur mesure ils doivent être au service de ceux qui dépendent d’eux.16

Qu'ils ne méprisent point les autres qui sont moindres, desquels ils ne se peuvent passer. L'œil est plus excellent que la main, toutefois il ne la peut avoir en mépris, ou se moquer d'elle, comme si elle était inutile.17

Dans quelle proportion les mieux dotés doivent-ils aux autres ? Calvin reprend ici les principes de justice distributive d’Aristote.18 Pour respecter l’égalité, les parts qui doivent revenir à des partenaires inégaux doivent être proportionnelles à ce qui les sépare. Cela ne veut pas dire que celui qui est deux fois plus puissant que l’autre doit recevoir deux fois plus, mais qu’il lui devra deux fois plus. Aristote lui-même ne fait-il pas de la libéralité la plus aimable des vertus ? « Les hommes libéraux sont sans doute de tous les gens vertueux ceux qu’on aime le plus, en raison des services qu’ils rendent, c’est-à-dire en ce qu’ils donnent ».19 Ils méritent l’éloge, parce qu’ils ne se bornent pas à être justes en s’abstenant de prendre à autrui ce qui lui appartient, mais parce qu’ils donnent librement de leur bien ;20 et s’ils donnent, ce n’est pas par calcul, comme on le prétend, ni pour se glorifier ou être reconnus, mais parce qu’ils ont compris que rien ne nous rend plus semblables aux dieux, que de se faire du bien les uns aux autres. Pour Calvin, il n’est pas besoin d’être croyant pour s’en convaincre, même les « philosophes profanes » l’ont compris et même quelques « méchants contempteurs de toute religion ».21

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Si donc les parties ne sont pas égales, toutes les parties doivent remplir leur fonction vis-à-vis du reste du corps. Les « membres les moins honorables » doivent ainsi se garder de jalouser les « membres les plus excellents »,14 mais les plus honorables par leur intelligence, leur éducation, leur fortune ou leur talent ont en retour une responsabilité particulière. Qu’ils soient mieux dotés n’est pas un problème en soi, puisqu’il semble que c’est Dieu qui en a disposé ainsi,15 mais à leur mesure ils doivent être au service de ceux qui dépendent d’eux.16

Qu'ils ne méprisent point les autres qui sont moindres, desquels ils ne se peuvent passer. L'œil est plus excellent que la main, toutefois il ne la peut avoir en mépris, ou se moquer d'elle, comme si elle était inutile.17

Dans quelle proportion les mieux dotés doivent-ils aux autres ? Calvin reprend ici les principes de justice distributive d’Aristote.18 Pour respecter l’égalité, les parts qui doivent revenir à des partenaires inégaux doivent être proportionnelles à ce qui les sépare. Cela ne veut pas dire que celui qui est deux fois plus puissant que l’autre doit recevoir deux fois plus, mais qu’il lui devra deux fois plus. Aristote lui-même ne fait-il pas de la libéralité la plus aimable des vertus ? « Les hommes libéraux sont sans doute de tous les gens vertueux ceux qu’on aime le plus, en raison des services qu’ils rendent, c’est-à-dire en ce qu’ils donnent ».19 Ils méritent l’éloge, parce qu’ils ne se bornent pas à être justes en s’abstenant de prendre à autrui ce qui lui appartient, mais parce qu’ils donnent librement de leur bien ;20 et s’ils donnent, ce n’est pas par calcul, comme on le prétend, ni pour se glorifier ou être reconnus, mais parce qu’ils ont compris que rien ne nous rend plus semblables aux dieux, que de se faire du bien les uns aux autres. Pour Calvin, il n’est pas besoin d’être croyant pour s’en convaincre, même les « philosophes profanes » l’ont compris et même quelques « méchants contempteurs de toute religion ».21

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S’ils assument leur responsabilité, les mieux dotés devront donner à la Règle d’Or un sens positif en se mettant en imagination à la place de l’autre.22 « Que nous fassions à autrui ce que nous désirons qu'on nous fasse, Nature nous enseigne cela et [il] ne faut point aller à l'école pour l'apprendre. »23 Calvin nomme alors cette vertu « humanité », le mot même par lequel il traduit la philanthropia d’Actes 27, 3.

Quant au chrétien, il doit radicaliser dans l’amour le sens de la philanthropie ou de l’humanité, comme l’y invite le sermon sur la montagne et le sens paradoxal donné ici à la Règle d’Or (Mt 7, 12). Calvin l’illustre par un exemple :

C’est une chose vulgaire que quand on condamne les vices on recommande les vertus, mais nous demandons quelque chose davantage que les hommes n’entendent communément en confessant cela. Car par la vertu contraire au vice, ils entendent seulement s’abstenir de vice, mais nous passons outre, à savoir en exposant que c’est faire le contraire du mal. Ce qui s’entendra mieux par exemple.

Car en ce précepte Tu ne tueras point, le sens commun des hommes ne considère autre chose sinon qu’il faut s’abstenir de tout outrage et de toute cupidité de nuire, mais je dis qu’il y faut entendre plus, à savoir qu’il faut que nous aidions à conserver la vie de notre prochain par tous les moyens qu’il nous sera possible. Et afin qu’il ne semble que je parle sans raison, je veux approuver mon dire : Le Seigneur nous défend de blesser et outrager notre prochain, parce qu’il veut que sa vie nous soit chère et précieuse, il requiert donc semblablement les offices de charité, par lesquels elle peut être conservée.24

Nous pouvons à présent comprendre pourquoi, sans cesser d’être chrétiens, Adam Smith ou Louis de Jaucourt valorisent la philanthropie plutôt que la charité.

Ces auteurs pouvaient voir dans la philanthropie une notion universelle qui faisait consensus entre Athènes et Jérusalem, et qui même indiquait que l’amour, s’il avait un sens, ne pouvait être contraire à l’humanité qu’éprouvait le païen lui- même. Il ne pouvait lui être contraire, puisqu’il n’en était que l’approfondissement.

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III. La postérité d’une idée, par-delà Genève

Une telle idée a eu bien des échos dans le monde protestant. Un siècle avant les Lumières, elle a ainsi forgé une part essentielle de l’ethos américain à travers le sermon que John Winthrop prononça en 1630 sur l’Arbella, le bateau qui conduisait les pères pèlerins vers le Nouveau Monde. Ce sermon A Model of Christian Charity, plus connu sous le nom de City upon a Hill, fixe en effet le programme des puritains dans une société qui sera partagée entre riches et pauvres, en fortune, en pouvoir et en dignité. Deux conditions sont nécessaires pour qu’une telle société contribue au bien et à la préservation de tous. Il faudra que les mieux placés agissent d’abord comme humains avec justice, suivant la « loi de nature » qui leur commandera de ne pas faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas leur être fait. Il leur sera alors légitime de prendre soin de leur intérêt et de celui des leurs, dans les limites de l’équité. Mais cette éthique ne suffira pas s’ils voient un autre de leur concitoyen dans le dénuement. Comme chrétiens, ils sauront qu’ils sont appelés à la miséricorde selon l’interprétation positive donnée à la Règle d’Or. C’est ici, entre les deux pôles de la justice et de l’amour que la philanthropie a sa place, invitant à une libéralité progressive, où le riche n’est jamais le véritable propriétaire de biens qui lui sont confiés par Dieu plutôt que donnés.

Moins radicale que l’agapè chrétienne, la philanthropie présentait alors un double avantage. Elle était plus fédérative, réunissant autour d’elle des chrétiens et des non chrétiens, humanistes, Juifs ou francs-maçons. Elle était aussi plus praticable, n’impliquant pas le parfait désintéressement de l’amour. Rien d’étonnant donc que la tradition protestante des xviiie et xixe siècles l’ai finalement souvent préférée à l’amour, participant ainsi de la sécularisation de son éthique religieuse.

On en trouve le témoignage singulier dans Le véritable philanthrope ou l’Isle de la philanthropie que publia en 1790 Julien Jacques Moutonnet de Clairfons (1740- 1813), ancien censeur royal et grand admirateur de Rousseau. Une fois encore, la philanthropie fait transition entre les deux interprétations de la Règle d’Or : Toutes les lois des philanthropes sont, pour ainsi dire, renfermées dans ce seul axiome si simple : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse ou ce qui revient au même : Fais pour autrui ce que tu désires qu’il fasse pour toi.25 Et une fois encore, la philanthropie est indifféremment référée à la nature – « nous voulons être hommes simplement, en remplir exactement tous les devoirs, et

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III. La postérité d’une idée, par-delà Genève

Une telle idée a eu bien des échos dans le monde protestant. Un siècle avant les Lumières, elle a ainsi forgé une part essentielle de l’ethos américain à travers le sermon que John Winthrop prononça en 1630 sur l’Arbella, le bateau qui conduisait les pères pèlerins vers le Nouveau Monde. Ce sermon A Model of Christian Charity, plus connu sous le nom de City upon a Hill, fixe en effet le programme des puritains dans une société qui sera partagée entre riches et pauvres, en fortune, en pouvoir et en dignité. Deux conditions sont nécessaires pour qu’une telle société contribue au bien et à la préservation de tous. Il faudra que les mieux placés agissent d’abord comme humains avec justice, suivant la « loi de nature » qui leur commandera de ne pas faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas leur être fait. Il leur sera alors légitime de prendre soin de leur intérêt et de celui des leurs, dans les limites de l’équité. Mais cette éthique ne suffira pas s’ils voient un autre de leur concitoyen dans le dénuement. Comme chrétiens, ils sauront qu’ils sont appelés à la miséricorde selon l’interprétation positive donnée à la Règle d’Or. C’est ici, entre les deux pôles de la justice et de l’amour que la philanthropie a sa place, invitant à une libéralité progressive, où le riche n’est jamais le véritable propriétaire de biens qui lui sont confiés par Dieu plutôt que donnés.

Moins radicale que l’agapè chrétienne, la philanthropie présentait alors un double avantage. Elle était plus fédérative, réunissant autour d’elle des chrétiens et des non chrétiens, humanistes, Juifs ou francs-maçons. Elle était aussi plus praticable, n’impliquant pas le parfait désintéressement de l’amour. Rien d’étonnant donc que la tradition protestante des xviiie et xixe siècles l’ai finalement souvent préférée à l’amour, participant ainsi de la sécularisation de son éthique religieuse.

On en trouve le témoignage singulier dans Le véritable philanthrope ou l’Isle de la philanthropie que publia en 1790 Julien Jacques Moutonnet de Clairfons (1740- 1813), ancien censeur royal et grand admirateur de Rousseau. Une fois encore, la philanthropie fait transition entre les deux interprétations de la Règle d’Or : Toutes les lois des philanthropes sont, pour ainsi dire, renfermées dans ce seul axiome si simple : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse ou ce qui revient au même : Fais pour autrui ce que tu désires qu’il fasse pour toi.25 Et une fois encore, la philanthropie est indifféremment référée à la nature – « nous voulons être hommes simplement, en remplir exactement tous les devoirs, et

servir nos semblables de tout notre pouvoir »26 – et à Dieu. Peu importe en réalité, l’essentiel était que la philanthropie nourrisse, par-delà les clivages, l’universalisme et la paix :

Ce serait le seul moyen infaillible de faire naître et régner la paix, la concorde et la tranquillité parmi les différentes nations de l’univers entier, qui ne serait plus alors qu’une même famille, sans distinction de couleur, d’usages, de mœurs, de gouvernement et de religion, c’est le vœu imperceptible de la nature et de son Auteur.27

Conclusion

Sortie de sa matrice protestante, la philanthropie pouvait ainsi accéder à une dimension plus universelle. Elle poursuivait néanmoins l’antique idéal eudémoniste qu’elle tenait toujours vivant. Celui qui a reçu davantage que les autres a la responsabilité particulière de leur attester, mais d’abord à lui-même, qu’il est un homme ou une femme de bien. Peu importe que cette responsabilité s’appuie sur des convictions religieuses ou humanistes. Chaque philanthrope est un peu un « Guillaumet », ce pilote de l’aéropostale qu‘évoque Antoine de Saint- Exupéry dans Terre des Hommes. Victime d’un accident d’avion au cours d’une tempête dans les Andes en juin 1930, Guillaumet avait réussi l’impossible : survivre sept jours durant, dans la glace des Andes, jusqu’à atteindre le premier village. Mais cet exploit inédit n’est que le symptôme de cette responsabilité dont Saint-Exupéry fait l‘éloge :

Sa grandeur, c’est de se sentir responsable. Responsable de lui, du courrier et des camarades qui espèrent. Il tient dans ses mains leur peine ou leur joie.

Responsable de ce qui se bâtit de neuf, là-bas ; chez les vivants, à quoi il doit participer. Responsable un peu du destin des hommes, dans la mesure de son travail.

Il fait partie des êtres larges qui acceptent de couvrir de larges horizons de leur feuillage. Être homme, c’est précisément être responsable. C'est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une

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victoire que les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde.28

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victoire que les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde.28

Bibliographie

ARISTOTE,Ethique à Nicomaque, Œuvres, Paris 2014

BERTHELOT,KATELL, Philanthrôpia judaica : le débat autour de la « misanthropie » des lois juives dans l'Antiquité, Leiden 2003

CALVIN,JEAN,Calvini Opera quae supersunt Omnia, Berlin 1863-1900 CALVIN,JEAN, Commentaires sur le Nouveau Testament, Paris 1854-1855 CALVIN,JEAN,Institution de la religion chrestienne, Paris 1957-1963

DE JAUCOURT,LOUIS, « article Philanthropie », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. XII, Paris 1751-1772

DESCARTES,RENE,Traité des passions de l'âme, Oeuvres de Descartes, Paris 1974 DIHLE,ALBRECHT, Der Kanon der zwei Tugenden, Köln 1968

DUPRAT,CATHERINE,Le temps des philanthropes, Paris 1993

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philanthropie, Philadelphie 1790 SAINT-EXUPERY,ANTOINE,Terre des hommes, Paris 1992

SMITH,ADAM, An Inquiry into the Nature and Sources of the Wealth of Nations, The Glasgow Edition of the Works and Correspondance of Adam Smith, vol.

II, Oxford 2014

SMITH,ADAM, The Theory of Moral Sentiments, The Glasgow Edition of the Works and Correspondance of Adam Smith, vol. I, Oxford 2014

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