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La philanthropie : trait d’union entre la justice et l‘amour

II. La philanthropie : trait d’union entre la justice et l‘amour

Cette position n’était, après tout, qu’une reprise du modèle esquissé par l’éthique réformée depuis l’interprétation des textes bibliques qu’avait livrée Jean Calvin (1509-1564). Certes, la philanthropie n’était pas par essence religieuse.

Françoise Frazier a bien montré qu’elle avait d’abord été l’une des vertus essentielles du stoïcisme. Ainsi Plutarque fait-il de la douceur (praotès), de l’équité (epieikeia) et de la philanthropia les principes mêmes de la civilisation, transformant la manière de gérer les finances publiques et privées, le jeu politique et même la guerre.8 Mais les croyants ne devaient-ils pas approuver cet idéal ? Le judaïsme hellénistique l’avait largement repris à son compte. Philon d’Alexandrie avait fait de l’honneur de Dieu (theosebeia), de la justice envers les autres (dikaoiosunê) et de la philanthropie (philanthropia) les vertus essentielles de tout croyant.9 Quant au Nouveau Testament, il apprécie la philanthropie antique qui avait incité des païens à faire preuve de bonté envers les apôtres (Ac 27,2; 28,3), mais surtout, il

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Cet esprit, écrit Smith, réserve les régions célestes aux moines et aux réguliers, ou à ceux qui leur ressemblent par leur conduite et leur conversation et voue aux enfers tous les héros, les hommes d’Etat et les législateurs, les poètes et les philosophes des âges anciens, ceux qui ont inventé, amélioré et parfait les arts qui contribuent à la subsistance, à la commodité, ou à l’ornement de la vie humaine, les premiers de ceux qui ont été les protecteurs, les instructeurs et les bienfaiteurs de l’humanité ; ceux à qui notre sens naturel de ce qui est digne d’être loué reconnaît le mérite le plus haut et la vertu la plus patente.6

Non seulement donc la théologie catholique ne pense le bonheur qu’en relation à l’autre monde, jusqu’au point d’affirmer que « la perfection de la vertu est incompatible avec quelque degré de bonheur en cette vie »,7 mais elle dénature le sens de la charité et la voix de notre sens naturel. Si les véritables imitateurs de Dieu sont bien, comme le pense Smith, les protecteurs, les instructeurs et les bienfaiteurs de l’humanité, la philanthropie indique bien le sens de la volonté divine. Plus universelle que lui, elle prolonge l’exigence de justice en direction de l’amour chrétien.

II. La philanthropie : trait d’union entre la justice et l‘amour

Cette position n’était, après tout, qu’une reprise du modèle esquissé par l’éthique réformée depuis l’interprétation des textes bibliques qu’avait livrée Jean Calvin (1509-1564). Certes, la philanthropie n’était pas par essence religieuse.

Françoise Frazier a bien montré qu’elle avait d’abord été l’une des vertus essentielles du stoïcisme. Ainsi Plutarque fait-il de la douceur (praotès), de l’équité (epieikeia) et de la philanthropia les principes mêmes de la civilisation, transformant la manière de gérer les finances publiques et privées, le jeu politique et même la guerre.8 Mais les croyants ne devaient-ils pas approuver cet idéal ? Le judaïsme hellénistique l’avait largement repris à son compte. Philon d’Alexandrie avait fait de l’honneur de Dieu (theosebeia), de la justice envers les autres (dikaoiosunê) et de la philanthropie (philanthropia) les vertus essentielles de tout croyant.9 Quant au Nouveau Testament, il apprécie la philanthropie antique qui avait incité des païens à faire preuve de bonté envers les apôtres (Ac 27,2; 28,3), mais surtout, il

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voit le modèle de la philanthropie véritable en Dieu même. Dieu en effet ne fait acception de personne (Ac 10, 34) et fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, pleuvoir sur les justes et sur les injustes (Mt 5, 44-46). La révélation christique même n’est-elle pas, aux yeux de Paul la manifestation de la philanthropia divine (Tite 3,4) ? Il restait aux chrétiens le devoir d’imiter Dieu dans son impartialité et son universalité, « travaillant au bien de tous », y compris de ceux qui n’appartenaient pas à la « maisonnée de la foi » (Ga 6,10).

Il était alors tentant de voir dans la philanthropie le point d’intersection de l’éthique naturelle des païens et de l’éthique révélée des chrétiens, la médiation possible de la justice et de l’amour. C’est en ce sens qu’était allé Jean Calvin (1509-1564). Pour lui, la volonté de Dieu – sa Loi – est d’une certaine manière déjà manifeste à tous les humains à travers leur conscience. Même s’ils ne suivent pas ses prescriptions, ils savent qu’ils ne doivent pas faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’il leur soit fait. Commune à la plupart des philosophies et des religions antiques, la Règle d’Or est ainsi vue comme une maxime naturelle.

Même si « nous faisons semblant de ne voir point la règle d'équité, laquelle reluit en nos cœurs », « l'équité naturelle requiert cela, que la loi que nous imposons aux autres, nous-nous y assujettissions aussi ».10

L’éthique pourtant ne réduit pourtant pas à ce principe. La nature même suggère qu’il est possible d’en approfondir le sens de la justice par la prise en compte des interactions entre les différentes parties du corps social. « C'est une façon de parler assez commune [de dire] que toutes sociétés d'hommes ou congrégations sont appelées corps, comme une cité fait un corps, un sénat fait un corps et un peuple aussi ».11 Calvin reprend alors l’apologue par lequel Menenius Agrippa, émissaire des sénateurs, avait réussi à convaincre la plèbe romaine de mettre fin à la sécession de 494 avant J.-C.12 La bouche pouvait bien décider de ne plus nourrir l’estomac, lasse d’alimenter son appétit insatiable, mais elle s’apercevrait bientôt qu’en le privant, c’est le corps entier qu’elle s’affamerait. On pouvait en conclure avec Tite-Live que la plèbe avait tout avantage à se montrer traitable envers les patriciens, mais Calvin en retient surtout que toutes les parties sont liées et qu’aucune ne peut vivre sans le concours des autres. En s’en détachant, elle risquerait de sectionner un nerf et de disloquer le corps tout entier.13

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Si donc les parties ne sont pas égales, toutes les parties doivent remplir leur fonction vis-à-vis du reste du corps. Les « membres les moins honorables » doivent ainsi se garder de jalouser les « membres les plus excellents »,14 mais les plus honorables par leur intelligence, leur éducation, leur fortune ou leur talent ont en retour une responsabilité particulière. Qu’ils soient mieux dotés n’est pas un problème en soi, puisqu’il semble que c’est Dieu qui en a disposé ainsi,15 mais à leur mesure ils doivent être au service de ceux qui dépendent d’eux.16

Qu'ils ne méprisent point les autres qui sont moindres, desquels ils ne se peuvent passer. L'œil est plus excellent que la main, toutefois il ne la peut avoir en mépris, ou se moquer d'elle, comme si elle était inutile.17

Dans quelle proportion les mieux dotés doivent-ils aux autres ? Calvin reprend ici les principes de justice distributive d’Aristote.18 Pour respecter l’égalité, les parts qui doivent revenir à des partenaires inégaux doivent être proportionnelles à ce qui les sépare. Cela ne veut pas dire que celui qui est deux fois plus puissant que l’autre doit recevoir deux fois plus, mais qu’il lui devra deux fois plus. Aristote lui-même ne fait-il pas de la libéralité la plus aimable des vertus ? « Les hommes libéraux sont sans doute de tous les gens vertueux ceux qu’on aime le plus, en raison des services qu’ils rendent, c’est-à-dire en ce qu’ils donnent ».19 Ils méritent l’éloge, parce qu’ils ne se bornent pas à être justes en s’abstenant de prendre à autrui ce qui lui appartient, mais parce qu’ils donnent librement de leur bien ;20 et s’ils donnent, ce n’est pas par calcul, comme on le prétend, ni pour se glorifier ou être reconnus, mais parce qu’ils ont compris que rien ne nous rend plus semblables aux dieux, que de se faire du bien les uns aux autres. Pour Calvin, il n’est pas besoin d’être croyant pour s’en convaincre, même les « philosophes profanes » l’ont compris et même quelques « méchants contempteurs de toute religion ».21

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Si donc les parties ne sont pas égales, toutes les parties doivent remplir leur fonction vis-à-vis du reste du corps. Les « membres les moins honorables » doivent ainsi se garder de jalouser les « membres les plus excellents »,14 mais les plus honorables par leur intelligence, leur éducation, leur fortune ou leur talent ont en retour une responsabilité particulière. Qu’ils soient mieux dotés n’est pas un problème en soi, puisqu’il semble que c’est Dieu qui en a disposé ainsi,15 mais à leur mesure ils doivent être au service de ceux qui dépendent d’eux.16

Qu'ils ne méprisent point les autres qui sont moindres, desquels ils ne se peuvent passer. L'œil est plus excellent que la main, toutefois il ne la peut avoir en mépris, ou se moquer d'elle, comme si elle était inutile.17

Dans quelle proportion les mieux dotés doivent-ils aux autres ? Calvin reprend ici les principes de justice distributive d’Aristote.18 Pour respecter l’égalité, les parts qui doivent revenir à des partenaires inégaux doivent être proportionnelles à ce qui les sépare. Cela ne veut pas dire que celui qui est deux fois plus puissant que l’autre doit recevoir deux fois plus, mais qu’il lui devra deux fois plus. Aristote lui-même ne fait-il pas de la libéralité la plus aimable des vertus ? « Les hommes libéraux sont sans doute de tous les gens vertueux ceux qu’on aime le plus, en raison des services qu’ils rendent, c’est-à-dire en ce qu’ils donnent ».19 Ils méritent l’éloge, parce qu’ils ne se bornent pas à être justes en s’abstenant de prendre à autrui ce qui lui appartient, mais parce qu’ils donnent librement de leur bien ;20 et s’ils donnent, ce n’est pas par calcul, comme on le prétend, ni pour se glorifier ou être reconnus, mais parce qu’ils ont compris que rien ne nous rend plus semblables aux dieux, que de se faire du bien les uns aux autres. Pour Calvin, il n’est pas besoin d’être croyant pour s’en convaincre, même les « philosophes

S’ils assument leur responsabilité, les mieux dotés devront donner à la Règle d’Or un sens positif en se mettant en imagination à la place de l’autre.22 « Que nous fassions à autrui ce que nous désirons qu'on nous fasse, Nature nous enseigne cela et [il] ne faut point aller à l'école pour l'apprendre. »23 Calvin nomme alors cette vertu « humanité », le mot même par lequel il traduit la philanthropia d’Actes 27, 3.

Quant au chrétien, il doit radicaliser dans l’amour le sens de la philanthropie ou de l’humanité, comme l’y invite le sermon sur la montagne et le sens paradoxal donné ici à la Règle d’Or (Mt 7, 12). Calvin l’illustre par un exemple :

C’est une chose vulgaire que quand on condamne les vices on recommande les vertus, mais nous demandons quelque chose davantage que les hommes n’entendent communément en confessant cela. Car par la vertu contraire au vice, ils entendent seulement s’abstenir de vice, mais nous passons outre, à savoir en exposant que c’est faire le contraire du mal. Ce qui s’entendra mieux par exemple.

Car en ce précepte Tu ne tueras point, le sens commun des hommes ne considère autre chose sinon qu’il faut s’abstenir de tout outrage et de toute cupidité de nuire, mais je dis qu’il y faut entendre plus, à savoir qu’il faut que nous aidions à conserver la vie de notre prochain par tous les moyens qu’il nous sera possible. Et afin qu’il ne semble que je parle sans raison, je veux approuver mon dire : Le Seigneur nous défend de blesser et outrager notre prochain, parce qu’il veut que sa vie nous soit chère et précieuse, il requiert donc semblablement les offices de charité, par lesquels elle peut être conservée.24

Nous pouvons à présent comprendre pourquoi, sans cesser d’être chrétiens, Adam Smith ou Louis de Jaucourt valorisent la philanthropie plutôt que la charité.

Ces auteurs pouvaient voir dans la philanthropie une notion universelle qui faisait consensus entre Athènes et Jérusalem, et qui même indiquait que l’amour, s’il avait un sens, ne pouvait être contraire à l’humanité qu’éprouvait le païen lui-même. Il ne pouvait lui être contraire, puisqu’il n’en était que

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