• Aucun résultat trouvé

La postérité d’une idée, par-delà Genève

Une telle idée a eu bien des échos dans le monde protestant. Un siècle avant les Lumières, elle a ainsi forgé une part essentielle de l’ethos américain à travers le sermon que John Winthrop prononça en 1630 sur l’Arbella, le bateau qui conduisait les pères pèlerins vers le Nouveau Monde. Ce sermon A Model of Christian Charity, plus connu sous le nom de City upon a Hill, fixe en effet le programme des puritains dans une société qui sera partagée entre riches et pauvres, en fortune, en pouvoir et en dignité. Deux conditions sont nécessaires pour qu’une telle société contribue au bien et à la préservation de tous. Il faudra que les mieux placés agissent d’abord comme humains avec justice, suivant la « loi de nature » qui leur commandera de ne pas faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas leur être fait. Il leur sera alors légitime de prendre soin de leur intérêt et de celui des leurs, dans les limites de l’équité. Mais cette éthique ne suffira pas s’ils voient un autre de leur concitoyen dans le dénuement. Comme chrétiens, ils sauront qu’ils sont appelés à la miséricorde selon l’interprétation positive donnée à la Règle d’Or. C’est ici, entre les deux pôles de la justice et de l’amour que la philanthropie a sa place, invitant à une libéralité progressive, où le riche n’est jamais le véritable propriétaire de biens qui lui sont confiés par Dieu plutôt que donnés.

Moins radicale que l’agapè chrétienne, la philanthropie présentait alors un double avantage. Elle était plus fédérative, réunissant autour d’elle des chrétiens et des non chrétiens, humanistes, Juifs ou francs-maçons. Elle était aussi plus praticable, n’impliquant pas le parfait désintéressement de l’amour. Rien d’étonnant donc que la tradition protestante des xviiie et xixe siècles l’ai finalement souvent préférée à l’amour, participant ainsi de la sécularisation de son éthique religieuse.

On en trouve le témoignage singulier dans Le véritable philanthrope ou l’Isle de la philanthropie que publia en 1790 Julien Jacques Moutonnet de Clairfons (1740-1813), ancien censeur royal et grand admirateur de Rousseau. Une fois encore, la philanthropie fait transition entre les deux interprétations de la Règle d’Or : Toutes les lois des philanthropes sont, pour ainsi dire, renfermées dans ce seul axiome si simple : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse ou ce qui revient au même : Fais pour autrui ce que tu désires qu’il fasse pour toi.25 Et une fois encore, la philanthropie est indifféremment référée à la nature – « nous voulons être hommes simplement, en remplir exactement tous les devoirs, et

III. La postérité d’une idée, par-delà Genève

Une telle idée a eu bien des échos dans le monde protestant. Un siècle avant les Lumières, elle a ainsi forgé une part essentielle de l’ethos américain à travers le sermon que John Winthrop prononça en 1630 sur l’Arbella, le bateau qui conduisait les pères pèlerins vers le Nouveau Monde. Ce sermon A Model of Christian Charity, plus connu sous le nom de City upon a Hill, fixe en effet le programme des puritains dans une société qui sera partagée entre riches et pauvres, en fortune, en pouvoir et en dignité. Deux conditions sont nécessaires pour qu’une telle société contribue au bien et à la préservation de tous. Il faudra que les mieux placés agissent d’abord comme humains avec justice, suivant la « loi de nature » qui leur commandera de ne pas faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas leur être fait. Il leur sera alors légitime de prendre soin de leur intérêt et de celui des leurs, dans les limites de l’équité. Mais cette éthique ne suffira pas s’ils voient un autre de leur concitoyen dans le dénuement. Comme chrétiens, ils sauront qu’ils sont appelés à la miséricorde selon l’interprétation positive donnée à la Règle d’Or. C’est ici, entre les deux pôles de la justice et de l’amour que la philanthropie a sa place, invitant à une libéralité progressive, où le riche n’est jamais le véritable propriétaire de biens qui lui sont confiés par Dieu plutôt que donnés.

Moins radicale que l’agapè chrétienne, la philanthropie présentait alors un double avantage. Elle était plus fédérative, réunissant autour d’elle des chrétiens et des non chrétiens, humanistes, Juifs ou francs-maçons. Elle était aussi plus praticable, n’impliquant pas le parfait désintéressement de l’amour. Rien d’étonnant donc que la tradition protestante des xviiie et xixe siècles l’ai finalement souvent préférée à l’amour, participant ainsi de la sécularisation de son éthique religieuse.

On en trouve le témoignage singulier dans Le véritable philanthrope ou l’Isle de la philanthropie que publia en 1790 Julien Jacques Moutonnet de Clairfons (1740-1813), ancien censeur royal et grand admirateur de Rousseau. Une fois encore, la philanthropie fait transition entre les deux interprétations de la Règle d’Or : Toutes les lois des philanthropes sont, pour ainsi dire, renfermées dans ce seul axiome si simple : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse ou ce qui revient au même : Fais pour autrui ce que tu désires qu’il fasse pour toi.25 Et une fois encore, la philanthropie est indifféremment référée à la nature – « nous voulons être hommes simplement, en remplir exactement tous les devoirs, et

servir nos semblables de tout notre pouvoir »26 – et à Dieu. Peu importe en réalité, l’essentiel était que la philanthropie nourrisse, par-delà les clivages, l’universalisme et la paix :

Ce serait le seul moyen infaillible de faire naître et régner la paix, la concorde et la tranquillité parmi les différentes nations de l’univers entier, qui ne serait plus alors qu’une même famille, sans distinction de couleur, d’usages, de mœurs, de gouvernement et de religion, c’est le vœu imperceptible de la nature et de son Auteur.27

Conclusion

Sortie de sa matrice protestante, la philanthropie pouvait ainsi accéder à une dimension plus universelle. Elle poursuivait néanmoins l’antique idéal eudémoniste qu’elle tenait toujours vivant. Celui qui a reçu davantage que les autres a la responsabilité particulière de leur attester, mais d’abord à lui-même, qu’il est un homme ou une femme de bien. Peu importe que cette responsabilité s’appuie sur des convictions religieuses ou humanistes. Chaque philanthrope est un peu un « Guillaumet », ce pilote de l’aéropostale qu‘évoque Antoine de Saint-Exupéry dans Terre des Hommes. Victime d’un accident d’avion au cours d’une tempête dans les Andes en juin 1930, Guillaumet avait réussi l’impossible : survivre sept jours durant, dans la glace des Andes, jusqu’à atteindre le premier village. Mais cet exploit inédit n’est que le symptôme de cette responsabilité dont Saint-Exupéry fait l‘éloge :

Sa grandeur, c’est de se sentir responsable. Responsable de lui, du courrier et des camarades qui espèrent. Il tient dans ses mains leur peine ou leur joie.

Responsable de ce qui se bâtit de neuf, là-bas ; chez les vivants, à quoi il doit participer. Responsable un peu du destin des hommes, dans la mesure de son travail.

Il fait partie des êtres larges qui acceptent de couvrir de larges horizons de leur feuillage. Être homme, c’est précisément être responsable. C'est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une

490

victoire que les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde.28

victoire que les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde.28

Bibliographie

ARISTOTE,Ethique à Nicomaque, Œuvres, Paris 2014

BERTHELOT,KATELL, Philanthrôpia judaica : le débat autour de la « misanthropie » des lois juives dans l'Antiquité, Leiden 2003

CALVIN,JEAN,Calvini Opera quae supersunt Omnia, Berlin 1863-1900 CALVIN,JEAN, Commentaires sur le Nouveau Testament, Paris 1854-1855 CALVIN,JEAN,Institution de la religion chrestienne, Paris 1957-1963

DE JAUCOURT,LOUIS, « article Philanthropie », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. XII, Paris 1751-1772

DESCARTES,RENE,Traité des passions de l'âme, Oeuvres de Descartes, Paris 1974 DIHLE,ALBRECHT, Der Kanon der zwei Tugenden, Köln 1968

DUPRAT,CATHERINE,Le temps des philanthropes, Paris 1993

FENELON,FRANÇOIS SALIGNAC DE LA MOTTE,Œuvres complètes, Paris 1830, p. 388 ss FRAZIER,FRANÇOISE, Histoire et morale dans les vies parallèles de Plutarque, Paris 1996 MOUTONNET DE CLAIRFONS,JULIEN JACQUES, Le véritable philanthrope ou l’Isle de la

philanthropie, Philadelphie 1790 SAINT-EXUPERY,ANTOINE,Terre des hommes, Paris 1992

SMITH,ADAM, An Inquiry into the Nature and Sources of the Wealth of Nations, The Glasgow Edition of the Works and Correspondance of Adam Smith, vol.

II, Oxford 2014

SMITH,ADAM, The Theory of Moral Sentiments, The Glasgow Edition of the Works and Correspondance of Adam Smith, vol. I, Oxford 2014

Documents relatifs