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Territoires de gangs et rivalités "raciales" à Compton, Californie

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Territoires de gangs et rivalités

« raciales » à Compton, Californie

Yohann Le Moigne

L

es frontières, nous l’avons vu dans les chapitres précédents, n’ont pas pour unique fonction de délimiter les territoires sur lesquels s’exerce la souveraineté des États. Les chercheurs s’intéressent de plus en plus à la question des frontières internes, et notamment aux frontières urbaines. Le développement des gangs aux États-Unis témoigne de l’importance de s’inté- resser à ces nouvelles frontières. L’absence de géographes dans ce domaine de recherche a laissé le champ libre aux sociologues et aux anthropologues qui se sont concentrés prioritairement sur les facteurs socio-économiques ame- nant des adolescents à intégrer un gang. Tous s’accordent néanmoins à dire que la territorialité est une des caractéristiques principales des gangs. Et elle l’est tout particulièrement dans le comté de Los Angeles, qui avec environ 1 200 gangs et 85 000 membres sur son territoire, est de loin le comté le plus concerné par ce problème dans le pays (Klein, Maxson, 2006).

Nous nous intéresserons ici à Compton, ville d’un peu moins de 100 000 habitants située dans la banlieue de Los Angeles, qui gagna en noto- riété au début des années 1990 en devenant à la fois la « mecque » du gangsta rap, et surtout la ville ayant le taux de criminalité le plus élevé du pays. Avec 87 homicides en 1991, son taux d’homicides par habitant était plus de trois fois supérieur à celui de Los Angeles, pourtant alors considérée comme la capi- tale américaine des gangs. Le taux de criminalité a sensiblement diminué dans les années 2000, tout en restant l’un des plus élevés du pays, mais un autre phénomène est apparu : celui de la dégradation des relations entre gangs noirs

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et latinos dans un contexte de forte immigration hispanique. Cette montée des tensions a été largement médiatisée dans la deuxième moitié des années 2000, et Compton a parfois été considérée comme étant le théâtre d’une guerre raciale.

Nous étudierons dans ce chapitre l’influence qu’ont eue l’évolution du rôle des frontières territoriales des gangs et l’immigration hispanique sur les relations entre gangs noirs et hispaniques. Nous terminerons par nous inter- roger sur l’existence réelle d’une guerre raciale.

La situation actuelle des gangs à Compton Définition et caractéristiques des gangs

Avant d’entrer dans les détails, il convient de définir ce que l’on entend par « gang ».

Bien que les gangs n’aient ni le même fonctionnement, ni la même organi- sation sociale selon que l’on se trouve à New York, Chicago ou Los Angeles, et qu’il soit par conséquent extrêmement complexe de parvenir à une défi- nition qui couvre l’ensemble des formes de gangs existantes, les chercheurs s’accordent généralement sur une série de critères.

Un gang est d’abord un groupe d’au moins 3 personnes 1. Les membres sont en moyenne âgés de 12 à 24 ans et ils partagent une identité associée à un nom, et souvent à d’autres symboles comme des codes vestimentaires ou des couleurs. Le groupe se considère comme un gang et est considéré comme un gang par les personnes extérieures. C’est un groupe pérenne (plusieurs générations), qui a un faible degré d’organisation et qui est impliqué dans des activités criminelles.

La dimension ethnoraciale revêt généralement une importance particu- lière liée à l’histoire raciale des États-Unis et à son corollaire, la ségrégation spatiale des minorités dans des quartiers distincts. Chaque gang est donc étiqueté en fonction de son ethnie dominante : gang noir, gang hispanique, gang blanc, gang asiatique… Dans l’agglomération de Los Angeles, la très grande majorité des gangs sont afro-américains et hispaniques.

Enfin la territorialité est généralement considérée comme une caractéris- tique principale des gangs. Cela implique que leurs activités soient concen- trées à l’intérieur d’un territoire, que les frontières de ce territoire soient relativement clairement définies, que le territoire soit défendu contre des gangs souhaitant en prendre le contrôle ou même s’y aventurer, et que la majorité des membres du gang et leurs familles vivent à l’intérieur de ce territoire (Miller, 1975).

1. En général plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines, et dans certains cas plusieurs mil- liers.

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Ce rapport au territoire permet de matérialiser le pouvoir et l’influence du gang notamment grâce à l’existence de frontières délimitant ce qui lui

« appartient » et ce qui ne lui appartient pas (Sack, 1987 ; Klein et Maxson, 2006). Cette matérialisation s’effectue bien souvent par le biais de graf- fiti, qui jouent un rôle très important de marqueur du territoire des gangs (Alonso, 1998 ; Phillips, 1999).

Cependant, la relation au territoire n’est pas la même selon le type de gangs.

Les gangs noirs et hispaniques accordent généralement une plus grande impor- tance au territoire que les gangs blancs et asiatiques (Klein, 1995).

Nous ne nous intéresserons ici qu’aux gangs de Compton qui sont exclu- sivement noirs et hispaniques.

Une géographie particulière génératrice de conflits

Compton compte aujourd’hui environ 55 gangs, dont environ 35 sont noirs et environ 20 hispaniques 1, répartis sur un territoire de 26 kilomètres carrés.

La carte ci-dessous (p.  XX) représente la localisation des gangs situés à Compton et dans son voisinage immédiat.

Chaque gang revendique un territoire ayant des frontières précises. Tous les membres de gangs, ainsi que la plupart des personnes ayant grandi à Compton savent dans le détail où se situent ces frontières, du moins celles qui concernent le gang de leur quartier et ceux des quartiers environnants.

Ce niveau de précision, que l’on ne retrouve pas forcément ailleurs dans l’ag- glomération de Los Angeles, est lié à la très grande densité de gangs que l’on observe sur un si petit territoire. Cela implique d’une part que les territoires de gangs ont une superficie moyenne beaucoup moins élevée à Compton qu’ailleurs, et donc qu’il est plus facile de connaître avec précision les fron- tières de petits territoires ; et d’autre part que les gangsters ne peuvent pas se déplacer librement dans toute la ville, au risque de tomber nez à nez avec des membres de gangs rivaux. Il est donc nécessaire pour eux de savoir exacte- ment sur quel territoire ils se trouvent à tout moment.

Cependant, les frontières des territoires ne sont pas toujours aussi nettes et imperméables. De nombreux membres d’un gang peuvent vivre sur le ter- ritoire d’un autre gang, après un déménagement par exemple. Ces membres sont souvent les plus impliqués et les plus violents, car ils ressentent l’obli- gation d’en faire plus que les autres pour prouver leur loyauté envers le gang

1. Le manque de précision dans les chiffres est lié à plusieurs facteurs. Certains gangs ne sont pas situés à Compton mais se revendiquent de la ville, d’autres sont situés à cheval entre deux localités, d’autres enfin sont si peu actifs que la question de leur prise en compte se pose.

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(Moore, Vigil, Garcia, 1983). Par ailleurs, les zones situées à la frontière de plusieurs territoires de gangs sont souvent revendiquées par les différents gangs concernés, en partie parce que nombre de leurs membres vivent dans ces zones frontalières, qui constituent alors des sortes de zones grises.

L’ensemble du territoire d’un gang n’est pas actif de façon homogène. Ce degré d’activité est lié aux effectifs disponibles rue par rue, et ces effectifs peuvent fortement fluctuer d’une année sur l’autre sans que les frontières du territoire s’en trouvent forcément affectées. Cependant, les membres de gangs se représentent le territoire comme leur appartenant, qu’ils l’occupent de manière active ou non. La présence physique ou symbolique (graffiti) de gangs rivaux est donc considérée comme un manque de respect et une agres- sion. C’est la raison pour laquelle j’utilise le terme « territoires revendiqués » plutôt que de considérer ces territoires comme des réalités objectives et des zones uniformément contrôlées.

Figure 1. Géographie des gangs de Compton en 2012

N

Aéroport

91 Freeway

105 Freeway

71 0 F

reew ay

LEGENDE

Centre commercial Mairie

Tribunal Poste de police

Autoroutes Gangs noirs

Gangs hispaniques Territoires partagés

Frontières Compton

Voies ferrées

Yohann Le Moigne, mai 2012.

1 Km ZONE

INDUSTRIELLE

Territoires revendiqués

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On observe sur cette carte que la quasi-totalité du territoire de la ville est revendiquée par un ou plusieurs gangs, que plusieurs gangs se partagent des territoires de petites superficies sur lesquels il n’est pas rare de voir un enchevêtrement de deux gangs 1, et que la distribution des gangs noirs et hispaniques est assez similaire, à l’exception de l’extrême ouest de la ville où les gangs hispaniques sont presque absents.

Il y a donc à Compton un niveau très important de contact entre membres de gangs différents, ainsi qu’entre membres de gangs d’ethnies différentes.

Tout cela génère, depuis la fin des années  1990, des tensions entre gangs noirs et hispaniques. Ces conflits se matérialisent d’une part par des homicides souvent perpétrés aux frontières des territoires de gangs rivaux, mais également sur des territoires partagés par deux gangs d’ethnies différentes.

Les tensions se matérialisent d’autre part par des graffiti racistes qui ont fleuri sur les murs de Compton dans la première moitié des années 2000. On en trouve encore quelques-uns aujourd’hui. La très grande majorité de ces graffiti sont l’œuvre de gangsters hispaniques et visent les Noirs.

Figure 2. Graffiti explicit du gang hispanique Compton Varrio Tortilla Flats (CVTF)

La flèche orientée vers le bas indique que le gang se considère sur son territoire. Photo prise par l’auteur en 2011 sur la rue Alameda, une des artères principales de la ville.

1. Cela ne concerne cependant que des gangs d’ethnies différentes.

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Ce franchissement de plus en plus fréquent de la barrière raciale en termes de rivalités et d’homicides est une évolution notoire. En effet, jusque dans la deuxième moitié des années 990, les gangs noirs et hispaniques n’étaient quasi exclusivement en conflit qu’avec des gangs de leur groupe ethnoracial respectif.

Comment s’explique la montée de ces tensions interethniques ? Pour le comprendre, il faut dans un premier temps effectuer un bref retour histo- rique sur la formation des gangs de Los Angeles et leur rôle originel.

Les causes de la dégradation des relations interethniques L’évolution du rôle des frontières de territoires

Les premiers gangs noirs et hispaniques de Los Angeles ont été créés dans des contextes et des zones géographiques différentes (Howell, Moore, 2010).

Les premiers gangs hispaniques de Los Angeles sont le produit de ce que l’anthropologue James Diego Vigil a appelé la marginalisation multiple (Vigil, 1988, 2002, 2007). Ces gangs sont nés dans des zones géographi- quement isolées d’East Los Angeles qui furent peuplées par des immigrés mexicains très pauvres et tenus à l’écart de la société américaine par une série de barrières culturelles, raciales et socio-économiques. Dans chaque barrio 1, des groupes de jeunes se formèrent dans les années 1920, 1930 et 1940 et entrèrent rapidement en conflit avec des groupes d’autres quartiers. La sous- culture des gangs était, dans le cas des premiers gangs hispaniques, un outil d’adaptation sociale.

Les gangs noirs furent eux créés dans le quartier de South Central Los Angeles dans les années 1940 pour des raisons défensives (Alonso, 1999). La surpopulation du quartier engendrée par l’arrivée de nouveaux immigrants noirs en provenance des États du Sud mettait en danger la ségrégation raciale légale imposée par les Blancs et engendra de nombreux conflits, notamment dans les lycées. Des gangs d’adolescents blancs se formèrent pour « chasser » les Noirs qui osaient s’aventurer en dehors du territoire qui leur était réservé, South Central. Ils n’hésitaient par ailleurs pas à franchir les frontières de South Central pour attaquer des adolescents noirs du quartier. En réponse à cela, de jeunes noirs créèrent ce qu’on appelait alors des « clubs ». À mesure que les Blancs quittèrent le voisinage immédiat de South Central pour s’ins- taller dans des banlieues plus lointaines, les « clubs » noirs retournèrent leur violence les uns contre les autres et s’implantèrent durablement dans le pay- sage local.

1. Littéralement « quartier » en espagnol.

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Les gangs noirs et latinos sont donc le fruit de contextes différents, mais ils partageaient initialement un objectif commun : celui de protéger le quar- tier.

Les frontières des territoires de gangs épousaient celles du quartier.

D’ailleurs, les expressions « mon barrio » ou « mon neighborhood » sont deve- nues synonymes de « mon gang ». Le territoire, sur lequel s’exerce la souverai- neté du gang, a donc très vite été sanctuarisé et les gangs se sont rapidement institutionnalisés autour de ces quartiers.

Il n’y avait pas, à l’origine, de volonté de gagner du territoire, mais plutôt de représenter son quartier. La plupart des conflits territoriaux éclataient pour des questions de respect, par exemple lorsque des membres d’un gang s’aventuraient sur le territoire d’un gang rival pour y inscrire le nom de leur gang sur tous les supports disponibles : murs, trottoirs, arbres… Il ne s’agis- sait aucunement de protéger un territoire financièrement rentable (Vigil, 2007).

D’autre part, les quartiers ethniquement mixtes avaient le plus souvent des gangs noirs et latinos qui cohabitaient pacifiquement, et dans certains cas des gangs mixtes. C’était le cas à Compton où deux des gangs noirs et latinos les plus puissants de la ville sont issus d’un gang commun créé au début des années 1960.

Ce rôle particulier des frontières de territoires a perduré jusqu’au milieu des années 1980, lorsque le développement du trafic de crack a permis aux membres de gangs de générer d’importants profits. L’explosion du trafic a créé des tensions pour le contrôle des territoires et a également permis des achats massifs d’armes, ce qui a rendu les conflits beaucoup plus meurtriers qu’auparavant. Le contexte socio-économique local des années  1980 1 a entraîné une augmentation du nombre de gangs, en particulier de gangs noirs dont les membres ont, eux aussi, voulu profiter de cette nouvelle manne financière.

Tout cela a entraîné une augmentation des conflits et conféré une impor- tance encore plus grande aux territoires. On a donc assisté à une évolution du rôle des frontières des territoires : d’un rôle de protection, elles sont pas- sées à un rôle de maximisation des profits, ce qui n’a fait qu’accroître la lutte pour la souveraineté sur les territoires.

1. La désindustrialisation massive qui a touché Los Angeles à partir du milieu des années 1970 a fait exploser le chômage, en particulier dans les quartiers à forte concentration de mino- rités.

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L’immigration hispanique et le bouleversement du rapport de force

Parallèlement à cela, l’immigration massive qui a touché la Californie à partir des années 1980 a fait évoluer le rapport de force entre les commu- nautés noire et hispanique, notamment dans le domaine des gangs, et en particulier à Compton.

South Central, Watts et Compton étaient, dans les années 1980, le cœur de la communauté noire de l’agglomération de Los Angeles, et par consé- quent le centre de l’activité des gangs noirs de la région.

Entre 1980 et 2010, le pourcentage de Noirs à Compton est passé de 75 à 34 %, alors que le pourcentage d’Hispaniques est passé de 21 à 65 %. Cette immigration a eu plusieurs conséquences importantes qui ne se sont fait sentir que dans la seconde moitié des années 1990.

Elle a, dans un premier temps, entraîné un gonflement des effectifs, ainsi que la création de nouveaux gangs latinos, sur des territoires traditionnel- lement revendiqués par des gangs noirs. La carte ci-dessous (carte p. XX) représente l’évolution des territoires de gangs noirs et latinos entre 1978 et 2012.

En 1978, on recensait cinq gangs hispaniques sur le territoire de la ville, et trois autres dans le voisinage immédiat. Les contacts entre Noirs et His- paniques étaient fréquents et leurs relations étaient cordiales, voire amicales dans certains cas. Les gangs noirs se sont développés et fragmentés dans les années 1980. Cette augmentation, qui se reflète sur la carte des territoires de 1987, a mécaniquement entraîné une diminution de la taille moyenne de leurs territoires. Les conséquences de l’immigration hispanique ont com- mencé à se matérialiser dans les années 1990, comme en témoigne la carte des territoires de 1996. Beaucoup de gangs latinos ont vu le jour au cours de cette décennie, et un certain nombre d’entre eux se sont développés sur des territoires de gangs noirs. Ce développement s’est poursuivi au cours des années 2000 avec la création de sept nouveaux gangs hispaniques, pour la plupart créés sur des territoires de gangs noirs.

Alors qu’il n’existait que huit gangs latinos à Compton ou dans son voi- sinage immédiat en 1979, on en compte aujourd’hui une vingtaine. Le nombre de gangs noirs est en revanche resté sensiblement identique depuis les années 1980. Les zones de contacts et même de partage de territoire entre gangs noirs et hispaniques se sont multipliées, ce qui a constitué une menace pour la souveraineté de certains gangs noirs sur leurs territoires traditionnels.

Par ailleurs, l’immigration a également entraîné une évolution au sein même des gangs hispaniques : leurs membres sont devenus majoritairement des immigrés arrivés très jeunes aux États-Unis, ou des enfants d’immigrés,

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Figure 3. Évolution des territoires

N

1 Km N

1 Km N

1 Km N

Aéroport

1 Km

ZONE INDUSTRIELLE

N

LEGENDE

Autoroutes Gangs noirs Gangs hispaniques Territoires partagés Frontières

Compton Territoires revendiqués

Yohann Le Moigne, mai 2012.

1978 1987

1996 2012

qui n’avaient pas le même degré d’intégration à la société américaine que leurs prédécesseurs qui étaient pour la plupart chicanos 1. Les Chicanos de South Central et de Compton étaient culturellement assez proches des Noirs : ils avaient grandi ensemble, ils écoutaient la même musique, par- laient la même langue 2… L’immigration, associée au départ d’une partie des Chicanos de Compton, a entraîné une disparition de cette proximité car la concentration d’une population immigrée de plus en plus nombreuse sur un petit territoire a diminué les interactions entre les jeunes latinos et les noirs, ce qui a rendu leur acculturation plus compliquée. Il s’agit d’un élément important, puisque dans la seconde moitié des années  1980, et au début des années  1990, lorsque la communauté hispanique n’était pas encore

1. Mexicains-Américains dont les familles étaient généralement présentes sur le sol américain depuis plusieurs générations et dont la conscience politique les a rapprochés des Noirs pendant le mouvement pour les droits civiques.

2. La plupart des Chicanos ne parlaient pas espagnol.

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majoritaire à Compton, beaucoup de membres de gangs noirs s’en prenaient très régulièrement à ceux qu’on appelle péjorativement les wetbacks, les immigrés hispaniques sans-papiers. Or beaucoup de ces immigrés étaient les parents de ceux qui sont par la suite devenus la nouvelle génération de gangs- ters latinos. Une fois que les gangs hispaniques ont eu les effectifs suffisants pour pouvoir entrer en conflit avec des gangs noirs, les humiliations subies par leurs familles ont favorisé le passage à l’acte de certains membres.

Enfin, il faut ajouter à tout cela l’influence de la situation dans les prisons californiennes et la montée en puissance de la Eme, un gang carcéral hispa- nique. Dans les années 1950 et 1960, des gangs carcéraux, dont la Eme 1 et la Black Guerilla Family, se sont formés sur des bases raciales. Ces gangs ont très vite été impliqués dans des conflits si violents que l’administration péni- tentiaire a été contrainte de ségréguer les détenus par race, ce qui n’a fait que renforcer les tensions. Au début des années 1990, la Eme, le plus puissant des gangs carcéraux californiens, a commencé à étendre son influence en dehors des murs des prisons. Considérant les milliers de gangs hispaniques du sud de la Californie comme une immense source potentielle de profits, ils leur ont imposé le paiement d’une taxe sur leurs ventes de drogue en les menaçant de représailles en prison s’ils ne s’exécutaient pas. Des réunions ont été organisées dans de nombreux parcs de la région de Los Angeles, dont au moins trois dans un parc de Compton, pour faire connaître les nouvelles règles aux gangs hispaniques. L’objectif était clair : les forcer à mettre fin à leurs rivalités et à se concentrer sur les affaires car les conflits entre gangs latinos nuisaient à la prospérité de la Eme. Ceci a entraîné dans de nombreux cas la fin du partage de territoire pacifique avec les Noirs et une dégradation des relations entre gangs noirs et hispaniques à Compton influencée par les conflits internes aux prisons.

Les rivalités nées de ce contexte particulier ont fait de nombreux morts, surtout entre 1997 et 2007, avec un pic de violence en 2005 qui a attiré l’at- tention des médias, dont certains n’ont pas hésité à parler de guerre raciale.

Une guerre raciale ?

Une dimension raciale à nuancer

Les tensions observées à Compton peuvent-elles être qualifiées de ten- sions raciales ?

Il convient dans un premier temps de préciser que l’existence de riva- lités interethniques ne signifie pas forcément que ces rivalités soient raciales.

1. Eme est la prononciation espagnole de la lettre « M », qui fait référence à l’origine mexi- caine de la majorité des membres du gang. La Eme est également appelée Mexican Mafia.

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Autrement dit, ce n’est pas parce qu’un gang noir et un gang hispanique sont en conflit, et utilisent des insultes racistes que les tensions sont uniquement liées à la race. Plusieurs membres de gangs hispaniques de Compton m’ont affirmé, au cours d’entretiens, détester les « nègres » (« niggers »), alors que la plupart d’entre eux ont des amis ou des proches noirs. En poursuivant la discussion, tous en arrivaient à préciser que le terme « nègres » faisait en fait référence aux membres de gang noirs, voire aux membres de certains gangs noirs, et non à l’ensemble de la communauté noire.

Ce qui s’apparente à des rivalités raciales peut en fait refléter des rivalités liées aux gangs, sur lesquelles vient se greffer une dimension raciale a poste- riori, une fois qu’un conflit avec un gang d’un groupe ethnique différent a déjà éclaté. Les membres de gangs considèrent leur gang comme le meilleur, le plus puissant et perçoivent chaque caractéristique propre à leurs adver- saires comme une faiblesse. Lorsqu’un gang latino et un gang noir entrent en conflit, la différence la plus évidente à laquelle s’attaquer est l’origine ethnique.

Des facteurs territoriaux toujours prépondérants

Avec le contexte que l’on vient de décrire, le déclenchement de conflits raciaux n’était pas à exclure, notamment à cause du développement de la Eme.

Mais la stratégie de la Eme n’a pas bien fonctionné à Compton. À l’échelle des gangs, Compton est « une zone de guerre » 1 avec une densité de gangs beaucoup plus importante que dans des endroits à très forte majorité hispa- nique où la Eme exerce une énorme influence. Dans ces zones (la vallée de San Gabriel notamment), les gangs sont exclusivement hispaniques, beau- coup moins nombreux, et les règles sont connues et respectées par tous.

À Compton, les gangs et les conflits sont trop nombreux pour respecter des règles édictées plusieurs milliers de kilomètres au nord, dans les prisons d’État. La montée en puissance de la Eme s’est tout de même fait ressentir à Compton, mais pas dans les proportions qu’on aurait pu craindre. Seuls quelques individus, dont beaucoup ont connu la prison, ont joué la carte raciale. Depuis 2007, la situation s’est quelque peu détendue, notamment parce que la Eme, minée par des rivalités internes, n’a pas réussi à maintenir un niveau de contrôle suffisant.

On est aujourd’hui dans une situation où les rivalités sont plus liées à des problèmes de contrôle de territoire qu’à un racisme primaire. L’animo- sité raciale existe, mais n’est pas forte au point de prendre le pas sur tous

1. Entretien avec un détective de l’unité antigang de la Compton station du Los Angeles County Sheriff’s Department.

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les autres facteurs et de transformer tous les gangs noirs et hispaniques en ennemis mortels. Deux gangs, l’un noir et l’autre hispanique, sont d’ailleurs alliés depuis les années 1980 et leurs relations ne se sont jamais détériorées, même entre 1997 et 2007.

De plus, les entretiens que j’ai menés montrent que les membres de gangs du nord de la ville, là où les contacts et les conflits entre Noirs et Hispa- niques sont les plus fréquents, sont plus enclins à évoquer une guerre raciale que ceux du sud, qui n’avaient jusqu’à récemment que très peu de contacts avec des gangs hispaniques. On voit donc que les rivalités de pouvoir sur les territoires ont des conséquences sur les représentations des uns et des autres selon le quartier où ils vivent, et la proximité ou non d’un gang rival de l’autre ethnie.

Conclusion

Les relations historiquement cordiales entre gangs noirs et hispaniques à Compton ont été fragilisées par l’évolution du rôle des frontières et l’im- portance nouvelle accordée à la conquête territoriale. L’augmentation des contacts entre communautés a généré une augmentation des tensions pour des questions de territoire, et pour le contrôle exercé sur ces territoires par les gangs. Ces tensions revêtent bien souvent une dimension raciale à laquelle les médias locaux ont néanmoins accordé une trop grande importance. En dépit d’une dégradation réelle des relations interethniques dans les années 1990, les frontières ont toujours séparé des gangs avant de séparer des communautés.

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