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Naturalisme dualiste ou transcendantal : Chalmers a-t-il réfuté McGinn ?

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Academic year: 2021

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Naturalisme dualiste ou transcendantal: Chalmers a-t-il

réfuté McGinn ?

Mémoire

Jean-Philippe Marceau

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Naturalisme dualiste ou transcendantal : Chalmers a-t-il

réfuté McGinn ?

Mémoire

Jean-Philippe Marceau

Sous la direction de :

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Résumé

Disons que je me cogne l’orteil à l’instant. Selon le physicalisme, il est possible d’expliquer l’ensemble de ce qui se produit alors de façon purement physique. Ultimement, il s’agit de certaines interactions entre les particules de mon orteil et de celles du mur, qui mènent à des interactions dans mon système nerveux, qui mènent à d’autres interactions dans mon appareil vocal, de façon à ce qu’on entende « Aïe! ». Je crois qu’il manque quelque chose d’important à cette histoire, en l’occurrence l’effet que cela fait de se cogner l’orteil : ma douleur phénoménale à l’orteil. Plus généralement, l’ontologie de la physique n’est pas suffisante pour rendre compte de la conscience phénoménale. La question est de savoir par quoi la remplacer.

Dans ce mémoire, j’explore la possibilité d’une ontologie qui ne serait pas physicaliste, mais qui serait quand même naturaliste, c’est-à-dire qu’elle reposerait quand même sur les sciences naturelles. Après tout, la science n’a pas à se limiter à l’ontologie de la physique actuelle. Pour mener à bien cette exploration, je comparerai les deux possibilités qui me semblent les plus plausibles, c’est-à-dire le naturalisme transcendantal de Colin McGinn et le dualisme naturaliste de David Chalmers. McGinn affirme qu’il existe une réponse naturaliste au problème corps-esprit, mais qu’elle n’est pas cognitivement accessible à l’humain, de la même façon que la solution au problème de la gravité n’est pas accessible à l’écureuil par exemple. Chalmers croit au contraire qu’il est bien possible de répondre au problème, à condition d’introduire la conscience phénoménale dans notre ontologie comme une nouvelle entité, comme Newton l’avait fait avec la gravité.

J’expliquerai qu’un compromis est en réalité possible entre McGinn et Chalmers. La position de Chalmers est menacée par des paradoxes et des problèmes qui ne seront ultimement réglés qu’en concédant beaucoup de terrain à McGinn.

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Table des matières

Résumé ... ii

Table des matières ... iii

Remerciements ... v

Introduction ... 1

Chapitre 1 : Le naturalisme transcendantal de Colin McGinn ... 8

1.1 – La conscience phénoménale ... 10

1.2 – Le physicalisme et ses critiques ... 12

1.3 – Le naturalisme transcendantal ... 18

1.4 – Conclusion ... 29

Chapitre 2 : Le dualisme naturaliste de David Chalmers ... 31

2.1 – La survenance naturelle ... 31

2.2 – Le panpsychisme ... 36

2.2.1 – Le panpsychisme russellien ... 37

2.2.2 – Le panpsychisme de l’information ... 39

2.2.3 – Les avantages du panpsychisme ... 41

2.3 – Éviter les problèmes de McGinn ... 46

2.4 – Conclusion ... 47

Chapitre 3 : Les objections à Chalmers ... 49

3.1 – L’épiphénoménisme : jugements phénoménaux et évolution de la conscience ... 50

3.2 – Les difficultés liées au panpsychisme... 56

3.3 – McGinn contre-attaque ... 59

3.4 – Conclusion ... 60

Chapitre 4 : Réponse ou compromis ? ... 62

4.1 – Trois options pour sauver le dualisme naturaliste de l’épiphénoménisme ... 63

4.1.1 – Expliquer fonctionnellement et physiquement les jugements phénoménaux ... 63

4.1.2 – Les croyances phénoménales dégonflées ... 65

4.2 – Un mot sur l’interactionnisme quantique ... 68

4.3 – La réponse spatiale au problème de la combinaison ... 69

4.3.1 – Le côté mystérien de la réponse spatiale ... 71

4.3.2 – Le côté positif de la réponse spatiale ... 73

4.3.3 – Retour sur les arguments mystériens ... 75

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4.4 – Conclusion ... 81 Conclusion ... 83 Bibliographie ... 88

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Remerciements

Je tiens à remercier ma directrice de recherche, Renée Bilodeau, pour ses lectures et commentaires attentifs.

Je remercie étalement le GRIN (Groupe de Recherche Interuniversitaire sur la Normativité) ainsi que la faculté de philosophie de l’Université Laval pour leur soutien financier pendant la rédaction de ce mémoire.

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Introduction

En principe, selon plusieurs scientifiques et philosophes, si l’on connaissait assez précisément la description physique du cerveau d’un individu, on pourrait prédire son comportement. Ce n’est pas une tâche simple, comme en témoignent les nombreux scientifiques travaillant dans le domaine. Mais, au moins, on voit comment le projet pourrait réussir : il faut expliquer des fonctions complexes comme le comportement par des fonctions simples comme des interactions neuronales, qui seraient ultimement explicables en termes de fonctions encore plus simples de certaines particules physiques fondamentales. Quand je me cogne l’orteil par exemple, un signal nerveux est envoyé de mon orteil à mon cerveau, dans lequel se déroule une cascade complexe d’évènements neuronaux, et d’où des influx nerveux sont ensuite émis vers les muscles de mon appareil vocal, de sorte que je dis « j’ai mal à l’orteil ». Ainsi, mon élocution est expliquée en termes de fonctions neuronales, qu’il serait possible d’expliquer elles-mêmes en termes de fonctions de particules physiques. En général, tout comportement humain serait ainsi explicable en termes ultimement physiques.

Or, cela pose un important malaise, car il semble, au moins à première vue, y avoir plus chez l’humain qu’un ensemble de particules obéissant aveuglément à des lois. N’avons-nous pas quelque chose comme un esprit ou une conscience, qui comprend des désirs, des intentions, des sensations, des émotions et d’autres états mentaux ? Et le malaise ne préoccupe pas que les philosophes et scientifiques cognitifs. On devine en effet dans la fascination récente au sujet des zombies et des robots un questionnement populaire grandissant concernant ce qui nous rapproche et nous éloigne de ces créatures. S’il est possible de décrire le comportement humain en termes purement physiques, comme la science nous l’assure, en quoi ne sommes-nous pas de simples machines ? Ne serions-nous pas véritablement que des robots qui, à tort, se croient conscients ? Si ce n’est pas le cas, et que la conscience échappe à la description physique de l’humain, on arrive à un autre questionnement tout aussi perturbant : la conscience ne serait-elle qu’un fantôme impotent, incapable d’influencer le corps dans lequel elle est piégée ? Après tout, la description physique du comportement humain se veut exhaustive, elle ne laisse aucune place causale à un esprit qui serait non physique. Je suis d’avis qu’il s’agit de questions existentielles qui sont d’importance pour tous. Il faut y répondre pour comprendre notre place et notre valeur dans un monde apparemment physique.

Je suis l’un de ceux qui croient que le physicalisme, thèse selon laquelle tout est fondamentalement physique, fait fausse route. Je ne suis pas le seul. Il y a présentement un grand nombre de philosophes

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et de scientifiques cognitifs qui croient que le problème de la conscience mène au rejet du physicalisme. Certains croient même que le problème corps-esprit nous pousse à abandonner le naturalisme, thèse qui, si elle ne se limite pas à l’ontologie de la physique, vise quand même à tout expliquer scientifiquement. Autrement dit, le problème corps-esprit nous pousserait à rejeter non seulement l’ontologie physique habituellement invoquée en sciences naturelles, mais plus généralement toute ontologie issue des science naturelles. Je veux dans ce mémoire explorer au contraire la possibilité de solutions naturalistes bien que non physicalistes au problème corps-esprit. Je crois en effet que le naturaliste peut accommoder la conscience phénoménale dans sa vision du monde. Cependant, il deviendra clair que le prix à payer est significatif. Le naturaliste se voit forcé de concéder que si une solution tout à fait naturelle existe, elle n’est cependant pas accessible à l’humain.

Hormis l’intérêt purement philosophique de ces questions, je crois que mon approche permettra de bien répondre aux questionnements existentiels énoncés ci-dessus, en rendant explicites et en traitant les problèmes philosophiques qui les sous-tendent. Crucial ici est le fait que je cherche une solution aux problèmes aussi près de la source que possible, c’est-à-dire aussi près du physicalisme que possible. Bien que je sois sympathique à des thèses beaucoup plus éloignées, comme le bergsonisme ou l’aristo-thomisme par exemple, je ne crois pas qu’il soit idéal de les invoquer en premier lieu. La distance à franchir entre le physicalisme et ces positions est trop grande. Bien peu seront désireux et capables de la franchir. Pour ma part, ces positions me semblaient simplement archaïques, rêveuses, et en bonne partie inintelligibles avant d’avoir justement exploré des positions intermédiaires.

Si je peux ici résoudre au moins en bonne partie les problèmes philosophiques et existentiels que pose le physicalisme sans avoir à également abandonner le naturalisme, je crois que l’exercice en vaut la peine. Le lecteur sera toujours libre d’utiliser ce mémoire comme tremplin pour ensuite justement explorer des positions plus éloignées du physicalisme.

Ma stratégie consistera ainsi en une étude approfondie des deux variétés de naturalisme qui me semblent les plus prometteuses, c’est-à-dire le mystérianisme de Colin McGinn, et le dualisme naturaliste de David Chalmers. Le mystérianisme est une position qui soutient qu’il existe une réponse naturaliste au problème corps-esprit, mais qu’elle n’est pas accessible à l’humain, comme le concept de gravité n’est pas accessible à l’écureuil par exemple. Cette position pessimiste servira d’arrière-plan à mon mémoire, où je tenterai de voir si la position plus optimiste de Chalmers peut permettre au naturaliste de dépasser le mystérianisme complet de McGinn. Ultimement, j’arriverai à la conclusion

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que Chalmers et McGinn en viennent à un compromis. La réponse que le naturaliste peut donner n’est pas complètement inaccessible à l’humain, mais quand même en bonne partie.

Mon mémoire débutera par une exposition de quatre arguments contre le physicalisme, c’est-à-dire la chambre de Mary, la chauve-souris de Thomas Nagel, les zombies philosophiques, et le spectre inversé. Ces arguments nous permettront de mettre le physicalisme derrière nous, en vue de pouvoir explorer des variétés non physicalistes de naturalisme.

Toujours dans le premier chapitre, nous aborderons le mystérianisme de Colin McGinn, aussi appelé naturalisme transcendantal. Selon cette thèse, le physique et la conscience ne font que nous sembler irréconciliables, à cause de nos esprits humains limités. Autrement dit, le problème est plus épistémique qu’ontologique. Pour expliquer cette position, je me référerai à « Can We Solve the Mind Body Problem ? » et « Consciousness and Space ». L’argument de McGinn comporte deux parties. Premièrement, il faut montrer qu’il existe une propriété P du cerveau qui explique naturellement la conscience. Pour ce faire, McGinn commence par réfuter les principales réponses non naturalistes au problème corps-esprit. Ensuite, il remarque que la conscience est un phénomène biologique qui a évolué à partir de la matière inorganique. Comme pour la vie, il doit y avoir une explication naturelle de ce processus évolutif. Autrement dit, il doit y avoir une explication naturelle de l’apparition de la conscience à partir de matière. La deuxième partie de l’argument vise à montrer que cette explication naturelle reposant sur la propriété P nous est toutefois cognitivement fermée. Non seulement nous n’avons actuellement aucun concept de P, mais nos capacités de formation de concepts seraient résolument incapables d’en créer un. J’exposerai donc l’idée de McGinn selon laquelle nos deux façons d’appréhender le problème le corps-esprit, soit l’introspection et la perception, sont mutuellement exclusives et individuellement inaptes à saisir P.

La deuxième partie de mon mémoire répondra à la première en exposant la proposition de Chalmers : le dualisme naturaliste, décrit dans son livre The Conscious Mind. Chalmers va plus loin que McGinn en renonçant non seulement au physicalisme épistémique, mais aussi au physicalisme ontologique. Selon Chalmers, on peut imaginer un monde physiquement identique au nôtre, mais où les habitants sont inconscients, où ils n’ont aucune expérience phénoménale. Moins spectaculairement, on peut imaginer un monde d’individus aux qualia inversés, par exemple des individus qui ont une expérience de vert devant des objets qui provoquent en nous une expérience de rouge. Au cœur de ces expériences de pensée est l’idée que le concept de conscience est fondamentalement non fonctionnel

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et non physique. Comme McGinn, il soutient que nos concepts physiques et qualitatifs sont irréconciliables, mais contrairement à celui-ci, il les considère irréconciliables métaphysiquement, non épistémiquement. Mais Chalmers fait valoir ensuite que même si les zombies et le spectre inversé sont des possibilités métaphysiques, ce ne sont pas des possibilités naturelles. Je présenterai ainsi les arguments des qualia dansants et des qualia évanescents, qui visent à montrer que, dans notre monde, les qualia sont des entités fondamentales nomologiquement liées à la matière physique. Chalmers propose donc d’augmenter la physique de nouvelles entités, en l’occurrence d’entités phénoménales ou protophénoménales. Postulée et régie par des lois formelles, la conscience serait alors naturalisée et expliquée au même titre que l’a été la gravité par Newton au 17e siècle.

Toujours dans le deuxième chapitre, je consacrerai plusieurs pages à une formulation précise du dualisme naturaliste que Chalmers a mise de l’avant, c’est-à-dire le panpsychisme. Selon cette théorie, les entités fondamentales décrites par la physique auraient une nature consciente. L’idée est que la physique ne fait que décrire le comportement des entités qu’elle étudie, sans jamais se pencher sur ce qu’elles sont fondamentalement. Or, par introspection, nous savons que nous, les humains, avons une nature consciente. Nous ne sommes pas qu’un ensemble de particules dont le comportement peut être décrit à l’aide de certaines lois. Il y a une conscience derrière ce comportement. Il en irait de même de nos cellules, dont une certaine conscience expliquerait le comportement, de même que de nos molécules, atomes, et ainsi de suite jusqu’aux particules fondamentales. En établissant des lois psycho-physiques entre la nature consciente des entités et leur comportement, le panpsychisme pourrait permettre à Chalmers de remplir son projet dualiste naturaliste.

Dans le troisième chapitre, je commencerai par me pencher sur l’accusation la plus importante à laquelle fait face le dualisme naturaliste, c’est-à-dire l’épiphénoménisme. C’est l’accusation que le dualisme naturaliste ne laisse aucun rôle causal à la conscience phénoménale. Cette position mène à deux problèmes importants que j’explorerai, en l’occurrence le paradoxe des jugements phénoménaux, formulé par Sydney Shoemaker et renforcé par un argument récent de Michael Pauen, et le problème de l’évolution de la conscience phénoménale. Dans sa formulation originale, le paradoxe est bien illustré par un exemple : quand Chalmers a écrit son livre à propos de la conscience, nous assurant que le matérialisme est faux, son zombie faisait de même sans conscience! Et il en allait de même de la majorité de ses lecteurs zombies, se questionnant à propos de l’existence de zombies, certains de ne pas en être eux-mêmes. Il y aurait donc beaucoup de fausses croyances dans un monde de

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zombies. Mais la situation est encore plus hostile à Chalmers si l’on considère l’observation de Pauen : si l’on peut imaginer un monde physiquement identique au nôtre mais où les habitants ont leurs qualia de couleurs isomorphiquement inversés, alors on peut aussi imaginer un monde où les habitants ont des qualia plus problématiques systématiquement inversés, comme le plaisir et la douleur. Dans ce monde physiquement identique au nôtre, les habitants disent avec joie participer à des activités qui les rendent tristes, et ils disent volontairement éviter des activités qui les rendent heureux. Comme dans un monde de désaccord préétabli, les jugements phénoménaux de plaisir et de douleur seraient systématiquement faux! Le problème de l’évolution de la conscience phénoménale, lui, vient de l’observation que la conscience phénoménale est trop complexe pour ne pas jouer de rôle causal. L’évolution doit avoir sélectionné la conscience phénoménale pour une certaine fonction, sinon elle ne serait pas aussi complexe.

Chalmers pourrait-il éviter ces problèmes avec le panpsychisme, formulation plus précise de son dualisme naturaliste ? Après tout, le panpsychisme promettait justement d’attribuer un rôle causal à la conscience phénoménale. Encore dans le troisième chapitre, j’expliquerai que le panpsychisme fait également face à d’importants problèmes, et qu’il n’est donc pas clair que Chalmers veuille y recourir. Pour commencer, le panpsychisme, en attribuant une nature consciente aux entités physiques, risque de miner les expériences de pensée des zombies et du spectre inversé. En effet, en posant la nature des entités physiques comme phénoménale, on ne peut plus retirer ou modifier la conscience phénoménale du monde sans en changer le côté physique, comme ces expériences de pensée supposent. Chalmers semblerait donc scier la branche sur laquelle il est assis en adoptant le panpsychisme. De plus, il n’est pas clair que le panpsychisme puisse résoudre le paradoxe des jugements phénoménaux ou le problème de l’évolution de la conscience phénoménale. À ma connaissance, aucune réponse panpsychiste naturaliste à ces questions n’a été fournie dans la littérature. En fait, on peut même voir le problème de l’évolution de la conscience phénoménale comme une version renforcée d’un problème déjà bien connu pour le panpsychisme : le problème de la combinaison. Pourquoi et comment différentes consciences peuvent-elles se combiner ? Quand je suis dans un groupe de gens par exemple, je n’ai jamais remarqué que nos consciences se combinent en une conscience globale supplémentaire. N’est-il pas invraisemblable de dire pourtant, comme le panpsychiste, qu’une chose du genre se produit avec les consciences de nos cellules, qui s’assemblent en notre conscience à nous ? Parler de la sélection naturelle ne fait que compliquer l’affaire : il faut

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expliquer pourquoi l’évolution a sélectionné certains genres de combinaisons de consciences plutôt que d’autres.

Dans le dernier chapitre de mon mémoire, je vais explorer certaines options s’offrant à Chalmers face à ces objections et j’argumenterai qu’un compromis est possible entre les positions de Chalmers et de McGinn. Je commencerai par discuter les options susceptibles de sauver le dualisme naturaliste du paradoxe des jugements phénoménaux et du problème de l’évolution de la conscience phénoménale. La première option, que Chalmers proposait dans The Conscious Mind face à la version originale du paradoxe, était d’accepter résolument que la conscience phénoménale ne joue aucun rôle causal dans la formation de nos jugements phénoménaux, sans se prononcer sur le rôle (causal ou autre) qu’elle pourrait jouer dans la formation de nos croyances phénoménales. Je rejetterai cette option puisque, tel que Chalmers lui-même l’avoua plus tard, déjà dans la formulation initiale du paradoxe, cette option était invraisemblable : nos qualia ont un rôle à jouer dans nos croyances. L’option ne sera que plus invraisemblable dans la version renforcée de Pauen. La deuxième option ensuite proposée par Chalmers, toujours face au paradoxe original, était d’encore accepter que les qualia ne jouent aucun rôle dans nos jugements, mais de leur accorder un rôle épistémique dans la formation de nos croyances. L’idée est que les croyances phénoménales de zombies, sans nécessairement être fausses, seraient « dégonflées ». Contrairement aux nôtres, elles ne feraient référence qu’à la partie fonctionnelle des qualia, pas à la partie phénoménale. Je rejetterai cette option parce que, même si elle était cohérente dans le cas des zombies, elle ne le serait pas dans le monde de Pauen. Nos analogues y auraient complètement et systématiquement tort, leurs croyances ne seraient pas simplement dégonflées. Finalement, la dernière option s’offrant à Chalmers est de rejeter explicitement l’épiphénoménisme et d’accorder un rôle causal aux qualia. J’expliquerai ensuite qu’il en va de même pour pouvoir répondre au problème de l’évolution de la conscience phénoménale.

Je tenterai dans un dernier temps de voir si le panpsychisme, qui promet d’attribuer un rôle causal authentique à la conscience phénoménale, peut éviter les problèmes mis de l’avant au chapitre trois. Ultimement, j’en viendrai à dire que Chalmers et McGinn arrivent à un compromis. À ma connaissance, le seul genre de panpsychisme actuellement capable de répondre au problème de la combinaison de façon naturaliste est le panpsychisme spatial de Philip Goff, qui comporte un important degré de mystérianisme. Après avoir expliqué que nous n’avons pas une saisie transparente de la relation de combinaison de consciences, Goff l’identifie à une autre relation à laquelle nous n’avons pas un accès

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transparent, la relation spatiale. Je prendrai le temps d’examiner dans quelle mesure cette solution peut éviter chacun des arguments mystériens de McGinn, et je terminerai en situant le progrès accompli par Chalmers en l’adoptant.

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Chapitre 1 : Le naturalisme transcendantal de Colin

McGinn

En principe, selon plusieurs scientifiques et philosophes, si l’on connaissait assez précisément la description physique du cerveau d’un individu, on pourrait prédire son comportement. Ce n’est pas une tâche simple, comme en témoignent les nombreux scientifiques travaillant dans le domaine. Mais, au moins, on voit comment le projet pourrait réussir : il faut expliquer des fonctions complexes comme le comportement par des fonctions simples comme des interactions neuronales. Le problème difficile, le thème de mon mémoire, est plutôt d’expliquer pourquoi la conscience, notamment la conscience phénoménale, accompagne ces fonctions. La conscience phénoménale est, pour employer l’expression célèbre de Nagel (1974), l’effet que cela fait d’avoir une certaine expérience. C’est un problème d’intérêt non seulement pour les théoriciens en sciences cognitives, mais aussi pour la population en général, comme l’illustrent les nombreux films sur le sujet. On devine en effet dans la fascination récente au sujet des zombies et des robots un questionnement grandissant concernant ce qui nous rapproche et nous éloigne de ces créatures. En quoi ne sommes-nous pas de simples machines ? Répondre au problème difficile de la conscience est capital pour comprendre notre place et notre valeur dans un monde matériel.

Je suis l’un de ceux qui croient non seulement que la science n’a pas encore résolu le problème, mais aussi que le paradigme physicaliste actuellement dominant – l’idée que tout est ultimement physique – est inadéquat. Il y a quatre expériences de pensée, que je discuterai plus en détail ci-dessous, qui me poussent à cette conclusion.

Supposons premièrement qu’une scientifique appelée Mary passe sa vie dans une pièce en noir et blanc1. Elle y consacre tout son temps à étudier scientifiquement la vision. Elle en connaît les

mécanismes physiques, chimiques, biologiques et psychologiques de fond en comble. D’un point de vue physicaliste, on ne voit pas ce qu’elle pourrait faire de plus. Maintenant, imaginons qu’elle sorte de sa pièce et que, pour la première fois de sa vie, elle soit exposée à la couleur rouge. Il semble que Mary apprend alors quelque chose de nouveau, qui échappe au paradigme physicaliste.

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Peut-on dire quelque chose à propos de la conscience d’une chauve-souris2 ? Quel est l’effet que ça

fait de passer ses journées à dormir la tête en bas dans des grottes, et puis de s’éveiller la nuit pour se déplacer par écholocalisation afin de manger des insectes ? Est-ce qu’étudier le système nerveux des chauves-souris pourrait véritablement répondre à ces questions ? Pas vraiment, il semble que le paradigme physicaliste soit simplement inadéquat.

Allons plus loin. Qu’est-ce qui nous empêcherait d’imaginer un monde de zombies philosophiques, des créatures physiquement, chimiquement, biologiquement et psychologiquement identiques à nous, mais sans conscience phénoménale3 ? Cette conscience phénoménale semble superflue dans la

vision du monde physicaliste.

De façon moins choquante, qu’est-ce qui nous empêcherait d’imaginer un monde physiquement identique au nôtre mais où les impressions que nous font les couleurs sont inversées4 ? Comme nous,

les habitants de ce monde disent que les tomates sont rouges et que le gazon est vert, mais en regardant une tomate, ils voient la couleur que nous associons au vert, et en voyant le gazon, ils voient la couleur que nous associons au rouge. Ces individus seraient psychologiquement, biologiquement, chimiquement et physiquement indiscernables de nous. Encore une fois, la distinction semble être à un niveau qui échappe au physicalisme.

Ceci dit, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Le fait que le physicalisme se heurte à un problème apparemment insoluble n’implique pas que la science soit à jamais aveugle à la conscience, ou qu’il faille aujourd’hui complètement abandonner notre vision du monde et son énorme pouvoir explicatif. En rejetant le physicalisme, il est quand même possible de conserver le naturalisme, c’est-à-dire l’idée que toutes les entités qui existent ne sont pas particulièrement mystérieuses et qu’elles sont régies par des lois que la science peut révéler, même si elles ne sont pas nécessairement physiques à proprement parler. La distinction entre le physicalisme et le naturalisme est subtile et souvent négligée. J’y reviendrai plus en détail ci-dessous. Ceci me permettra de mettre en évidence deux variétés de naturalisme qui prennent au sérieux les expériences de pensée que je viens de

2 Thomas Nagel (1974)

3 David Chalmers (1996) est crédité pour la défense la plus sérieuse et exhaustive de cette expérience de pensée. 4 Il s’agit d’une expérience de pensée originellement introduite par John Locke (1690) et plus récemment utilisée par Ned

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présenter, le naturalisme transcendantal de Colin McGinn et le dualisme naturaliste de David Chalmers, deux formes de naturalisme qui ne sont pas des physicalismes.

Le naturalisme transcendantal de McGinn servira d’arrière-plan à mon mémoire puisqu’il s’agit d’une position qui explique très bien notre perplexité face à la conscience phénoménale, mais au prix d’un important pessimisme. Selon McGinn, le problème difficile n’est qu’une conséquence des limites inébranlables de la cognition humaine, il ne renvoie à aucun problème métaphysique réel. Il y aurait ainsi une explication parfaitement naturelle, quoique non physicaliste, de la relation entre la matière et la conscience, mais nous n’y aurions simplement pas accès, de la même manière que les écureuils n’ont pas accès à la connaissance de l’électron. En revanche, le dualisme naturaliste de Chalmers tente d’offrir une réponse positive au problème. Puisque la conscience échappe à l’ontologie physicaliste, il faut étendre notre ontologie. De la même manière que Newton a naturalisé la gravité, autrefois vue comme une mystérieuse force surnaturelle, il serait temps maintenant de naturaliser la conscience. La tâche consisterait à trouver les bonnes lois, cette fois-ci non physiques. L’objectif de mon mémoire est de déterminer si cette option est viable : Chalmers réussit-il à donner tort au pessimisme de McGinn ? Ultimement, je vais tenter de montrer que les deux auteurs arrivent en réalité à un compromis. Si Chalmers peut accomplir un progrès non trivial, il devra concéder un important mystérianisme.

Le premier chapitre de mon mémoire a pour fonction de mettre la table pour toute cette discussion. Dans la première section, je vais définir plus en détail la notion de conscience phénoménale, par opposition aux autres usages du terme « conscience ». Dans la seconde section, je définirai précisément le paradigme physicaliste pour pouvoir ensuite expliquer en quoi il est en difficulté. Pour ce faire, j’utiliserai les expériences de pensée tout juste mentionnées. Finalement, dans la dernière section, je définirai le paradigme naturaliste de manière à bien montrer ce qui le distingue du physicalisme. Ceci me permettra d’introduire le naturalisme transcendantal de McGinn, qui n’est justement pas physicaliste, et d’expliquer les arguments en sa faveur.

1.1 – La conscience phénoménale

Il est souvent noté que le terme « conscience » est un concept bâtard, qui mêle plusieurs notions distinctes : conscience d’éveil, conscience de soi, conscience d’accès, etc. (cf. Nagel, 1974; Chalmers, 1995; Chalmers, 1996, 6; Block, 2002, 206; Rosenthal, 2002, 406) Ici, nous nous intéressons

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spécifiquement au côté phénoménal de la conscience. Quand je prends une gorgée de café, tout un tas d’expériences phénoménales conscientes m’apparaît, incluant l’arôme du café. On pourrait également penser à mon expérience visuelle consciente de la tasse de café, ou encore à l’odeur dégagée. Toutes ces expériences et sensations font partie de l’effet que cela fait de prendre une gorgée de café, il s’agit d’un exemple de conscience phénoménale. Pour prendre une autre formulation, qu’Alva Noë (2009) aime bien employer, c’est la façon dont le monde nous apparaît, incluant sensations, perceptions, émotions, etc. Gardons ainsi en tête notre expérience immédiate préthéorique quand nous avons affaire à la conscience phénoménale.

Pour mieux saisir de quoi il s’agit, il est utile de comparer ce que signifie cette notion avec les autres significations du terme « conscience », mentionnées ci-dessus. Une créature est dotée d’une conscience d’éveil (Rosenthal, 2002, 406) si elle n’est pas morte et qu’elle ne dort pas, qu’elle peut bouger et vraisemblablement interagir avec son environnement. C’est ce qu’on veut dire, par exemple, quand on dit que quelqu’un a perdu conscience après avoir reçu un coup de poing, ou qu’il a repris connaissance en se réveillant. Une créature est consciente d’elle-même (DeGrazia, 2009) si elle est, même minimalement, consciente de son corps comme distinct du monde externe, si elle est consciente de sa place distincte dans sa société, ou, plus substantiellement, si elle peut avoir des états conscients portant sur ses propres états mentaux. Ainsi, je suis conscient de moi-même de plusieurs façons, je sais que mon corps est une entité distincte du reste du monde, qu’il est lié à des sensations et disponible à mes mouvements volontaires. Je suis conscient de ma place dans la société et des divers rôles qu’elle implique et qui me distinguent des autres membres de ladite société. Finalement, je suis conscient de mes états mentaux, par exemple alors que je rédige ce mémoire de philosophie de l’esprit. Par ailleurs, une créature a une conscience d’accès (Block, 2002) à une représentation si celle-ci est accessible rationnellement, que ce soit pour agir ou simplement pour raisonner. C’est analogue à l’utilisation d’un outil. Par exemple, j’ai une conscience d’accès à la représentation de mon ordinateur. J’utilise cette représentation pour écrire ces lignes. En revanche, la conscience phénoménale (Nagel, 1974; Chalmers, 1995; Block, 2002) renvoie plutôt à des états mentaux qui semblent, au moins au premier abord, différents des sens énumérés ci-dessus. En plus d’être éveillé, conscient de soi-même et d’avoir accès à des représentations, notre conscience semble avoir quelque chose de proprement phénoménal. Les couleurs, les goûts, les odeurs, etc., semblent échapper à toutes les autres notions. Par ailleurs, il existe un terme technique que j’emploierai à l’occasion pour référer à ces éléments qui

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font partie de notre conscience phénoménale : il s’agit de « quale », ou « qualia » au pluriel (Tye, 2016).

L’aspect de la conscience qui m’intéresse dans ce mémoire est spécifiquement la conscience phénoménale ou, autrement dit, les qualia. Plus précisément, il s’agit de savoir quelle est la relation entre la conscience phénoménale et le monde physique. Par « physique », j’aurai ici en tête les entités de notre meilleure physique théorique, des quarks aux galaxies, ainsi que les quelques forces fondamentales régissant les interactions entre ces entités. Ce problème a été qualifié de « problème difficile de la conscience » (Chalmers, 1995), par opposition aux autres problèmes, « faciles », qui réfèrent par exemple à la conscience d’éveil, de soi ou d’accès. En effet, on peut concevoir que ces problèmes recevront éventuellement des explications physiques complètes. Il s’agit de comportements complexes à l’échelle humaine, mais ils seront explicables en termes d’interactions plus simples à l’échelle biologique, chimique et physique. Même des comportements très complexes, comme la rédaction d’un mémoire de philosophie de l’esprit, faisant appel à ces trois types de conscience, peuvent être expliqués grâce à des comportements physiques plus simples. Par exemple, on peut faire l’hypothèse que les états physiques actuels de mon cerveau, dont les mécanismes sont strictement régis par les lois de la physique, expliquent complètement les mouvements de mes doigts sur mon clavier. En revanche, la conscience phénoménale semble échapper à ce genre d’analyse (cf. Chalmers, 1995 et 1996; Kim, 2006). Mais avant de pouvoir développer cette intuition, il faut expliquer plus précisément ce que voudrait dire donner une explication physique de la conscience. C’est le rôle de la section suivante.

1.2 – Le physicalisme et ses critiques

Selon le physicalisme, tout ce qui existe serait en quelque sorte physique. Autrement dit, une fois le monde physique créé, il ne restait à Dieu plus rien à ajouter. De la matière, de l’énergie, quelques lois pour régir le tout, et le monde est complet. Cette position est aujourd’hui également connue sous le nom de matérialisme, bien qu’il ait déjà existé une différence marquée entre les significations de ces deux termes (Stoljar, 2017). Suivant l’usage contemporain, je les utiliserai de manière interchangeable.

Il y a plusieurs façons d’articuler plus précisément cette position physicaliste (Ibid.). Celle que je vais ici employer repose sur la notion de survenance, définie comme suit (Chalmers, 1996, 32-33) : la propriété A survient sur la propriété B si un changement dans A implique nécessairement –

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c’est-à-dire dans tous les mondes possibles, pas seulement dans le nôtre – la présence d’un changement dans B. Autrement dit, dans tout monde où B est fixé, A est fixé, mais le contraire n’est pas vrai en général. Par exemple, les propriétés biologiques surviennent sur les propriétés physiques. En effet, dans un monde où l’ensemble des propriétés physiques d’un organisme sont fixées, alors toutes ses propriétés biologiques sont fixées. Il n’y pas de changement biologique sans un changement physique sous-jacent. Par exemple, imaginons un monde aussi près du nôtre que possible, mais où le volume de sang pompé par minute par mon cœur est différent. Forcément, mon cœur dans ce monde est physiquement différent de celui que j’ai dans notre monde. Les particules fondamentales de ce cœur seraient différentes ou organisées différemment, par exemple. On pourrait toutefois imaginer que les propriétés biologiques d’un organisme sont les mêmes pour deux supports physiques différents. Imaginons par exemple un monde identique au nôtre, mais où un des atomes de carbone 14 de mon cœur (dans notre monde) est remplacé par un atome de carbone 12. Dans ce monde, même si mon cœur est physiquement différent de celui présent dans notre monde, il n’en diffère pas biologiquement. Il pompe tout autant de sang, exactement de la même manière. La notion de survenance nous permet ainsi de préciser notre intuition que les entités biologiques reposent entièrement sur les entités physiques. Nous n’avons pas besoin d’introduire de divinité ou d’élan vital pour rendre compte de la biologie, l’ontologie de la physique fait très bien l’affaire. D’une certaine façon, une fois que nous connaissons le monde physique, le monde biologique n’aurait plus de secrets profonds pour nous. Il suffirait d’expliquer comment les entités biologiques reposent sur les entités physiques.

En requérant que l’implication tienne dans tous les mondes possibles, la notion de survenance permet d’écarter les corrélations empiriques qui ne sont vraies que dans notre monde. Chalmers (1996, 36) donne l’exemple de la relation chimique pV = KT, qui relie la pression p et le volume V d’une mole de gaz à sa température T, grâce à la constante K. Il est vrai que, dans notre monde, une fois que la température et le volume sont fixés, alors la pression d’une mole de gaz est fixée. Il suffit de diviser KT par V pour obtenir le nombre exact. Or, ce résultat n’a pas à être le même dans tous les mondes possibles, puisqu’on peut imaginer des mondes possibles où la constante K est différente, c’est-à-dire des mondes possibles où, pour une température et un volume donnés, une mole de gaz a une pression différente. Même si les lois physiques du monde actuel ne prévalent pas dans ces mondes, ils n’en sont pas moins métaphysiquement possibles. Nous pouvons donc dire que la pression d’une mole de gaz ne survient pas sur son volume et sa température, conformément à notre intuition que la pression d’une mole de gaz n’est pas uniquement une affaire de volume et de température. On peut ainsi

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distinguer la survenance métaphysique, c’est-à-dire la notion de survenance forte ici en jeu, qui vaut dans tous les mondes possibles, et la survenance naturelle, une notion plus faible, qui sera utilisée dans le prochain chapitre, et qui ne vaut que dans le monde actuel en raison des lois qui y prévalent.

La notion de survenance nous permet maintenant de définir le physicalisme en philosophie de l’esprit : selon le physicalisme, la conscience phénoménale survient sur le physique. Dans tout monde possible où les propriétés physiques sont identiques aux nôtres, les propriétés phénoménales sont identiques aux nôtres. Pour mieux comprendre cette position, on peut considérer les cas plus simples des autres types de conscience. Par exemple, la conscience d’éveil survient sur le physique. En effet, une fois que les lois de la physique ainsi que l’organisation physique d’un organisme sont fixées, son état de veille est fixé. Il est impossible qu’une créature s’éveille ou s’endorme sans que son support physique ne change. Selon le physicalisme, il en irait de même de la conscience phénoménale. Une fois que les entités physiques d’un monde sont fixées, les consciences phénoménales y sont fixées. Si quelqu’un de physiquement identique à moi regarde une pomme rouge, alors forcément il éprouve alors une expérience phénoménale de rouge, pas besoin de postuler de divinité ou d’autres entités supplémentaires. L’ontologie de la physique est suffisante.

Ainsi que je l’ai mentionné plus haut, il y a quatre arguments majeurs qui ont été articulés contre cette thèse. Il y a l’argument de la connaissance de Frank Jackson (1982), celui de la chauve-souris de Nagel (1974), celui des zombies philosophiques vigoureusement défendus par Chalmers (1996), ainsi que celui du spectre inversé, introduit par John Locke (1690) et plus récemment utilisé par Ned Block (1990), Sydney Shoemaker (1999) et Chalmers (1996).

Reprenons d’abord l’argument de la connaissance de Jackson. Comme je l’ai évoqué, il peut être formulé de la façon suivante : imaginons une scientifique appelée Mary, qui passe sa vie dans une pièce en noir et blanc, sans aucune autre couleur. Imaginons de surcroît que Mary passe son temps dans la pièce à apprendre tout ce qu’il y a à apprendre à propos du cerveau. Elle le connaît de fond en comble. Elle connaît même les mécanismes physiques et biologiques qui sous-tendent nos énoncés phénoménaux. Ainsi, elle sait très bien que la vision de photons de longueur d’onde de 700 nanomètres correspond à ce que tout le monde appelle la couleur rouge, et quelles zones cérébrales et quels réseaux neuronaux sont impliqués dans la perception de cette couleur. Maintenant, disons que Mary quitte sa pièce, et qu’elle se retrouve dans le monde normal contenant toutes les couleurs du spectre visuel disponible à l’humain. Apprend-elle quelque chose ? Manifestement oui, elle apprend l’effet que

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ça fait de voir, par exemple, la couleur rouge. Le point de l’argument est que cette connaissance dépasse ce qu’elle connaissait dans la pièce noir et blanc. Même en connaissant toutes les propriétés physiques du monde, on ne peut pas en déduire les propriétés phénoménales. On peut tirer deux conclusions de cet argument (Nida-Rümelin, 2015), une faible et une forte. Faiblement, on peut dire qu’il s’agit d’un argument épistémique. Il est vrai que la connaissance des propriétés phénoménales n’est pas accessible via une connaissance des propriétés physiques, mais c’est là que l’argument s’arrêterait. On peut toutefois aller plus loin et dire qu’il y a ici vraiment une négation de la survenance de la conscience sur le physique, étant donné que Mary a une connaissance complète des mécanismes physiques impliqués. L’idée est que, comme aucun fait physique ne lui échappe, et que la conscience phénoménale du rouge lui échappe, celle-ci n’est pas une affaire de faits physiques. Il existerait un monde possible où les faits physiques sont fixés sans que les faits phénoménaux ne le soient, ce qui contredit la survenance. Je ne tenterai pas ici de trancher entre ces deux possibilités. Nous les emprunterons plutôt en temps voulu.

Le second argument que j’ai mentionné, celui de la chauve-souris, formulé par Nagel, sert à illustrer le même point, mais de manière différente. Peu importe ce que nous apprendrons au sujet du cerveau d’une chauve-souris, nous ne saurons jamais quelle est sa phénoménologie. Quel est l’effet que ça fait que de se déplacer par écholocalisation, de manger des moustiques, et de se reposer la tête en bas dans une caverne ? Il est vrai que je peux m’imaginer, moi, exécuter ces actes, mais il m’est impossible d’imaginer exactement ce que c’est véritablement pour une chauve-souris. Aucune connaissance du système nerveux de la chauve-souris ne parviendra à pallier ce déficit. Comme dans l’histoire de Mary, on peut tirer une conclusion faible et une conclusion forte de cet argument. Faiblement, il y a un fossé épistémique infranchissable entre la connaissance de la matière et la connaissance de l’esprit. Fortement, on pourrait également parler d’un fossé métaphysique. L’idée est qu’il serait par principe impossible de tirer quelque conclusion que ce soit à propos de la conscience des chauves-souris sur la base des faits physiques portant sur celles-ci car la conscience phénoménale n’est pas une affaire de faits physiques. Il est, en effet, tout à fait possible qu’il existe un monde où tous les faits physiques sont fixés sans que les faits phénoménaux le soient. Comme avec l’histoire de Mary, je ne tenterai pas de trancher tout de suite entre ces deux possibilités.

Le troisième argument auquel j’ai référé est celui des zombies philosophiques de Chalmers (1996, 94-100), qui nous demande d’imaginer un monde physiquement identique au nôtre, mais où les habitants

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sont phénoménalement inconscients. Ainsi, dans ce monde se trouve un amas de matière en tout point identique à moi, sauf qu’il n’y a personne au poste. Mon zombie écrit ces lignes exactement de la même façon que moi, mais il ne ressent pas les qualia que je ressens. Il ne ressent pas la couleur bleue vive de mon bureau, la lumière éclatante de mon écran ou la saveur du café que j’ai bu entre ces quelques mots. Du point de vue de la science physique, nous sommes régis exactement par les mêmes lois. Que ce soit au niveau de nos particules fondamentales ou au niveau de nos circuits neuronaux, nous sommes impossibles à distinguer. Mais alors que je suis phénoménalement conscient, mon zombie ne l’est pas. Le point ici est que nous pouvons concevoir un tel monde. Comme les lois de la physique ne mentionnent nulle part la présence de conscience phénoménale, nous pourrions retirer la conscience de notre monde sans rien changer physiquement. Ceci implique que la conscience phénoménale ne survient pas sur le physique.

Le dernier argument dont j’ai parlé est moins choquant, c’est celui des qualia inversés (Chalmers, 1996, 99-101). Nous pouvons imaginer un monde physiquement identique au nôtre, mais où le spectre des couleurs est inversé. Imaginez un monde où existe une créature en tout point identique à vous, hormis le fait que, phénoménalement, son spectre de couleur est inversé, de manière à ce que ce qui est vert pour vous soit rouge pour elle. De cette manière, lorsque vous regardez du gazon, vous dites tous deux qu’il est vert, mais alors que vous faites l’expérience du quale de vert que nous connaissons bien, votre clone fait l’expérience du quale que nous associons au rouge. Inversement, quand vous regardez une tomate bien mûre, vous dites tous deux qu’elle est rouge, mais alors que vous faites l’expérience du quale de rouge, votre clone fait l’expérience du quale de vert. En fait, c’est un peu plus compliqué que ça (Byrne, 2016). Il s’avère que notre phénoménologie est structurée de manière à rendre impossible en pratique une telle inversion. Heureusement pour Chalmers, ceci n’est pas critique pour son argument. Il suffit d’imaginer un autre genre de distribution de qualia, peut-être une translation au lieu d’une inversion, ou peut-être introduire des qualia complètement différents. Qu’importe, ce qui compte est qu’on peut imaginer un monde où les qualia sont distribués différemment sur un même support physique. Les lois de la physique ne préviennent en rien une telle inversion. Ceci indique, encore une fois, que la conscience ne survient pas sur le physique.

Ces quatre arguments sont controversés et animent encore aujourd’hui de vigoureux débats. Ce qui est clair, par contre, c’est que le physicalisme est en difficulté. L’argument de la connaissance et celui de la chauve-souris montrent que la connaissance des propriétés physiques ne suffit pas pour

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connaître le monde dans son entièreté, bien qu’ils ne visent pas nécessairement la thèse physicaliste telle que définie ici, c’est-à-dire la thèse de la survenance de la conscience phénoménale sur le physique. C’est toutefois ce que font directement les arguments des zombies et du spectre inversé. Aussi incroyables ces scénarios puissent-ils paraître, ils montrent que les entités du physicaliste ne sont pas nécessairement accompagnées de conscience phénoménale. Telle que définie par le physicaliste, la matière du cerveau n’implique pas la présence de conscience phénoménale. On peut retirer ou modifier notre conscience phénoménale du monde sans avoir à modifier la vision du monde physicaliste.

En fait, le physicalisme semble si déconnecté de la conscience phénoménale que certains proposent une définition négative de la conscience phénoménale, comme étant ce qui échappe au physicalisme. Chalmers (1996, chapitre 1) sépare ainsi le côté psychologique de la conscience de son côté phénoménal. Le côté psychologique de la conscience renvoie à l’ensemble des objets d’étude ouverts au physicaliste en ce qui concerne la conscience. Dans le cas de la conscience de la couleur, ceci correspond aux faits connus par Mary dans sa pièce en noir et blanc, comme sa connaissance des structures neuronales impliquées, par exemple. Dans le cas de la connaissance de la conscience des chauves-souris, cela correspond à ce qu’un scientifique du futur tentant de répondre à Nagel pourrait connaître, comme la structure de l’attention ou d’une éventuelle conscience de soi des chauves-souris, par exemple. Plus généralement, la conscience psychologique correspond à tout ce qu’on peut expliquer en termes physicalistes, ce qui est équivalent à la conscience dont les zombies philosophiques disposent. Ceci inclut la conscience d’éveil, la conscience de soi et la conscience d’accès. En effet, les zombies, puisqu’ils agissent de la même façon que nous, peuvent bien être dits éveillés ou endormis. Il ne s’agit là que de se comporter d’une certaine façon, de certaines interactions avec le monde physique. Les zombies démontrent également de la conscience de soi, étant capables de parler d’eux-mêmes comme individus distincts des autres et même d’écrire des autobiographies dans lesquelles ils relatent leurs actions. Il ne s’agit là encore que de fonctions, aussi complexes soient-elles. Finalement, les zombies se représentent également le monde, de manière à déployer une conscience d’accès. Il ne s’agit ici que d’avoir certaines représentations, jouant un certain rôle fonctionnel, aussi riche soit-il, dans le comportement des zombies. Or, il manque clairement quelque chose aux zombies. Ce quelque chose est défini comme étant le côté proprement phénoménal de la conscience.

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Maintenant, si la conscience phénoménale est ce qui échappe au physicalisme, échappe-t-elle nécessairement au naturalisme ?

1.3 – Le naturalisme transcendantal

Le naturalisme est une thèse qui englobe le physicalisme (Papineau, 2016). Il s’agit d’une position largement acceptée, bien que plutôt vague, qui se divise en deux branches, l’une méthodologique, l’autre ontologique. Du côté méthodologique, le naturalisme affirme que la méthode scientifique est un moyen permettant d’arriver à comprendre l’ensemble de la réalité. Le monde obéit à des lois qui ne sont pas miraculeuses, et l’investigation empirique peut les révéler.

Mais c’est surtout l’autre côté du naturalisme qui me concernera ici, c’est-à-dire le côté ontologique. Le naturalisme ontologique affirme essentiellement qu’il n’y a aucune entité surnaturelle dans le monde, comme des Dieux ou des âmes désincarnées par exemple. Présentement, les entités qui ne sont pas considérées comme surnaturelles correspondent aux entités physiques mentionnées ci-dessus, allant des quarks aux galaxies, mais également les forces, comme la gravité et le magnétisme. Il y a donc aujourd’hui une large coïncidence du naturalisme ontologique avec le physicalisme. Une telle coïncidence n’est toutefois pas nécessaire. David Papineau (2016, section 1.3) donne l’exemple de l’état de la science au 19e siècle, suite à la découverte de la loi de conservation de l’énergie. Cette

loi devait s’appliquer à l’ensemble des entités du monde, non seulement physiques, mais aussi vitales et mentales, dont l’existence distincte était largement acceptée à l’époque. En conséquence : « [w]e might usefully view this as a species of ontological naturalism that falls short of full physicalism ». Je tiens à préciser que mon but ici n’est pas de défendre cette position, mais seulement d’indiquer que le physicalisme n’est que l’une des formes possibles de naturalisme ontologique.

Cet exemple montre également que le naturalisme a pris plusieurs formes à travers le temps. En fait, c’est également le cas du physicalisme. Newton, par exemple, a radicalement transformé le physicalisme (et le naturalisme) de son époque, limité à des forces mécaniques, pour y introduire la gravité, qui était alors vue comme une mystérieuse, voire impossible, force à distance. Le physicalisme mécaniste est alors devenu un physicalisme incluant la gravité. Aujourd’hui, on en est aux quarks, aux galaxies, à la gravité, à la force électromagnétique, etc. mais ça pourrait changer dans le futur. Le physicalisme mécaniste d’avant Newton était une version du physicalisme, le physicalisme après

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Newton également, le physicalisme basé sur la physique moderne aussi, et il en ira de même de tous les physicalismes futurs.

Devinerait-on ici une façon dont le physicaliste pourrait éviter les arguments antiphysicalistes exposés ci-dessus ? Pourrait-on espérer qu’un physicalisme futur fasse l’affaire ? Pas vraiment. Même si le physicalisme est sujet aux changements de paradigme, il ne fait que suivre l’ontologie de la science physique, puisqu’il est explicitement défini à partir de celle-ci. Même si les physiciens du futur introduisaient de nouvelles entités et de nouvelles lois à leurs modèles, les arguments ci-dessus demeureraient tout aussi percutants. Qu’on apprenne à Mary que le modèle standard de la physique est erroné, et qu’il existe en fait un autre ensemble d’entités et de forces physiques qui décrivent l’univers, elle ne sera pas moins surprise la première fois qu’elle verra la couleur rouge. Nulle part dans les arguments ci-dessus nous n’avions besoin de supposer quoi que ce soit à propos de l’état de perfectionnement de la science physique. Ils s’appliquent tout aussi bien à la physique newtonienne qu’à la physique moderne et à la physique du futur.

En revanche, cette option est ouverte au naturaliste, qui n’est pas ainsi limité par l’ontologie de la science physique. Comme le naturalisme du 19e siècle, qui incluait des entités non physiques, il est

possible que, dans le futur, des théories naturalistes non physicalistes soient érigées, et qu’elles rendent compte de la conscience phénoménale. Je discuterai en détail une telle théorie dans le prochain chapitre, le dualisme naturaliste de Chalmers.

Mais il y a une autre possibilité, qui repose sur un sens encore plus large du naturalisme, que je veux considérer dès maintenant. Qu’est-ce qui nous garantit que l’investigation empirique, c’est-à-dire le naturalisme méthodologique, puisse nous mener, nous, les humains, à la connaissance de la nature des objets et du fonctionnement véritable du monde ? Le physicalisme pourrait-il n’être qu’un mirage provoqué par les limites conceptuelles de la cognition humaine ? Existerait-il plutôt un naturalisme ontologique qui permettrait de répondre au problème corps-esprit, mais qui échapperait à l’esprit humain, expliquant de ce fait notre confusion à son sujet ?

McGinn répond par l’affirmative, et intitule cette position « naturalisme transcendantal ». Elle a l’avantage de rendre justice à nos intuitions antiphysicalistes (et même antinaturalistes) tout en préservant l’élégante vision du monde naturaliste. McGinn s’oppose au physicalisme plus pour des raisons épistémiques que pour des raisons ontologiques. Bien qu’il accepte les arguments

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antiphysicalistes de Jackson et de Nagel, il ne les interprète que de manière épistémique. De plus, il rejette les deux autres arguments, soit celui des zombies et celui des qualia inversés, qui visent à établir l’échec de survenance de la conscience sur la matière. McGinn ne nie pas qu’il y a quelque chose à propos du cerveau qui explique naturellement la survenance ici en jeu, mais il considère que ce quelque chose échappe à l’esprit humain et à son paradigme physicaliste. Si seulement Mary avait la capacité de connaître suffisamment le cerveau, elle pourrait connaître la conscience phénoménale sans quitter sa pièce, et elle n’apprendrait rien en la quittant. De même, si seulement nous avions la capacité de connaître suffisamment le cerveau des chauves-souris, nous serions capables de connaître leur conscience phénoménale. Néanmoins, selon McGinn, il est impossible, à Mary comme à nous, d’acquérir une telle connaissance suffisante. Nous sommes à jamais limités. C’est seulement parce que notre compréhension de la matière est ainsi limitée, parce que le physicalisme est voué à l’incomplétude, que nous pouvons imaginer des scénarios comme le monde de zombies et le monde aux qualia inversés, scénarios qui sont en réalité impossibles. Plus généralement, la stratégie de McGinn consiste à dire que l’esprit humain est fermé quant à la solution du problème corps-esprit, pourtant naturelle. Autrement dit, le naturalisme est un cadre adéquat pour rendre compte de la conscience phénoménale, mais aucune théorie naturaliste à laquelle peut arriver un esprit humain n’en est capable. Comment McGinn en arrive-t-il à cette position ? Pour exposer sa thèse, je me référerai à, « Can We Solve the Mind-Body Problem ? » (1989), « Consciousness and Space » (1995) et The

Mysterious Flame (1999).

L’argument de McGinn s’articule en deux parties. Il commence par montrer qu’il existe une solution naturelle au problème. Plus précisément, McGinn tente d’établir qu’il existe une propriété naturelle P du cerveau qui permet de répondre au problème corps-esprit. Il appuie cette affirmation par deux remarques. D’abord, les alternatives non naturalistes sont insoutenables, et deuxièmement, la conscience est un phénomène biologique qui a évolué à partir de la matière inorganique. Comme pour la vie, il doit y avoir une explication naturelle du processus. La deuxième partie de l’argument vise à montrer que cette explication naturelle reposant sur la propriété P nous est toutefois cognitivement fermée. Non seulement nous n’avons actuellement aucun concept de P, puisque les théories naturalistes de l’esprit actuelles échouent, mais nos capacités de formation de concepts seraient résolument incapables d’en créer un. J’exposerai donc l’idée de McGinn selon laquelle nos deux façons d’appréhender le problème, soit l’introspection et la perception, sont mutuellement exclusives et individuellement inaptes à saisir P.

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Commençons par expliquer pourquoi il doit exister une solution naturelle au problème corps-esprit. Dans le premier et le troisième chapitre de The Mysterious Flame, McGinn considère les possibilités non naturalistes et arrive à la conclusion qu’elles sont à éviter. En fait, c’est ce qu’indique l’histoire des positions non naturalistes en général, et en particulier en philosophie de l’esprit. On peut penser aux tentatives d’explications surnaturelles de l’apparition de la vie sur terre, de la création de la terre, etc. À chaque fois, les tentatives d’explications surnaturelles se sont avérées erronées. Dans le cas particulier de la philosophie de l’esprit, refuser le naturalisme revient à dire que la conscience est ontologiquement distincte des entités naturelles de notre monde, et qu’aucune théorie scientifique ne pourrait en rendre compte. Comme si, après avoir créé la matière et les lois qui la régissent, Dieu avait dû encore ajouter la conscience de manière complètement indépendante.

Cette position est exemplifiée par le célèbre dualisme cartésien. Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes a séparé le monde en deux substances. D’un côté, il y a la substance étendue, c’est-à-dire la matière, et de l’autre il y a la substance inétendue, c’est-à-dire la conscience. La matière étendue est l’objet d’étude de la science naturelle. Elle est inconsciente et suit les lois strictes de la science physique. En revanche, la substance inétendue, consciente, serait scientifiquement inaccessible. Cette conception prend donc nos expériences phénoménales très au sérieux. En plus de la matière inconsciente étudiée par la physique, la conscience existerait d’une manière ontologiquement distincte. Par une certaine interaction qui échapperait aux sciences naturelles, la conscience et la matière s’influenceraient mutuellement. D’un côté, les sensations du corps seraient acheminées à l’âme, et de l’autre côté les décisions de l’âme seraient propagées au corps. Descartes imaginait que la glande pinéale était le siège de cette interaction, mais le dualisme ne repose pas nécessairement sur cette spécification. Il suffit d’affirmer que la matière et l’esprit sont des substances de nature irréconciliable. Il s’agit là, encore aujourd’hui, de la position antinaturaliste paradigmatique.

McGinn (1999, 25) distingue deux problèmes majeurs pour cette position : les zombies et les fantômes. Les zombies auxquels on fait ici référence ne sont pas les zombies d’Hollywood. Ce sont plutôt des zombies philosophiques tels que défendus par Chalmers. Mais contrairement à ce dernier, qui tente de démontrer la possibilité métaphysique de zombies pour pouvoir conclure que le dualisme est vrai, McGinn tente de montrer que le dualisme, justement parce qu’il implique la possibilité métaphysique de zombies, est erroné. Si, comme l’affirme le dualisme, la conscience est ontologiquement indépendante de la matière, alors on peut l’effacer sans rien changer à ladite matière, comme

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Chalmers le défendait ci-dessus. On pourrait effacer ma conscience du monde sans rien changer à mon cerveau ou au reste de mon corps, qui suivrait les lois de la physique comme si de rien n’était. Qui plus est, je me comporterais exactement de la même façon. Nous aboutissons ainsi à l’épiphénoménisme : la conscience n’a aucun impact sur le monde physique. Pour McGinn, c’est ici que le bât blesse. Le problème que McGinn identifie est ce que nous appellerons plus tard le « paradoxe des jugements phénoménaux ». J’y reviendrai plus longuement dans les prochains chapitres. Pour l’instant, mentionnons uniquement les grandes lignes du problème. Si la conscience n’a aucun impact sur le monde physique, alors la conscience n’a aucun impact sur nos actions, même nos actions qui semblent faire référence à la conscience. Alors que j’écris ces lignes, discutant de la conscience et des problèmes de zombies philosophiques, ma conscience ne serait pas impliquée. Mon zombie philosophique, étant physiquement identique, écrirait exactement les mêmes mots. Mais selon McGinn, ceci est absurde, notre conscience phénoménale a un impact sur le monde physique, particulièrement quand on en parle! Mes doigts ne bougeraient pas de cette façon sur mon clavier, de manière à écrire cette phrase sur les zombies plutôt que toute autre, si je n’avais aucune conscience phénoménale! Il rejette donc le dualisme. La conscience n’est pas une substance séparable du cerveau, elle lui est liée d’une façon profonde.

McGinn donne un autre argument contre le dualisme : le problème des fantômes. Le problème des fantômes est l’envers du problème des zombies. Si la conscience est ontologiquement séparable du corps, alors la possibilité d’âmes désincarnées, de fantômes, est à prendre au sérieux, avec tous les problèmes qui en découlent. Le vieux problème cartésien de l’interaction entre le corps et l’esprit revient. Comment un esprit indépendant de la matière peut-il interagir avec celle-ci ? Un autre problème est que plusieurs données appuient clairement l’idée que notre conscience dépend de notre cerveau. Par exemple, notre conscience est affectée par certaines drogues, et un coup à la tête peut même nous faire perdre conscience. La conscience doit donc être beaucoup plus profondément et naturellement liée au cerveau que ne le suggèrent les dualistes.

McGinn donne ensuite un argument directement en faveur d’une explication naturelle de la conscience : c’est un phénomène qui a évolué naturellement. Il commence par dresser un parallèle avec l’évolution de la vie (1989, 353). Nous ignorons encore aujourd’hui comment la vie a évolué exactement à partir de la matière inerte, mais nous n’hésitons pas à dire qu’il y a ici une histoire de sélection naturelle. Ainsi, il y a une explication parfaitement naturelle du processus d’apparition de la

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vie. Pas besoin d’invoquer d’entités surnaturelles, voire divines, ou de parler d’émergence. L’histoire des sciences suggère davantage une intégration fluide entre entités régies par des lois simples, sans miracles divins ou émergence radicale. Or, nous devrions dire la même chose de la conscience. Celle-ci n’est pas apparue de nulle part, tout d’un coup, par émergence radicale ou intervention divine. Il est beaucoup plus plausible d’affirmer que la conscience phénoménale fait en quelque sorte partie de la nature, et qu’elle a évolué naturellement jusqu’à la forme qu’on lui connaît aujourd’hui.

Nous pouvons donc dire, suivant McGinn (1989, 353), qu’il existe une certaine propriété5 naturelle P

du cerveau en vertu de laquelle il est accompagné de conscience. De façon équivalente, McGinn dit qu’il existe une théorie naturelle T, qui fait référence à P, pour expliquer la relation entre la conscience et le cerveau. En conséquence, si nous connaissions P, nous serions capables de saisir la relation entre le cerveau et la conscience phénoménale. De la même manière que les propriétés chimiques du bois impliquent naturellement sa combustion, de la même manière que les propriétés gravitationnelles des corps célestes impliquent naturellement leurs mouvements, P implique, de manière tout à fait naturelle, que le cerveau est conscient. De la même manière que la chimie explique la combustion du bois, de la même manière que la physique explique le mouvement des corps célestes, T explique la relation entre le corps et l’esprit.

Or, affirmer qu’il existe une explication naturelle à la conscience n’implique pas que cette explication nous soit accessible. Ainsi, la prochaine étape de l’argument de McGinn est de montrer que P nous est cognitivement fermée. Voici comment McGinn définit formellement le concept de fermeture cognitive : « A type of mind M is cognitively closed with respect to a property P (or theory T) if and only if the concept-forming procedures at M’s disposal cannot extend to a grasp of P (or an understanding of T) » (1989, 350). Autrement dit, un esprit est cognitivement fermé en rapport à une propriété P (ou une théorie T) s’il lui est impossible de saisir P (ou de comprendre T) et ce, peu importe l’étendue des réflexions ou des recherches empiriques pratiquées. McGinn donne comme exemple (1989, 351) la propriété d’être un électron pour l’esprit d’un singe. Peu importe les efforts déployés par le singe ou par son espèce entière, il ne parviendra jamais à développer le concept d’électron ou à ériger une théorie qui en explique l’existence ou le comportement. Le concept d’électron est simplement fermé au singe.

5 On pourrait se demander pourquoi McGinn se limite ainsi à une seule propriété P, au lieu d’un ensemble de telles

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La prochaine étape de l’argument de McGinn est donc de montrer que P nous est cognitivement fermée. La tâche n’est pas simple, puisque la compréhension humaine et ses limites ne sont pas clairement définies. Les arguments inductifs faisant référence aux échecs physicalistes de résolution du problème corps-esprit ne sont pas suffisants. C’est pourquoi McGinn propose des arguments directs, faisant appel à certaines caractéristiques de la conscience et de la connaissance humaine pour montrer qu’elles sont irréconciliables. Dans « Can We Solve the Mind-Body Problem ? » McGinn tente de montrer que nos deux façons d’approcher le problème, c’est-à-dire l’introspection et la perception, sont inadéquates et incompatibles. Dans « Consciousness and Space », le nœud de la démonstration est l’observation que la conscience est non spatiale, et donc fondamentalement irréconciliable avec nos concepts, qui reposent sur des fondations perceptives spatiales. Dans The Mysterious Flame, McGinn ajoute également que la théorisation par combinaison habituellement utilisée en sciences est complètement inadéquate dans le cas de la conscience.

Commençons par l’argument qu’il propose dans « Can We Solve the Mind-Body Problem ? » Ici, McGinn se fonde sur les façons les plus générales de connaître la conscience et la matière, c’est-à-dire, respectivement, l’introspection et la perception. Après avoir montré que ces deux facultés sont incompatibles et individuellement incapables de conceptualiser P, McGinn pourra conclure que P nous est cognitivement fermée, puisque qu’il n’existe aucune autre faculté susceptible de nous amener à la connaissance de P.

Jusqu’à quel point pouvons-nous nous approcher de P grâce à l’introspection ? Par introspection, McGinn entend « the faculty through which we catch consciousness in all its vivid nakedness » (1989, 354), « [i]t tells you what is currently in your consciousness » (1999, 49). Autrement dit, il s’agit de notre capacité à examiner nos expériences phénoménales. Par exemple, en prenant une gorgée de café, on peut observer par introspection les expériences phénoménales présentes, comme la saveur et la sensation de chaleur. Selon McGinn, P est clairement cognitivement fermée à cette faculté, pour la simple raison que celle-ci s’arrête à la conscience phénoménale, qu’elle ne peut prendre pour objet les propriétés du cerveau. L’introspection n’est qu’une faculté de « surface » (Ibid.). Il est impossible de parvenir à quoi que ce soit de matériel par introspection, et donc d’arriver à P, une propriété de la matière. Ce bref argument est très convaincant. En effet, aucun travail d’introspection, si considérable soit-il, ne permettra à lui seul d’arriver au concept de neurone, de cerveau, ou de toute autre base physique qui instancierait la propriété P. Ainsi, l’introspection nous présente uniquement la conscience

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