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Le postmodernisme a-t-il réellement existé?

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Christophe Den Tandt Juillet 2019

Le postmodernisme a-t-il réellement existé ?

Il y a trois ans, lors d’une réunion académique, Peter Childs, un de mes collègues britanniques, émit l’hypothèse que les historiens du futur ne feraient sans doute pas référence au terme

« postmodernisme » dans leur périodisation de la culture de la fin du vingtième siècle. Pour eux, le concept même de postmodernisme paraîtrait incongru, évoquant un mouvement qui aurait à peine existé. Ce ne serait qu’une fiction de théoriciens de la culture. Cette remarque m’a fait sourire. D’une part, elle soulevait de manière implicite une interrogation importante qui n’a pas encore pleinement trouvé de réponse aujourd’hui : la question de la fin du postmodernisme. Après plus de 50 ans de culture postmoderne, peut-on considérer que cette période est arrivée à son terme ? Si c’est le cas, dans quelle période de l’histoire de la culture vivons-nous aujourd’hui ? Mais, d’autre part, la remarque semblait animée par un certain esprit de vengeance. En contemplant l’annihilation rétrospective du postmodernisme ou, au minimum, son constat de non-existence, Childs formulait une variante inédite des nombreuses objections qui ont été adressées aux pratiques artistiques et aux théories associées à ce mouvement—une opposition qui s’est manifestée dès son émergence. C’est en pensant à cette anecdote que j’ai eu envie d’écrire un exposé établissant un bref bilan du postmodernisme—

une matière qui fait partie de mes enseignements universitaires depuis plus de vingt ans. Le sujet concerne la description et l’interprétation des enjeux de l’ensemble de la culture de la fin du vingtième et du début du vingt-et-unième siècle. Il mérite donc bien une mise au point qui rende justice à l’impact culturel considérable qu’a exercé le postmodernisme, mais aussi à ses limites.

La première objection souvent adressée au postmodernisme concerne la possibilité même d’établir sa définition. Le terme viserait des phénomènes tellement hétérogènes qu’il

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serait impossible de les rassembler sous un label commun. Je ne partage, à vrai dire, pas cette frilosité méthodologique. Non pas que la tâche soit simple, mais, tout d’abord, je pense qu’il est de la responsabilité des chercheurs académiques de se risquer à définir les phénomènes dont il ou elles parlent. Deuxièmement, je pense que la complexité à laquelle nous sommes confrontés dans ce cas-ci n’excède pas celle qui affecte la définition de toute grande période culturelle. Qui oserait prétendre pouvoir réduire des phénomènes comme la Renaissance, le Romantisme, le Réalisme ou le Modernisme à une formule simple? Et pourtant nous utilisons ces termes fréquemment, suggérant par là-même qu’ils forment une entité suffisamment identifiable pour être nommée et comprise.

La complexité spécifique du postmodernisme tient au fait qu’il nous faut prendre en compte deux axes de définition. En bref, nous devons partir de l’hypothèse qu’il existe deux versants du postmodernisme—un postmodernisme culturel et un postmodernisme philosophique. Nous verrons qu’ils sont tous deux liés par d’importants point communs, sans quoi nous ne pourrions les regrouper sous un label commun, mais ils jouissent cependant de leur spécificité.

Le premier—le postmodernisme culturel—désigne les pratiques artistiques succédant à ce que l’on appelle, dans la terminologie anglo-américaine, le modernisme—c’est à dire l’art expérimental de la première moitié du vingtième siècle, et donc, en français, l’art moderne.

Nous verrons que ce postmodernisme culturel se subdivise en trois moments majeurs, chacun générant sa propre définition de ce qui est postmoderne. Le deuxième, le postmodernisme philosophique, désigne des pensées et des visions du monde qui se sont développées après la Deuxième Guerre Mondiale, offrant une critique rétrospective de la modernité. Notons que les suffixe « post », dans chaque cas, se rapportent à des objets différents et évoquent deux cadres chronologiques distincts. Pour le postmodernisme culturel, « post » désigne le fait d’aller au- delà d’une période couvrant environ cinquante ans de production artistique, de la fin du 19ème

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siècle aux années 1950. Pour le postmodernisme philosophique, en revanche, le terme « post » vise la mise en question de cinq siècles de philosophie, depuis la Renaissance jusqu’au 20ème siècle.

Nous nous intéresserons d’abord au postmodernisme culturel, car, comme vous le verrez, c’est le domaine dans lequel le terme même de postmodernisme a été popularisé en premier lieu. A partir du milieu des années 1960, des théoriciens de la culture américains—le critique littéraire Leslie Fiedler et le théoricien de la littérature égypto-américain Ihab Hassan, ainsi que les théoriciens de l’architecture Robert Venturi et Charles Jencks—ressentirent le besoin de créer une nouvelle catégorie de périodisation. Ils désiraient ainsi rendre justice à leur sentiment que l’art expérimental aux Etats Unis avait, depuis la fin des années 1950, évolué dans une direction qui sortait du cadre du modernisme. En bref, la sensibilité des avant-gardes qu’ils allaient bientôt appeler postmodernes semblait soit plus détachée, soit plus ludique que celle de l’art moderniste. Il en résultait un art qui, selon un terme utilisé par le critique marxiste américain Fredric Jameson, adoptait une « esthétique cool » : si les artistes postmodernes penchaient vers le pessimisme, ils ou elles n’espéraient plus trouver dans la création artistique une compensation à l’aliénation induite par le monde moderne ; en revanche, s’ils ou elles s’engageaient vers l’optimisme, ils ou elles ne ressentaient plus la nécessité de s’insurger contre ce monde que d’autres pourraient trouver aliénant. Le Pop Art d’Andy Warhol, Roy Lichtenstein, et Claes Oldenburg était l’exemple le plus médiatisé de cette sensibilité postmoderne, dans la mesure où il offrait une description ironique—ni pleinement critique, ni franchement laudative—de la société de consommation. De jeunes romanciers—Joseph Heller, Thomas Pynchon, John Barth—avaient suivi un virage comparable, ainsi que, dans le domaine de la musique et des arts de la performance, le musicien John Cage, initiateur des performances non scriptées qu’il appelait des « happenings ». De manière plus explicite encore, une nouvelle génération d’architectes—Robert Venturi lui-même, Denise Scott Brown, Charles Moore—se

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détachaient du style géométrisant imposé par les grands modernes comme Walter Gropius, Le Corbusier, et Ludwig Mies van der Rohe, et préconisaient une architecture acceptant le chaos, même le kitsch du décor urbain existant.

Afin de prendre la mesure du changement culturel que les premiers théoriciens du postmodernisme avaient diagnostiqué dans la scène artistique des années 1960, il faut se remettre en mémoire ce qu’avait été le modernisme du début du vingtième siècle dans sa version anglo-américaine. L’image de l’art moderne en Europe continentale est souvent associée aux mouvements d’avant-garde—des groupes volontiers rebelles, rabelaisiens, même anarchisants.

Cette effervescence s’est beaucoup moins manifestée dans la scène artistique britannique et américaine. Au contraire, celle-ci fut dominée par un courant d’un grand sérieux, que l’on appelle rétrospectivement le « haut modernisme » [« high modernism »]. Celui-ci rassemblait des auteurs qui étaient effectivement des innovateurs esthétiques, mais aussi, dans de nombreux cas, des conservateurs dénués de toute confiance en l’évolution historique et sociale de la modernité. Je pense, par exemple, à William Butler Yeats, Ezra Pound, Wyndham Lewis, et, en particulier, à la figure considérée comme le plus grand poète moderne de langue anglaise, T.

S. Eliot. D’autres auteurs—James Joyce, Virginia Woolf, Ernest Hemingway, F. Scott Fitzgerald, William Faulkner—ne partageaient pas le conservatisme hautain des écrivains que je viens de citer, mais ils et elles s’accordaient sur l’évaluation pessimiste du monde moderne.

La fonction de l’art et de la littérature selon les critères du haut modernisme était de transcender et de racheter, dans le sens religieux du terme, la banalité et la carence existentielle du quotidien de la modernité. Face à ce que T. S. Eliot appelle la « terre déserte » du début du vingtième siècle, il fallait donner voix à des révélations, des « épiphanies », des

« illuminations » capables de conférer un sens nouveau à un univers dévalorisé. Ces révélations esthétiques frisant le mysticisme donnaient accès à ce que l’on pourrait appeler des arrières- mondes pourvoyeurs d’authenticité. L’art moderne dans son ensemble situe ces domaines

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privilégiés dans le monde de la vie intérieure (pensons aux romans du flot de conscience, écrits par Proust, Joyce, et Virginia Woolf), dans la vie instinctuelle et onirique (pensons au surréalisme), et dans la beauté pure (par exemple la beauté géométrique de l’art non-figuratif).

Le haut modernisme anglo-américain rajouta à ceci l’univers du passé vital—les traditions littéraires et culturelles jouissant d’une distinction en principe sans commune mesure avec la culture du monde contemporain. Typiquement, un texte moderniste anglo-américain se sert de ce passé prestigieux pour faire honte au présent. Dans Ulysses, par exemple, Joyce établit un lien ironique entre les récits homériques et les aventures bien moins héroïques de ses personnages dans le Dublin du début du vingtième siècle.

Le tournant du postmodernisme intervint donc au moment où des artistes arrivèrent à la conclusion que le projet rédempteur du haut modernisme n’était ni possible ni même souhaitable. Cette désaffection donna lieu à deux pratiques créatrices complémentaires. La première consiste en une réévaluation critique du pouvoir du langage artistique. Célébrer les prérogatives du langage artistique était, en effet, un enjeu crucial pour le haut modernisme. La transcendance et la rédemption de la modernité auxquelles aspiraient les haut-modernistes n’étaient en effet possibles qu’au prix d’un acte de foi esthétique : autant ils et elles méprisaient le monde social, autant ils et elles faisaient preuve d’une confiance presque illimitée dans le pouvoir qu’auraient l’art et l’écriture de transfigurer le présent. Or, déjà dans les années 1940 et 1950 les auteurs de ce que l’on appelle maintenant le modernisme tardif—je pense à Samuel Beckett et aux figures du nouveau roman français—avaient manifesté, parfois en des termes extrêmement pessimistes, leur scepticisme quant au pouvoir proche du sacré que le haut modernisme attribuait au langage artistique. Ce questionnement fut à l’origine d’une pratique par laquelle on reconnaît souvent les oeuvres du postmodernisme de première génération—la métafiction et, plus généralement, la métaculture. La métaculture prend pour objet la culture elle-même. Donc, l’art postmoderne, dans les deux premières décennies du mouvement, ne

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cherchait pas à offrir une image exhaustive du monde social et, encore moins, à explorer les arrières mondes de l’authenticité. Il consacrait l’essentiel de son énergie à interroger son propre langage et à en exposer les mécanismes.

Deuxièmement, la désacralisation du modernisme visionnaire et de sa religion de l’art ouvrait la possibilité d’une pratique artistique qui se réconcilie avec le monde contemporain.

Ceci donna lieu, par exemple, à des oeuvres ludiques, qui célèbrent le moment présent dans toute sa contingence—son caractère imprévisible, désordonné. Plusieurs oeuvres musicales de John Cage répondent à cette définition. Dans Imaginary Landscape No. 4, par exemple, Cage demande à 24 opérateurs de manipuler 12 récepteurs radio allumés en parallèle, afin de créer un montage sonore incontrôlable par nature, puisqu’il tire sa matière sonore de la programmation radiophonique diffusée au moment où on l’exécute. Dans beaucoup d’autres cas, la réconciliation avec le temps présent passe par le fait de prendre son inspiration dans des domaines culturels que le haut modernisme condamnait, car ils alimentaient le quotidien de la modernité. Parmi ces domaines, on trouve l’art du passé, particulièrement le passé récent, trop proche pour être perçu comme un passé vital. On y trouve aussi la culture de masse, condamnée par les artistes et penseurs modernes comme l’expression même de la modernité inauthentique.

En architecture postmoderne, l’imitation de l’art du passé devint, à partir des années 1980, la base d’un style orienté vers le pastiche : nous en avons de nombreux exemples à Bruxelles. Le rapprochement avec la culture de masse, d’autre part, s’effectua dans deux directions complémentaires. D’un côté, des artistes que l’on peut qualifier de canoniques, c’est-à-dire sérieux et respectés, empruntèrent pour leurs oeuvres les codes de de la société de consommation : c’est ce que firent les membres du du Pop Art, le romancier Thomas Pynchon, ou l’architecte Robert Venturi, auteur d’un essai incitant ses collègues à s’inspirer de l’esthétique de Las Vegas. D’un autre côté, on vit apparaître à partir des années 1960 des oeuvres hybrides, ancrées dans des genres populaires jusqu’alors méprisés, mais cultivant

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malgré tout des ambitions d’expérimentation artistique. Ce mélange de haute et de basse culture fut à la base de l’évolution de la science-fiction, de la musique, et de la bande dessinée à partir des années 1960.

Ce panorama succinct du virage amorcé par la production artistique au-delà du modernisme nous amène aux début des années 1970. Cette période fut cruciale pour le postmodernisme, car elle vit la publication des premiers essais consacrés aux nouvelles avant- gardes. Elle vit aussi, mais j’y reviendrai plus tard, la parution des textes majeurs définissant le postmodernisme philosophique. C’est donc le moment où le postmodernisme commença à s’imposer dans le discours académique. Au début de la décennie, ce mouvement n’était encore qu’un courant de l’art américain, salué de manière positive par les théoriciens qui l’avaient défini. Au contraire, à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, ce que j’appelle ici le postmodernisme culturel fut redéfini d’une manière qui élargissait radicalement son champ d’application, mais qui en faisait aussi un objet de méfiance. Dans un essai magistral publié en 1984, le critique marxiste Fredric Jameson écrivit que le postmodernisme englobait plus qu’un courant artistique spécifique : l’« esthétique cool » qui se profilait dans les avant- gardes des années 1960 telles que le Pop Art était devenu au tournant des années 1980 la tendance majeure de la culture d’un nouveau stade du capitalisme—le capitalisme de la société du spectacle. Les analyses de Jameson s’appuyaient sur les travaux de théoriciens français tels que Jean Baudrillard, Guy Debord, Jean-Francois Lyotard, et sur l’économiste belge Ernest Mandel, théoricien du capitalisme tardif. Elles impressionnent encore par leur prescience : Jameson fait le constat d’un monde nouveau à l’époque, mais qui est encore le nôtre—la culture des technologies de l’information. Cet univers, qualifié par Jameson de postmoderne, est, selon lui, porteur d’une stratégie qui désarme l’opposition au capitalisme. La nouvelle scène culturelle est saturée d’ironie et de nostalgie superficielle, fascinée par le déploiement de sa propre sphère médiatique. Au total, elle est dépourvue de tout sens de l’authenticité. Dans cet environnement,

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les élans progressistes qui s’étaient manifestés tout au long du vingtième siècle et étaient réapparus encore dans les années 1960 lors de la lutte pour les droits civils et l’opposition à la guerre du Viêt Nam ne trouvaient plus les moyens de s’exprimer. Le postmodernisme de la société de l’information consacrait donc la victoire durable du capital.

Au moment même où des penseurs comme Jameson établissaient ce constat pessimiste, des théoriciens du postcolonialisme et du multiculturalisme élaborèrent une image beaucoup moins désabusée de la culture postmoderne. Le philosophe indo-américain Homi Bhabha, la philosophe indienne Gayatri Spivak, ainsi que le sociologue afro-britannique Paul Gilroy insistèrent sur le fait que la décolonisation et les nouveaux flux migratoires avaient créé un champ culturel fondamentalement pluriel. Le postmodernisme était donc la culture de la diversité : il avait donné naissance à un domaine dans lequel aucune tradition ethnique ou nationale ne pouvait s’arroger un statut dominant. Le multiculturalisme postcolonial trouvait, nous le verrons, sa justification non seulement dans les faits sociaux de la fin du vingtième siècle, mais aussi dans les textes du postmodernisme philosophique. Cette pensée trouva aussi beaucoup d’écho en études littéraires, particulièrement dans la théorie du roman. La figure tutélaire des réflexions sur le pluralisme littéraire était un théoricien soviétique du milieu du vingtième siècle—Mikhaïl Bakhtine. La théorie du dialogisme élaborée par Bakhtine déjà avant la Deuxième Guerre mondiale spécifie que le texte littéraire, et avant tout le roman, est profondément polyphonique : il s’agit d’un espace où une pluralité de voix s’engage dans un dialogue sans fin. Cette pensée, traduite en français puis en anglais à partir des années 1970, semblait trouver un champ d’application naturel dans la culture postcoloniale du tournant du vingt-et-unième siècle. En particulier, elle offrait un fondement théorique à un genre romanesque qui, dans les années 1980, semblait incontournable : le réalisme magique. C’est dans cette décennie en effet que les oeuvres de romanciers latino-américains comme Gabriel Garcia Marquez et Alejo Carpentier, ainsi que l’afro-américaine Toni Morrison, atteignirent

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une audience mondiale. Le réalisme magique, qui fait coexister les visions du monde des pays industrialisés et des anciens pays colonisés—la culture du rationalisme et la magie—semblait l’expression la plus caractéristique du multiculturalisme postmoderne.

Les trois facettes de la culture de la fin du vingtième siècle que j’ai passées en revue ci- dessus—l’esthétique cool des nouvelles avant-gardes, la culture de la société de l’information, et le multiculturalisme postcolonial—peuvent être regroupées sous le label de la postmodernité car elles partagent une caractéristique fondamentale : le renoncement à l’authenticité : elles acceptent le présupposé qu’il n’est pas possible ou même qu’il est franchement inacceptable de fonder sa pratique sur la recherche de principes absolus. Ce refus s’exprime, dans les avant- gardes des années 1960, par le rejet des ambitions exorbitantes, même donquichottesques du haut-modernisme—ambitions d’atteindre l’authenticité esthétique et existentielle. Dans la culture de la société de l’information, le renoncement à l’authenticité se manifeste par le sentiment que la médiatisation du réel rend impossible le contact avec une réalité qui servirait de référent indiscutable. De manière plus sympathique, le multiculturalisme rejette les absolus car il émet le soupçon qu’en matière d’ethnicité, la recherche de l’authenticité alimente la hiérarchisation des cultures et des groupes humains, et donc le racisme. Nous sommes donc confrontés à l’image troublante d’un champ culturel qui semble vouloir se passer de toute légitimation absolue.

En abordant la thématique du refus de l’authenticité, nous sommes discrètement passés sur le deuxième versant du postmodernisme, sa dimension philosophique. En effet, pendant que se déployait le postmodernisme culturel, une pensée s’est élaborée, qui de manière explicite ou implicite, analyse au niveau théorique les enjeux qui sous-tendent les pratiques de l’art et du discours postmodernes décrites ci-dessus. Les auteurs qui ont contribué à ce corpus théorique sont principalement français et américains. De manière symptomatique, seulement une minorité d’entre eux ou elles utilisent le terme postmoderne dans leurs écrits ; il est encore plus rare qu’il

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ou elles en fassent une revendication programmatique—un cri de ralliement. En France, les deux philosophes qui ont le plus explicitement traité du postmodernisme sont Jean Baudrillard et Jean-François Lyotard. La publication de La condition postmoderne de Lyotard en 1979 peut d’ailleurs être considérée comme l’évènement qui rendit le postmodernisme visible non seulement en France, mais au niveau mondial. Selon la terminologie anglo-américaine, les autres penseurs de cette mouvance ont été qualifiés de poststructuralistes, alors qu’eux ou elles- mêmes se décrivaient parfois simplement comme des sémiologues—des théoriciens du signe.

On trouve parmi eux et elles des très grands noms de la philosophie, et, en particulier, de la philosophie du langage—Jacques Lacan, Michel Foucault, Jacques, Derrida, Luce Irigaray, Julia Kristeva, Gilles Deleuze et Félix Guattari. Les chercheurs américains, fortement influencés par ces philosophes, les regroupent parfois sous le label de « théorie française ».

Je n’ai évidemment pas ici l’espace de rendre justice à ce courant philosophique. Je me limiterai à dire que le poststructuralisme fait du renoncement à l’authenticité non plus un choix culturel contingent—la caractéristique d’une époque, peut-être temporaire—mais, au contraire, un aspect fondamental de notre rapport au monde et au langage. Le poststructuralisme—et donc le postmodernisme philosophique—affirme que le monde tel qu’il existe pour nous n’est jamais stable, cohérent, simple, clôturé en une totalité compréhensible : nous le percevons dans un état de changement ou de conflit perpétuel, condamné à la complexité et à l’ouverture infinie.

L’authenticité n’existe donc pas pour nous. Le désir d’authenticité constitue d’ailleurs un acte hypocrite, manipulateur—un geste visant la répression. Dans un monde en flux perpétuel, seul les aspirants dictateurs agissent au nom de principes absolus. Le poststructuralisme étaye cette conception fluide du rapport au monde sur base de son analyse des systèmes de signes. Tout comme déjà la linguistique structuraliste du début du vingtième siècle, le poststructuralisme accepte le principe—très contrintuitif, il est vrai—que notre langage n’est pas le miroir neutre d’un monde préexistant. Selon le poststructuralisme, les systèmes de signes structurent,

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façonnent, construisent les objets de notre perception, et donc construisent notre monde. Mais au contraire du structuralisme classique, les poststructuralistes affirment que les systèmes de signes eux-mêmes sont de manière inhérente caractérisés par cette incomplétude, cette mouvance, et ces contradictions que je viens d’évoquer. Donc, l’univers de signes en état de mouvance irrépressible est le seul univers auquel nous ayons accès.

Vous comprendrez bien que le postmodernisme philosophique agit comme un solvant puissant dans lequel les certitudes se défont, ou, pour utiliser un terme popularisé par Jacques Derrida, se déconstruisent. Nous pouvons illustrer ce travail de démystification en nous focalisant sur un des domaines où le postmodernisme est intervenu de manière très visible—la théorie du genre, c’est à dire l’analyse des rôles sociaux liés au comportement sexuel. Dans ce cas, les théoriciens postmodernistes ont offert un fondement philosophique aux arguments des anthropologues et des psychologues qui, dès les années 1950, affirmaient qu’il n’existe pas de normes sexuelles ancrées de manière immuable dans la nature. Les traits de la personnalité liés à la sexualité sont, dans cette optique, en grande partie le produit d’un processus historique et social. Comme le sexologue John Money l’indiquait déjà en 1955, il faut parler de genre et non de sexe. La philosophe américaine Judith Butler, s’inspirant de Michel Foucault, s’est rendue célèbre par ses thèses radicales en la matière. Butler écrit que les profils genrés sont toujours des constructions sociales. On peut les comparer à des rôles, des scénarios qui sont sans cesse mis en scène dans la vie quotidienne. Ces rôles se prêtent au changement et ne sont pas liés de manière stable à des fonctions biologiques. Ceci implique, évidemment, que les rôles genrés sont pluriels : il y en a beaucoup plus que ce que suggère une vision étroite de la biologie. Ces arguments, ont, bien entendu, permis de soutenir des combats tels que la lutte pour le mariage gay et la reconnaissance des droits des transgenres.

L’engagement de la plupart des auteurs du postmodernisme philosophique dans des débats clés de la politique contemporaine ne peut cependant occulter le fait que leur pensée

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soulève des objections importantes de la part des défenseurs de la tradition des lumières, des valeurs de progrès, et des droits humains. Jürgen Habermas l’avait remarqué dès les années 1970 : il avait émis la crainte que la pensée de Jacques Derrida ne devienne, par excès de scepticisme, un nouveau conservatisme. Cette crainte est d’autant mieux fondée que, comme nous l’avons vu, le projet du postmodernisme philosophique vise la réévaluation critique—et même la démystification—de la modernité, c’est-à-dire la mise en question de la tradition de pensée dans laquelle s’inscrivent les lumières et la pensée politique progressiste des 19ème et 20ème siècles. Une telle démarche critique est très utile si elle essaye de montrer que la modernité, comme le dit Habermas lui-même, n’est qu’un projet inachevé. Il est alors important de montrer, par exemple, que la publication des textes des Lumières au 18ème siècle n’a pas entraîné par magie l’abolition de l’esclavage, ou que le racisme et le sexisme faisaient bien partie du discours de certains auteurs de la gauche prolétarienne au 19ème. L’effort devient problématique, en revanche, s’il remet en question les fondements de la raison et la légitimité de l’action politique progressiste. Par exemple, il est désagréable de lire chez les disciples de Foucault des textes insinuant que toute action vers la justice est nécessairement la façade d’un projet de pouvoir sinistre neutralisant les efforts des acteurs politiques qui croyaient œuvrer pour le bien.

Ces remarques critiques à l’encontre du postmodernisme philosophique, nous ramènent discrètement à la question que j’avais soulevée en début de cette communication—la fin du postmodernisme. Naturellement, ce point tient d’abord à la dynamique, donc aussi à l’usure du mouvement. La productivité culturelle et philosophique du postmodernisme après le tournant du 21ème siècle s’est, sinon tarie, du moins considérablement raréfiée. Dans le domaine de la culture, deux tendances se sont manifestées : d’une part, l’esthétique cool des avant-gardes des années 1960 a laissé une empreinte durable sur ce que l’on appelle aujourd’hui l’art contemporain. En simplifiant un peu, disons que la victoire du Pop Art de Warhol fut totale.

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Nous vivons dans une sphère culturelle d’ironie généralisée. Mais, d’autre part, les oeuvres utilisant de manière soutenue les procédés spécifiques des avant-gardes postmodernes sont de moins en moins nombreuses. Elles ne font plus partie d’un mouvement émergent et ressemblent presque à un geste nostalgique, rappelant une esthétique du passé. Le postmodernisme philosophique a connu un retrait plus marqué encore. D’une part, il a fallu plusieurs décennies aux idées postmodernes pour se répandre dans l’univers académique de différentes zones géographiques. Alors que les ouvrages majeurs de ce corpus philosophique remontent aux années 1960 et 1970, leur période de plus grande diffusion dans le monde universitaire remonte aux années 1980, et ils s’imposèrent comme orthodoxie dans la théorie de la culture dans les années 1990. Au tournant du siècle, la régression fut cependant sensible. Certains des protagonistes principaux—Foucault, Lyotard, Derrida, Deleuze—disparurent et leur inspiration ne donna plus lieu à des oeuvres égalant leur propre créativité.

Au-delà de la chronologie, le postmodernisme s’est étiolé par l’effet de ses propres carences. Au début du 21ème siècle, il devint évident que l’engagement dans la déconstruction sans fin ne répondait plus aux exigences du nouveau contexte politique et environnemental.

Avec la montée de l’extrémisme religieux, le déploiement du populisme d’extrême droite, la remise en question de l’étude scientifique du changement climatique, nous avons atteint un stade qui nécessite non pas la démystification radicale, mais la reformulation et la consolidation des valeurs de progrès. Le postmodernisme nous laisse désarmés face à ces défis.

Fondamentalement, les philosophes postmodernes ne peuvent jamais cautionner un plan d’action politique qui résisterait à l’assaut de leur propre conscience critique. Ils ou elles se trouvent donc incapables de justifier ou même de définir les buts de leur combat. Quand ils ou elles passent outre à ces scrupules, leur engagement ne s’accomplit qu’au prix d’un malentendu, d’une contradiction logique, et même d’une certaine hypocrisie. Ces paradoxes sont bien apparus dans les réactions des grands auteurs postmodernes lors de la Première Guerre du

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Golfe, et, de manière encore plus claire, des attentats du 11 septembre 2001. En ces occasion, ils et elles n’ont pu que réitérer les mêmes gestes de suspicion face à tout pouvoir, y compris le pouvoir des pays défendant encore la modernité. Cette attitude semblait témoigner d’un certain désarroi et d’une déconnexion par rapport au devenir historique. Pour ces raisons, il est bien pertinent de parler aujourd’hui de la fin du postmodernisme. C’est d’ailleurs un débat que les théoriciens de la culture ont entamé depuis au moins quinze ans. Cependant, le glissement au- delà du postmodernisme reste encore incertain, car, à ma connaissance, aucun mouvement de magnitude comparable ne s’est imposé pour réclamer la succession de la pensée de la fin du 20ème siècle. Le paysage universitaire est fragmenté : l’orthodoxie postmoderne subsiste, mais entre en concurrence avec de nouveaux courants dont les domaines d’application sont plus restreints. Contrairement au postmodernisme lui-même, ces nouveaux courants semblent incapables d’incarner l’esprit d’une époque. Bien sûr, ma perception de ces processus est limitée par mes domaines d’intérêt et par mon positionnement générationnel (c’est l’euphémisme que j’utilise pour faire allusion à mon âge). Des observateurs bénéficiant d’un positionnement différent pourraient peut-être apporter de précieuses lumières à ce débat.

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Références

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