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Le problème de l'usage référentiel des descriptions définies

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Academic year: 2021

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FRÉDÉRIC DESROSIERS

LE PROBLÈME DE L’USAGE RÉFÉRENTIEL DES DESCRIPTIONS DÉFINIES

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de Γ Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître es arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

JUILLET 2002

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En philosophie analytique du langage, les travaux de Russell sont reconnus comme solution au problème de la denotation. Cet auteur a fourni un modèle d’explication unique, la théorie des descriptions, pour rendre compte des phrases contenant une description définie. Son analyse a comme conséquence d’éliminer toute possibilité pour une expression descriptive de faire référence à un objet. Elle permet de résoudre plusieurs problèmes logiques et de critiquer d’autres modèles d’explication.

En réaction à l’analyse russellienne, des auteurs comme Strawson ou Donnellan ont fait valoir une utilisation possible des descriptions pour identifier ou faire référence à une entité. Cette conception du problème de l’usage référentiel contribue à soutenir la thèse d’une ambiguïté sémantique dans !’interprétation des descriptions.

Le développement du mémoire expose les différents points de vue et tranche en faveur de !’interprétation russellienne, à la lumière des développements de la pragmatique. Cette solution a l’avantage de situer et de résoudre le problème dans le cadre général d’une théorie de la communication.

Frédéric Desrosiers René¿ Bilodeau

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J’aurais voulu, en quelques lignes, expliquer tout ce que représente pour moi l’achèvement de ce mémoire de recherche. Ma plume ne coule pas de source quand vient le temps de m’exprimer sur un sujet aussi prenant qu’une pareille réalisation ou quand il me faut dresser un bilan et reconnaître ce qui a été fait. C’est pourtant avec fierté que je présente mon mémoire de maîtrise comme le fruit d’un travail laborieux, marqué de sacrifices constants. Il représente à mes yeux le résultat d’investissements valables en temps et en efforts, un accomplissement personnel qui m’a véritablement fait grandir, doublé d’une expérience de vie enrichie par un séjour d’études à l’étranger et un détour par le marché du travail.

Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance au professeure Renée Bilodeau, pour son soutien, son expertise, la qualité de son enseignement et de sa direction. Mais aussi, avant tout, pour m’avoir donné le goût et la persévérance d’approfondir ma connaissance dans le domaine de la philosophie analytique. Je souhaite que l’achèvement de mon travail rende tout le mérite qui revient à la personne qui m’a constamment encouragé et soutenu au besoin, orienté dans la connaissance, me permettant également d’acquérir les habiletés reliées au travail de maîtrise.

Mes remerciements ne seraient pas complets sans souligner l’apport que m’a toujours procuré mon entourage. J’aimerais remercier tous ceux qui n’ont jamais cessé de croire en moi, en m’excusant de ne pas vous nommer tous. Vous êtes nombreux, chacun de vos encouragements m’ont poussé vers l’avant, merci pour ces importants témoignages. En soulignant votre contribution, chères amies, chers amis, chers parents, je reconnais que la qualité de mes efforts, ma ténacité et mon perfectionnisme sont pour beaucoup dans ce travail, mais il n’aurait jamais été aussi complet sans tous les bons mots que j’ai reçus, l’amour et la douce étreinte d’Alexandra «La reine de mon cœur», les discussions légères ou engagées et tout ce qui passe par les poignées de main franches ou le regard sincère de mes meilleurs amis de la Ligue, sans oublier le soutien et le réconfort de mon père, de ma mère.

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page

RÉSUMÉ... ii

AVANT-PROPOS... iii

TABLE DES MATIÈRES... iv

INTRODUCTION... 1

CHAPITRE 1 : LA THÉORIE DES DESCRIPTIONS... 6

1.1 Aperçu de la philosophie russellienne... 7

1.2 Contexte et problème entourant P élaboration de la théorie...9

1.3 Étude de différentes expressions... 18

1.4 Définition de la théorie... 24

1.5 Solutions à différents problèmes... 31

1.5.1 Critique de la notion de sens... 32

1.5.2 L’énigme de l’existence... 34

1.5.3 L’énigme de la loi de Leibniz et du tiers exclu... 39

CHAPITRE 2 : PROLONGEMENTS DE LA THÉORIE ET OBJECTIONS... 44

2.1 Lien avec le problème de la référence... 45

2.2 La question des noms propres... 46

2.3 Strawson : une première critique...52

2.4 Le phénomène de l’usage référentiel...58

2.5 Donnellan : du double usage des descriptions...65

CHAPITRE 3 : SOLUTION AU PROBLÈME DE L’USAGE RÉFÉRENTIEL... 74

3.1 Un détour par la pragmatique... 76

3.2 Grice : une défense de l’analyse russellienne des descriptions... 80

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3.4 Application de la distinction... 92

3.5 Intérêt de la distinction... 98

CONCLUSION... 102

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Le langage humain permet l’expression de la pensée et la communication, !’établissement d’une relation caractérisée par !’utilisation de signes qui présentent un rapport entre des choses. Irréductible à cette définition partielle empreinte de généralité, le phénomène trouve ses plus belles manifestations dans les arts oratoires et la littérature, tout en faisant également l’objet des études les plus diverses. C’est à ce vaste sujet queje me consacre dans le présent mémoire de recherche, à certaines particularités à tout le moins, qui ne sont pas étrangères au domaine de la philosophie. J’ai choisi une perspective contemporaine pour aborder une question issue de la réflexion sur le langage que l’on retrouve en philosophie analytique. Cette appellation convient aux recherches ou à la manière de philosopher qui s’est développée dans les pays anglo-saxons au début du XXe siècle, en marge du genre de philosophie qui s’est toujours pratiqué sur le continent européen. La spécificité de la méthode nouvelle développée par les philosophes analytiques tient à !’utilisation qu’ils font de la logique et du langage, qui sert de moyen privilégié pour aborder les questions philosophiques traditionnelles. Us ne considèrent pas seulement le langage tel un véhicule de la pensée et de la connaissance, mais comme un véritable moyen d’appréhender le réel. Π fut longtemps leur principal objet d’étude.

Personnellement, je suis séduit par des questions concernant, par exemple, la correspondance entre le langage et la réalité. Dans cette perspective, plusieurs questions se posent pour savoir si les mots renvoient ou non aux choses du monde. D’autres soulèvent des débats à savoir si l’être est ou non indépendant de la connaissance du sujet ou du langage qui sert à en parler. Il y a de véritables enjeux philosophiques pour déterminer à quoi nous sommes engagés en disant telle ou telle chose, ceci ou cela, de même qu’à souligner quelles conséquences il y a à soutenir tel ou tel discours. Qu’on partage ou non cette conception, «il est clair qu’une élucidation de la relation entre le langage et la réalité doit permettre de déterminer dans quelle mesure l’analyse du langage peut conduire à des conclusions

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métaphysiques» (Laurier, 1993, p. 11). Cette réflexion suppose de revenir à l’étude du langage pour voir si ses caractéristiques et son fonctionnement influencent notre manière de penser ou de connaître.

Évidemment, le langage sert depuis toujours à parler des choses et du monde. Aussi bien dans les autres domaines de la connaissance qu’en philosophie, il est continuellement utilisé pour décrire, expliquer, définir, identifier, traiter autant de notions ou de concepts comme l’existence, la vérité, la réalité, la justice, le bien, le beau, etc., qui figurent parmi les sujets étemels de la philosophie. Cependant, l’effort de compréhension que présente la majeure partie de l’histoire de la philosophie consiste en une interrogation directe à savoir : «qu’est-ce que telle ou telle chose?». Pour les philosophes analytiques, par contre, la meilleure façon de jeter un éclairage sur les questions philosophiques réside en un questionnement indirect, qui revient à se demander quelle est la signification des phrases faisant intervenir différentes expressions. Par exemple, plutôt que réfléchir directement sur la question de savoir qu’est-ce que l’être ou le néant, le beau ou la justice, comme on le fait en métaphysique traditionnelle, les philosophes analytiques vont privilégier des questions comme : «que signifie être juste?», «à quels types de phénomènes ce prédicat s’applique-t-il?». Le langage a l’avantage d’être directement observable, contrairement aux idées qu’il fait naître ou aux pensées qu’il exprime.

Toutefois, afin de plonger dans l’étude du sujet, de dépasser le stade d’analyse superficielle de la grammaire, de constater le rôle joué par le langage et d’accéder (de manière ultime) à ce à quoi renvoie une expression, il est nécessaire d’avoir une conception de ce qu’elle signifie. Car le sens est à la base de la compréhension, à la base de la relation entre signe et objet. Quand vient le temps d’interpréter et de traiter des expressions, de ce qu’elles veulent dire et de ce à quoi elles renvoient ou réfèrent, il est incontournable de déterminer comment il faut les considérer. Avec l’aide de la logique et par le biais de l’analyse, il sera possible «d’éviter les confusions et les erreurs, [de] dissiper le brouillard qui enveloppe les concepts, [de] tracer les limites d’un discours doté de sens, etc.» (Rossi, 1989, p. 31).

C’est précisément le genre de contribution apportée par quelqu’un comme Bertrand Russell, par sa réflexion sur le fonctionnement du langage, instaurée dans les travaux qu’il menait sur la fondation de l’arithmétique et le logicisme. Sensible à la nouvelle logique, il est devenu attentif aux pièges que présente la forme superficielle des phrases, lorsqu’on ne tient pas compte de leur structure profonde. Il travailla à l’élaboration «d’un langage purement logique, débarrassé des ambiguïtés et des obscurités du langage ordinaire» (Laurier, 1993, p. 205). Dans le domaine de la philosophie analytique du langage, on ne saurait passer sous silence son apport en élaborant, entre autres, ce qu’il convient d’appeler la théorie des

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descriptions. En 1905, il publia son célèbre article «On Denoting». Π proposait de ce fait une analyse d’un genre d’expressions du langage très importantes dans le champ de la logique, des mathématiques et de la théorie de la connaissance : les expressions dénotantes. Ses travaux dans le domaine de la logique mathématique le conduisirent à analyser notamment un type d’expressions particulières : les descriptions définies. Des expressions comme «l’actuel roi de France» ou «l’étoile du soir» constituent des exemples couramment utilisés pour illustrer le genre de syntagme qui fit l’objet de son étude. Π s’efforça de donner une solution au problème de la dénotation de ce genre d’expression, en se demandant précisément à quoi peut bien renvoyer un nom ou une description définie.

Sauf pour étendre sa théorie à d’autres termes d’une forme quelque peu différente, il ne devait plus revenir sur les conclusions de son analyse. En se détachant de l’analyse grammaticale, Russell en venait à spécifier ce qui est exprimé par une phrase contenant une description. En dépit de ce qui apparaît à première vue, le développement de la structure logique des phrases élimine toute trace d’expression référentielle. B en résulte que les descrip- fions définies ne sont plus considérées comme des termes singuliers.

Le problème qui sera traité dans mon mémoire consiste à préciser ce qu’il faut comprendre par l’usage référentiel des descriptions, une possibilité qui semble diviser les commentateurs entre ceux qui restent fidèles à l’analyse de Russell et ceux qui proposent une analyse différente. Depuis qu’il existe plus d’une analyse des descriptions, la question est de déterminer laquelle il faut adopter pour rendre compte des descriptions définies tout en expliquant également l’usage référentiel qu’il est possible d’en faire. Car lorsqu’on examine la théorie des descriptions ou les conséquences que l’on doit tirer des analyses avancées par la théorie, c’est à toutes sortes de difficultés liées au problème de la référence que l’on se trouve confronté. Je propose d’en examiner quelques-unes dans le développement de mon mémoire, en passant en revue certains textes qui ont été écrits pour réagir aux propos tenus par Russell et à ses explications au sujet de la dénotation. Pour débattre du problème, compte tenu de l’ampleur de la littérature sur le sujet, je retiendrai essentiellement les articles les plus influents des philosophes qui s’opposent sur la question. C’est en comparant !’argumentation des différents auteurs queje serai conduit à soutenir finalement l’analyse russellienne.

Pour répondre à la problématique proposée, le mémoire sera divisé en trois parties. La première expliquera l’essentiel de la théorie des descriptions présentée dans «On Denoting». J’exposerai en complément certains développements contenus dans «The Philosophy of Logical Atomism» pour brosser un tableau plus exhaustif des vues de Russell sur le sujet. Dans la seconde partie, je présenterai le problème de l’usage référentiel et !’interprétation de

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certains auteurs comme Peter F. Strawson et Keith Donnellan pour qui le problème est tel que l’analyse de Russell ne saurait en rendre compte. Mon propos, à ce stade, sera de présenter la compréhension qu’ont eue ces auteurs au regard de la théorie des descriptions et des problèmes qu’elle pourrait ne pas résoudre. Un examen de la critique de Strawson est particulièrement intéressant, car il fut le premier à proposer une autre analyse des descriptions définies dans son article «On Referring» de 1950. Son analyse rend possible la référence à un objet au moyen d’une description définie, éventualité que l’analyse russellienne n’admettait pas étant donné le traitement unique que faisait subir Russell à toutes les expressions de cette forme. Π faudra voir en quel sens cette critique peut ou non être portée à l’endroit de la théorie de Russell et voir, d’autre part, quelles autres critiques pourraient s’appliquer à son modèle. À ce sujet, je m’attarderai spécialement aux propos tenus par Donnellan qui développe une double analyse des descriptions. En s’occupant du contexte de l’énonciation, il montre qu’une même description définie peut servir tantôt à désigner une entité afin qu’un interlocuteur la reconnaisse (de cette manière, il spécifie l’usage référentiel des descriptions) ou simplement être analysée d’une manière qu’il appelle attributive et qui correspond à l’analyse russellienne. La dernière partie du mémoire se veut une prise de position en faveur de la théorie de Russell au détriment des critiques qu’on peut lui adresser. Des précisions seront apportées par l’emprunt à différents auteurs qui s’inscrivent à la suite de Russell en cherchant à défendre et même étendre les applications et les conclusions de la théorie. C’est dans cette partie que je souhaite répondre aux critiques formulées à l’endroit de la théorie des descriptions. Notamment, je m’intéresserai à !’interprétation de Stephen Neale qui rapporte qu’un passage par le domaine de la pragmatique permet de solutionner les apories.

D’ailleurs, le lecteur devra noter dans la suite que je suis redevable à l’étude de Neale pour la constitution de mon exposé. Cet ouvrage, en effet, est reconnu pour prendre la défense de la théorie russellienne des descriptions sur la scène de la philosophie du langage. Parmi tout ce qu’il est possible de trouver comme littérature secondaire au sujet de la théorie des descriptions, le volume de Neale m’apparaît être l’un des plus complets et des plus accessibles, de par les critiques qu’il regroupe et contre lesquelles il argumente pour défendre la théorie. L’auteur prend soin de l’expliquer, de la situer dans son contexte, de démontrer son efficacité et son génie tout en étendant ses principes à la lumière des développements de la philosophie analytique du langage. C’est pourquoi cet ouvrage me servira de commentaire principal. La consultation de l’ouvrage m’a également inspiré le recours à la philosophie de Paul Grice. En effet, Neale emprunte les explications de Grice au sujet du fonctionnement de la conversation et il s’en sert contre les arguments formulés à l’endroit de la théorie des descriptions, au sujet de l’usage référentiel. Sa perspective situe le problème dans un cadre plus large, qui déborde le

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seul champ de la sémantique. Cela montre que le fonctionnement des expressions dans le langage et les explications à ce sujet ne peuvent se faire sans se soucier de tous les aspects qui gouvernent la communication.

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LA THÉORIE DES DESCRIPTIONS

Dans une large mesure, les pages à venir dans ce chapitre sont réservées à un aspect de la philosophie de Bertrand Russell qui se présente, dans le domaine de la philosophie analytique du langage, sous Γ appellation de «théorie des descriptions». Cette première partie de mon exposé servira à développer le sujet qui sera discuté dans la suite.

Plusieurs éléments auront besoin d’être introduits puis expliqués avant de définir la théorie en elle-même. C’est pourquoi je consacre le début de mon travail à une présentation des travaux de Russell ayant mené à l’élaboration de la théorie. Je discuterai brièvement des sources de la théorie des descriptions, afin d’établir comment elle s’articule dans la philosophie russellienne. De la même manière, je traiterai aussi du problème qu’elle cherche à résoudre, en jetant un œil sur la théorie frégéenne, qui apporte une solution problème de la référence. Ces explications jetteront, par la même occasion, la base d’une critique que fait Russell à la théorie frégéenne.

Une fois ce contexte bien établi, c’est à la théorie en tant que telle que je m’attarderai. Π sera question des expressions étudiées par la théorie, de la définition et du principe sur lequel elle repose. Cette partie soulignera les changements qu’elle amène par rapport au point de vue préalablement soutenu par Russell, ainsi que celui de certains prédécesseurs comme Frege. Cela nous conduira aux critiques et aux solutions présentées par Russell à divers problèmes.

La dernière partie du chapitre traite notamment des principales énigmes devant être solutionnées par une théorie de la référence. Les considérations à ce sujet imposeront un détour par la question de l’existence, celle de la substitution de termes coréférentiels en

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contexte intensionnel et finalement, par le problème du tiers exclu. La solution de Russell à ces questions passe par une critique de certains aspects de la théorie de Frege et Γ introduction de distinctions importantes, qui trouveront d’ailleurs leur place dans tout le développement du chapitre.

1.1 - Aperçu de la philosophie russellienne

Afin d’introduire et d’expliquer les principaux éléments de la théorie des descriptions, je retiendrai uniquement les premiers écrits de Russell à manifester un intérêt pour l’analyse du langage dans le cadre du développement de la logique moderne et de la philosophie des mathématiques. Mon propos s’appuiera sur les parties pertinentes de ces textes. Principalement, je vais traiter tout au long de mon exposé de l’article «On Denoting», publié en 1905 dans la revue Mind. En plus des éléments théoriques contenus dans cet article, je vais aussi me baser sur les conférences prononcées par Russell et publiées dès 1918 sous le titre «The Philosophy of Logical Atomism» pour enrichir le propos tenu en 1905. Je vais considérer le texte de 1918 comme le mot final de Russell sur le sujet que je traite, au sens où rien de fondamentalement nouveau n’est venu, plus tard, s’ajouter à ce que Russell avait déjà dit au sujet de la théorie des descriptions. Et ce, même si certains ouvrages comme Y Introduction to Mathematical Philosophy, paru en 1919, contiennent nombre de précisions utiles, dont un exposé succinct de la théorie1.

L’idée précédente vient du fait que Russell présente dans ses conférences une sorte de doctrine logique mise à l’épreuve dans ses travaux précédents, qui résulte de sa philosophie des mathématiques. À mon sens, la théorie des descriptions représente un aspect de cette doctrine logique et assurément, un principe certain sur lequel Russell s’est appuyé pour développer d’autres idées philosophiques. Dans les conférences de 1918, il nous donne un aperçu de sa philosophie par des remarques introductives qui précisent ce qu’il entend par le titre de son exposé, tout en spécifiant également que la philosophie issue de sa réflexion s’annonce comme son opinion personnelle sur les sujets qui l’occupent. Π aboutit, en définitive, à une métaphysique basée sur son analyse. Pour réaliser ce projet, Russell procède à partir de principes évidents desquels il déduit les notions indéfinissables qui serviront d’axiomes pour construire sa philosophie. Π s’agit d’un principe développé dans le cadre de ses premiers travaux sur la philosophie des mathématiques et qui s’est ensuite élargi à toute sa pensée ultérieure2. Russell expose sa façon de faire dans l’analyse de la forme logique des

1 Voir notamment le chapitre XVI sur les descriptions pour le résumé de la théorie des descriptions.

2 À cet effet, l’ouvrage Principles of Mathematics (1903) constitue une première ébauche sur le sujet du fondement et de la nature des mathématiques. Il permet une incursion dans les problèmes qui occupèrent Russell au début du siècle

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phrases du langage ordinaire utilisées pour parler des choses et du monde. Cependant, cette forme logique ne se montre pas de façon évidente si on ne regarde que la structure grammaticale des phrases. D’ailleurs, ce n’est qu’avec l’avènement et le développement de la logique moderne, dans les travaux des auteurs comme Russell, et Gottlob Frege au début du siècle dernier, qu’une attention sera portée à la structure profonde des phrases. Π n’est plus question de considérer le seul critère de la forme sujet/prédicat qui avait servi jusqu’alors de canon pour l’analyse des phrases dans la logique aristotélicienne calquée sur la grammaire des langues naturelles. De cette constatation provient l’idée que la forme logique ne peut être découverte que par une analyse du langage ordinaire qui aurait l’avantage de se détacher de la façon traditionnelle d’analyser superficiellement les phrases d’une langue. Et c’est précisément dans cette veine que s’inscrivent les recherches conduites par Russell, qui, comme on le verra, se pencha sur l’analyse de certaines expressions linguistiques qui semblent référer à une entité ou à une autre sans pourtant le faire véritablement. De ce point de vue, l’analyse linguistique a pour but de mettre en évidence la forme logique des phrases et, dans ses travaux, c’est une façon par laquelle Russell arrive à quelque chose d’indéniable, de satisfaisant.

La foi en cette méthode d’analyse, du moins les intentions qui l’accompagnent, révèlent pour moi assez d’indices qui permettent de conclure que le résultat de l’exposé russellien, qui prévaut dans les conférences, représente le fin mot de la chose pour son auteur. Cependant, c’est principalement du point de vue de la réflexion et de l’analyse logique et non du point de vue de la théorie de la connaissance sous-jacent qu’on peut prétendre arriver aux conclusions souhaitées. Et c’est dans cette mesure que je me rattache à ce que Russell considère comme suffisamment certain, réduit par l’analyse, en tenant compte uniquement de la partie «logique» de son exposé, laissant de côté la partie «métaphysique» qui n’est pas essentielle à la compré- hension de la théorie des descriptions. Dans la partie que j’appelle «métaphysique», Russell propose une sorte de reconstruction du monde sur la base des atomes de nature logique auxquels il est parvenu par l’analyse de la structure du langage et de la forme des phrases qui parlent en fait du monde. Et puisqu’il défend l’idée d’un rapport entre le langage et le monde, il se sert des derniers résidus de son analyse, c’est-à-dire encore une fois les atomes logiques auxquels il parvient, pour élaborer une sorte de métaphysique détaillant ce qui constitue le monde. Toutefois, je ne vais pas développer davantage la façon dont Russell reconstruit le monde ni donner plus de détails sur son réalisme ontologique - que Russell préfère appeler

et il représente un effort et une analyse hors du commun qui, suite à la véritable «révolution» issue des recherches de Frege sur les mathématiques, devait marquer aussi la façon de faire de la philosophie. Bien des choses ont changé quelques années après Γélaboration des Principles, de l’avis même de son auteur qui confie, dans !’introduction à la seconde édition de l’ouvrage (1938), que plusieurs aspects ne correspondent plus à sa conception actuelle. Néan- moins, certains développements serviront à présenter des éléments de théorie dans mon exposé.

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«atomisme logique» - pour ne pas m’éloigner du sujet queje souhaite simplement situer dans la philosophie de Russell. Car lorsque l’on s’occupe, comme c’est le cas dans ce travail, de la seule théorie des descriptions, il n’apparaît pas nécessaire de se pencher plus attentivement sur bien d’autres aspects de la pensée et de la philosophie mssellienne pour en arriver au développement du point central de l’exposé. Russell lui-même, dans son livre Histoire de mes idées philosophiques (Russell, 1959), discute de l’intérêt qu’il a eu pour de nombreux problèmes au cours de sa longue carrière de penseur et c’est en considérant !’organisation de cet ouvrage queje tire l’idée qu’il s’est consacré à d’autres sujets sans revenir tout à fait sur les positions qu’il a tenues dans le premier cinquième du XXe siècle, sauf peut-être pour répondre à la critique. Chose certaine, même si Russell s’est aussi largement intéressé à des questions métaphysiques ou encore à la théorie de la connaissance par exemple, ces considérations n’auront pas besoin d’être présentées ici, car, dans la mesure du possible, j’aimerais tenir une discussion de la théorie des descriptions en dehors des autres points de la philosophie mssellienne. De l’avis d’un commentateur comme Stephen Neale (1990), une telle compréhension de la théorie est possible et cela ne saurait nuire à son appui. Neale établit en effet, à la fin d’une section de l’ouvrage dans lequel il tente d’expliquer, défendre et étendre les thèses centrales et les applications de la théorie des descriptions, quels en sont les fondements philosophiques. Et il fait remarquer qu’une caractéristique essentielle de la théorie est d’être «indépendante du point de vue logique de la théorie mssellienne de la connaissance, laquelle repose sur la notion de donnée sensorielle. Ainsi, on peut endosser la théorie en tant que théorie des descriptions sans être engagé à soutenir la notion restreinte de connaissance directe que Russell adopte finalement»3 (Neale, 1990, p. 48; il souligne). Par ces propos, je ne souhaite aucunement élaguer la pensée de Russell, mais simplement préciser le cadre de mon travail. Je ne dispose pas de l’espace nécessaire pour aborder toute la philosophie mssellienne du langage. J’ai choisi de m’en tenir à la théorie des descriptions, bien qu’il faille être conscient qu’elle découle inévitablement de différentes prises de position ontologiques, épistémiques ou métaphysiques et qu’elle fut constmite dans un esprit bien particulier.

1.2 - Contexte et problème entourant l’élaboration de la théorie

La théorie des descriptions en tant que telle s’articule dans l’article de 1905 même si le problème sur la base duquel elle fut élaborée apparaît bien avant. Dès sa publication, la théorie

3 «The theory is logically indépendant of Russell’s sense-datum epistemology. Hence, one can endorse the theory qua theory of descriptions without being committed to the restricted notion of acquaintance Russell finally adopts». Pour cet exposé, j’ai fait le choix de citer les textes en langue française toutes les fois où il sera possible d’en fournir une version. Dans le cas présent, la traduction est de moi et il en sera de même, dans la suite, pour les citations de textes existant uniquement en langue anglaise, à moins d’indications contraires.

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de Russell avait effectivement un statut d’exposé final par rapport aux propos tenus dans les Principles, au cours des années 1901 à 1903. Elle marquait même un retour sur certaines positions précédemment soutenues. La théorie des descriptions venait maintenant jeter un nouvel éclairage sur le problème de la référence. Par cette expression, je veux parler du renvoi à une réalité extra-langagière particulière, identifiable dans le temps et l’espace au moyen de certains types d’expressions. Je vais m’expliquer plus longuement sur cette question dans la suite, en m’intéressant à différentes expressions linguistiques de manière à départager celles qui permettent la référence et celles qui permettent d’aller chercher un quelconque objet, tout en présentant les arguments qui soutiennent ma présentation.

Auparavant, il m’apparaît nécessaire de préciser exactement ce qu’il faut comprendre par la référence. Dans mon travail, je vais réserver l’usage de ce mot pour les cas où une expression d’une langue permet d’aller chercher un objet spécifique, particulier et reconnaissable4. Faire référence (référer) c’est donc une manière de renvoyer à une entité particulière, qu’il s’agisse d’une personne, d’un objet, d’un lieu, d’un moment, etc. Suivant cette acception, on appelle «référence» l’entité particulière, individuelle, à laquelle renvoie une expression référentielle ou un terme singulier - ces notions sont employées de façon interchangeable, encore qu’un terme, généralement, c’est un seul mot, alors qu’une expression comporte un ou plusieurs mots selon qu’elle est simple ou complexe. Par exemple, la référence du nom «Vénus» est la planète du système solaire qui porte ce nom. Il y a plusieurs manières de concevoir comment se fixe la référence d’un terme singulier. Pour certains, elle est fixée par ostensión (en pointant vers l’objet); pour d’autres, grâce à une chaîne historique ou causale qui permet de connecter le terme singulier à l’individu qu’il nomme, comme une sorte d’étiquette appliquée à une chose. D’autres encore ont recours à la notion de connaissance directe d’un objet (acquaintance), celle qui nous est donnée par les différents sens, pour construire leur théorie de la référence.

Peu importe, en fait, la manière dont cela peut se faire, ce qu’il est important de retenir pour le présent propos, c’est que le fonctionnement des expressions qui permettent de référer contraste avec celui d’un autre genre d’expressions - les expressions dénotantes - que je réserve pour désigner un mot ou un groupe de mots (syntagme) qui peut être appliqué à un objet quelconque, indéterminé, ou encore à plus d’un objet. À partir d’ici, on peut tracer une différence entre la référence et la dénotation, qui s’établit comme suit : la référence est un

4 L’étude des expressions référentielles qui renvoient à plus d’un objet, par exemple «eux» en pointant vers un groupe spécifique et restreint d’individus, déborde le cadre de ce mémoire.

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objet particulier, tandis que la denotation est n’importe quel(s) objet(s) satisfaisant certaines conditions spécifiées par une expression.

À présent, il faut considérer que la différence précédemment identifiée fait en sorte que les expressions dénotantes ne fonctionnent pas à la manière des expressions référentielles. Cette particularité peut être démontrée par une analyse logique comme la théorie des descriptions en est un exemple. Car la théorie de Russell révèle que les descriptions appartiennent à la catégorie des expressions dénotantes et non à celle des termes singuliers comme on aurait tendance à le penser. Par exemple, «le découvreur de l’Amérique» paraît désigner Christophe Colomb. La description semble ainsi fonctionner comme un terme singulier. Pourtant, une telle intuition s’avère incorrecte suivant les conclusions de la théorie des descriptions. Une façon de le démontrer-j’y reviendrai à la section 1.4 - consiste à traiter les descriptions comme des expressions quantifiées. Ces dernières sont celles auxquelles on applique un quantificateur. Ce mot sert tout autant à nommer la catégorie d’expressions qu’à nommer les symboles «V» et «3» et ce qui leur correspond dans les langues naturelles. On utilise principalement les précédents symboles dans différentes formules en logique symbolique, mais il y en a d’autres. Les quantificateurs se définissent comme des expressions linguistiques dont !’utilisation permet de lier des variables dans une formule. Les variables (des lettres de l’alphabet, généralement x, y, z) remplacent des objets ou événements particuliers et un quantificateur appliqué à une variable indique dans quelle proportion il faut considérer les objets désignés par la variable, autrement dit s’il faut considérer l’ensemble des objets ou seulement certains. Essentiellement, on retrouve le quantificateur universel, symbolisé par «V» (et dans le langage ordinaire par les mots «tout», «tous les», «chaque», «n’importe quel», «les», ou «quels que soient»), pour parler de la totalité des objets auquel il est appliqué et aussi le quantificateur existentiel, «3» (se traduisant par «il y a au moins un», «certains» ou «quelques»), qui affirme l’existence d’au moins un objet. La quantification est déterminante pour rendre plus fine notre analyse de la structure syntaxique de phrases des langues naturelles. Elle est aussi très importante pour !’interprétation des phrases parce qu’elle permet d’en dégager la forme logique, une paraphrase qui révèle comment elles sont constituées. Π s’agit d’un niveau auquel il est intéressant de pousser l’analyse, lorsque l’on veut désambiguïser les différents sens que peut avoir une phrase. Considérant cette possibilité, des similitudes superficielles dissimulent parfois de profondes différences. Le contraire est également vrai; ce qui paraît différent en surface peut cacher des ressemblances en profondeur. En étant attentif aux différences, il devient possible de lever l’ambiguïté qui pèse sur certaines phrases (j’en ferai voir un exemple à la section 1.5.3). Π importe donc de différencier deux niveaux d’analyse. Un premier correspond à la forme sous laquelle se présente une phrase dans

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une langue naturelle. C’est la structure de surface de la phrase, le niveau de l’analyse grammaticale. Celle-ci s’attache à l’étude de la nature et de la fonction des mots d’une langue, de même qu’aux règles permettant de déterminer quelles combinaisons sont syntaxiquement correctes et lesquelles ont un sens. L’autre niveau, c’est celui de la structure profonde, celui de l’analyse de la forme logique.

Afin de présenter ce genre d’analyse, je commencerai par souligner le travail de Gottlob Frege, le premier philosophe analytique du langage. C’est à lui que l’on doit le développement d’un langage logique, perfectionné par la suite, qui a certes élargi les perspectives d’étude du fonctionnement de certaines expressions linguistiques. En gardant à l’esprit les grandes lignes de la théorie de cet auteur, j’en viendrai ensuite à montrer comment Russell parvient à soutenir sa propre position, qui s’est développée en réaction à la théorie de Frege. Il est nécessaire d’en exposer l’essentiel afin de montrer à quoi s’est opposé Russell et ainsi, tisser des liens avec le contexte qui entoure le développement de la théorie russellienne des descriptions.

Près de quinze ans auparavant, Frege en arrivait à une étude du langage qu’il publiait déjà en 1892 au sujet notamment du problème de la référence. Ses considérations dans le domaine de la philosophie des mathématiques (plus précisément en ce qui concerne le logicisme et la fondation de l’arithmétique) le conduisirent à l’élaboration d’une sémantique particulière des expressions linguistiques qui semblent référer à quelque chose. En effet, dans «Über Sinn und Bedeutung5», Frege présentait tout un modèle d’explication de la relation entre le sens et la référence d’une expression ou d’une phrase. H cherchait à expliquer entre autres choses la relation entre ce que désigne un signe et ce qui permet de le comprendre. Frege se lança dans cette étude sémantique, parallèlement à ses recherches dans le domaine de la fondation de la logique et des mathématiques, sur la base de l’idée que le langage ordinaire conduit à certaines erreurs ou, à tout le moins, à des ambiguïtés lorsqu’on s’en sert dans le domaine de la logique et de la connaissance objective. Π lui apparaissait nécessaire de formuler un langage idéal exempt de toute ambiguïté et logiquement parfait afin d’arriver à une connaissance certaine et objective dans le domaine des sciences fondamentales. Un tel langage éviterait les pièges posés par la grammaire des langues naturelles en permettant de faire voir la structure logique du langage (qui correspond à ce qu’on appelle la structure profonde). Aujourd’hui, le langage formel de la logique moderne en est le meilleur exemple

5 La traduction française de Claude Imbert donne «dénotation» pour le mot «Bedeutung». Toutefois, ce choix est regrettable. La traductrice explique qu’il a été fait pour éviter, en français, certaines tournures comme la forme passive du verbe «se référer à». Le mot «référence» convient cependant davantage au sujet développé par Frege. Je me suis conformé à la présentation que font les anglophones de la théorie fregéenne, sensibles à la différence entre les mots. Pour respecter la bonne utilisation à en faire, j’emploierai «référence» partout où la traduction française suggérait «dénotation».

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puisqu’il permet de désambiguïser le sens des phrases plus efficacement que la grammaire traditionnelle, en vertu d’un calcul permettant de rendre compte tant de la structure des phrases que de la validité des raisonnements qui les font intervenir.

Sur le fond, les considérations de Frege ayant mené à ce développement reposaient sur une différence qu’il croyait nécessaire de faire au sujet de la forme de certaines phrases du langage ordinaire. Un exemple simple couramment utilisé pour montrer cette différence révèle en effet qu’on ne peut pas considérer les phrases

( 1 ) S ocrate est mortel et

(2) Tous les hommes sont mortels

comme équivalents sur le plan de la forme logique. Et ce, même si en apparence les deux phrases se ressemblent du point de vue de la grammaire, comme si rien de bien important ne pouvait permettre de les différencier puisqu’elles semblent toutes deux attribuer une propriété, celle d’être mortel, à un sujet grammatical. Π n’était pas habituel, à l’époque, de voir les choses autrement lorsqu’on procédait à l’analyse d’une phrase. Tout le poids de la tradition philosophique, qui se réclamait de la logique d’Aristote, se faisait sentir depuis toujours en philosophie et obscurcissait ainsi la possibilité de considérer les choses sous un angle nouveau. C’est peut-être !’attention qu’il accordait aux mathématiques et la formation que possédait Frege dans ce domaine qui est responsable du développement d’une nouvelle perspective pour l’analyse des phrases. L’innovation et l’originalité de Frege sur cette question sont aussi responsables de développements considérables dans le domaine de la logique, assez pour influencer l’essor d’une nouvelle logique. Une partie de ce développement repose sur l’idée de considérer les phrases comme le résultat de l’opération qui consiste à donner une valeur à la variable d’une fonction propositionnelle telle qu’on retrouve dans le domaine des mathéma- tiques. Π est en effet très commode, en mathématiques, de se représenter une relation à l’aide d’une expression qui contient une ou plusieurs variables qui peuvent être remplacées par différentes valeurs qui rendent vraies ou fausses l’expression, pour devenir une phrase dès que la variable est remplacée par une valeur qui lui convient. Une telle expression répond à la définition de fonction propositionnelle. Cette façon de concevoir les choses a l’avantage de faire ressortir la forme des phrases. Ainsi, à la lumière de l’analyse, les exemples de phrases utilisées plus haut, interprétées en termes de fonction propositionnelle, révèlent deux formes distinctes de phrases. La première est de la forme

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(Γ) S est mortel

l’autre, plus complexe, s’interprète en terme hypothétique de la manière suivante : (2') Pour tout X, si x est un homme, alors x est mortel.

Dans cette perspective, les variables ou les constantes pourront être remplacées par des termes pour devenir une phrase qui pourra être vraie ou fausse.

En plus de s’intéresser à la forme des phrases, une étude du langage devrait aussi comprendre !’utilisation qu’on fait des expressions qui les composent. Ainsi, pour remplacer les variables des fonctions propositionnelles, il est envisageable d’utiliser plusieurs sortes différentes d’expressions ou de mots. Si je prends par exemple la fonction

(3) x est plus petit que y

je peux remplacer «x» par «7» et «y» par «9» afin d’obtenir une phrase vraie ou encore, ces mêmes variables respectivement par «le soleil étincelant» et «la pleine lune». J’obtiens alors une phrase fausse. Π s’agit d’un résultat bien différent. Cependant, ce qui intéresse Frege est plutôt de savoir ce qui est désigné par une expression ou quel sens elle exprime et quelle est la relation entre les deux phénomènes.

Dans le traitement à faire des expressions du langage ordinaire, Frege assimile différents mots qu’il rangera sous une catégorie parce qu’il croit pouvoir les traiter d’une manière semblable. Le problème qui l’occupe dans «Über Sinn und Bedeutung» procède au départ de la question de l’identité. Les phrases par lesquelles nous traitons de la question prennent généralement la forme «A = B». Frege s’interroge sur ce qui exprimé par une relation entre deux choses que l’on reconnaît comme identiques. Π raisonne de manière à établir que ce n’est manifestement pas leur appellation qui est identique puisque la relation fait intervenir deux expressions différentes. Dans son examen, Frege ne se limite pas non plus à considérer l’identité entre une chose et elle-même. Ce rapport, toutes les choses le présentent avec elles- mêmes, de telle sorte que «A =A» est une relation d’identité tout simplement analytique, qui n’a rien à voir avec la nouvelle connaissance que permet la phrase d’identité «A = B». Frege veut justement souligner que toutes les phrases qui expriment une identité ne se bornent pas à affirmer simplement que «A = A». Pour rendre compte de cette idée, il proposait de distinguer le sens et la référence des expressions comme «A» et «B», autant que le sens et la référence des phrases qui font intervenir «A» et «B». Π arrivait ainsi à expliquer la relation d’identité qui s’exprime entre des signes qui représentent des objets dans des phrases comme «A = A» et «A = B» :

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eu égard au gain de connaissance, le sens de ces [phrases], c’est-à-dire la pensée qu’elles expriment, entre en compte autant que la [référence], laquelle est la valeur de vérité de ces [phrases]. Si A = B la [référence] de B est bien la même que celle de A, et la valeur de vérité de A = B est aussi la même que A = A. Toutefois, le sens de B peut être différent du sens de A et par là la pensée exprimée dans A = B peut être différente de celle exprimée dans A = A (Frege, 1892, p. 126)6.

Les variables utilisées dans cette citation remplacent des termes singuliers. Selon Frege, les expressions dans une phrase fonctionnent de cette manière. Dans sa perspective, il utilise le mot «signe» pour parler de telles expressions et il fait remarquer qu’un signe désigne quelque chose à la manière dont on utilise habituellement un nom propre, afin d’identifier une entité, de la nommer par une appellation qui lui est spécifique. Les mots étant utilisés de la sorte pour parler des choses, il sera tout naturel de penser qu’ils renvoient à la chose dont ils sont le signe. Frege arrive ainsi à suffisamment de précision pour rendre compte de la façon dont les mots renvoient aux choses, comment, par exemple, «un nom propre (mot, signe, combinaison de signes, expression) exprime son sens [remplace] ou désigne sa [référence]» (Frege, 1892, p. 107). Un point central de la théorie sémantique de Frege est ainsi énoncé. Chaque expression linguistique devrait normalement être douée d’un sens et d’une référence. Le sens d’une expression constitue le point de départ pour parvenir à l’objet qu’elle désigne. Π est en effet nécessaire de comprendre, à tout le moins, ce que veut dire l’expression en question. Le sens d’une expression contient l’aspect sous lequel se présente sa référence et il est donné à toute personne capable de comprendre l’expression. En considérant les choses sous cet angle, prenons par exemple le terme singulier «la tour Eiffel», comme une des expressions étudiées par la théorie frégéenne. Une personne qui comprend de quoi il est question par !’utilisation du terme pourra éventuellement saisir à quoi il correspond, car un seul objet correspond au sens de «la tour Eiffel». Pour que cette éventualité soit effective, la personne doit posséder

6 Dans la citation, par souci d’homogénéité avec le reste de mon texte, j’ai remplacé par des majuscules les lettres utilisées par Claude Imbert dans sa traduction. De plus, j’ai utilisé «référence» préférablement à «dénotation», en conformité avec l’emploi que je fais de ces termes techniques dans le reste de mon mémoire. Je signalerai entre crochets cette même modification dans toutes les autres citations de Frege. Finalement, j’ai corrigé par «phrase» un emploi fautif de «proposition» dans la traduction.

Dans mon texte, afin d’éviter un flottement dans !’utilisation du vocabulaire, je présente les théories de Frege et Russell du point de vue de l’analyse des phrases. Cela me permet un certain niveau de généralité tout en respectant le point de vue adopté par Russell avec la théorie des descriptions. Je traite les phrases comme des éléments d’une langue qui ont une signification hors contexte et qui expriment une ou plusieurs propositions selon qu’elles ont un ou plusieurs sens. Je réserve le mot «proposition» pour ce qui est exprimé par une phrase. Il s’agit de la partie du sens qui est susceptible d’être vrai ou faux. Le terme «énoncé», quant à lui, sera peu utilisé dans ce mémoire. Ce concept s’applique aux phrases en contexte. Le contexte permet de désambiguïser les différents sens que peut prendre une phrase. Finalement, le mot «énonciation», qui vaut pour !’utilisation des phrases par un locuteur à un moment donné, et qui est une notion pragmatique, ne deviendra guère pertinent avant le chapitre 3. J’y reviendrai alors.

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suffisamment d’information sur ce qui est signifié. On peut penser qu’un objet qui est donné directement puisse être désigné plus facilement. Mais comme ce n’est pas toujours le cas, il se peut qu’il faille recourir à d’autres expressions signifiantes qui désignent le même objet pour trouver la référence de l’expression. On voit ainsi qu’à un objet particulier peut correspondre plusieurs sens, mais l’inverse n’est pas vrai : le sens d’une expression nous conduit éventuellement à un seul objet. Le lien s’exprime toujours du sens d’un signe vers la référence. Cependant, comme le langage n’est pas parfait, un objet particulier ne correspond pas toujours au sens donné. Nous pouvons former toutes sortes d’expressions parfaitement signifiantes, mais auxquels rien ne correspond. En effet, ce qui est signifié peut ne pas exister. Dans l’esprit de Frege, cela ne saurait faire de tort à la théorie, car certaines imperfections dues aux langues naturelles sont supportables. Les expressions sans référence sont, sommes toutes, des cas marginaux. Ainsi, il est pertinent d’employer la notion de référence. Même que, parlant de quelque chose, Frege suppose en définitive que le terme qu’on utilise à cette fin réfère, il suppose que le signe renvoie à un objet.

Par diverses considérations, Frege montre ensuite comment on passe du sens d’un terme au sens d’un plus grand ensemble comme une phrase complète, de manière à exprimer une pensée (un contenu objectif accessible à plusieurs sujets). Et également, il présente comment se compose la référence d’un tel ensemble signifiant pour expliquer que la valeur de vérité (le vrai ou le faux) sera identifiée à la référence de la phrase. À ce chapitre, un principe est fondamental pour aboutir à ces conclusions. Π s’agit de la compositionnalité, qui fait en sorte que le sens et la référence des expressions complexes et des phrases est fonction du sens et de la référence des expressions qui les composent, ainsi que de leur organisation.

De plus, le développement présenté par Frege fait aussi part des difficultés à surmonter afin d’arriver à une théorie qui garantisse la validité d’autres principes, comme celui de la substitution de termes coréférentiels dans une phrase, selon lequel la valeur de vérité d’une phrase est préservée dans tous les contextes d’énonciation. Un tel principe affirme que le remplacement d’une expression par une autre qui a la même référence (le plus souvent il s’agit d’une expression qui a un sens différent de la première) n’affecte pas la référence des expressions complexes dont elle fait partie. La référence d’une phrase étant, ainsi que je viens de le mentionner, sa valeur de vérité, le principe de substitution des termes coréférentiels a pour conséquence que la valeur de vérité d’une phrase ne change pas lorsqu’une expression est remplacée par une autre qui lui est coréférentielle. Par exemple, les phrases

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et

(5) La planète bleue est plate

ont la même valeur de vérité, le vrai, parce que les expressions «la Terre» et «la planète bleue» sont coréférentielles, c’est-à-dire qu’elles ont la même référence.

Dans cette optique, il faudra être sensible à la manière dont le contenu d’une phrase se présente dans la communication, car certaines circonstances peuvent faire une différence en ce qui concerne la valeur de vérité d’une phrase. Une telle différence se présente entre un contexte extensionnel et un contexte intensionnel. Le contexte est extensionnel si et seulement si la valeur de vérité d’une phrase ne change pas, selon qu’on remplace une expression par une expression coréférentielle dans la phrase. En contexte intensionnel, par ailleurs, les phrases sont susceptibles de changer de valeur de vérité lorsqu’on effectue le même genre de remplacement. Un contexte est intensionnel en raison de la présence d’opérateurs modaux («il est nécessaire que», «il est possible que»), d’opérateurs temporels («avant que», «après que», etc.), d’indicateurs de force illocutoire («promettre que», «déclarer que», etc.) ou de verbes d’attitude propositionnelle («croire que», «savoir que», «désirer que», etc.). Pour illustrer la façon dont la valeur de vérité d’une phrase peut être modifiée, je serai justement attentif à ce dernier cas. Les attitudes propositionnelles expriment une relation entre un sujet et un contenu. Le premier est le locuteur de la phrase, par laquelle il porte un jugement sur une partie de cette phrase, son contenu. Le jugement en question est formé au moyen d’un verbe qui exprime une attitude psychologique comme la croyance, le doute, l’expectative, etc. Or, il arrive que la valeur de vérité d’une phrase complexe soit différente de la valeur de vérité de la phrase imbriquée. Considérons les phrases

(6) Les Anciens croyaient que la Terre était plate, et

(7) Les Anciens croyaient que la planète bleue était plate.

Le contenu des phrases (6) et (7) est constitué respectivement des phrases (4) et (5), que je reconnaissais plus haut comme étant vraies. Cependant, dans le présent contexte, alors que (6) est vraie (7) est fausse parce que les Anciens ne connaissaient pas la Terre comme la planète bleue. Le changement de valeur de vérité d’une phrase à l’autre permet de voir clairement pourquoi les attitudes propositionnelles posent problème. Dans le même genre de contexte, finalement, la valeur de vérité d’une phrase peut aussi être modifiée lorsqu’on rapporte les

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paroles de quelqu’un en style direct. Il faut ainsi pouvoir rendre compte d’une phrase qui fait intervenir le verbe «dire», comme :

(8) Nietzsche a dit : «Dieu est mort».

Ce dernier cas regroupe tous ceux où des propos sont rapportés dans une citation.

Les citations posent des problèmes spécifiques que je n’aborderai pas davantage. En traitant tout de même les cas où une expression n’a pas sa référence habituelle, Frege explique que les expressions ont une référence indirecte en contexte intensionnel. Les mots réfèrent alors à ce qui, d’ordinaire, est leur sens. La référence habituelle et la référence indirecte doivent donc être distinguées, de même que le sens habituel et le sens indirect. La distinction tient également compte de la différence entre les termes singuliers et les phrases puisque leur sens et leur référence n’est pas du même ordre. Ainsi, la référence habituelle d’un terme singulier est l’objet particulier auquel renvoie normalement le terme. Dans le cas d’une phrase, c’est une valeur de vérité. La référence indirecte, celle qu’acquière un terme singulier ou une phrase en contexte intensionnel, c’est leur sens habituel. Π s’agit de ce que le terme singulier ou la phrase permet de comprendre. Dans le cas d’une phrase, Frege parle d’une pensée (un contenu objectif accessible à plusieurs sujets, comme je le disais à la section précédente). Enfin, le sens indirect, celui qu’a un terme singulier ou une phrase en contexte intensionnel, c’est quelque chose qui s’exprime sous la forme «le sens de «A»», «A» étant le terme singulier ou la phrase en question. Pour Frege, toutes ces distinctions permettent de bien comprendre le lien qui s’opère entre le signe, son sens et sa référence. En conséquence, il est en mesure d’expliquer ce qui se passe dans le cas d’une substitution d’expressions coréférentielles en contexte intensionnel. L’échec de substitution n’est qu’apparent, car les expressions font référence à leur sens habituel plutôt qu’à leur référence habituelle. Son article traite beaucoup plus profondément du sujet, en examinant plusieurs cas particuliers. J’ai néanmoins exposé le principal pour comprendre, dans la suite, à quoi le critique de Russell s’accrochera.

1.3 - Étude de différentes expressions

On rapporte que c’est en grande partie grâce à Russell que les travaux de Frege ont été connus. Dans une large mesure, Russell était concerné par des préoccupations semblables au sujet de la logique et des mathématiques, qu’il voulait également asseoir sur des fondations sûres et objectives. Lorsqu’il fit paraître les Principles pour la première fois, Russell venait tout juste, alors, de prendre connaissance des travaux de Frege et il se rendit compte qu’ils avaient travaillé sur des considérations semblables sans qu’il ne le sache durant l’élaboration

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de l’ouvrage. Cependant, la solution à laquelle devaient arriver les deux penseurs diverge en de nombreux points et, pour l’essentiel, je noterai seulement un aspect de la solution frégéenne au problème de la référence que Russell vint à critiquer. H devint manifeste pour lui qu’en adhérant à la théorie de Frege, on ne saurait expliquer le cas de toutes les expressions du langage ordinaire. Russell demeure insatisfait du traitement fait par Frege des expressions qui n’ont pas de référence. Π s’agit d’expressions sensées qu’on arrive à comprendre, mais dont on ne peut trouver à quoi elles correspondent. En considérant que «la [référence] d’un nom propre est l’objet même que nous désignons par ce nom» (Frege, 1892, p. 106), thèse qui vaut également pour tous les termes singuliers chez Frege, il sera certainement difficile de déterminer quelle est la référence d’expressions qui ne renvoient à rien comme «U.R.S.S.» ou «le père Noël». C’est notamment à ce genre de difficultés que Russell s’est attardé, en prenant connaissance des travaux de Frege. Π s’est intéressé spécialement aux conséquences qu’entraîne !’utilisation d’une expression qui ne s’applique à rien du tout, à aucun objet particulier, ce que j’appellerai une expression dépourvue d’extension. L’extension est ce à quoi renvoie une expression par opposition à ce qu’elle signifie (son intension). Je me servirai du mot «extension» comme un terme générique qui recouvre les objets, quelconques ou particuliers, auxquels renvoient les expressions. Le recours à cette notion sera parfois nécessaire, car le propos de Frege et de Russell diverge à ce sujet. Frege proposait un traitement unique de toutes les expressions linguistiques utilisées pour parler des choses. Pour lui les termes singuliers renvoient aux objets. De ce point de vue, une référence peut leur être associée. Russell se détache de cette analyse, comme je le montrerai. La référence sera réservée à une plus petite catégorie, qu’il appelle les «noms propres logiques». Ceux-ci impliquent une connaissance directe des objets qu’ils nomment. Dans notre langue, ils sont représentés par «ceci» et «cela». Pour les autres expressions, Russell parlera de dénotation et non de référence.

Pour démontrer cette idée, j’ai retenu plusieurs cas de figure pour rendre compte de ce qu’il y a à dire au sujet des expressions étudiées par les auteurs pour l’élaboration de leur théorie. Dans la littérature, la notion de «terme singulier», dont j’ai fait mention précédemment, sert à parler des noms et des syntagmes nominaux qui référent à une entité particulière ou qui échouent à le faire alors qu’ils le devraient. Mais les auteurs n’ont pas tous la même conception de ce qu’est un terme singulier. Généralement, on reconnaît qu’il s’agit de mots ou des groupes de mots susceptibles de s’étendre à quatre types différents. Il y a des noms propres ordinaires, des descriptions, des expressions indexicales (soit des adverbes, comme «ici», «maintenant», «aujourd’hui», soit certains pronoms, «je», «tu»,/©tC)7qKdes démonstratifs («ceci», «cet» «eux», etc.). Toutefois, il n’y a pas de consensus/

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qui donne une ampleur telle à la problématique qu’il devient difficile d’en traiter dans l’ensemble, sans être confronté à des divergences entre les auteurs qui font couler beaucoup d’encre. Pour le bien de mon compte-rendu, je vais m’intéresser avant tout aux deux premières sortes d’expressions. Ce faisant, un premier critère de composition permet de classer les termes singuliers en deux groupes. Ainsi, on retrouve des termes singuliers simples et des termes singuliers complexes, selon que les termes en question sont formés d’un ou de plusieurs mots. Suite à cette première distinction, un autre critère intervient aussi pour diviser chaque catégorie en deux autres groupes, selon que les termes sont pourvus ou dépourvus d’extension.

Π est important de noter que, pour Frege, les noms propres ordinaires se retrouvent du côté des termes singuliers simples, alors que les descriptions se rangent du côté des termes singuliers complexes. Ce dernier, contrairement à Russell, les traite de la même façon. Les termes singuliers complexes fonctionnent comme les noms; ils se rapportent à la chose dont ils sont le nom, y renvoient directement. Ils entretiennent ainsi une relation particulière avec les objets qu’ils nomment. Leur fonction est proprement celle de nommer une entité, de désigner quelque chose par une appellation qui lui est spécifique. Cette possibilité permet de distinguer des objets, au sens le plus large du mot, ce qui comprend des personnes ou des lieux par exemple. C’est même particulièrement vrai des noms propres ordinaires qu’on utilise précisé- ment pour désigner un objet appartenant aux dernières catégories mentionnées.

Dans cette optique, les noms «Aristote» ou «Vénus» sont de parfaits exemples de termes singuliers simples pourvus d’extension, alors que «Tchécoslovaquie» appartient au groupe des termes singuliers simples, mais il s’agit maintenant d’un nom dépourvu d’extension pour des raisons contingentes (l’histoire récente nous révèle en effet que le pays nommé ainsi jadis ne peut plus être désigné puisque ses habitants ont majoritairement voté la séparation en deux États distincts). «Pégase», pour sa part, est le type parfait d’un nom dépourvu d’extension puisqu’il est un nom fictif. Π alimente bien des esprits, mais par définition, une entité fictive n’a aucune espèce de réalité. La suite de mon exposé voudra justement faire valoir cette position.

En ce qui concerne maintenant les termes singuliers complexes, il y a davantage à dire puisqu’il y a une différence entre les thèses de Frege et Russell au sujet du fonctionnement des descriptions. Lorsqu’il est question d’une description, au sens courant, on signifie l’énumération des caractéristiques d’une chose ou que d’une manière quelconque on dépeint quelque chose. Mais dans le vocabulaire de la linguistique ou de la philosophie analytique, parlant d’une description, c’est à une catégorie d’expressions linguistiques qu’on fera appel.

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Russell les assimilera aux expressions dénotantes, ce qui constitue une différence majeure par rapport à la théorie de Frege, qui associe les descriptions aux termes singuliers (complexes). Cette différence n’est pas que terminologique, elle a trait au fonctionnement des descriptions.

Pour Russell, c’est une insistance mise sur la forme des descriptions qui permet de les distinguer des termes singuliers. Les descriptions sont des expressions formées d’un nom, qualifié ou non, précédé d’un article. Pour qu’elles soient considérées complètes, au syntagme nominal ainsi formé doit s’ajouter un complément du nom, introduit par une préposition. Russell définit les descriptions en expliquant qu’il peut y en avoir de deux sortes : «définies, et indéfinies (ou ambiguës). Une description indéfinie est une expression de la forme «un tel-et- tel»7, une description définie une expression de la forme «le tel-et-tel» (au singulier)» (Russell, 1919, p. 313). Par sa simplicité, la définition laisse place à tout un registre d’expressions pouvant se ranger sous l’appellation de «description». Cette variété donne un grand pouvoir explicatif à la théorie qui en donnera une interprétation convenable. Π suffira de voir maintenant ce qu’on peut dire des expressions de la forme identifiée.

Dans tout le syntagme, c’est la présence de l’article qui détermine l’appartenance des descriptions à la catégorie des expressions dénotantes, car cela en fait une expression qui peut être traitée comme les autres expressions quantifiées, malgré l’apparente possibilité de désigner une et une seule entité particulière. Une telle possibilité n’est pas reconnue pour l’ensemble des autres expressions appartenant à la catégorie des expressions dénotantes. En effet, des expressions formées par «un», «aucun», «certain», «quelque», «la plupart», «tout», «chaque», «n’importe quel», etc. vont chercher non pas une entité particulière, mais une ou plusieurs entités quelconques. Néanmoins, la théorie de Russell affirme que les descriptions ne nomment rien. La forme logique en montre le fonctionnement et fait tomber toutes les prétentions apparentes qui justifiaient de placer les descriptions avec les termes singuliers.

Pour parvenir à cette conclusion, Russell amorce son étude sur la dénotation en présentant ce qu’il entend par une «expression dénotante». En 1905, son article débute en énumérant une série d’expressions qui représentent ce qu’il veut dire exactement. Et bien que plusieurs expressions différentes puissent être regroupées sous cette appellation, c’est principalement à celles qui s’annoncent par l’article défini au singulier que Russell s’attardera.

7 Dans le texte français de l’édition Payot, «so-and-so» était traduit par «ceci ou cela». J’ai modifié cette traduction par «tel-et-tel» et je ferai de même partout où l’expression interviendra, pour marquer, à mon avis, une utilisation plus juste à faire de l’expression anglaise. Cela permet d’éviter la confusion que peut comporter l’emploi de «ceci ou cela», qui sont des termes qu’on utilise en français comme expression directement référentielle. Or, il ne faut pas considérer les descriptions comme des expressions référentielles. Le texte du présent mémoire veut justement le démontrer.

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Π fournira, à cette occasion, une étude du mot «the»s. Une bonne étude des expressions dénotantes doit absolument être en mesure de rendre compte de tous les types d’expressions de cette sorte. D’ailleurs il en existe plusieurs si on considère le fait qu’elles dénotent ou non en réalité ou selon la forme qu’elles prennent. H y aurait trois cas à distinguer nous annonce Russell au début de «On Denoting». Premièrement, au regard d’une expression dénotante, on peut déterminer si l’expression appartient à cette catégorie alors qu’à un moment ou à un autre elle ne renvoie à rien, ne dénote rien, comme cela se produit accidentellement quand un événement fait en sorte que rien ne correspond à une description par exemple. Russell rapporte le cas de «l’actuel roi de France», une description qui ne correspond à rien depuis que la monarchie a été abolie dans ce pays par la Révolution française au XVIIIe siècle. Ensuite il y a le cas des expressions qui dénotent un et un seul objet, par exemple «la couronne de la reine d’Angleterre». Finalement, il y a les expressions qui dénotent de manière ambiguë. Π s’agit, pour le dernier cas, des descriptions indéfinies. Et pour l’essentiel, le traitement qu’en fait Russell est semblable aux descriptions définies, à la différence qu’elles ne préciseraient pas quel objet d’une classe est en fait désigné par l’expression. Par exemple, «un homme» dénote un individu de la classe des hommes, par contre il n’est pas possible d’indiquer autre chose au sujet de cet homme. Russell parlera de l’homme dénoté par une description indéfinie comme d’un «homme ambigu». Quant à l’analyse spécifique des descriptions indéfinies, elle sera pratiquement éludée dans les différents textes. Russell mentionnera seulement dans l'Introduction to Mathematical Philosophy que «la seule chose qui distingue «le tel-et-tel» de «un tel-et-tel» est qu’il y a implication d’unicité» (Russell, 1919, p. 326). Autrement dit, pour le cas des descriptions qui dénotent effectivement, la différence entre les descriptions définies et les descriptions indéfinies est que les premières sortes d’expressions spécifient qu’il n’y a pas plus d’une entité qui rend vraie la phrase qui contient l’expression descriptive.

En ce qui concerne maintenant les expressions dénotantes qui ne dénotent pas effectivement à un moment ou à un autre, il est une idée qu’il faut développer afin de justifier l’analyse à laquelle Russell est parvenu. À mon avis, le développement même de cette idée constitue l’argument principal sur lequel repose, en fait, la bonne analyse à faire des phrases *

8 Pour la traduction à faire du mot «the», auquel Russell s’intéresse, un texte en français doit tenir compte de la marque du pluriel et de celle du genre, qui ne sont pas spécifiées par le mot anglais. Ces marques font varier l’orthographe du mot français qu’il faut utiliser selon le cas qu’on veut spécifier. Afin d’alléger le texte, tout en rendant convenablement compte du mot, je ne vais pas énumérer à chaque fois les trois possibilités qui peuvent traduire le mot «the» selon le genre et le nombre du nom auquel il s’applique. Je vais utiliser indifféremment chacun des mots dans mes exemples, en tenant compte du genre et du nombre du nom auquel il s’applique. Car il faut être conscient que ce qui vaut pour le mot «le» en français, vaut aussi bien pour «la». En fait, il s’agit du même mot. D’autre part, Russell spécifie que c’est essentiellement à la forme du mot au singulier qu’il s’attardera. Il consacre un chapitre à part dans sa philosophie à l’examen du mot «the» au pluriel (Introduction to Mathematical Philosophy, chapitre XVII).

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contenant une description. Π s’agit de se demander à quoi peut bien renvoyer une expression dénotante qui ne dénote rien. C’est une question qui intervient si on considère qu’une expression dénotante joue le rôle de constituant d’une phrase. C’est ainsi qu’on caractérise les expressions qui sont mises pour un objet. Or, cette interprétation est uniquement valable pour les termes singuliers. Russell évaluera que les théories de la référence qui considèrent n’importe quelle description définie bien constituée du point de vue grammatical comme étant mise pour un objet9 affirment que les descriptions fonctionnent à la manière des termes singuliers. Mais contre cette perspective, il fera valoir que l’analyse de la forme logique des phrases qui contiennent des descriptions définies ne permet aucunement d’aboutir à l’objet qui satisfait la description. Quand je ferai voir, à la section suivante, le genre d’analyse que propose Russell, cette particularité mettra en évidence que les descriptions sont des expressions dénotantes. Dès lors, on comprendra pourquoi elles ne peuvent être traitées comme des termes singuliers, selon les conclusions de Russell. Ce changement de perspective sera très bénéfique pour expliquer le cas des expressions dénotantes qui ne dénotent pas comme «l’actuel roi de France» ou «le carré rond» pour reprendre les exemples de Russell (1905, p. 207). Le dernier cas spécifié représente d’ailleurs une description qui nécessairement ne dénote pas, car ce qu’elle présente est contradictoire. Cette description ne dénote pas pour des raisons conceptuelles. Un dernier cas de description qui ne dénote pas regroupe différentes descriptions d’objets irréels ou de personnages de fiction, de même que de lieux fictifs (autant d’exemples qui fournissent un vaste échantillonnage d’expressions sans dénotation). Dans ce registre, «la Cité d’or» ou «le paradis» seraient supposés être des lieux véritables. Certes, ce ne saurait être dans l’ordre de réalité que nous partageons qu’il serait possible de retrouver de tels endroits. C’est pourquoi il faut soit se satisfaire du cadre que présente la mythologie ou l’histoire d’un ouvrage littéraire, d’un conte ou d’une légende pour savoir à quoi se rapporte l’expression dénotante utilisée, soit admettre un monde d’entités non véritablement existantes auxquelles renvoient les expressions qu’on utilise. Suivant l’une ou l’autre de ces options, on se retrouve cependant hors du cadre du monde actuel.

D’autre part, en considérant que ce qui est dénoté par une expression dénotante n’intervient aucunement dans l’analyse, alors on adopte un point de vue qui a l’avantage d’éviter le recours à un monde d’objets irréels. Ainsi, il devient inutile de supposer que les entités ont une forme d’existence spéciale pour rendre compte des expressions qui ne dénotent pas effectivement. On a vu que c’est une supposition qu’on est forcé d’admettre si on veut

9 D’après Russell, dans «On Denoting» p. 207, c’est un point de vue semblable que soutient un auteur comme Alexius Meinong, dans un recueil collectif publié en 1904. Ce dernier y introduit sa «Théorie de l’objet» (׳Gegenstandstheorie), qui présente une ontologie selon laquelle tout ce dont on parle possède une certaine forme d’être. Russell fait référence à l’ouvrage Untersuchungen zur Gegenstandstheorie und Psychologie (1904).

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