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Une confrontation du discours missionnaire et philosophique : l'interprétation de l'image de la Chine par Montesquieu et Voltaire, 1721-1776

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Une confrontation du discours missionnaire et philosophique :

L’interprétation de l’image de la Chine par Montesquieu et Voltaire, 1721-1776

Mémoire

MARIE-HÉLÈNE JANVIER

Maîtrise en histoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada © Marie-Hélène Janvier, 2014

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RÉSUMÉ

La France du XVIIIe rencontre plusieurs problèmes d’ordre religieux et politique qui ne

manquent pas d’agiter la pensée critique des philosophes. Armés de leur plume, ces derniers engagent un combat contre l’intolérance religieuse et l’absolutisme à travers leurs œuvres. Étudiant différents régimes, les philosophes cherchent un modèle qui pourrait satisfaire une France en panne de ses institutions. Parmi les modèles éphémères qui leur parviennent, celui de la Chine, transmis de l’autre bout du monde par les missionnaires jésuites, éveille leur esprit et leur intérêt. Cet empire lointain est dépeint comme une terre de tolérance religieuse dirigée par un empereur bon et clément envers ses sujets. Un combat s’engage alors entre les sinophiles et les sinophobes, soit les admirateurs et les détracteurs de la référence chinoise. Parmi ces philosophes, deux figures de proue du Siècle éclairé s’affrontent, Voltaire et Montesquieu. Alors que Voltaire admire l’image de la Chine et l’utilise à plusieurs reprises pour critiquer la France, Montesquieu se montre plutôt sceptique avec les propos des jésuites et expose que cet empire ne doit pas être un modèle. Même si ces deux philosophes ont en main le même bassin de sources, leur interprétation et leur utilisation en sont complètement différentes. Entre despotisme et monarchie éclairée, entre athéisme, idolâtrie et déisme, la description de la Chine par le prisme missionnaire, puis philosophique, fait l’objet de plusieurs débats littéraires dans les milieux savants. Ceci ne manque pas d’éveiller la vieille querelle des rites chinois qui entraîne les jésuites à leur perte en même temps que le modèle chinois vers la fin du Siècle des Lumières.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ...iii

TABLE DES MATIÈRES ...v

REMERCIEMENTS ... vii

INTRODUCTION ... 1

Historiographie ... 3

Cadre conceptuel et problématique ... 10

Corpus de sources et méthodologie ... 13

Plan du mémoire ... 18

Chapitre 1 : La Chine, modèle d’un exotisme oriental et objet de polémique sur la scène savante ... 21

I. Les missionnaires jésuites et l’image de la Chine : le bouleversement des idées modernes ... 21

a) La naissance d’une mission chinoise : pour une nouvelle image de l’Empire Céleste ... 21

b) La Chine dévoilée bouleverse : entre polémiques et querelles ... 27

II- Montesquieu et Voltaire : philosophes de leur temps ... 32

a) La Chine : objet de débats politiques et religieux en France ... 34

b) La philosophie des Lumières et la vie littéraire française ... 35

c) Montesquieu : son premier contact avec la Chine et le développement de ses idées ... 37

d) Voltaire : son premier contact avec la Chine et la formation de ses idées ... 44

Chapitre 2 : La Chine et les visages multiples du despotisme ... 51

I - Montesquieu : le despotisme de L’Esprit des Lois confronté au cas de la Chine ... 51

a) Le despotisme de Montesquieu ... 51

b) Le despotisme oriental confronté au gouvernement chinois : un usage des écrits jésuites ... 54

II-Voltaire : la construction d’un despote éclairé au visage chinois ... 69

a) L’idéal politique de Voltaire ... 70

b) Pour un gouvernement chinois modèle ou pour la réfutation du despotisme de Montesquieu ... 71

Chapitre 3 : la Chine, entre idolâtrie, athéisme et déisme ... 87

I- La complexité de la religion chinoise rendue au public européen ... 87

a) De la découverte du pluralisme religieux dans l’Empire du Milieu ... 87

II- Montesquieu et les religions chinoises : un scepticisme envers le pluralisme religieux ... 90

a) Le paradoxe d’un empire despotique et tolérant envers les religions ... 92

b) Pour régler une autre polémique religieuse : les Chinois sont-ils « idolâtres » ? ... 103

III-Voltaire et la religion chinoise : un modèle de déisme et de tolérance ... 107

a) Le déisme confucéen de Voltaire : une réfutation de l’athéisme et de l’idolâtrie de la Chine ... 107

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Conclusion : la Chine, entre objet de lecture, arme philosophique et modèle critiqué ...125 Bibliographie ...131

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REMERCIEMENTS

L’histoire est souvent une discipline incomprise. Les questionnements des personnes rencontrées sur le bien-fondé de réaliser une maîtrise dans ce domaine sont multiples. Trop souvent, l’étudiant ne répondra pas avec fierté qu’il réalise son mémoire en histoire, puisqu’il connaît la réaction d’autrui qui s’en suivra. Pourtant, construire une question de recherche, amasser les sources primaires et secondaires disponibles, trier et analyser la montagne d’informations et enfin, rédiger une centaine de pages sans ignorer l’ultime défi de la synthèse ne peuvent qu’être admirables. L’acquisition de diverses compétences par le candidat à la maîtrise en histoire tout au long de son parcours est non négligeable et mérite très certainement d’être prise en considération. C’est pour cette raison que je suis fière aujourd’hui de présenter ce mémoire achevé malgré les remises en question et les embûches sur mon chemin.

Je dois la remise de ce mémoire à plusieurs personnes qui m’ont supportée et guidée dans ce grand défi que sont les études supérieures. D’abord, je tiens à remercier chaleureusement mon directeur de recherche, Monsieur Shenwen Li, qui m’a transmis la passion de la Chine lors du stage de langue et de culture chinoises à l’Institut des sciences et des technologies de Yueyang. Je lui dois également plusieurs publications et conférences, dont celle effectuée à l’Institut Normale du Hunan. Je désire aussi remercier Monsieur Laurent Turcot, professeur à l’Université du

Québec à Trois-Rivières, qui m’a ouvert au merveilleux monde du XVIIIe siècle en m’offrant ses

lumières précieuses sur la conduite de ma recherche. Je n’oublie très certainement pas d’offrir mes remerciements les plus sincères au Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CÉLAT) pour leur support lors de plusieurs activités, comme la tenue de la première Semaine étudiante du CÉLAT au mois de mars 2012.

Je tiens plus particulièrement à remercier mes parents, Lise Côté et André Janvier, sans qui ce mémoire n’aurait pu atterrir entre vos mains. Je leur dois ma réussite et la personne que je suis aujourd’hui. Je remercie également mes amis et collègues, Frédérick Desbiens, Pierre-Luc Dufour-Bergeron et Samuel Fleury avec qui j’ai des souvenirs mémorables. Je remercie Alexandre Richard et Antoine Veillette pour leur support et leur lecture rigoureuse de mon mémoire. Enfin, j’écris un grand merci à toutes les personnes qui m’ont soutenue de près ou de loin dans cette aventure.

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INTRODUCTION

« Le meilleur remède à tous les maux dont souffrait le royaume, serait de lui inoculer quelque

chose de l’esprit chinois1 », voilà ce qu’Henri Léonard Jean Baptiste Bertin, ministre des

Finances sous Louis XV, conçoit de cette terre lointaine qu’est la Chine redécouverte grâce aux

écrits divulgués par les missionnaires dès le XVIIe siècle2. Ces hommes de foi, qui détiennent le

monopole des écrits sur l’Empire Céleste, contribuent grandement à la connaissance du monde

chinois, mais également à la création d’un modèle politique et religieux sur la scène savante3.

Leurs témoignages élogieux qui esquissent le tableau d’une Chine alors romanesque éveillent l’esprit des érudits et attirent le regard émerveillé des hommes renseignés de l’époque. Un engouement certain se développe alors autour de cet empire mythique. L’Europe entière est touchée par la vague d’informations qui leur provient du bout du monde, espace alors méconnu. Or, à la lumière de l’abondance des écrits philosophiques publiés sur cet espace exotique, c’est manifestement la France qui est la plus influencée, ou du moins, la plus marquée par l’image transmise par les missionnaires.

Les informations sur la Chine arrivent en France dans une période de grands bouleversements. Le règne de Louis XIV qui se termine en 1715 laisse les érudits français avec un arrière-goût bien amer, puisque sans nécessairement remettre en question la monarchie absolue, on s’interroge maintenant sur la manière de gérer l’État. Ceci s’explique par le fait qu’à la suite du décès du Cardinal Mazarin en 1661, le Roi Soleil réalise qu’il peut avoir toutes les ficelles du pouvoir, décidant alors de régner seul, sans premier ministre. Son désir de pouvoir s’accentuant, il applique sa politique de centralisation qui prive les états provinciaux de leur autorité. Aussi, les ambitions de grandeur et de conquêtes de Louis XIV laissent après sa mort un empire endetté que ses successeurs éprouvent de la difficulté à relever. Par ailleurs, de profonds questionnements

hérités du XVIIe siècle, façonnant la pensée moderne4, se concrétisent sous la plume des grands

1 René Étiemble, L’Europe chinoise, Tome II, Paris, Gallimard, 1989, p. 217.

2 Je traite davantage d’une redécouverte, car le Chine avait déjà été visitée par les marchands arabes pour des motifs

commerciaux et Marco Polo avait déjà fourni un récit à la fin du XIIIe siècle. J’y reviendrai au chapitre premier. 3Par l’utilisation de l’expression imagée « scène savante », j’entends les milieux où les philosophes s’assemblent

pour discuter des œuvres polémiques tels les cafés, les salons, l’Académie.

4 Ce sont des signes avant-coureurs de la Révolution de 1789. Voir Michel Launay et Georges Mailhos, Introduction

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philosophes par un désir de progrès. Ils prônent dans leurs œuvres la dignité de l’homme (dignitas homini) en opposition à l’oppression ecclésiastique. La révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV en 1685 ravive les querelles entre protestants et catholiques, ne faisant

qu’accroître l’intolérance religieuse en France5. De réelles remises en question des bases

judéo-chrétiennes sont en cours, et cela ne manque pas d’éveiller l’esprit des philosophes qui sont à la recherche d’un modèle pouvant servir la France alors en panne de ses institutions. C’est dans ce contexte d’éveil sur le monde extérieur que la Chine fait son entrée dans les milieux savants.

L’engouement autour de l’Empire du Milieu voit le jour au XVIIe siècle et s’accentue au siècle

suivant en entraînant la création d’un nouveau discours sur la scène savante française, soit celui qui conçoit la Chine comme un modèle politique et religieux. En effet, les missionnaires dévoilent dans leurs écrits que le gouvernement est organisé, sage et policé, et que la bonté et la tolérance de l’empereur permettent la liberté de culte, en plus de laisser les chrétiens prêcher la bonne parole dans son empire. Alors que certains utilisent cette image comme une alternative aux institutions françaises, d’autres cherchent plutôt à discréditer ce modèle, considérant plutôt que la description de la Chine par les jésuites n’est qu’un leurre. Un débat enflammé entre les adeptes et les détracteurs de ce modèle est alors engagé. Le philosophe Jean-Jacques Rousseau, ambivalent sur la question chinoise, traite de la Chine dans son Discours sur les sciences et les arts, alors que le physiocrate François Quesnay expose son opinion positive du gouvernement dans son

Despotisme de la Chine. Ces derniers ne représentent qu’une infime partie des philosophes qui se

sont arrêtés pendant un bref instant sur l’empire chinois6. De fait, plusieurs érudits s’impliquent

dans les discussions concernant cette Chine chimérique ou utopique peinte de la plume jésuite.

Les philosophes Montesquieu (1689-1755) et Voltaire (1694-1778), connus pour leur grande opposition sur la question chinoise, sont au cœur de ce mémoire. Je compare le scepticisme de Montesquieu à l’admiration de Voltaire envers l’Empire Céleste. Sans prétendre qu’ils

monde au XVIIIe siècle, voir Alexandre Minski, « Les Lumières : courant littéraire ou mouvement philosophique »

dans Yves Stalloni, dir. Écoles et courants littéraires, Paris, Nathan Université, 2002, p. 66-67.

5 Henri IV avait signé l’Édit de Nantes en 1598 qui mettait fin à plus de trente ans de guerres de religion entre deux

rivaux, protestants et catholiques. À ce sujet, voir Thierry Wanegffelen, L’Édit de Nantes, Paris, Librairie générale française, 1998, p. 10.

6 On ne peut nier le travail de Jacques Pereira qui expose la vision de plusieurs philosophes sur la Chine dont Denis

Diderot, Claude-Adrien Hervétius et Nicolas de Condorcet. Montesquieu et la Chine, Paris, Harmattan, 2008, p. 472-498.

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représentent l’ensemble de la pensée française du XVIIIe siècle, ces deux auteurs sont sans

conteste ceux qui se sont le plus investis sur la question dans leurs écrits, la Chine occupant une place importante dans leur œuvre. Les philosophes utilisent à différents passages l’engouement

autour de cet empire oriental en érigeant un « paravent littéraire et politique7 » à travers duquel ils

font passer leurs idées sur la société dans laquelle ils évoluent. Ce qui est important de saisir c’est que même en me basant sur les écrits de Montesquieu et Voltaire, il m’est difficile de savoir exactement ce que pensaient ces deux philosophes sur le monde chinois. Toutefois, des écrits scientifiques cités dans ce mémoire ont permis de confirmer mon interprétation de leurs idées. Dans le cadre de mon étude, je travaille sur ce concept de paravent où les philosophes

Montesquieu et Voltaire peignent, à leur manière, des chinoiseries8, en ce sens où l’éloignement

géographique de l’empire chinois ne permet pas aux lecteurs de comparer l’image idéalisée ou non de ce pays connu grâce à l’apport jésuite, à la vraie Chine. Plus précisément, il importe de saisir comment ces philosophes ont interprété les écrits jésuites, apport fondamental pour la définition de la littérature de l’époque des Lumières, pour faire passer leurs idées sur les domaines politiques et religieux. L’image de la Chine est donc devenue, par moment, l’instrument de Montesquieu et Voltaire, et ce, malgré leur scepticisme ou leur réelle admiration pour cet empire lointain.

Historiographie

La présente étude s’inscrit d’abord au carrefour de deux disciplines, l’histoire et la littérature.

Celles-ci forment toujours aujourd’hui, malgré maints débats, le champ de l’histoire littéraire9.

Depuis les années 1960, ce champ est longuement critiqué par les spécialistes, notamment Lucien

7Le concept de paravent sera développé dans le cadre conceptuel présenté lors de l’explication de ma problématique.

Cependant, je souhaite ici expliquer ce que j’entends par cette appellation qui provient de mon crû. Le mot « littéraire » réfère au procédé rhétorique que les penseurs emploient pour se servir des idées des jésuites pour les réécrire à leur façon. Quant au mot « politique », il réfère à l’idée de prendre place dans un face-à-face avec le pouvoir pour exprimer une opinion sur la société.

8Les chinoiseries sont majoritairement des objets d’art importés de l’Extrême-Orient, et surtout de la Chine vers

l’Europe. Son apogée se situe entre le XIVe et le XVIIIe siècle. L’emploi du terme dans le texte provient du fait qu’à

l’époque, nombreuses sont les répliques d’objets d’arts chinois fabriquées dans des usines comme celle de Lyon. Des peintres contribuent également à cette image du faux comme François Boucher qui peignait une image de la Chine altérée de la réalité. À ce sujet, voir Madeleine Jarry, Chinoiseries : le rayonnement du goût chinois sur les arts

décoratifs des XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Éditions Vilo, 1981, 258 p.

9Les auteurs ne sont pas unanimes sur l’apparition de l’histoire littéraire. Judith Lyon-Caen propose le XVIe siècle,

Claude Cristin suggère le Siècle des Lumières et Luc Fraisse indique qu’elle remonte plutôt au début du XIXe siècle.

Pour en savoir davantage, voir Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard, L’historien et la littérature, Paris, La Découverte, 2010, p. 22 et Claude Cristin, Aux origines de l’histoire littéraire, Grenoble, PUG, 1973, p. 7 et 85.

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Goldmann qui réprouvait la vision trop restreinte de ce type d’histoire. Ainsi, d’un côté, les historiens accusaient les littéraires de peu interroger l’historicité des textes, et de l’autre, les

littéraires considéraient que les approches historiennes négligeaient la littérarité10. Bien que

Gustave Lanson ait posé les bases d’une histoire littéraire à l’aube du XXe siècle grâce en partie à

son Histoire de la littérature française, ce champ semblait mis au banc de la recherche

universitaire11.Or, le champ de recherche continuait d’évoluer vers l’utilisation de la littérature

non pas seulement comme un réservoir de sources, mais comme un objet même12. La situation

précaire de l’histoire littéraire pousse Claude Cristin, spécialiste de la littérature française, à effectuer au début des années 1970 un retour avec Aux origines de l’histoire littéraire. Dans son ouvrage, l’auteur souhaite esquisser la condition d’un écrivain dans la société de l’Ancien Régime. Cristin réfléchit également sur le personnage du philosophe et son rôle comme littérateur. Il traite de l’image fictive orchestrée par l’auteur dans des romans, contes ou œuvres dramatiques qui voile ses préoccupations et ses problèmes spécifiques sur un sujet moral, social ou intellectuel13.

En 1989, Nicole Masson, spécialiste de l’histoire du livre et de l’œuvre de Voltaire, publie une recherche historique dans la lignée des débats orchestrés depuis les années 1960 sur l’histoire

littéraire, L’Ingénu de Voltaire et la critique de la société à la veille de la Révolution14. Elle

répond alors aux objectifs du champ de recherche qui souhaite étudier l’œuvre pour comprendre la pensée d’un auteur, mais également le contexte l’entourant. La chercheure a donc utilisé un produit littéraire comme source de son étude. Durant les années 1990, Roger Chartier, spécialiste de l’histoire du livre et de la lecture, s’est investi à étudier le pont entre le monde du texte (les formes linguistiques, les personnages, les thèmes) et celui des lecteurs (destinataires), notamment avec l’idée d’intermédiaires culturels. Dans deux ouvrages fondamentaux, L’Ordre des livres,

lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècles, puis l’Histoire de la

10 Au sujet de la crise des années 1960 et du rôle du critique littéraire Lucien Goldman dans celle-ci, voir Luc

Fraisse, dir. L’histoire littéraire : ses méthodes et ses résultats, Genève, Droz, 2001, p. 23-36.

11 Cet auteur, considéré comme le père de l’histoire littéraire telle que nous la connaissons aujourd’hui, avait entre

autres travaillé à remettre dans leur contexte historique les œuvres de grands penseurs tels Voltaire et Bossuet. Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, 2e édition, Paris, Hachette, 1912 (1894), 1266 p.

12 À ce sujet, voir la parution récente de Judith Lyon-Caen, op. cit., p.5. 13 Claude Cristin, op. cit., p. 118.

14 Nicole Masson, L’Ingénu de Voltaire et sa critique de la société à la veille de la Révolution, Paris, Bordas, 1989,

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5 lecture dans le monde occidental15, qui lui est publié avec la collaboration de Guglielmo Cavallo, Chartier expose que c’est la lecture qui forme le lien entre ces deux mondes. Il travaille certes à comprendre les œuvres littéraires, mais pousse davantage vers une connaissance de l’identité des lecteurs. Il apporte un autre élément central, soit l’intérêt d’étudier les modes de lecture, les tendances d’une époque.

Au début du XXIe siècle, les réflexions sur l’apport de l’histoire littéraire tendent à augmenter

au fil de nombreuses publications. Alors que la communauté scientifique traite d’un grand retour de ce type d’histoire, Luc Fraisse affirme quant à lui, que l’histoire littéraire ne peut connaître ce retour puisqu’elle ne s’est jamais absentée de la recherche universitaire. L’auteur affirme dans

L’histoire littéraire à l’aube du XXIe siècle que les œuvres doivent être étudiées en fonction du

contexte historique. Il apporte un élément méthodologique important en traitant du fait qu’elles ne peuvent être analysées uniquement en fonction de la structure linguistique. Le chercheur ne doit pas négliger les idées des penseurs, le contexte dans lequel ils vivent ainsi que les débats et

courants littéraires ou intellectuels qui environnent l’œuvre étudiée16.

L’étude présentée ici se positionne très certainement dans le champ de l’histoire littéraire. Il est en effet question d’analyser des œuvres pour en déceler la pensée propre de chaque auteur sur des sujets précis, et de saisir dans quelle mesure cette vision est en lien avec le contexte global de l’œuvre. Il s’agit d’utiliser les écrits jésuites et philosophiques comme objets mêmes de mon étude, et d’en analyser l’interprétation du discours jésuite faite par Montesquieu et Voltaire. Peu d’historiens ont analysé la pensée des philosophes sous cet angle. L’un des pionniers de cette analyse est Muriel Dodds qui, en 1929, s’investit à rendre compte des sources de Montesquieu

pour la rédaction de son Esprit des Lois17. Comme l’a fait Ély Carcassonne18 en 1924 en exposant

davantage la vision de la Chine par Montesquieu, Muriel Dodds démontre aussi le traitement des sources par ce philosophe pour décrire la Chine. Cette analyse qui représente un chapitre dans cet

15 Roger Chartier, L’Ordre des livres, lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècle,

Aix-en-Provence, Alinea, 1992, 118 p. ; Roger Chartier et Guglielmo Cavallo, Histoire de la lecture dans le monde

occidental, 4e édition, Paris, Seuil, 2001 (1995), 393 p.

16 Luc Fraisse, L’histoire littéraire à l’aube du XXIe siècle : controverses et consensus, Paris, PUF, 2005, p. 6-7.

17Muriel Dodds, Les récits de voyages : sources de l’Esprit des Lois de Montesquieu, Genève, Slatkine Reprints,

1980 (1929), 303 p.

18Ély Carcassonne, « La Chine dans l’Esprit des Lois » dans Revue d’Histoire littéraire de la France, Avril-juin

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ouvrage est essentielle à mon étude, puisque l’auteur y traite de la gêne qu’a eue le philosophe avec les écrits favorables des jésuites. Toutefois, il ne superpose pas le discours jésuite à celui du philosophe en y démontrant les décalages, différences et similitudes entre ces derniers, comme je me propose de le faire ici dans ce mémoire.

La prise de conscience de l’intérêt d’étudier les récits des jésuites en lien avec les écrits

philosophiques s’accentue avec un article d’Hugues Cologan19 en 1977. Il démontre que la Chine

était parfois un objet de lecture et d’écriture pour promouvoir des idées au XVIIIe siècle20. En

effet, l’auteur est le premier à utiliser l’expression « Chine des Lumières ». Cologan effectue une confrontation entre les écrits de Montesquieu (De l'esprit des lois) et ceux des jésuites (Lettres

édifiantes et curieuses) afin d'exposer les différences et les similitudes dans les textes. Ce procédé

d’analyse a été pris en compte et utilisé dans le cadre de mon étude, à la différence que Cologan n’utilise pas la Description de la Chine du Père du Halde, et qu’il ne confronte pas la vision de Montesquieu à celle de Voltaire.

En 1989, l’historienne chinoise Shun-Ching Song21 écrit la première monographie sur Voltaire

et la Chine dans laquelle elle traite de la vision du philosophe sinophile sur plusieurs aspects de

la civilisation chinoise. Toutefois, l’historienne ne fait pas de comparaison avec les récits des jésuites et n’offre ainsi qu’une analyse partielle. Song décrit l’opinion du penseur sur le gouvernement, la religion et les sciences chinoises en s’appuyant sur des passages choisis dans

les œuvres de Voltaire. Au début des années 2000, Jacques Pereira22 fournit à son tour la

première monographie sur Montesquieu et la Chine issue de sa thèse de doctorat. Il se concentre sur des thèmes principaux comme la religion, la morale et la politique chinoises. L’auteur expose que le rôle des écrits jésuites, plus précisément celui du compilateur, le Père du Halde, a été majeur dans la prise de position du philosophe dans le débat sinophile-sinophobe.

19Hugues Cologan, « Quelques lumières sur la Chine : la Chine des Lumières » dans Les rapports entre la Chine et

l’Europe au temps des lumières : actes du IIe Colloque international de sinologie, Centre de recherches

interdisciplinaires de Chantilly (CERIC), 16-18 septembre 1977, p.35-64.

20Il utilise ces termes pour démontrer que la Chine n’intéresse pas pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle peut

apporter aux philosophes. loc cit., p. 35.

21 Shun-Sing Song, Voltaire et la Chine, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1989, 348 p. 22 Jacques Pereira, Montesquieu et la Chine, Paris, Harmattan, 2008, 529 p.

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7 À la lumière des ouvrages mentionnés, il y a un manque dans l’historiographie sur l’interprétation, et parfois même, l’utilisation des écrits jésuites par Montesquieu et Voltaire comme référence pour promouvoir leurs idées. Quelques études ont bel et bien vu le jour, mais trop peu pour constituer une base d’informations suffisantes. En plus de comparer l’interprétation différente de Montesquieu et de Voltaire à partir d’un même fonds de sources, je propose d’ajouter les sources jésuites à l’étude qui donnent à mon mémoire son originalité et sa raison d’être.

Mon étude s’insère également dans le champ de l’histoire des représentations puisque n’ayant pu voyager vers la Chine, les philosophes ont dû se faire leur propre idée de cet empire par le biais du prisme jésuite. Montesquieu et Voltaire n’ont pas seulement fomenté dans leur esprit une image de la Chine, mais ont également transmis à leur tour une représentation idéaliste ou non, parfois même altérée de l’Empire Céleste. Vers la fin des années 1980, l’histoire des représentations s’insère dans l’histoire des mentalités qui avait émergé avec les travaux de Lucien

Febvre et Marc Bloch dans les années 1930. Le texte fondateur provient de Georges Duby23 en

1961 qui utilise les mots « représentations collectives », expression introduite par Émile

Durkheim et Marcel Mauss au début du XXe siècle. Ces derniers insistaient sur la dimension

collective de représentations exclusivement indexées sur un ensemble d’actes et de pratiques

sociales. Il s'agit des prémices de la « nouvelle histoire »24, courant historiographique formé

par Pierre Nora et Jacques Le Goff25 au début des années 1970. Peu à peu, le champ de l’histoire

des représentations a évolué vers une approche se concentrant sur la circulation de modèles et sur la construction des identités. À la fin des années 1980, Roger Chartier publie un article dans les

Annales qui invite au renoncement de l’histoire globale en mettant en doute l’importance

accordée au découpage des classes sociales26. Il apporte dans son texte un « inventaire des

approches et des usages » en rendant hommage à Louis Marin qui a exploré ce concept de

23Georges Duby, « L’histoire des mentalités » dans Charles Samaran, dir. L’histoire et ses méthodes, Paris,

Gallimard, 1961, p. 937-966.

24 Jacques Le Goff et Roger Chartier, dir. La nouvelle histoire, Paris, Retz-C.E.P.L., 1978, 574 p. 25 Jacques Le Goff et Pierre Nora, dir. Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, 670 p.

26 Repris dans Roger Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel,

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représentation en apportant cette dimension : la « représentation », selon Marin, « n’est-elle pas, à

la fois, une exhibition, une monstration, mais également une médiation […]? 27».

Michel de Certeau amène quant à lui le concept « d’appropriation », qui tend à saisir la

complexité des diverses interprétations qui peuvent se dégager d’un texte, par exemple28. Roger

Chartier traite aussi de ce concept dans l’Histoire de la lecture dans le monde occidental en exposant que la lecture doit être comprise comme une appropriation : « d’une part, l’appropriation désigne l’ « effectuation », l’ « actualisation » des possibilités sémantiques du texte; d’autre part, elle situe l’interprétation du texte comme la médiation à travers laquelle le

lecteur peut opérer la compréhension de soi et la construction de la réalité 29». Le champ d’études

qui a intéressé davantage les littéraires au début des années 1980 s’engage à comprendre dès lors

la matérialité des textes et la modalité des discours30.

Plusieurs historiens intéressés par la question Chine-France au XVIIIe siècle se sont investis

dans le champ de l’histoire des représentations. L’image de la Chine a été étudiée sous différents

angles notamment par W.X. Lu, L.H. Chen et A. Lukin31. La thèse de doctorat de Virgile Pinot

réalisée au début des années 1930 est à prendre en considération, puisque l’auteur est le premier à rendre une étude complète sur l’influence de l’image rendue par les jésuites sur la pensée

politique, morale et religieuse française32. Pinot démontre également comment les censeurs de

Paris, et surtout le Père Du Halde, ont contribué à fournir une représentation parfois faussée de la

Chine en déformant certains textes missionnaires33. Pour ce faire, Pinot a superposé différents

27 Louis Marin, De la représentation, Paris, Gallimard, 1994.

28 Dominique Kalifa, « Représentations et pratiques » dans Historiographies, II : Concepts et débats, Christian

Delacroix et al., Paris, Gallimard, 2010, p. 881.

29 Roger Chartier et Guglielmo Cavallo, dir. Histoire de la lecture dans le monde occidental, p. 345.

30 Anne Simonin, « Représentations : approches et usages » dans Vingtième siècle, Volume 63, No. 63 (1999), p.

135.

31 Reading and Understanding: The Image of China in Europe from the 17th to the Mid-19th Century, A

cross-cultural Dialogue: Eighteenth Century British Representations of China, The Bear Watches the Dragon: Russia’s Perceptions of China and the Evolution of Russian Chinese Relations since the Eighteenth Century. À ce sujet, voir

l’ouvrage collectif de Yong-ya Kim, Images de la Chine à travers la presse francophone européenne de

l’entre-deux-guerres, Belgique, Louvain-la-Neuve, 2005, p. 6.

32 Virgile Pinot, La Chine et la formation de l’esprit philosophique en France (1640-1740), Paris, Librairie

orientaliste Paul Geuthner, 1932.

33 Pour en connaître davantage sur la censure à l’époque moderne, voir l’ouvrage de Barbara de Negroni, Lectures

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9 passages afin d’exposer les divergences dans les textes. Avec son ouvrage clé, il ouvre la voie à plusieurs chercheurs.

À la fin des années 1970, Walter Watson publie un article sur l’interprétation de la Chine par Montesquieu et Voltaire où il démontre entre autres les divergences d’opinions des deux

philosophes en regard de la mission chinoise34. Dans les années 1980 et 1990, René Étiemble35 et

Michel Cartier36 ont contribué très certainement à ce champ d’études en se concentrant sur les

visions de différents penseurs et philosophes à l’époque des Lumières et sur le débat entourant la question sinophile-sinophobe. René Étiemble déplore dans son livre le fait que Montesquieu ait critiqué un monde qu’il ne connaissait que par le filtre jésuite, médiation alors déjà subjective. Il estime également que le philosophe bordelais était devenu un sinophobe endurci suite aux

discussions qu’il a eues avec l’ex-jésuite Fouquet37. Ce jugement a été remis en cause par

l’historien Jacques Pereira qui doute de l’importance réelle de ce personnage dans la vision du philosophe, affirmant plutôt que Montesquieu était plus sceptique que sinophobe. C’est d’ailleurs cet avis qui est pris en compte dans ce mémoire. Pereira critique aussi le fait que René Étiemble donnait beaucoup d’importance à l’impact du discours de Montesquieu à la sinophobie montante. De fait, il ne prenait pas en compte le rôle important du déclin de la Compagnie de Jésus sur

l’image de la Chine38. Michel Cartier s’est également concentré sur les diverses représentations

de l’Empire du Milieu par les Européens comme Montesquieu, Voltaire, Quesnay. Cartier a étudié dans une mince partie de son article comment ces derniers ont utilisé l’image de la Chine

dans les polémiques européennes39.

34Walter Watson. « Interprétation de la Chine : Montesquieu et Voltaire » dans Les rapports entre la Chine et

l’Europe au temps des Lumières : Actes du IIe colloque international de sinologie de Chantilly (CERIC). 16-18

septembre 1977. p. 15-37.

35 René Étiemble, L’Europe chinoise, Paris, Gallimard, 1988-1989, deux tomes.

36 Michel Cartier « Les usages de la Chine dans les polémiques européennes du XVIe au XVIIIe siècle » dans

Chine-Europe-Amérique : rencontre et échanges de Marco Polo à nos jours, Québec, PUL, 2009, p. 25-46. ; Michel

Cartier, dir. La Chine entre amour et haine, Actes du VIIIe colloque de sinologie de Chantilly, Paris, Desclée de

Brouwer, 1998.

37 Voir à ce sujet, Hermann Harder. « La question du « gouvernement » de la Chine au XVIIIe siècle. Montesquieu et

de Brosses chez Mgr Foucquet à Rome » dans Appréciation par l’Europe de la tradition chinoise à partir du XVIIe

siècle : Actes du IIIe colloque international de sinologie de Chantilly (CERIC). 11-14 septembre 1980. p. 79-92.

38 Jacques Pereira, Montesquieu et la Chine, p. 21 et 451-452.

39 Michel Cartier, « Les usages de la Chine dans les polémiques européennes au XVIe et XVIIIe siècle », op.cit., p.

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Au début du XXIe siècle, Jonathan D. Spence40 et Zhimin Bai41 fournissent des ouvrages

fondamentaux pour l’avancement du champ d’études. La Chine imaginaire fournie par Jonathan D. Spence, expose dans l’un de ses chapitres intitulés « La Chine des Lumières » la représentation que se faisaient les Européens à l’époque, comme Montesquieu et Voltaire. Or, il ne s’aventure pas dans une explication élaborée de l’interprétation des sources par ces philosophes, mais expose plutôt la place et l’impact de l’empire chinois dans la littérature du

XVIIIe siècle. Pour Spence, Voltaire s’en est tenu à des « éloges réservés et nuancés 42». Je

démontrerai plutôt dans les chapitres qui suivent que le philosophe était un sinophile endurci et que la Chine lui servait de point d’ancrage pour un avenir meilleur pour la France. Zhimin Bai, qui s’est concentrée de son côté sur les voyageurs français en Chine à l’époque moderne, démontre de manière générale que les philosophes se sont appuyés sur les sources jésuites pour fonder leurs théories. Elle s’attache surtout à démontrer la vision qu’avaient Montesquieu et

Voltaire de l’Empire du Milieu43.

Les ouvrages qui ont marqué les deux champs historiographiques me servent de base d’informations importantes pour l’élaboration de mon analyse. Dans le cadre de mon étude, il s’agit de pousser plus loin et de manière plus spécifique grâce à des sources plus nombreuses, les idées esquissées par Hugues Cologan et Michel Chartier. En effet, il sera démontré que l’Empire

Céleste, connu grâce à l’apport jésuite, a parfois servi de référence politique et religieuse pour

faire passer des idées, notamment sur le gouvernement et la religion, principales préoccupations françaises à l’époque des Lumières.

Cadre conceptuel et problématique

L’historiographie présentée dévoile qu’une confrontation entre le discours jésuite et celui de Montesquieu a déjà été sommairement effectuée, mais pas en comparaison avec celui de Voltaire. Ainsi, de mes lectures découle une question majeure sur laquelle se base mon mémoire, à savoir comment ces deux philosophes, dans une perspective comparée, ont interprété l’image de la

40 Jonathan D. Spence. La Chine imaginaire : la Chine vue par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours.

Montréal, PUM, 2000.

41 Zhimin Bai, Les voyageurs français en Chine aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Harmattan, 2007.

42 Jonathan D. Spence, op. cit., p. 112. 43 Zhimin Bai, op. cit., p. 72-95.

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11 Chine transmise par le discours jésuite pour promouvoir leurs propres idées politiques et religieuses.

Cadre conceptuel

Mon mémoire se base d’abord et avant tout sur l’idée d’une représentation de la Chine. En effet, Montesquieu et Voltaire se sont représenté l’Empire du Milieu d’après les écrits des missionnaires jésuites. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que l’image projetée dans leurs écrits découle de leur propre interprétation des écrits jésuites. Ainsi, la base conceptuelle de ma démarche se concentre sur l’image d’un paravent littéraire et politique. C’est à travers cette notion que l’idée d’une instrumentation ou d’une interprétation de la Chine prend tout son sens. Cette idée doit être comprise de manière imagée et métaphorique. Pour se maintenir à jour en répondant aux tendances de leur temps, Montesquieu et Voltaire ont parfois utilisé l’engouement autour de la Chine pour exposer leurs critiques ou préoccupations envers la France. Je ne veux en aucun cas insinuer que Voltaire, par exemple, n’a pas manifesté une réelle admiration pour la Chine, mais je ne peux nier qu’il y a bel et bien eu interprétation et utilisation du modèle chinois pour critiquer les institutions françaises.

Les philosophes ont en effet parfois détourné le discours jésuite pour se l’approprier, c’est-à-dire qu’ils ont détourné le sens du discours qui se voulait évangélisateur pour concentrer le lecteur vers d’autres préoccupations. De fait, les philosophes ne désiraient pas nécessairement relayer aux intentions des jésuites, mais souhaitaient surtout détourner le discours pour servir leurs conceptions sur des points centraux d’opposition, dans le cas présent, le gouvernement et la

religion44. Ensuite, les penseurs se sont appropriés ce discours pour le rendre propre à un usage,

soit critiquer leur pays. Ils se sont attribués la paternité de plusieurs passages empruntés aux

écrits jésuites, ceci étant une pratique courante de l’époque45. Montesquieu et Voltaire ont

quelquefois transmis une image altérée de la Chine pour faire passer leurs idées.

44 Carole Narteau et Irène Nouaihac, dir. La littérature française : les grands mouvements littéraires du XVIIIe siècle,

Librio, Paris, 2009, p. 11.

45 Pour en apprendre davantage, consultez le livre de Christian Jouhaud, De la publication : entre Renaissance et

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Avant d’être écrivains, Montesquieu et Voltaire sont d’abord des lecteurs. Le texte n’existant qu’à partir du moment où un lecteur lui donne une signification, ce faisant celui-ci peut être différemment interprété selon le regard qui s’y attarde : « […] le texte n’a pas de signification que par ses lecteurs ; il change avec eux ; il s’ordonne selon des codes de perception qui lui

échappent46». Le lecteur s’approprie ainsi le texte pour s’en faire sa propre interprétation, puisque

la lecture en elle-même est considérée comme un acte de pure intellection et interprétation47. La

pratique qui consistait à s’approprier un texte sans nécessairement citer ses sources était largement répandue. Les deux philosophes à l’étude ont effectivement utilisé leurs sources en s’appropriant plusieurs passages, et en détournant parfois le contenu pour satisfaire leur argumentaire. À la suite de leur lecture des écrits jésuites, Montesquieu et Voltaire en étaient arrivés à des conclusions radicalement opposées. Un élément primordial à retenir ici est l’exercice de compréhension et d’interprétation des textes auquel j’ai dû me soumettre afin de saisir les conclusions qu’en avaient tirées ces deux philosophes lors de leurs propres lectures.

Problématique

Mon mémoire consiste à comprendre comment Montesquieu et Voltaire ont interprété les écrits des jésuites pour démontrer leurs idées politiques et religieuses dans leurs œuvres entre 1721 et 1776. Mon hypothèse est que ces deux philosophes des Lumières ont érigé un paravent littéraire et politique qui leur permettait de critiquer la France tout en se protégeant des ciseaux de la censure. Les penseurs ont sélectionné des passages dans les écrits des jésuites pour ensuite détourner le but et le sens du discours des jésuites. Montesquieu et Voltaire se sont ensuite approprié les connaissances de ces récits afin de les utiliser à plusieurs reprises pour leurs propres conceptions politiques et religieuses. Mon étude s’inscrit dans un cadre temporel s’étalant de 1721, soit le moment où Montesquieu publie sa première œuvre, Les Lettres persanes, à 1776,

l’année où Voltaire publie sa dernière œuvre, Lettres chinoises, indiennes et tartares48. L’intérêt

de ma recherche se justifie par sa direction vers une définition de la Chine en tant qu’objet de lecture et d’écriture et de référence politique et religieuse pour les philosophes des Lumières. En

46 Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, dir. Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, 2001 (1995),

Seuil, p. 7.

47 Ibid., p. 345.

48 Les Lettres persanes est la première œuvre connue écrite de la plume de Montesquieu et les Lettres chinoises,

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13

plus d’être un terrain de batailles idéologiques49 entre sinophiles et sinophobes, l’Empire du

Milieu était devenu un moyen par lequel les philosophes faisaient passer leurs idées, et ce, malgré

le réel intérêt qu’ils pouvaient manifester envers celui-ci. Le mémoire sert donc à comprendre les mécanismes de mise en littérature et d’argumentation propres aux philosophes des Lumières.

Corpus de sources et méthodologie Sources

La première partie de mon corpus est composée d’écrits de jésuites. Parmi les récits, deux ont été abondamment lus durant le Siècle des Lumières, notamment par Montesquieu et Voltaire : les

Lettres édifiantes et curieuses écrites des missions étrangères par quelques missionnaires de la Compagnie de Jésus50 et la Description géographique, historique, chronologique, politique et

physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise51. D’abord, les Lettres sont publiées entre 1702 et 1776 en Europe. Elles forment une large collection de correspondances entre les jésuites en mission (en Chine, en Inde, en Amérique, etc.) et les responsables de la Compagnie de Jésus. Le succès retentissant que connaît cette œuvre de par son contenu riche en informations sur l’Extrême-Orient arrive au moment où le goût du savoir est à son paroxysme. Jamais le goût pour

les relations de voyage n’a été aussi fort que pendant la première moitié du XVIIIe siècle. Or,

puisque ces lettres doivent se conformer à la propagande religieuse, certains passages ont été

tronqués, modifiés, voire parfois ignorés afin de ne pas choquer le goût du temps52. Elles

deviennent rapidement très populaires surtout en France et contribuent à ouvrir l’Europe à l’Autre, soit aux civilisations non européennes. Cette large collection, qui exalte entre autres l’œuvre des jésuites en Chine et renseigne les lecteurs sur ce pays, connait un grand succès auprès

49 Les termes « batailles idéologiques » sont utilisés pour exposer que la Chine a servi de terrain pour critiquer la

France, d’où la formation du débat entre sinophiles et sinophobes.

50 Lettres édifiantes et curieuses, nouvelle édition ornée de cinquante belles gravures, Lyon, Vernarel Libraire et

Cablin, 1819, 14 tomes. Les tomes 9-14 concernent la Chine et l’Inde

51 Jean-Baptiste Du Halde, Description géographique, histoire, chronologique, et physique de l’empire de la Chine et

de la Tartarie chinoise, enrichie des cartes générales et particulières de ces pays, de la carte générale du Tibet, & de la Corée; & ornée d’un grand nombre de figures & vignettes gravées en taille douce, Paris, Chez P.G. Mercier,

imprimeur-libraire, 1735, 4 tomes.

52 En effet, ces écrits sont publiés à une époque où la querelle place les jésuites de France dans une position

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14

des érudits. Les missions en Chine sont recueillies dans les tomes 9 à 14 de l’édition de 1819.

Cette édition est la plus utilisée chez les chercheurs53.

Quant à la Description de la Chine, elle a été publiée par le jésuite Jean-Baptiste Du Halde pour la première fois à Paris en 1735. Étant surtout connu pour son travail d’édition sur les

Lettres entre 1709 et 174354, Du Halde a compilé des informations fournies dans ces dernières pour former un ouvrage monumental en quatre tomes. Cette œuvre est la première grande compilation sur le monde chinois et la source la plus utilisée chez les historiens des relations sino-européennes qui désirent comprendre l’impact des écrits des jésuites à propos de la Chine

sur la formation des idées en France55. Voltaire en a d’ailleurs fait l’éloge dans Le Siècle de Louis

XIV : « Du Halde : Quoiqu’il ne soit jamais sorti de Paris, et qu’il n’ait point su le chinois, a

donné, sur les mémoires de ses confrères la plus ample et la meilleure description de l’Empire

qu’on ait dans le monde56 ». Elle est fortement utile pour mon mémoire, puisque la Description

rassemble des informations pertinentes sur le gouvernement et la religion des Chinois.

La deuxième partie de mon corpus est composée des œuvres de Montesquieu et Voltaire. Il est cependant à noter qu’il y a un débalancement dans le nombre de sources, car le fervent sinophile a écrit davantage sur la Chine que ne l’a fait son adversaire sceptique. Du côté de Montesquieu,

j’utilise d’abord les Lettres persanes57 publiées anonymement à Amsterdam en 172158. Cette

œuvre est un apport intéressant pour la présente étude, car bien que l’Empire du Milieu soit mentionné rapidement, elle représente en quelque sorte la première forme de paravent littéraire et politique. De fait, dans ce roman épistolaire, Montesquieu met en scène deux Persans qui font part de leur étonnement devant les comportements des Parisiens. À travers les paroles des personnages, le philosophe dévoile ses critiques envers la France. Ce procédé permettait de faire passer critiques et réflexions philosophiques en évitant la censure. Ainsi, bien que la Chine

53 Par exemple : Shenwen Li, Stratégies missionnaires des jésuites français en Nouvelle-France et en Chine au XVIIe

siècle, Québec, PUL, 1998, 336 p.

54 Zhimin Bai, Les voyageurs français en Chine aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Harmattan, 2007, p. 65.

55 Jacques Pereira traite de l’importance de la Description de la Chine dans la pensée de Montesquieu, op. cit., p.

317-336 ; Zhimin Bai expose que la Description de la Chine a inspiré les philosophes dans leurs écrits, Les

voyageurs français en Chine aux XVIIe et XVIIIe siècles, p. 71-95.

56 Voltaire, Œuvres historiques, Paris, Gallimard, 1957, p. 1160, citation issue du livre de Zhimin Bai, op. cit., p. 67. 57 Charles de Secondat Montesquieu, Lettres persanes, 2e édition, Cologne, Chez Pierre Marteau, 1730 (1721), 187 p. 58 La plus récente édition disponible pour consultation est celle de 1730, soit la deuxième édition, car celle de 1721

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15 apparaisse de manière sporadique au fil des lettres qui n’en dévoilent que trop peu sur ce pays, ce

livre est intéressant pour le style utilisé pour faire passer des idées. Ensuite, De l’esprit des lois59,

œuvre philosophique majeure de Montesquieu, est publiée pour la première fois à Genève en 1748 et fait l’objet de nombreuses rééditions, notamment l’année suivante lorsqu’il paraît à Paris. Dans cet ouvrage, le penseur traite de son principe des trois gouvernements (monarchique, aristocratique, despotique) et y expose clairement son idée du despotisme chinois. L’utilisation de cette œuvre se justifie par le fait qu’elle est la plus consultée chez les historiens qui étudient la

figure de Montesquieu et sa vision des gouvernements étrangers, dont celui de la Chine60. De

plus, le livre Pensées-Le Spicilège61 représente le fruit de plusieurs recherches assemblées par

Montesquieu depuis 1703 dans le cas des Pensées et 1715 pour Le Spicilège. Divers sujets y sont traités, mais de manière décousue, car chaque pensée est précédée d’un numéro sans qu’aucun lien ne les unisse. Ce qui implique que pour comprendre pleinement ses idées, il est nécessaire d’avoir lu antérieurement l’œuvre politique De l’esprit des lois où elles y sont davantage développées. Parmi ses pensées, plusieurs concernent la Chine et son gouvernement. Enfin, le

corpus documentaire du côté de Montesquieu se complète par Géographica62, issue du tome 16

des Œuvres complètes de Montesquieu. Les secrétaires du philosophe ont retranscrit les notes et les remarques du philosophe issues de ses lectures, dont la Description de la Chine et les Lettres

édifiantes et curieuses. Les astérisques alors présents au travers de passages sont le fruit des

réflexions du philosophe lui-même. La pertinence de cet ouvrage provient du fait que l’on y cerne les intérêts de Montesquieu dans ses lectures sur la Chine.

Du côté de Voltaire, le corpus est beaucoup plus important et présente des sources de

différentes natures. D’abord, un conte philosophique est utilisé, soit Zadig ou la Destinée63 paru

59 Montesquieu, De l’esprit des lois, nouvelle édition revue, corrigée et considérablement augmentée par l’auteur,

Londres, 1772 (1748), deux tomes. Après maintes recherches, l’édition originale de 1748 ne semble pas disponible. L’édition mentionnée est celle consultée à l’Université Laval.

60 Hugues Cologan utilise ce livre dans son article intitulé « Quelques lumières sur la Chine : la Chine des

Lumières » pour confronter les idées de Montesquieu avec celles des Jésuites. Hugues Cologan, loc. cit., p. 35-64 ; Muriel Dodds s’en sert également pour analyser l’influence des récits de voyage sur les idées présentées dans

L’Esprit lois. Muriel Dodds, op. cit., p. 90-103.

61 Montesquieu, Pensées-Le Spicilège, Paris, Robert Laffont, 1991, 1199 p.

62 Montesquieu, Œuvres complètes de Montesquieu, Tome 16 : Geographica. Oxford, Voltaire Foundation, 2007,

449 p.

63 En fait, ce roman est paru pour la première fois à Amsterdam en 1747 sous le titre Memnon. Il est réédité l’année

suivante avec un nouveau titre, soit Zadig ou la Destinée. Certains chercheurs expliquent ce changement par le fait que Voltaire aurait été inspiré par un roman intitulé l’Histoire de la sultane de Perse où l’un des personnages se

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en 1748 à Paris. Dans cet ouvrage, le penseur expose par l’entremise des paroles d’un personnage, l’intolérance religieuse européenne face à la tolérance des Chinois. Il utilise la satire pour exprimer son opinion sur un point de débat en lien direct avec l’esprit des Lumières. Cette œuvre littéraire me permet de comprendre l’utilisation de la forme romanesque pour faire passer

des idées. Ensuite, j’utilise une pièce de théâtre, L’Orphelin de la Chine64, publiée en 1755, dans

laquelle Voltaire s’inspire de la traduction de L'Orphelin de la famille Zhao, due au Père Joseph

Henri Marie de Prémare. Puis, j’ai lu des ouvrages philosophiques, dont Le Siècle de Louis XIV65

publié en 1751 à Berlin66dans lequel Voltaire dévoile dans un chapitre sa vision de la polémique

entourant les cérémonies chinoises. L’œuvre la plus volumineuse du philosophe sinophile se composant de sept tomes intitulée L’Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des

nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours67 publiée à Genève en 1756 est une source

cruciale pour le mémoire. De fait, Voltaire donne son opinion sur l’histoire de la Chine, le gouvernement et la religion des Chinois, tout en effectuant quelques comparaisons avec l’Europe.

Le Traité sur la tolérance68, publié en 1763 en réponse à une injustice commise sur un protestant

faussement accusé du meurtre de son fils est utilisé, puisqu’encore une fois la Chine y est mise de

l’avant pour démontrer sa supériorité sur l’Europe69. Le Dictionnaire philosophique70, publié

anonymement à Genève un an plus tard, est une machine de guerre contre la superstition et

nomme Saddyk. Pour en savoir davantage, lire la préface de Jacques Van den Heuvel dans Voltaire, Zadig ou la

Destinée, Paris, Gallimard, 1992, p. 7-17. Pour lire le passage où Voltaire critique l’intolérance européenne,

consultez les pages 83-89.

64 Voltaire, L’Orphelin de la Chine, Tragédie, Paris, Chez Michel Lambert, Libraire, 1763.

65 L’édition consultée pour ce mémoire est celle de 1752. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, 2e édition, Leipsic, M. de

Francheville, 1752, deux tomes. Elle a été consultée à l’Université Laval. Après maintes recherches, l’édition originale ne semble pas disponible.

66 Voltaire n’est pas satisfait de cette édition lors de sa publication à Berlin, car elle comportait plusieurs coquilles. Il

demande alors la permission de les corriger avant sa publication en France, mais étant donné le succès auprès du public et le régime en vigueur qui contrôle les impressions, Voltaire n’obtient pas cette autorisation. De fait, une nouvelle édition paraît en 1752 à Leipsic en Allemagne sans l’autorisation du penseur. Il décide donc de publier lui-même une nouvelle édition corrigée durant cette lui-même année. Mais, l’aventure du livre ne se termine pas là. Pour en savoir davantage, voir la préface d’Antoine Adam dans Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, Paris, Flammarion, 1966, p. 11-29.

67 Voltaire, Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos

jours, 2e édition, Genève, Cramer, 1757, 7 tomes. Après maintes recherches, l’édition originale ne semble pas

disponible. La présente édition a été consultée à l’Université de Montréal.

68 Voltaire, Traité sur la tolérance, Genève, 1763, 183 p. La première édition a été trouvé sous forme numérisée sur

le site www.archive.org.

69 Voltaire, Traité sur la tolérance, p. 32.

70 Voltaire, Dictionnaire philosophique, portatif, Genève, 1764, 272 p. Ce livre a été trouvé également sur

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l’intolérance71. Dans cet ouvrage, l’auteur louange la Chine pour la justesse de son gouvernement

et sa tolérance religieuse. Enfin, mon corpus du côté de Voltaire se clôt sur son dernier ouvrage,

soit les Lettres, chinoises, indiennes et tartares72, publié à Londres en 1776. Celui-ci se présente

sous forme de correspondances entre Voltaire et un certain Monsieur Paw. Il réserve la majeure partie de son livre à un éloge de la civilisation chinoise où il défend son opinion face à un homme qui penche vers la sinophobie.

L’ensemble du corpus me permet de faire des liens entre les récits des jésuites et les écrits de Montesquieu et Voltaire. Une lecture attentive des écrits de chacun me permet d’effectuer des rapprochements entre les deux discours et de constater les différences et les similitudes. En connaissant les idées des philosophes sur leur pays grâce à une analyse interne de leurs œuvres, je peux comprendre comment ils se sont servis des informations disponibles dans les écrits des jésuites pour promouvoir leurs conceptions sur la monarchie française et sur l’intolérance religieuse européenne.

Méthodologie

La méthode employée pour procéder à l’analyse des sources écrites, d’une part, par les missionnaires jésuites, et d’autre part, par Montesquieu et Voltaire est une approche comparative

du discours. À l’image d’Hugues Cologan73 qui a confronté L’Esprit des Lois de Montesquieu

aux Lettres édifiantes et curieuses des missionnaires pour déceler les décalages et les similitudes dans les deux exposés, ce mémoire est basé sur une comparaison de discours littéraires. Cette approche méthodologique met l'accent sur la juxtaposition d’une ou de plusieurs idées et permet de saisir les modifications et les appropriations des philosophes à partir des écrits missionnaires. Cette étude vise une double comparaison : d’abord, une analyse comparative du discours entre Montesquieu et Voltaire, ensuite, une analyse comparative entre le discours des jésuites et ceux des philosophes des Lumières. Cette recherche s’appuie sur « le développement de typologies », tel qu’apporté par Nicholas Toupin, soit « l’utilisation de variables pour produire un système de

71 Cette précaution lui permet d’éviter la prison puisqu’on ne peut lui attribuer la paternité de cet ouvrage. Or, les

exemplaires publiés sont condamnés à être brûlés à Genève, à Berlin, puis à Paris un an plus tard. Voir à ce sujet, Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Flammarion, 1964, p. 7.

72 Voltaire, Lettres chinoises, indiennes et tartares, Londres, 1776, 182 p. Ce livre a été aussi trouvé sur archive.org. 73 Hugues Cologan, loc. cit., p. 35-64.

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classification 74». L’analyse s’est portée sur deux thèmes, le gouvernement et la religion,

découlant des grands débats dans la période choisie. Tout ce qui concernait de près ou de loin à ces thèmes a été pris en compte. Chaque source a été dépouillée pour ensuite procéder à une analyse comparative du discours. La méthodologie utilisée comporte cependant sa part d'inconvénients. D’abord, il peut en effet être ardu de justifier la comparaison entre deux propos en départageant le contenu utile à l’argumentation de celui qui ne l’est pas. Ensuite, il est particulièrement difficile de classifier les écrits sans en altérer le sens. En effet, selon Nicholas

Toupin, « [la] frontière est parfois mince entre une notion et une autre 75». La surinterprétation

des propos de Montesquieu et Voltaire, ainsi que ceux des jésuites est un risque qui est présent dans ce type d'analyse : « En cherchant un sens précis dans leurs écrits en vue d'en arriver à la comparaison, le chercheur en vient à dénaturer l'idée de base et peut alors se faire reprocher de mettre en relation des conceptions totalement différentes. C'est pourquoi le comparatiste doit prendre un certain recul par rapport à ses objets d'étude et à leurs visions de la politique afin de

ne rien présupposer 76». Les ouvrages consultés sur mon sujet de recherche ne procèdent que

rarement en une comparaison entre le discours philosophique et celui des jésuites. C’est pour cette raison que ma démarche se démarque de l'historiographie. En revanche, si on évite les dangers qu'elle pose, cette recherche s'avère riche quant aux multiples pistes d'interprétations des sources qui s'offrent au chercheur. À la suite de mon analyse, il m’était possible de voir comment Montesquieu et Voltaire ont interprété leurs sources, en détournant le sens au besoin, pour promouvoir leurs propres conceptions politiques et religieuses. Du coup, cette méthode me permettait de constater les transformations sémantiques et stylistiques que les deux philosophes

faisaient subir à leurs sources.

Plan du mémoire

Le présent mémoire est divisé en trois chapitres. Dans un premier temps, en guise d’une mise

en contexte, je traiterai de la redécouverte de la Chine par les jésuites missionnaires au XVIIe

siècle pour ensuite exposer les bouleversements que cette terre lointaine a causés sur la pensée européenne. J’esquisserai aussi le contexte littéraire dans lequel s’imbriquent Montesquieu et

74 Nicholas Toupin, Stratégies et politiques nationalistes de René Lévesque (Québec) et de Lee Tang-hui (Taiwan) :

essai de politique comparé, Mémoire de maîtrise, Faculté des Lettres, 2009, p. 15.

75 Ibid., p. 16. 76 Ibid.

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19 Voltaire et comment ces deux adversaires philosophes sont entrés en contact avec l’Empire du

Milieu lors de leurs années de formation. L’analyse de leur interprétation de la Chine d’après les

écrits jésuites se fera dans les deux chapitres suivants sous deux grands thèmes, le gouvernement et la religion, sujets alors délicats au Siècle des Lumières. Dans un deuxième temps, je ferai ainsi le point sur leur vision opposée du gouvernement chinois en démontrant comment ils ont interprété les écrits jésuites pour satisfaire leur argumentaire. Une importante polémique sera au cœur de cette partie, à savoir si l’empereur de Chine est un despote sans lois ni règles, ou au contraire, un personnage éclairé et réfléchi. Enfin, dans en troisième temps, le thème de la religion sera analysé en superposant, une fois de plus, le discours jésuite à ceux des deux philosophes. Je me concentrerai sur deux débats centraux, la nature des croyances chinoises et les raisons du bannissement des jésuites en lien direct avec la querelle des rites chinois.

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21 Chapitre 1 : La Chine, modèle d’un exotisme oriental et objet de polémique sur la

scène savante

I. Les missionnaires jésuites et l’image de la Chine : le bouleversement des idées modernes

Au XVIe siècle, les récits de voyage offrent une image imprécise de cette terre lointaine qu’est

la Chine. Les marchands qui composent alors la plupart de ces écrits transportent l’imaginaire du lecteur au pourtour de cet empire autarcique sans jamais pouvoir s’y introduire. Il faut attendre la fin du siècle suivant pour voir se dévoiler la « Chine profonde » par la plume des missionnaires jésuites, actifs dans les missions étrangères depuis la création de la Compagnie de Jésus en

154077. Leurs écrits façonnent une nouvelle image de l’Empire Céleste et engendrent des milliers

de pages polémistes. La nature de la spiritualité chinoise, la constitution du gouvernement et les bienfaits de la mission en Chine deviennent des sujets centraux dans les débats. Combats à la plume, querelles d’idées, mode orientale et influence politique et morale se conjuguent pour construire une représentation de l’Empire du Milieu.

a) La naissance d’une mission chinoise : pour une nouvelle image de l’Empire Céleste

Avant le Moyen Âge, le seul lien qui unit l’Europe à la Chine est de nature commerciale. Les marchandises qui sont échangées lors de brèves rencontres circulent sur les marchés européens, puis sont achetées par les plus riches. Ces objets qualifiés « d’exotiques », qui déjà alimentent l’imaginaire des Européens médiévaux, fournissent à l’Occident la seule représentation du monde

chinois78. Vu la quasi-absence d’un intérêt réel pour la culture chinoise, les commerçants

fournissent très peu de témoignages écrits. La Chine conserve ainsi son voile de mystère. En 1295, le voyageur vénitien Marco Polo fournit l’une des premières sources écrites sur la Chine impériale et contribue de manière non négligeable aux connaissances disponibles au Moyen Âge. En effet, sa présence privilégiée aux côtés du Grand Khan lui permet de circuler à l’intérieur de la

77 Pour en savoir davantage sur la Compagnie de Jésus et sa création, voir l’article de Pierre-Antoine Fabre, « La

compagnie de jésus et le souvenir du vœu de Montmartre : état d’une recherche » dans Les Cahiers du Centre de

Recherches Historiques, no. 24 (2000), [Consulté en ligne le 28 décembre 2011] ; Shenwen Li, op. cit., p. 29-43.

78 Déjà dans l’Antiquité, les Romains nomment les Chinois, Sères, signifiant alors « ce peuple lointain » qui fabrique

la soie. Shenwen Li, « Les jésuites et l’image de la France en Chine au 17e et 18e siècle », dans Paul Servais, dir.

Entre Mer de Chine et Europe : migrations des savoirs, transferts des connaissances ; transmission des sagesses du 17e au 21e siècle, Belgique, Louvain-la-Neuve, 2011, p. 41.

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