• Aucun résultat trouvé

Des vertus de la démocratie : étude sur les origines de la cité chez Protagoras

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Des vertus de la démocratie : étude sur les origines de la cité chez Protagoras"

Copied!
137
0
0

Texte intégral

(1)

Des vertus de la démocratie :

étude sur les origines de

la cité chez Protagoras

Mémoire

Emilie Anne Chartier

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

Des vertus de la démocratie :

Étude sur les origines de la cité chez Protagoras

Mémoire

Emilie Anne Chartier

Sous la direction de :

(3)

R

ÉSUMÉ

La présente étude vise à reconstruire la pensée politique du sophiste Protagoras en s’appuyant sur le mythe et le discours que lui attribue Platon dans le dialogue qui porte son nom. Il s’agira d’abord de retracer les conditions de possibilité de la cité démocratique ainsi que les arguments invoqués par le sophiste pour reconnaître au sens commun la pleine capacité de participer à la délibération collective. Nous interrogerons par la suite les limites potentielles de sa théorie démocratique à la lumière du modèle platonicien de la cité idéale. La considération de ces limites nous permettra de faire ressortir le rôle central qu’occupe la formation civique et l’éducation dans la pensée politique protagoréenne. Enfin, nous tâcherons d’évaluer les liens entre cette pensée et la doctrine relativiste de Protagoras. Plus précisément, nous mesurerons la portée théorique de l’abandon du critère de vérité lorsqu’il est interprété dans le cadre d’une réflexion politique portant sur les fondements institutionnels de la démocratie.

(4)

T

ABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... II TABLE DES MATIÈRES ... III REMERCIEMENTS ... V

INTRODUCTION ... 1

Considérations méthodologiques ... 4

CHAPITRE I - À L’ORIGINE DES CITÉS DÉMOCRATIQUES : LE MYTHE DU PROTAGORAS 10 SECTION 1.LES OBJECTIONS DE SOCRATE ... 10

Le Protagoras de Platon ... 10

La posture paradoxale de l’enseignement de la vertu en démocratie ... 11

L’impossibilité d’enseigner la vertu comme argument contre la démocratie ... 15

L’alliage réfractaire de la sophistique et de la démocratie ... 18

Le discours sur les origines de la cité ... 20

Le mythe du Protagoras ... 21

Le problème de l’opposition « nature et culture » ... 25

SECTION 2.LES VERTUS CIVIQUES ... 31

Αἰδώς : le respect de soi et d’autrui ... 31

La δίκη comme justice humaine ... 34

La nature démocratique de la δίκη ... 38

CHAPITRE II - L’ORDRE ET L’UNITÉ DE LA CITÉ : DE LA PERSPECTIVE PRAGMATIQUE DU PROTAGORAS À L’ARCHÉTYPE PLATONICIEN DE LA RÉPUBLIQUE ... 46

SECTION 1.L’ORDRE CIVIQUE ... 46

La répartition collective et ses implications sur l’idée d’égalité ... 46

Deux modèles de cités ... 50

La justice comme facteur d’ordre ... 53

La place du citoyen ... 54

SECTION 2.L’ENTENTE CIVIQUE ... 61

Les liens unificateurs de l’amitié civique ... 61

Le statut de l’αἰδώς en amitié et sa subversion démocratique ... 62

Entre accord civique et communauté filiale ... 66

L’accès au savoir politique et ses mécanismes de diffusion ... 71

CHAPITRE III - LA PRATIQUE DE L’ART POLITIQUE EN DÉMOCRATIE : DE LA NATURE À LA CULTURE CIVIQUE ... 77

SECTION 1.L’ACTUALISATION DU POTENTIEL HUMAIN ... 77

Le paradoxe d’une nature faillible ... 78

L’exercice de l’art politique ... 80

La vertu comme capacité ... 85

La loi de Zeus et l’élimination des mauvaises natures ... 88

Le cas de l’homme injuste ... 93

Apprendre la vertu politique ... 99

SECTION 2.LA PAROLE DE LA CITÉ ... 102

La vertu politique : langue des citoyens ... 102

(5)

Les vertus de la délibération collective ... 108

La mesure humaine ... 112

Une affaire de perception ... 114

CONCLUSION ... 119

(6)

R

EMERCIEMENTS

Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de recherche, Jean-Marc Narbonne, pour son soutien et son dévouement. Ce travail a bénéficié plus qu’il n’est possible de le dire de son œil avisé et de ses conseils. Je remercie également Christine Borello pour la grande confiance qu’elle m’a témoignée tout au long de ce parcours.

Je veux témoigner ma vive gratitude à mes professeurs de l’Université de Montréal qui, de proche ou de loin, ont contribué à cultiver chez moi cet amour de la philosophie grecque : Louis-André Dorion, Richard Bodéüs, Jean Grondin et Germain Derome.

Je remercie spécialement mes amis, Émile, Sarah-Louise, Camille, Véronika et Marc-André, pour leurs précieux encouragements. La réalisation de ce travail n’aurait pas été possible sans leur soutien. Mes remerciements vont aussi à Ugo, qui ne se lasse jamais d’entretenir avec moi cet art antique du débat et de la discussion. Je lui suis infiniment reconnaissante pour sa patience et son écoute attentive. Finalement, je souhaite exprimer ma profonde gratitude à mes parents pour leur bienveillance et leur appui indéfectible. Je leur suis redevable plus que quiconque et leur dédie ce travail.

La rédaction de ce mémoire a été rendue possible grâce au soutien financier du Conseil de

recherches en sciences humaines (CRSH), du Fond de recherche du Québec – société et culture (FRQSC) et

(7)

I

NTRODUCTION

« L’ÉTRANGER : Je n’ai su que penser, lorsque j’ai eu soudain devant

les yeux le chœur qui s’agite autour des affaires de la cité. SOCRATE LE JEUNE : Qu’est-ce?

L’ÉTRANGER : Le plus magicien de tous les sophistes et le plus

expérimenté dans la technique qui est la leur, celui qu’il est si difficile de distinguer de ceux qui sont réellement des politiques, c’est-à-dire des rois, et qu’il faut cependant s’employer à isoler, si nous souhaitons voir clairement l’objet de notre recherche. »1

-Platon, Politique « Les premiers philosophes grecs qui aient traité des sujets sociaux sont les sophistes […], ils ont inauguré, dans le domaine social, l’essentiel de la méthode scientifique, c’est-à-dire l’observation, la comparaison et la critique. »2

-Gaston Bouthoul, Histoire de la sociologie

Entre la figure du sociologue et celle du magicien, l’histoire a le plus souvent penché pour la représentation platonicienne des sophistes. Nous reconnaissons ces maîtres itinérants à leur habileté à manier la langue et à cette technique digne de la magie qui transforme une simple opinion en idée convaincante. Mais derrière cet art de la méthode se trouve également une réflexion profonde qui a longtemps été retranchée au second plan tant le caractère performatif de leur pratique a marqué les esprits. Puisqu’ils se spécialisaient dans l’enseignement de stratégies discursives pouvant s’appliquer à une multitude de sujets, leur doctrine théorique n’a pas reçu le sceau de crédibilité qu’on réserve généralement aux philosophes. La pratique de l’art oratoire a même eu un impact sur la réception de l’esprit sophistique, qui fut considéré à tort comme un courant de pensée sceptique homogène, une « attitude » vis-à-vis du discours plus qu’une réelle réflexion théorique3. Or, généraliser le travail

des sophistes à l’art de la rhétorique ou de l’éristique c’est d’emblée occulter le caractère éthique et politique de leurs théories. Le célèbre relativisme de Protagoras d’Abdère, porte-étendard de la première sophistique, a longtemps d’ailleurs été interprété à l’aune de cette

1 Platon, Politique, trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau, dans Platon, Œuvres complètes, L. Brisson (dir.), Paris,

Flammarion, 2011, 291b-d.

2 G. Bouthoul, Histoire de la sociologie, Paris, PUF (coll. « Que sais-je? »), 1950, p. 8.

3 Ainsi, André Lalande définit la sophistique comme « une attitude intellectuelle commune des principaux

(8)

même capacité à transformer une opinion faible en opinion forte, à défendre avec brio tous les points de vue. S’il pensait que la vérité était relative à chacun, a-t-on cru, c’était parce que son travail de magicien du discours en dépendait, parce que les opinions qu’il défendait professionnellement devaient être évaluées en matière d’efficacité et non de validité. Et s’il a cru bon éliminer les critères de vérité traditionnels, c’est parce que de tels critères n’avaient pas leur place dans la pratique rhétorique.

Cette réduction de la pensée du sophiste à une théorie du discours n’est pas sans justification, car il est difficile certes de prendre au sérieux la doctrine d’un penseur qui prétend que sur toutes choses il existe nécessairement deux raisonnements opposés et que ces positions contraires ont autant de pertinence. Or, si la thèse des discours contradictoires s’attaque à l’idée de vérité absolue, c’est au profit d’un usage plus libre de la parole, et de ce fait, elle était porteuse d’une culture démocratique forte. Cette idée en appelle en effet à la remise en question de l’autorité exclusive des savants et des spécialistes, en montrant qu’il est possible par la parole de rendre supérieur un raisonnement qui semblait pourtant inférieur. Ce faisant, elle défend le libre accès aux délibérations en relativisant la primauté du critère d’expertise. Et en encourageant la diversité des points de vue dans le débat, elle revendique non seulement un droit de parole égal pour les citoyens, mais elle reconnaît aussi la pleine légitimité de leurs opinions. Nous croyons cependant que ces arguments en faveur de la démocratie n’étaient pas simplement un effet de sa pratique oratoire, mais bien son point d’ancrage. En d’autres mots, ce n’est pas tant parce que la démocratie était le seul régime à donner une voix aux sophistes que Protagoras s’en est épris, mais c’est plutôt parce que l’art oratoire était intrinsèquement lié à l’esprit démocratique qu’il accordait autant d’importance à cette pratique. Ainsi, la généralisation du mouvement sophistique à l’art de la rhétorique ou de l’éristique ne devrait pas occulter le caractère éthique et politique de leur mission, qui était celle d’éduquer la Grèce sur le pouvoir de la parole, un aspect de la vie politique qui est au principe même des communautés humaines et qui, contrairement à la science, est à la portée de tous. Si Protagoras maîtrisait à lui seul l’art de persuader par les discours, il considérait que la parole individuelle n’avait de valeur que par sa capacité à s’élever au collectif : sa défense des idéaux démocratiques ne servait donc pas avant tout ses propres intérêts, mais ceux de tous.

(9)

C’est en quelque sorte la genèse de cette défense du droit de parole collectif que nous retrouvons dans le discours du Protagoras de Platon. Le sophiste explique à Socrate que son travail consiste à enseigner l’art de bien débattre en public comme en privé et de défendre ses opinions à l’Assemblée populaire, bref il dit former ses élèves à la prise de parole dans les délibérations de la cité. Puisque Socrate n’est ni convaincu ni satisfait de cette définition, Protagoras présentera une justification détaillée, non pas de son métier de sophiste, mais du régime démocratique athénien, montrant par le fait même le caractère engagé de son enseignement. La qualité de cette réponse ne manquera pas d’être remarquée par son auditoire, mais voyant qu’il assiste à de véritables discours politiques de la part de Protagoras, Socrate sera tenté de quitter la discussion. Devant ce mouvement de fuite, Callias se lèvera et rappellera au philosophe athénien l’enseignement même du sophiste venu d’Abdère : « Protagoras est dans son droit quand il revendique, pour lui comme pour toi d’ailleurs, le droit de parler comme chacun l’entend »4. C’est ce droit de parole qui constitue le principe des sociétés

démocratiques et la raison d’être de la pratique sophistique, et dont Protagoras cherche à défendre la légitimité.

Nous tâcherons donc de reconstruire, dans la mesure du possible, la justification protagoréenne de la démocratie athénienne en faisant l’analyse de ce discours sur l’origine des cités tel qu’il nous est rapporté par Platon, et en comparant les thèses présentées avec celles des philosophes de son temps. À l’aide d’un récit anthropogonique, le sophiste montre que le caractère civique et politique prend racine dans la nature humaine, comme condition de possibilité du développement de la culture ; thèse que nous retrouverons près d’un siècle plus tard chez Aristote avec la célèbre définition de l’homme comme animal politique (ζῷον

πoλιτικόν). Par la suite, dans son développement argumentatif, Protagoras présente une

justification théorique des différentes pratiques démocratiques en montrant que la participation aux affaires civiques et l’acquisition de la technique politique sont intrinsèquement liées. Nous ferons l’étude de ces deux grands moments du discours en restant fidèle à l’ordre de présentation du Protagoras. Le premier chapitre consistera en l’étude des conditions d’émergence de la cité et des vertus nécessaires à l’art politique, remises par Zeus à l’espèce humaine lorsqu’elle était encore au stade pré-politique. Le deuxième chapitre examinera la

4 Platon, Protagoras, trad. F. Ildefonse, Paris, GF-Flammarion, 1997, 336b-c (sauf mention contraire, nous

(10)

traduction politique de ces mêmes vertus au sein de la structure sociale, en privilégiant une approche comparative des conceptions protagoréenne et platonicienne de l’ordre et de l’unité civiques. Dans un troisième temps, nous nous efforcerons de conjuguer les acquis du mythe avec ceux du discours argumentatif en présentant les différentes implications de la pratique de l’art politique dans les cités. Car bien que le mythe traite des vertus politiques à la manière de qualités intrinsèques à la nature humaine, conférant ainsi aux hommes un droit inné de participation, l’analyse qui lui succède montre paradoxalement que ces vertus résultent d’un apprentissage progressif et qu’elles sont accessibles aux hommes par le biais de la culture civique. C’est cette tension que nous tâcherons de résoudre en dernière instance, en abordant la question de la formation des citoyens. Avant d’entamer cet examen, il convient cependant de faire quelques remarques sur l’authenticité de nos sources et plus particulièrement sur la situation historique du discours en question.

Considérations méthodologiques

De Protagoras, nous détenons somme toute deux fragments, deux thèses qui sont incontestablement le fruit de la pensée du sophiste d’Abdère : le fragment de l’homme-mesure, « l’homme est la mesure de toutes choses », et le fragment d’agnosticisme, « au sujet des dieux, je n’ai aucun savoir, ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas »5. La pauvreté de cet héritage n’est telle

que si l’on s’en tient rigoureusement aux fragments dont l’authenticité est indiscutable. Un nombre important de thèses a été attribué à Protagoras au fil des siècles qui ont suivi sa mort et en relevant les similitudes présentent entre celles-ci, il semble possible de reconstruire les grands traits de sa pensée avec une certaine assurance. L’abondance de témoignages et d’histoires rapportés au sujet de celui qui aurait été le premier sophiste permet d’enrichir cet héritage certes, mais il en complexifie également la reconstruction. Parmi les différentes sources que nous possédions sur sa pensée, c’est paradoxalement chez Platon, le principal accusateur de la sophistique, que nous retrouvons le plus grand nombre de renseignements et également ceux qui s’avèrent les plus pertinents pour comprendre la théorie démocratique de

5 Nous avons la certitude qu’ils sont de Protagoras puisque leurs mentions sont récurrentes et proviennent

assurément d’ouvrages dont l’authenticité est elle-même attestée. Il s’agit pour le premier du fragment placé en ouverture d’un traité qui nous est rapporté sous trois titres : Sur l’Être, Sur la Vérité ou Antilogies (également appelé

Discours démolisseurs). Le second fragment provient sans conteste de son traité Sur les dieux. Ils renvoient

respectivement aux fragments B1 et B4 dans l’édition de H. Diels et W. Kranz (Die Fragmente der Vorsokratiker, Zurich, Weidmann, 1985) ; D9 et D10 de A. Laks et G. W. Most (Les débuts de la philosophie, Paris, Fayard, 2006) ; 29.a et 33.a dans l’édition dirigée par J.-F. Pradeau (Les Sophistes, tome I, Paris, GF-Flammarion, 2009).

(11)

Protagoras. Le dialogue platonicien qui lui doit son nom, le Protagoras, est à cet effet une source majeure, tant au niveau de son contenu que de sa longueur. La question qui s’impose aussitôt à nous est celle de savoir si la pensée du sophiste rapportée dans le dialogue peut légitimement être attribuée à celle du Protagoras historique, soit directement ou indirectement. Directement, car il est possible que Platon fasse référence aux écrits de Protagoras lorsqu’il rapporte ses thèses, et à plus forte raison, qu’une discussion semblable entre Socrate et le sophiste ait réellement eu lieu. Indirectement, car il se peut que Platon se livre à une reconstruction des thèses protagoréennes telles qu’elles étaient généralement présentées à l’époque, c’est-à-dire qu’il puise lui aussi auprès de sources dont l’authenticité n’est pas assurée. Il est également possible de croire que le Protagoras de Platon ne ressemble en rien au Protagoras historique et que, ce faisant, nous ne puissions pas en extraire des renseignements pour reconstruire sa doctrine. Eric A. Havelock allait dans ce sens en défendant l’idée que Platon n’avait aucune raison valable de présenter les thèses déjà bien connues d’un courant de pensée dont il se méfiait. Selon lui, aucun philosophe avisé n’aurait intérêt à rapporter fidèlement une conception philosophique qu’il rejette6. Il s’agit selon nous d’une hypothèse pour le moins

difficile à défendre, d’autant plus qu’il est question ici d’un auteur qui n’a jamais parlé en son propre nom dans ses dialogues, mais uniquement par l’entremise d’un personnage qui s’est lui-même abstenu d’écrire. De plus, la vaste majorité des dialogues platoniciens fonctionnent suivant le principe d’un travail de réfutation des opinions sophistiques. Quel est l’intérêt de ce travail si l’auteur ne prend même pas la peine de rendre correctement la position adverse ? Nous pouvons admettre, certes, que certains détails sortent du cadre de la doctrine protagoréenne telle que nous la connaissons et tendent à avantager son adversaire, mais nous ne pensons pas comme Havelock que c’était là la visée de Platon dans le Protagoras, à savoir celle de présenter une version falsifiée de la pensée du sophiste dans le but de remplacer dans l’esprit de ses lecteurs les thèses du sophiste par un pastiche de celles-ci.

Plusieurs arguments nous permettent de considérer le discours du Protagoras comme une source suffisamment fiable. Protagoras était sans contredit le sophiste le plus célèbre de la Grèce et à une époque où le public de Platon avait aisément accès à la pensée du sophiste et à

6 « No philosopher in his senses will take the trouble to report with historical fidelity views which intellectually he

cannot accept. » (E. A. Havelock, The Liberal Temper in Greek Politics, Londres, Yale University Press, 1957, p. 165). C’est là une conception assez paradoxale du philosophe avisé (« philosopher in his senses »), et nous pouvons espérer qu’elle ne soit pas trop partagée. Sur l’élaboration de cette thèse, voir également p. 159-166, et sur la question spécifique de l’authenticité du mythe, voir p. 407-409.

(12)

ses écrits, nous croyons que le philosophe avait tout intérêt à rendre fidèlement les idées de son opposant, sans quoi l’exercice de réfutation auquel il s’adonnait dans ses dialogues n’avait d’autre valeur que celle d’une fiction ou d’un divertissement. À ce titre, nous ne possédons aucun témoignage qui attesterait d’une quelconque dénaturation des thèses protagoréennes par Platon et, à plus forte raison, il n’y a aucune discordance entre les fragments attestés et la doctrine du sophiste présentée dans le Protagoras et le Théétète. D’après Douglas L. Cairns, la fiabilité des propos rapportés dans ce dialogue relève de la simple logique : « it is difficult to imagine that he [Plato] would have gone to the trouble of composing a dialogue called

Protagoras which fathered the opinions of some other fifth-century figure on the eponymous

character ; why introduce Protagoras at all if the dialogue does not at least take Protagorean doctrine as its starting point ? »7 Bien que cela relève moins d’une preuve que d’un

raisonnement logique, nous pouvons penser qu’une certaine part de la crédibilité de Platon était en jeu, et ce, même si l’exercice dialogique autorise un certain écart avec la réalité8. Déjà en

1911, Max Salomon faisait une remarque allant dans le même sens : « What interest could Plato, who speaks with no little respect of Protagoras, have had in foisting on him views which would have distorted and falsified our picture of him ? »9

Pour ce qui est de l’extrait particulier du dialogue qui retiendra notre attention, Platon donne la parole au sophiste sur une très longue durée (un peu plus de huit pages dans l’édition Henri Estienne) ; passage dans lequel ni Socrate ni aucun autre interlocuteur n’interrompt Protagoras et qui restera connu sous le nom de « discours long » ou « discours suivi ». En plus

7 D. L. Cairns, Aidôs. The psychology and Ethics of Honour and Shame in Ancient Greek Literature, Oxford, Clarendon

Press, 1993, p. 355-356.

8 La grande réputation de Protagoras est également employée comme argument par Havelock (supra, note 6), mais

il en tire une conclusion opposée à la nôtre : « Why in particular should such a genius take the trouble to advertise in his own writings a system already in circulation and put out by a representative of a school of thought which he distrusted ? To ask the absurd question is to suggest the right answer. Taking such trouble, he could have had only one purpose – to replace the original by his own version and to destroy so far as possible the effect of the original by dramatizing his own as though it were the original. » (cf. E. A. Havelock, op. cit., p. 88). D’après Havelock, le travail de Platon ne serait pas avant tout motivé par un projet critique, mais bien par le désir de déformer la pensée du sophiste pour la faire tomber dans l’oubli, et ce, alors que les deux penseurs s’inscrivent dans une même époque. Nous considérons cette hypothèse hautement improbable pour une foule de raisons liées à la date dramatique du dialogue que nous nous abstiendrions de présenter en détail ici (ex. Platon témoigne d’un souci explicite de cohérence historique en plaçant la discussion à l’époque florissante d’Athènes, avec un Socrate encore jeune et admiratif devant Protagoras), mais aussi parce que tout porte à croire que Platon, malgré sa haine des sophistes, cultivait un certain respect pour Protagoras qui était sans conteste l’un de ses plus grands adversaires intellectuels.

9 M. Salomon, « Der Begriff des Naturrechts bei den Sophisten », dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung für

Rechtsgeschichte, Romanistische Abteilung, vol. 32, no. 1, 1911, p. 136. Citation en anglais tirée de W. C. K. Guthrie, The Sophists, Cambridge, Cambridge University Press, 1971.

(13)

d’être entièrement dicté par Protagoras, ce passage ne présente aucune trace de la forme « dialoguée », qui est la spécificité par excellence de Platon. Ainsi, la très grande majorité des commentateurs s’entend pour voir dans ces pages l’une des sources les plus fiables pour reconstituer la pensée du Protagoras historique10. Le mythe raconté par le sophiste au début du

discours serait issu du traité Sur l’état originel (« Περὶ τῆς ἐν ἀρχῇ καταστάσεως »), ouvrage perdu dont nous n’avons que très peu de renseignements, mais auquel Platon avait certainement accès à l’époque11. Le reste du discours, qui prend une forme argumentative, semble également

être le reflet fidèle des thèses protagoréennes sur l’enseignement et l’éducation civique. En plus d’être cohérentes avec l’héritage du sophiste, les idées présentées dans ce passage ne semblent pas pouvoir être attribuées avec assurance à aucun autre philosophe : « il apparaîtra que si Platon ne fait que prêter à Protagoras, il ne lui prête en tout cas rien de son propre fonds, et que ce qu’il lui prête n’est, parmi les Anciens, revendiqué par personne en dehors des sophistes »12. Bien que cette hypothèse de l’authenticité du discours long soit difficilement

démontrable, l’idée générale consiste à supposer que si ce passage de Platon n’est pas le texte le plus susceptible de refléter avec justesse la doctrine de Protagoras – à l’exception de ses fragments attestés – alors aucun texte de seconde main ne le serait. Puisque rien n’induit en fait le contraire au sein du dialogue et que tout indique que Platon n’avait pas avantage à fausser les thèses de son adversaire, l’hypothèse de l’authenticité paraît finalement la plus crédible, et ce,

10 Sur la fiabilité du discours long et du mythe de Protagoras, voir M. Gagarin, « The Purpose of Plato’s

Protagoras », dans Transactions and Proceedings of the Association, vol. 100, 1969, p. 134 ; W. Jaeger, Theology of the Early

Greek Philosophers, London, Oxford University Press, 1947, p. 189-190 ; M. Untersteiner, Les Sophistes, tome I, trad.

A. Tordesillas, Paris, Vrin, 1993, p. 86-118. Laurence Lampert considère qu’il y a consensus au sujet de l’authenticité du discours chez les commentateurs, thèse qu’il partage lui aussi (cf. How philosophy became socratic, Chicago, University of Chicago Press, 2010, p. 50-51). Pour un portrait complet des diverses positions et arguments, voir le résumé d’Edward Schiappa (Protagoras and Logos, Columbia, University of South Carolina Press, 2003, p. 146-148). Pour une démonstration de son authenticité en rapport avec les autres thèses du sophiste, B. Manuwald, « Protagoras’ myth in Plato’s Protagoras: Fiction or Testimony ? », dans J. M. van Ophuijsen, M. van Raalte et P. Stork (éd.), Protagoras of Abdera: The Man, His Measure, Leiden, Brill, 2013, p. 163-177.

11 G. B. Kerferd, The Sophistic Movement, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 125. À Kerferd et aux

auteurs mentionnés précédemment (supra, note 10), il faut ajouter W. C. K. Guthrie (op. cit., p. 63-64) qui soutient lui aussi que le mythe du Protagoras est tiré de ce traité. Dans une lecture assez inhabituelle de la doctrine de Protagoras, A. Capizzi argumente qu’il faut plutôt attribuer la doctrine du mythe à Platon – l’auteur classe Protagoras parmi les penseurs éléatiques, lui refusant par le fait même des éléments essentiels de sa théorie éthico-politique au profit d’une métaphysique (Protagora. Le testimonianze e i frammenti, Florence, G. C. Sansoni, 1955, p. 259-260). De manière plus convaincante, G. Van Riel argumente en faveur de l’origine platonicienne du mythe de Protagoras, en raison de sa grande proximité avec le mythe du Politique. Il considère qu’il est placé dans la bouche du sophiste pour créer un terrain d’entente entre Socrate et lui, permettant par la suite une analyse proprement sophistique de ces implications (« Religion and Morality. Elements of Plato’s Anthropology in the Myth of Prometheus [Protagoras, 320d–322d] », dans C. Collobert, P. Destrée et F. J. Gonzalez [éd.], Plato and

Myth, Leiden, Brill, 2012, p. 145-164).

12 M. Narcy, « Le contrat social : d’un mythe moderne à l’ancienne sophistique », dans Philosophie, no. 28, 1990,

(14)

même si elle ne se vérifie pas. Tout en gardant à l’esprit qu’il s’agit en dernière instance d’un discours rapporté, et plus encore d’un discours rapporté par Platon, nous considérons avec plusieurs autres commentateurs que le discours long constitue un témoignage fidèle de la pensée du sophiste. Enfin, d’autres détails dans le dialogue nous permettent de conclure que Platon attachait une importance particulière à dépeindre Protagoras avec conformité, pour ne pas dire avec respect. La grande sagesse et l’exceptionnalité du sophiste sont d’ailleurs souvent vantées par Socrate. Non sans une touche d’ironie certes, mais nous pouvons croire que cette ironie est le signe d’une modestie. Que Platon l’estime ou non importe peu en fin de compte, puisque selon ses propres termes, c’est l’opinion de tous qu’il reproduit lorsqu’il fait dire à Socrate que Protagoras est « le plus savant, à coup sûr, de nos contemporains »13.

Il faut dire en dernière instance que ces problèmes ne représentent pas un enjeu majeur pour notre étude, précisément parce que la reconstruction des thèses de Protagoras passe nécessairement par ces textes. Platon est sans conteste le principal objecteur de la pensée du sophiste, mais il en est également le point de passage obligé. Ainsi, s’adonner à l’étude de l’argument démocratique de Protagoras suppose d’avoir déjà accepté le portrait hérité d’auteurs comme Platon, mais aussi Aristote et Diogène Laërce. Parce que cet héritage, au final, est le seul que nous possédions au sujet de la pensée politique de Protagoras. Écarter les dialogues de Platon nous obligerait en quelque sorte à créer un Protagoras platonicien et un Protagoras historique14. Or, nous avons très peu à dire sur la pensée du Protagoras historique qui ne soit

pas également attribuable au Protagoras platonicien, ou au Protagoras reconstruit indirectement à partir de Platon. Une telle séparation a sans nul doute le mérite de la prudence, mais aussi l’immense défaut de faire de Protagoras un penseur mineur et, paradoxalement, de laisser la majeure partie de sa pensée dans l’ombre de Platon. Les difficultés qui entourent la question du Protagoras historique restent néanmoins réelles et méritent d’être considérées,

13 Prot., 309c-310a. Nous pouvons citer plusieurs passages du dialogue où Socrate vante la sagesse du sophiste. En

voici deux exemples : sur la nécessité de désigner quelqu’un qui soit plus sage que Socrate et Protagoras pour juger de leurs paroles, Socrate dit : « La vérité, c’est qu’il est impossible, à mon sens, de choisir quelqu’un qui soit supérieur à Protagoras ici présent » (338c-d). Sur l’estime de Socrate envers Protagoras : « Protagoras, n’imagine pas que j’aie pour discuter avec toi d’autre motif que l’examen des questions sur lesquelles j’achoppe moi-même. […] De même, je préfère pour ma part discuter avec toi plutôt qu’avec un autre, parce que je pense que c’est toi qui es le mieux à même d’examiner tous les sujets qu’il est convenable que considèrent les personnes de qualité, et plus précisément la question de la vertu. Qui d’autre pourrait mieux y parvenir que toi ? » (348c-349a).

14 D’aucuns choisissent cette voie. Nous pensons entre autres à Cynthia Farrar qui distingue le Protagoras

historique du « Platagoras », le Protagoras de Platon (cf. The origins of democratic thinking: The invention of politics in

classical Athens, New York, Cambridge University Press, 1988). Bien que cette lecture témoigne d’une plus grande

(15)

même si elles ne sont pas déterminantes pour nos conclusions dans la mesure où c’est la doctrine véhiculée qui compte. En effet, en choisissant de lire le discours long comme un texte fiable, avec ce que son caractère de seconde main implique au niveau des détails, nous tâcherons d’effectuer une étude de ce texte qui ne se dérobe pas aux problèmes qu’il comporte. Nous verrons qu’il y a en effet certaines tensions et contradictions entre les différentes thèses attribuées au sophiste dans le dialogue : nous tenterons au mieux de les résoudre, au pire de les accueillir comme telles – mais sans forcément en attribuer la responsabilité à Platon. De plus, nous croyons qu’une telle lecture permet de réfuter le principal argument contre l’authenticité du discours long, voulant que l’incohérence des positions de Protagoras soit l’indice d’un pastiche platonicien. Comme l’écrivait W. K. C. Guthrie en note de son étude, une lecture sérieuse de ce discours long permet d’invalider l’hypothèse d’une parodie ou d’une contrefaçon orchestrée pour discréditer le sophiste, « for an open-minded reading of the myth and the logos which follows it leaves one only with feelings of deep respect for their author. »15 Sur ce point,

Socrate semble être du même avis, puisqu’à la fin du discours de Protagoras il avoue avoir été non seulement charmé, mais également avoir appris une grande quantité de choses et être à présent convaincu (πέπεισμαι)16. Si le dialogue avait pour but de décrédibiliser la doctrine de

Protagoras comme le pensait Havelock, une étude attentive de celui-ci nous force à conclure que Platon a échoué à cette tâche17. Tenant pour acquis le sérieux et la fidélité du propos, c’est

à une telle étude que nous voudrions à présent nous employer, en suivant l’ordre de présentation des thèses de Protagoras dans le dialogue de Platon qui lui doit son nom.

15 W. K. C. Guthrie, op. cit., n. 1, p. 64.

16 Prot., 328d-329a. Nous pouvons certes y voir une pointe d’ironie, trait socratique par excellence, mais il est

intéressant néanmoins de remarquer que Socrate décide de poursuivre la discussion sur un autre sujet (l’unité et la définition de la vertu), sans directement remettre en question ce que Protagoras a développé dans son discours suivi. Ces interrogations font suite à ce qui a été dit au sujet de la vertu, mais ne contredisent pas la défense protagoréenne de l’isègoria. L’ironie de Socrate aurait été confirmée si celui-ci avait cherché à déconstruire ce dont il disait avoir été convaincu, ce qui n’est pas le cas.

17 Cela est vrai du moins en ce qui a trait à la première partie. Il va sans dire que sur la question de l’unité de la

vertu, Protagoras, en bon relativiste qu’il est, éprouve plus de difficulté à satisfaire les exigences définitionnelles de Socrate.

(16)

C

HAPITRE

I

-

À

L

ORIGINE DES CITÉS DÉMOCRATIQUES

:

L

E MYTHE DU

P

ROTAGORAS

S

ECTION

1. Les objections de Socrate

Le Protagoras de Platon

Le Protagoras met en scène une discussion entre Socrate et Protagoras au sujet de l’enseignement et de l’unité de la vertu, laquelle aurait eu lieu en 433 av. n. è. selon la datation dramatique qui fait consensus18. Puisque les thèmes abordés ont trait à des questions de

philosophie morale, le texte est classé parmi les dialogues socratiques issus de la première période de maturité de Platon19. Certains commentateurs vont jusqu’à croire qu’aucune des thèses

développées par l’auteur ne proviendrait du répertoire platonicien, mais strictement d’un travail d’exposition des thèses socratiques20. Même si nous nous abstiendrons de trancher la question,

dans la mesure où cela exigerait une étude comparative de la philosophie socratique et platonicienne, notons que cette hypothèse a l’avantage d’éliminer le scénario d’une manipulation fallacieuse des idées de Protagoras par Platon au profit de sa propre réflexion politique, laquelle apparaît beaucoup plus tard d’après la chronologie classique, c’est-à-dire dans la République. À plus forte raison, un parallèle judicieux a été tracé entre ces deux dialogues, soulignant la pertinence d’une telle chronologie : le Protagoras contiendrait en puissance l’ensemble des questions et défis auxquels Platon tâchera de répondre dans la République21. Nous n’avons aucun

18 J. S. Morrison, « The Place of Protagoras in Athenian Public Life (460-415 B. C.) », dans The Classical Quaterly,

vol. 35, no. 1-2, janvier/avril 1941, p. 1-16.

19 Nous pouvons penser à Terrence Irwin, qui considère le Protagoras comme « Plato’s first systematic defense of

Socratics ethics » (Plato’s Moral Theory. The early and Middle Dialogues, Oxford, Clarendon Press, 1977, p. 102). D’après la chronologie standard des dialogues, le Protagoras est généralement classé au sein de la période tardive de jeunesse : pour certains il serait plus proche des dialogues de transitions (C. H. Kahn, « On the Relative Date of the Gorgias and the Protagoras », dans Oxford Studies in Ancient Philosophy, vol. 6, 1988, p. 69-102 ; G. L. Ledger,

Re-counting Plato: a computer analysis of Plato's style, Oxford, Clarendon Press, 1989) et pour d’autres, il serait plus précoce

(G. Fine, Plato on Knowledge and Forms: Selected Essays, New York, Oxford University Press, 2003 ; G. Vlastos,

Socrates. Ironist and Moral Philosopher, New York, Cambridge University Press, 1991). Nous ne nous attarderons pas

à ce débat dont l’étude nécessiterait de passer en revue bon nombre de travaux sur la chronologie des dialogues platoniciens alors que la question est peu pertinente pour notre propos.

20 A. Croiset, « Notice », dans Platon, Œuvres complètes, tome III, vol. 1, trad. A. Croiset, Paris, Les Belles Lettres,

1955, p. 14-15.

21 Ainsi, L. Brisson, « Le mythe de Protagoras. Essai d’analyse structurale », dans Quaderni Urbinati di Cultura Classica,

no. 20, 1975, p. 7-37. Cette hypothèse traverse de part en part son étude : « le Protagoras récapitule et organise les résultats des recherches amorcées dans les dialogues antérieurs, annonçant, par là, la République. » (p. 10) ; « sur beaucoup de points, le Protagoras préfigure la République. » (p. 33) ; « le mythe de Protagoras nous apparaît comme l’une des faces de ce diptyque, dont l’autre face est, dans sa forme définitive, la République. » (p. 36).

(17)

doute sur le fait que Protagoras était l’un des principaux interlocuteurs théoriques de Platon sur l’épineuse question de la légitimité du régime démocratique, mais la thèse d’une relation entre les deux dialogues nous permet de faire un pas de plus : elle confirme par analogie que le

Protagoras est bel et bien un texte sur la pensée politique du sophiste d’Abdère, et non pas

seulement un débat au sujet de la conception socratique et sophistique de la vertu. Les thèses de Protagoras, ou plutôt la contestation de celles-ci par Platon, serviront de point de départ à l’élaboration de la cité idéale de la République. Cette hypothèse, bien qu’il soit difficile d’en prendre la mesure à cette étape, est d’une grande importance pour notre étude, puisqu’elle atteste du caractère proprement démocratique du discours long. Elle nous permet donc d’accueillir les thèses de Protagoras à l’aune de leurs implications politiques, et ce, même si elles ne sont pas présentées ainsi expressis verbis.

La posture paradoxale de l’enseignement de la vertu en démocratie

Le dialogue du Protagoras s’ouvre sur une discussion rapportée entre Socrate et son ami Hippocrate, qui se montre avide de faire la rencontre de Protagoras, de passage ce jour-là à Athènes. Socrate profite de la route vers la maison de Callias où se trouve le sophiste pour interroger Hippocrate sur les intentions qui l’animent et surtout sur ses attentes face à l’enseignement qu’il souhaite tant obtenir du sophiste ; un enseignement qui, et ce sera là la question pivot de la discussion, s’avère difficile à définir et à justifier. Socrate s’efforce de montrer à son ami qu’il ne sait pas réellement en quoi consiste la sagesse de Protagoras, ni même ce qu’il veut retirer de cet enseignement, décrit au fil de la conversation comme « le fait de rendre habile à parler »22. La discussion des deux amis trouve son point d’aboutissement

lorsque Hippocrate se révèle incapable d’indiquer « en quelle matière [Protagoras fait] de son élève un connaisseur »23, c’est-à-dire sur quel sujet exactement ses disciples seront habiles à

parler. Constatant la grande ignorance de son ami, Socrate se montre critique vis-à-vis de l’engouement qu’il témoigne pour le sophiste en lui rappelant, d’une part, le danger auquel il s’expose en confiant son âme à un homme dont il ne connaît ni les compétences ni les méthodes, et d’autre part, en mettant à mal le métier de sophiste, qu’il compare à celui d’un « négociant qui vend, en gros ou en détail, les marchandises dont l’âme se nourrit »24, mais sans

22 Prot., 312d-e. 23 Prot., 312e-313a. 24 Prot., 313c-e.

(18)

pour autant avoir la capacité de différencier parmi ces produits ceux qui sont bénéfiques pour l’âme de ceux qui sont mauvais. Voilà une façon de dire que l’objectif premier du sophiste est de s’enrichir, et ce, sans se soucier du bien de son élève. Le principal élément qui ressort de la discussion entre Hippocrate et Socrate est l’impossibilité de définir l’objet de l’enseignement professé par les sophistes, en raison de quoi celui-ci aurait nécessairement un caractère frauduleux. Car le sophiste, comme tout autre expert, devrait s’employer à former les futurs sophistes, seul domaine dans lequel il est de toute évidence qualifié. Or, ceux qui suivent son enseignement n’aspirent pas à devenir sophistes de profession, mais bien « habiles dans l’art de parler ». Comme le souligne Socrate, cette réponse en appelle à une autre question concernant l’objet à propos duquel l’élève sera habile à parler.

Ce sera là la première interrogation qu’adressera Socrate à Protagoras une fois arrivé à la maison de Callias : « Hippocrate que voici ira voir Protagoras, chaque jour passé auprès de lui le rendra meilleur, et chacun des jours suivants le verra progresser de la même manière, mais en quoi, Protagoras, et dans quelle matière ? »25. Contrairement aux autres sophistes,

pense Protagoras, son enseignement ne traite pas de domaines généraux comme l’astronomie et la géométrie, mais s’applique à une seule chose : la bonne délibération (εὐβουλία), que ce soit dans les affaires privées ou dans les affaires publiques de la cité26. Être à même de traiter des

affaires de la cité avec prudence renvoie en fait, d’après Socrate, à la technique politique

(πολιτική τέχνη). L’objet de l’enseignement de Protagoras se résumerait selon lui à l’art politique,

c’est-à-dire qu’il s’engage à former de bons citoyens27. Bien que Protagoras approuve la

comparaison, il faut remarquer que c’est le personnage de Socrate qui introduit l’expression

« πολιτική τέχνη » qui sera reprise par la suite dans l’ensemble du discours de Protagoras, alors

qu’il était question au départ d’εὐβουλία. Plusieurs commentateurs ont vu là une preuve de l’orientation que Socrate tente de donner à la discussion28. Sans l’idée de τέχνη, il ne pourrait

pas soulever la contradiction entre le traitement que réservent habituellement les Athéniens aux techniques et celui propre à l’art politique. Dans la discussion préalable, Socrate et

25 Prot., 318d-e.

26 Cette proximité entre la gestion familiale et le pouvoir politique se retrouvera par la suite chez Aristote, qui

caractérise comme « politique » le pouvoir de l’époux. Voir Aristote, Politique, trad. P. Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 2015, livre I, chap. 12, 1259a36-1259b14 (sauf indication expresse, nous citons toujours cette édition, dorénavant désignée Pol.).

27 Prot., 319a-b.

(19)

Hippocrate avaient également convenu que l’enseignement de Protagoras n’était pas celui d’une technique en vue d’un métier ou d’une expertise (ἐπὶ τέχνῃ), mais relevait de l’éducation générale (ἐπὶ παιδείᾳ) faite en vue de la culture citoyenne. Cette distinction est cruciale pour la suite du dialogue, puisqu’elle réapparaît implicitement dans l’argumentation de Protagoras. Comme nous le verrons par la suite, le sophiste devra montrer que l’art politique (πολιτική τέχνη) qui se rattache à son travail relève précisément d’une formation citoyenne générale et ainsi que tous sont à même d’y prendre part29. Contrairement aux techniques spécialisées, l’art

politique peut être appris et pratiqué par tous, car il concerne l’art de vivre en cité et non l’art spécifique de gouverner.

Socrate confie par la suite à Protagoras qu’il ne croyait pas que l’art politique pouvait faire l’objet d’un enseignement30 et qu’il s’agit de l’opinion communément admise sur cette

question. Le point de départ de sa justification est qu’il considère que les Athéniens sont des citoyens avisés (σοφοὺς), ce qui suppose que leur jugement l’est aussi31. Comme l’explique

Frédérique Ildefonse en note de sa traduction, cette idée est centrale pour la construction de l’argument de Socrate, car si Protagoras est bien un défenseur de la démocratie, il ne pourra qu’être en accord avec cette prémisse32. Il faut noter cependant que, dans la bouche de Socrate,

une telle défense de la sagesse des citoyens s’apparente à une stratégie rhétorique, puisqu’elle a pour implication de fonder en raison le régime démocratique auquel il ne se montre généralement pas favorable. La thèse de Socrate, dès lors, se met en place grâce à la technique de l’elenchos ; il cherche avant tout à acculer Protagoras aux contradictions que sous-tend sa position sur la question de l’enseignement de l’art politique, et moins à faire part de sa véritable opinion. Ici déjà, la maxime delphique au cœur de la pratique socratique se fait entendre : « connais-toi toi-même ! », c’est-à-dire reconnaît ta propre ignorance.

29 Cf. M. Gagarin, op. cit., p. 136.

30 Socrate fait part d’une opinion similaire dans le Ménon (95c ss.), bien qu’il défende également la position inverse

par moments. Sans s’étendre sur la question, gardons simplement à l’esprit que cette affirmation a pour fonction ici de montrer l’inconséquence des positions du sophiste. Sur la véracité de cette thèse, nous renvoyons le lecteur aux pages consacrées par Louis-André Dorion à la question du paradoxe socratique de la vertu-science, dans

Socrate, Paris, PUF (coll. « Que sais-je ? »), 2004, p. 76-89.

31 Prot., 319b-c.

32 Cf. F. Ildefonse, « Notes », dans Prot., n. 76, p. 157. La traductrice relève le caractère ironique de cette

affirmation en la contrastant avec celle du Ménon où il est dit que la démocratie participe au dessèchement des Athéniens.

(20)

À partir de cette prémisse selon laquelle les Athéniens sont avisés, Socrate avance deux preuves de l’impossibilité d’enseigner l’art politique, ou du moins deux témoignages de l’opinion commune à cet effet. Ces preuves ne sont pas tant des arguments en eux-mêmes que des tentatives de révéler l’incompatibilité fondamentale entre les différentes positions de Protagoras. En premier lieu, cet art ne semble pas selon lui faire l’objet d’un enseignement, car contrairement aux domaines comme la médecine ou l’architecture, pour lesquelles les citoyens vont chercher conseils auprès de spécialistes, l’art politique n’est pas soumis au même impératif d’expertise. Les Athéniens soutiennent diverses opinions sur les affaires de la cité qu’ils se permettent de partager en Assemblée, tout comme ils acceptent d’entendre et de prendre en considération l’opinion des autres citoyens, quelle que soit leur profession initiale. S’ils ne considèrent pas qu’il y a un nombre restreint d’experts en politique – et si l’on admet comme vraie la prémisse selon laquelle ils sont avisés –, alors ils ne croient manifestement pas que l’excellence politique s’enseigne, sans quoi ils solliciteraient uniquement l’avis de ceux qui ont reçu une formation spécialisée dans ce domaine. En second lieu, Socrate fait remarquer à Protagoras que l’art politique ne semble pas pouvoir se transmettre du spécialiste à l’apprenti comme c’est pourtant le cas pour les autres techniques démiurgiques. Pour illustrer cette idée, il fait appel à l’exemple de Périclès, brillant homme d’État athénien dont la maîtrise de l’art politique ne s’est transmise ni à ses élèves ni à ses fils, présents ce jour-là. Si un tel homme n’est pas à même d’enseigner la vertu qu’il possède en politique, c’est bien la preuve qu’il n’y a pas matière à enseignement33. La première objection insiste sur la différence entre le traitement

accordé aux techniques traditionnelles et celui réservé à la technique politique, alors que la seconde objection fait appel non pas à la transmission d’un savoir technique, mais à l’enseignement de la vertu. Tout comme celle de πολιτική τέχνη, la notion de vertu (ἀρετή) est introduite par Socrate, alors qu’elle n’apparaît pas lorsque Protagoras décrit son enseignement. Jusqu’à maintenant il était uniquement question de la τέχνη, qui a une tout autre portée pour Socrate que l’idée de vertu, cette dernière étant définie comme l’excellence d’une fonction alors que la technique garde son sens traditionnel d’expertise dans une activité ou dans un métier. Cet ajout de la notion d’ἀρετή ne représente pas une difficulté supplémentaire pour Protagoras, lui qui ne distingue jamais l’homme excellent du bon citoyen. Elle est cependant nécessaire au raisonnement de Socrate, en ce qu’il accorde une importance capitale à l’excellence morale et y a recours comme à un critère déterminant de l’homme d’État excellent. Les dirigeants de la cité

(21)

peuvent bien posséder la technique politique au plus haut degré, ils doivent néanmoins être guidés par la vertu s’ils veulent prétendre pouvoir prendre des décisions justes et encourager la vertu civique. Un glissement s’opère donc entre l’enseignement de la technique politique destinée aux citoyens, définie par Protagoras comme l’art de bien délibérer, et celui de l’excellence propre à l’homme d’État.

L’impossibilité d’enseigner la vertu comme argument contre la démocratie

Avant d’entrer dans l’étude du discours long de Protagoras, il importe d’examiner la fonction critique implicite des arguments de Socrate, puisqu’ils renferment une double attaque contre Protagoras d’une part – et tout ce qu’il incarne comme sophiste – et d’autre part, contre les idéaux démocratiques dont il se fait le porte-étendard ici. La première justification de Socrate, qui consiste à dire que les Athéniens ne croient pas que la vertu politique puisse s’enseigner sans quoi ils prendraient exclusivement en considération l’opinion des spécialistes, fait référence à une notion qui se trouve au principe de ce régime, l’isègoria, et qui est garante de l’accès libre et égal aux délibérations de la cité. Le terme renvoie à la notion grecque de l’égalité du droit à la parole, ἰσηγορία, et au verbe ἰσηγορέω, construit à partir de ἴσος (égal) et ἀγορεύω (parler), qui signifie « parler avec une égale liberté »34. La question de l’enseignement de la

πολιτική τέχνη concerne donc directement celle de la légitimité de la démocratie, en tant qu’elle

est un régime fondé sur la participation collective et, en ce sens, qu’elle présuppose la capacité de tous les citoyens à pratiquer l’art de la délibération. En effet, la notion d’isègoria est la pierre angulaire de l’idée de souveraineté populaire35. Basé sur une vision arithmétique de l’égalité, ce

principe accorde une valeur politique égale à tous les citoyens. Comme Kurt A. Raaflaub l’indique, les Grecs avaient recours à une multitude d’expressions pour qualifier l’égalité démocratique : « equality pure and simple (isotès, to ison), to have equal shares (ison echein,

isomoiria), equality before the law, political equality (isonomia), equality of speech (isègoria),

equality of vote (isopsèphia) »36. Malgré cette diversité d’acceptions, il n’en demeure pas moins

34 A. Bailly, s. v. « Ἰσηγορία », dans Dictionnaire Grec-Français, Paris, Hachette, 1935, p. 978.

35 Sur l’origine aristocratique de ce principe et sa reprise comme droit positif en démocratie, voir K. A. Raaflaub,

« Athens: Equalities, Inequalities », dans J. Ober et C. W. Hendrick (éd.), Demokratia: A conversation on democracies,

ancient and modern, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 139-174.

36 Ibid., p. 140. Nous pourrions ajouter à cette liste les différents termes utilisés pour qualifier les égaux (isoi,

(22)

que quand Hérodote relate l’émergence de l’esprit démocratique athénien, c’est la notion d’isègoria qu’il emploie pour parler de l’égalité qui en constitue le fondement :

Athènes vit alors grandir sa puissance. D’ailleurs on constate toujours et partout que l’égalité entre les citoyens [ἡ ἰσηγορίη] est un avantage précieux : soumis à des tyrans, les Athéniens ne valaient pas mieux à la guerre que leurs voisins, mais, libérés de la tyrannie, leur supériorité fut éclatante. On voit bien par là que dans la servitude ils refusaient de manifester leur valeur puisqu’ils peinaient pour un maître, tandis que, libres, chacun dans son propre intérêt collaborait de toutes ses forces au triomphe d’une entreprise37.

Placer l’égalité du droit de parole au côté de la liberté a une portée beaucoup plus grande qu’il n’y paraît, puisque cela montre la prérogative attachée à la délibération citoyenne, aux débats en Assemblée et donc à l’opinion du peuple. Quand Socrate remet en question le bien-fondé de l’exercice de l’isègoria, c’est le sort même de la démocratie qu’il met en jeu.

La seconde preuve touchant l’impossibilité présumée d’enseigner la vertu, qui, rappelons-le, mobilise la figure de Périclès et sa propre incapacité à transmettre son excellence, est d’autant plus problématique qu’elle semble condamner l’acquisition de cette vertu au simple hasard de la naissance. Elle ne peut en aucune façon représenter l’opinion de Socrate et dissimule bien au contraire une critique profonde de la démocratie. En effet, Socrate joue sur trois niveaux pour démontrer que la politique doit être le fait d’un petit nombre d’experts, préférablement d’hommes sages : la vertu politique n’est pas héréditaire sans quoi elle se serait transmise aux fils de Périclès, la vertu politique n’est pas accessible à tous par voie d’enseignement sans quoi les élèves de Périclès seraient excellents, et finalement la vertu politique ne s’enseigne pas sans quoi Périclès pourrait l’enseigner. Autant admettre, à la lecture de ces trois conjectures, que nous ne pouvons pas fournir d’explication satisfaisante quant au problème de l’origine de la vertu. Si la seconde objection de Socrate et les conséquences qui en découlent nous forcent à penser, en dernière analyse, que la vertu ne peut qu’être le fait de la bonne fortune, c’est bien parce que Socrate, pour faire valoir son argument, part consciemment d’une prémisse erronée : Périclès n’est pas un modèle d’excellence politique d’après lui. Ce faisant, il ne pourra jamais transmettre la vertu, que ce soit par le biais de ses gènes ou de son enseignement, car il ne la possède tout simplement pas. Les multiples récriminations à l’encontre de Périclès dans le Gorgias nous montrent bien que l’homme d’État

(23)

n’a pas réussi, de l’avis de Socrate, à rendre les citoyens justes ou la cité meilleure38. Voilà donc

l’impasse : ou bien Protagoras se rend à l’évidence que la vertu ne peut être enseignée, ou bien il admet que son ami Périclès ne possède pas la vertu politique, ce qui revient à admettre qu’il ne la possède pas non plus et que la démocratie athénienne est dénuée de fondement.

Ce dilemme orchestré par Socrate est une manière détournée de dire que le sophiste ne peut pas se prétendre maître de vertu politique, puisqu’il n’en détient pas la science véritable, et il en va de même pour Périclès. Ce n’est donc pas tant la possibilité d’enseigner la vertu qui est remise en question ici par le philosophe, mais la connaissance véritable de ce qu’est la vertu, condition préalable et nécessaire à son enseignement. Que Périclès ne soit pas un exemple d’homme politique vertueux pour Socrate alors qu’il l’est pour Protagoras – et pour la majorité des Athéniens – s’explique par le décalage entre leur conception de la vertu, l’une issue d’un intellectualisme moral et l’autre correspondant à une vision plus traditionnelle de l’excellence humaine. D’ailleurs, il n’est pas évident de savoir s’il y a pour Socrate quelque chose comme une vertu « politique », c’est-à-dire une excellence de nature civique, puisque lui-même ne qualifie jamais ainsi la vertu dont il est question dans le dialogue. Nous savons néanmoins qu’avec Platon, l’interrelation entre la vertu individuelle et son accomplissement au niveau de la communauté disparaît pour laisser place à une conception proprement morale de la vertu, qui se distancie définitivement de la pratique et des conventions sociales. Toute forme de relativisme de la vertu – l’action est vertueuse suivant les normes de la cité, la vertu est définie à l’aune du bien commun et est donc sujette aux changements – est rejetée au profit d’un intellectualisme moral fort. C’est dans le Phédon que nous trouvons ce qui se rapproche le plus d’une définition platonicienne de la vertu politique, à savoir celle généralement admise par les citoyens d’Athènes : « la vertu publique et sociale[δημοτικὴν καὶ πολιτικὴν ἀρετὴν]39, celle qu’on

appelle modération et aussi bien justice, vertu qui naît de l’habitude et de l’exercice sans que la philosophie et l’intelligence y aient part »40. Il existerait au sens de Platon une vertu plus noble,

voire plus vertueuse, en tant qu’elle serait en plus grande conformité avec l’idée même de vertu

38 Voir Platon, Gorgias, 503c-e ; 515c-516e ; 519a-b.

39 Ce que Monique Dixsaut traduit ici par « vertu publique et sociale », Émile Chambry le rend par « vertu civile et

sociale » (Phédon, dans Platon, Œuvres complètes, tome III, Paris, Garnier, 1958, 82a-c), alors que Monique Canto-Sperber choisit « vertu démotique et politique » (« Les paradoxes de la vertu. Remarques sur la philosophie morale de Platon », dans P. Demont [dir.], Problèmes de la morale antique, Amiens, Faculté des Lettres de l’Université de Picardie-Jules Verne, 1993, p. 65).

(24)

et qui, contrairement à la vertu politique, découlerait du travail intellectuel et philosophique. Par le fait même, ce que nous pouvons appeler « vertu politique » dans la foulée de Protagoras perd toute signification au sein de la cité idéale platonicienne. La vertu politique de la République se confond avec les vertus morales, sans jamais se soustraire à leur autorité41. Force est

d’admettre cependant que l’idéal de vertu morale a réussi à s’immiscer dans la conception ordinaire de la vertu, à un tel point que son enseignement par les sophistes apparaît désormais une tâche invraisemblable. C’est ce qui se constate lorsque E. R. Dodds écrit au sujet de la possibilité d’éduquer les hommes à mieux agir que « la première génération des sophistes, et Protagoras en particulier, semble avoir eu une opinion dont l’optimisme, rétrospectivement, est pathétique. »42 À notre avis, le caractère « rétrospectif » de ce jugement porte la marque du

sceau platonicien : tous ceux qui miseraient sur le potentiel humain en matière de connaissance semblent pathétiques tant le travail intellectuel, après Platon, sera réservé à une petite élite dialecticienne et, par le fait même, retranché du monde sensible. Certes, nul sophiste ne peut prétendre enseigner la vertu si cette même vertu est comprise à travers le prisme de l’intellectualisme moral platonicien, mais rien n’indique que ce soit là la prétention de Protagoras. Tout au contraire, c’est l’homme qui en sera la mesure, c’est-à-dire que la vertu sera toujours une excellence à échelle humaine.

L’alliage réfractaire de la sophistique et de la démocratie

Enseigner l’excellence et la technique politique représente certes un défi de taille pour tout intellectuel ou homme d’État de l’époque tant la définition de l’objet de cet enseignement est complexe, mais la difficulté est d’autant plus grande pour un défenseur de la démocratie, puisqu’une telle tâche semble entrer en contradiction avec l’idéal démocratique lui-même. Voilà ce que tente de faire ressortir Socrate par ses objections : Protagoras, en tant que défenseur de la démocratie, ne peut prétendre enseigner l’art politique. Car si celui-ci s’enseigne, il y a nécessairement de meilleurs élèves, des citoyens plus qualifiés et même experts dans le domaine. Et s’il en est ainsi, ne faudrait-il pas réserver exclusivement la pratique de l’art politique à ceux qui en ont fait l’apprentissage ? Et si, de plus, il y a matière à enseignement, ne serait-il pas préférable de confier cette tâche aux bons politiques plutôt qu’aux sophistes, de même que la tâche d’éduquer les futurs médecins est réservée aux médecins ? Tout porte à

41 Nous y reviendrons plus en détails infra, chapitre II, section 1.

(25)

croire qu’il n’est pas possible de prétendre enseigner l’art politique sans simultanément saper les principes qui se trouvent au fondement du régime démocratique, à savoir la souveraineté égale des citoyens et de leurs opinions. Tenant de cette double approche démocratique et sophistique, Protagoras se trouverait donc dans une impasse : s’il affirme que les Athéniens ont tort de ne pas considérer la politique comme une expertise au même titre que les autres techniques, il rejette deux fondements de la démocratie, à savoir la légitimité de l’opinion du peuple et la mise en application de ce principe par la reconnaissance institutionnelle de l’isègoria ; et s’il admet que les Athéniens ont raison, alors la politique ne peut être enseignée et le travail qu’il exerce comme sophiste est une imposture. Le fardeau de la preuve, lorsqu’il s’agit de défendre la possibilité d’enseigner la vertu politique, repose nécessairement sur le démocrate et non sur l’aristocrate – ce qu’incarne finalement Socrate.

Bien que la tactique de réfutation de Socrate se comprenne d’elle-même, on peut remarquer la présence d’une certaine contradiction au sein des objections qu’il avance. En effet, son second argument – si Périclès n’a pas réussi à enseigner la vertu politique, c’est bien la preuve qu’elle ne s’enseigne pas – vient en quelque sorte contredire le premier, car il révèle bien que l’expertise politique au sens le plus accompli du terme peut cohabiter avec le processus démocratique de la libre et égale expression du peuple. Périclès en est le parfait exemple : il est reconnu dans la cité pour être un homme d’État habile, un modèle d’excellence politique s’il en est, et ce, dans un contexte démocratique où la délibération et le processus décisionnel appartiennent aux citoyens. Ces deux arguments, en tant qu’ils décrivent la situation factuelle d’Athènes, témoignent bien de la possibilité pour une démocratie d’accorder à la fois un droit de parole égal à tous les citoyens réunis en assemblée (ἰσηγορία) et de reconnaître en même temps la grande expertise d’un homme en matière politique. Tout porte à croire néanmoins que Socrate est parfaitement conscient de cette inconséquence dans son discours – la cité agit comme s’il n’y avait pas d’expertise politique et pourtant reconnaît Périclès comme tel – et ce qui ressort finalement de ses deux objections n’est pas tant son opinion quant à la transmission de la vertu politique que l’opinion courante à ce sujet, telle qu’elle se présente dans les pratiques communes de la cité démocratique43. La visée du

philosophe dans le Protagoras est bien celle de révéler les incohérences au sein du discours de

43 Cela se confirme d’ailleurs par le fait que Socrate parle au « nous » lorsqu’il s’adresse à Protagoras au nom des

(26)

son interlocuteur et, à plus forte raison, de révéler les incohérences mêmes du fonctionnement démocratique d’Athènes. Le défi lancé à Protagoras est donc de justifier théoriquement cet état de fait, ce qui mènera à la première défense philosophique de la démocratie directe44.

Le discours sur les origines de la cité

La réponse de Protagoras aux interrogations de Socrate sera divisée en deux parties qui ensemble forment le plus long discours attribué par Platon à l’un de ses adversaires. Protagoras demande à ses auditeurs s’il devrait expliquer sa position à l’aide d’un mythe (muthos), « car plus agréable », ou par l’entremise d’un discours argumentatif (logos), pour finalement faire les deux l’un à la suite de l’autre45. Bien que le sophiste offre l’alternative, il ne semble pas que ces

discours soient interchangeables. D’une part, parce que l’un et l’autre ne développent pas un même argument de deux manières différentes, mais bien deux arguments distincts : le mythe de Protagoras fait le récit des origines de la société civile afin de démontrer la légitimité des pratiques démocratiques alors que le discours argumentatif, lui, cherche à fournir une réponse au problème de l’enseignement de l’art politique. D’autre part, le mythe et le logos ne semblent pas pouvoir se substituer en raison de la nature même de ces discours. En effet, à l’origine, ils renvoient tous deux à l’idée de « parole », mais le logos deviendra, sous l’impulsion des philosophes, le discours rationnel et argumentatif par excellence46. Entendu comme un exposé

théorique, il se distinguera du mythe par son renoncement au caractère dramatique et merveilleux, au profit d’un critère fort de vérité.

En tentant ici une étude philosophique du mythe de Protagoras, guidée par le souci de mesurer la portée de chaque détail et d’en tirer un tout cohérent, nous nous exposons consciemment à l’écueil consistant à interpréter un mythe à la manière d’un discours rationnel. Vernant a bien montré comment les philosophes ont chassé les mythes du terrain de la raison en les soumettant à des analyses logiques, en les lisant comme s’ils étaient extraits d’un traité philosophique47. Insatisfaits des réponses qu’ils y ont trouvées, ils ont préféré se tourner du

44 G. B. Kerferd, op. cit., p. 144.

45 Le discours long s’étend de la page 320 à 328 dans la pagination d’Henri Estienne, dit « Stephanus ». Le mythe

(320c-322e), suivi de quelques remarques sur l’injustice (322e-324d), répond à la première objection de Socrate, alors que le logos (324d-328d) s’intéresse plutôt à la seconde en abordant la question de l’éducation.

46 Cf. J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, François Maspero, 1974, p. 200-203. 47 Ibid., p. 203.

Références

Documents relatifs

Là où l'on avait essayé d'harmoniser à tous prix le contenu, Natorp exacerbe le problème : il y a bien contradiction, et, en invoquant l'ironie socratique pour résoudre

Cette équivalence entre vieillesse et sagesse se retrouve dans bien d’autres dialogues platoniciens, comme par exemple le Protagoras : « Examinons donc la question avec

importante dans le proche infrarouge est détectée pour les complexes de Nd et d Yb à température ambiante. En résumé nous avons investigué, dans ce chapitre de

N’hésitez pas non plus à demander le plus tôt possible une visite de pré-reprise avec le médecin du travail et un assistant social, afin d’identifier les difficultés

Mais sachant que l’évaluation, dans une perspective de régulation des apprentissages, est inté- grée à la didactique, n’apparaît-il pas évident que les activités de

Le plan d’expé- rience le plus simple (Fig. Figure 3.1) prend pour point de départ les valeurs nominales de chacune des entrées du modèle ACB-DE, puis fait varier la valeur de

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

104, 2 attribuisce in realtà la frase ad un poeta comico, Eudaimon: il testo, forse da mettere in rapporto con Teofilo (Autol. von Wilamowitz- Moellendorff, Ein Stück aus dem