• Aucun résultat trouvé

Flaubert et l'art de la mise en scène

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Flaubert et l'art de la mise en scène"

Copied!
331
0
0

Texte intégral

(1)

.+.

National Library of Canada

Bibliothèque nationale du Canada

Acquisitions and Direction des acquisitions et Bibliographie SelVices Branch des selVices bibliographiques 395 Wellington Street 395. rue Wellington

Ottawa. Ontario Ollawa (Onlario)

K1A ON4 K1A ON4

NOTICE

AVIS

The quality of this microform is

heavily

dependent

upon

the

quality of the original thesis

submitted

for

mlcrofilmlng.

Every effort has been made to

ensure the highest quality of

reproduction possible.

If pages are mlssing, contact the

Uf"lverslty

whlch

granted

the

degree.

Sorne pages may have indistinct

print especlally If the original

pages were typed with a poor

typewriter

rlbbon

or

if

the

university sent us an inferior

photocopy.

Reproduction in full or in part of

this microform is governed by

the

Canadlan

Copyright

Act,

R.S.C.

1970,

c.

C-30,

and

subsequent amendments.

Canada

La qualité de cette microforme

dépend grandement de la qualité

de

la

thèse

soumise

au

microfilmage.

Nous avons tout

fait pour assurer une qualité

supérieure de reproduction.

S'il manque des pages, veuillez

communiquer avec l'université

qui a conféré le grade.

La

qualité

d'impression

de

certaines pages peut laisser

à

désirer, surtout si les pages

originales

ont

été

dactylographiées

à

l'aide d'un

ruban usé ou si l'université nous

a fait parvenir une photocopie de

qualité inférieure.

La reproduction, même partielle,

de cette mlcroforme est soumise

à

la Loi canadienne sur le droit

d'auteur, SRC 1970, c. C-30, et

ses amendements subséquents.

(2)

c

by

Isabelle DAUNAIS

A thesis submitted ta the

Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfillment of the requirements

for the degree of Doctor of Philosophy

Department of French Language and Literature McGill University, Montreal

March 1992

(3)

.+.

National Library of Canada

Bibliothèque nationale du Canada

Acquisitions and Direction des acquisilions et Bibliographie Services Branch des services bibliographiques 395 Wellington Street 395. rue Wellington

Ottawa. Ontario Qnawa (Onlario)

K1ADN4 K1ADN4

The

author

has

granted

an

irrevocable non·exclusive licence

allowing the National Library of

Canada

to

reproduce,

loan,

distribute

or

sell

copies

of

his/her thesis by any means and

in any form or format, making

this thesis available to interested

persons.

The author retains ownership of

the copyright in his/her thesis.

Neither the thesis nor substantial

extracts from it may be printed or

otherwise

reproduced

without

his/her permission.

L'auteur a accordé une licence

irrévocable

et

non

exclusive

permettant

à

la

Bibliothèque

nationale

du

Canada

de

reproduire, prêter, distribuer ou

vendre des copies de sa thèse

de quelque manière et sous

quelque forme que ce soit pour

mettre des exemplaires de cette

thèse

à

la

disposition

des

personnes intéressées.

L'auteur conserve la propriété du

droit d'auteur qui protège sa

thèse. Ni la thèse ni des extraits

substantiels

de

celle·ci

ne

doivent

être

imprimés

ou

autrement reproduits sans son

autorisation.

ISBN 0-315-803&2-2

(4)

.,--.

Chez Flaubert, le récit commence habituellement par la mise en place d'un espace fermé, géographiquement ou architec-turalement contraint, qui se présente à l'observateur comme un lieu théâtral. En fait, on peut parler de scénographie romanesque tant la mise en scène des décors et des lieux jouent un rôle central dans la narration. La tendance de Flaubert à voir la vie comme un tableau et l'espace comme une surface de jeu, déjà présente dans les notes de voyage et les Carnets de travail, est appliquée de façon systématique à la construction des romans. Par sa réduction aux seuls lieux visibles et par la mise à distance de l'action par l'obser-vation, l'espace romanesque s'apparente à un espace scénique. La scénographie des décors, ainsi que la mise en scène pratiquée par les personnages sur leur environnement con-tribuent également à la nature scénique de la représentation romanesque. Représentation sans omniscience d'une réalité construite comme un spectacle, la mise en scène constitue à la fois un procédé et un objet de narration.

(5)

(

(

The narratives of Flaubert usually begin with the creation of a closed setting, geographically or architecturally con-tained, that the observer perceives as a theatrical stage. In fact, the staging of space and sets plays such an important role in the narration that it is possible to read the novels as scenographies. Flaubert's tendency to treat life events as tableaux and space as a performing area is already at work in his travel notes and in the Carnets de travail, and he makes a systematic use of this vision in the ~laboration of his novels. By showing only what is visible and by creating different spaces for action and observation, Flaubert equates space in the novel with the space of a play. The scenography of the sets as well as the way characters stage their own environment also contribute to this theatrical representa-tion. By representing reality as a staged creation, without an omniscient narrator, scenography can be defined as both a narrative device and a narrative object.

(6)

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE : LE ROMAN ET LE THÉÂTRE

1

12

...-...

CHAPITRE 1 : LE R~VE ET LA VIE 18

Un monde sans illusion 18

- La hiérarchie des regards . . . • . 26

CHAPITRE 2 : L'ÉCRITURE THÉÂTRALE 36

- Attitude de Flaubert devant l'écriture théâtrale... 36

- La persistance de la vision 42

Le théâtre dans le roman 49

- Le monde comme un spectacle 59

CHAPITRE 3 : UNE EXPÉRIENCE DE MISE EN SCÈNE:

LE VOYAGE EN ORIENT . . . .. 67 On retrouve bien plus qu'on ne trouve 68

L'Orient comme lieu de rêve 77

DEUXIÈME PARTIE : L'ESPACE SCÉNIOUE

...

90 CHAPITRE 4 : LA RÉDUCTION DE L'ESPACE 94

- Le malaise devant l'immensité 95

- L'espace insulaire 100

- Vers une abstraction de l'espace 109

CHAPITRE 5 : LA SALLE ET LA SCÈNE ...•.• 121

Les différents cadrages 122

- L'entrée en scène des personnages 131

CHAPITRE 6 : PARCOURS ET ARCHITECTURE 144

La mémoire des lieu:~ 145

Les déplacements et les défilés 157

(7)

(

TROISIÈME PARTIE : L'ESPACE PICTURAL 176

(

CHAPITRE 7 : UNE ESTHÉTIQUE DE LA FAÇADE 181 La construction par la collection 185

Le monde mis en abyme 192

La distance du décor 194

La vision en bloc 205

CHAPITRE 8 : LA SCÉNOGRAPHIE DES PERSONNAGES

ET DES OBJETS 212

La construction du décor par le fond •... 2i3

Statuaire et immobilisme 220

La réduction du décor à l'objet 228

QUATRIÈME PARTIE: LE RÉCIT pE LA MISE EN SCÈNE 239

CHAPITRE 9 : LE PERSONNAGE METTEUR EN SCÈNE

DE SON ENVIRONNEMENT 242

La recherche de la matérialité 244

- L'objet autonome ou le comble de l'art 252 Le «point de vue» du décor . . . • . 263

CHAPITRE 10 : LA FABRICATION DU SPECTACLE ...•.. 269 - L'Histoire-spectacle dans l'Éducation sentimentale. 270

- Créer le monde par la mise en scène: Bouvard et

Pécuchet 284

CONCLUSION

...

292

(

(8)
(9)

(

(

(

Au cours de son voyage en Orient en 1851, pensant à l'oeuvre dont il entre~rendrait bientôt la rédaction, Flaubert projette de faire «sous la forme théâtrale quelque chose de très brutal, de très farce et d'impartial bien entendu»l. Pourtant, sauf pour quelques textes d'adolescent et quelques plans vaguement esquissés, il n'avait jamais écrit de pièce de théâtre et il en écrira d'ailleurs fort peu par la suite. On peut donc se demander pourquoi la forme théâtrale lui vient à

l'esprit comme un projet devant marquer son installation définitive dans la vie d'écrivain. Certes, il s'agit alors d'une idée bien peu définie: «littérairement parlant, je ne sais plus oa j'en suis»2 écrit-il, peut-être davantage ins-piré par le tourbillon des visions orientales que par de réelles préoccupations littéraires. Mais ce projet étrange, 1 Lettre' Louis Bouilhet. 14 novembre 1850. Correspondance. t. l, Paris. Gallimard, 1984 [19731. «Bibliothèque de la Pléiade». p. 708. Toutes nos références à la correspondance jusqu'à l'année 1868 renvoient , cette édition (tomes I à III). Pour les lettres écrites après 1868, nous renvoyons aux tomes XIV. XV et XVI des Oeuvres complâtes. Paris. Club de l'Honnête Homme (désormais indiqué par le sigle CHHI. 1975.

(10)

'.

formulé sur les rives du Bosphore, annonce en réalité un des aspects les plus structurels de l'oeuvre à venir: celui de la représentation scénique.

Rappelons-nous la comparaison de l'art avec l'univers dont Flaubert fera, quelques mois plus tard, le mot d'ordre de toute sa création: «Dieu sait le commencement et la fin; l'homme le milieu. - L'art, comme lui dans l'espace, doit rester suspendu dans l'infini, complet en lui-même, indépendant de son produc-teur.»3 Cette conception d'un espace de connaissance et d'ac-tivités qui existe dans l'univers, mais indépendamment de cet univers, correspond à la définition même de la scène. Coupé de ce qui l'entoure, «complet en lui-même», tenant tout entier sous le regard, l'espace scénique est à la fois cadre de vision et cadre de jeu. Or on retrouve précisément cette structure chez Flaubert qui, l'un des premiers, s'est interrogé sur les rapports qu'entretiennent les personnages avec le milieu et les objets. Dans son oeuvre, la multiplicité des points de vue rend la peinture des décors d'autant plus centrale à l'action que les personnages non seulement voient et observent leur environ-nement, mais très souvent l'imaginent et le créent. Tant par la disposition et la mise en valeur de l'espace, du décor et des objets, Flaubert fait de son histoire un spectacle. Par la focalisation d'une part, et par sa construct ion découpée et segmentaire d'autre part, le roman permet de façon privilégiée la construction de «scènes».

(11)

4

5

(

Le traitement scénique de l'espace et du décor tient à la volonté de l'auteur de dominer la représentation sans omni-science: «L'auteur, dans son oeuvre, doit être comme Dieu dans l'univers, présent partout, et visible nulle part»4. Si on a eu recours à ce précepte dans l'étude de la structure narrative de l'oeuvre, on ne l'a jamais appliqué à l'analyse de l'espace et des décors. Pourtant 1. 'espace flaubertien constitue sans doute l'une des expressions les plus concrètes du «milieu» défini comme seule - et suffisante - réalité «traitable». Contrairement à l'espace balzacien ou zolien qui relève davan-tage de la topographieS, l'espace flaubertien est essentiel-lement scénique. Chez Balzac et Zola, le récit réfère en effet généralement à plusieurs lieux, dont les actions se recoupent, tandis que chez Flaubert un seul espace existe à la fois, qui suffit à tout exprimer et que régit une seule dynamique. On pense au Diable qui, dans la première version de la Tentation de saint Antoine, veut amener l'ermite aux marionnettes, «de manière à bien voir tous les bonshommes et les doigts des machinistes à travers la toile»6, c'est-à-dire de manière à

Lettre à Louise Colet, 27 mars 1852, Corr., t. II, p. 62.

Voir G. Jacques, Paysages et structures dans la «Comédie humaine»,

Louvain, Publications universitaires de Louvain, 1975. Pour l'auteur, la

premitre fonction de la description balzacienne est de donner à voir une

topographie, c'est-à-dire un ensemble d'espaces et de régions. H. Hit-terand parle également de topographie et même de «système d'espaces» lorsqu'il décrit l'espace romanesque de Zola, rappelant que l'auteur des Rougon-Macquart établissait pour chaque roman une cartographie précise des lieux représentés. (<<Pour une poétique de l'espace romanesque: l'exemple de Zola», Zola and the Craft of Fiction, édité par R. Lethbridge et T. Keeke, London, Leicester University Press, pp. 80-88.)

6 La Tentation de saint Antoine, version de 1849, Oeuvres complétes,

(12)

l

.~,

voir comment le spectacle se co~struit, comment l'image unie de la représentation renvoie à u~e seule action. Dans les romans de Flaubert, le milieu n'est pas un «organisme vi'Jant» et réel, comme c'est le cas chez Balzac <lU Zola, mais une architecture

et une aire de jeu. En faisant de l'espace de l' act ion une sphère fermée et autonome, le modèle scénique permet à Flaubert d'être démiurge sans être omniscient, d'embrasser la totalité d'un réel volontairement réduit, Étant donné qu'on ne peut pas connaître l'ensemble de la réalitè, il s'agit de la limiter, de l'abstraire. Le but est d'atteindre une représentation qui soit une réalité en elle-même: «L'effet, pour le spectateur, doit être une espèce d'ébahissement. Comment tout cela s'est-il fait! doit-on dire! et qu'on se sente écrasé sans savoir pourquoi.»7

Le concept de scène appliqué à l'oeuvre de Flaubert n'est pas nouveau, mais i l a toujours été utilisé en terme de «découpage» de l'intrigue. C'est ainsi que Percy Lubbock fait de la scène un événement, dramatique ou non, qui se passe à un moment déterminé de l'histoire; Raymonde Debray-Genette, une unité de temps correspondant à celui de la diégèse; et Jean Bruneau, une synthèse de la description et de l'analyse psycho-logique à partir d'un élément visue18 • Si l'idée de scène 7 Lettre â Louise Colet, 9 décembre 1852, Corr., t. II, p. 204.

B P. Lubboek, The Craft of Fiction, London, J. Cape, 1954 [1929J, p. 69; R. Debray-Genette, «Réflexions sur l'invention scénique dans Madame BOva ry», Journée de travail du 3 février 1973 a l'E.N.S. sur Madame Bovary de Gustave Flaubert, Société des o(,tudes romantiques, 1973, pp. 21-23; J. Bruneau, Les débuts littéraires de Gustave Flaubert l83l-l845, Paris, Armand Colin, 1962, p. 423 .

(13)

f

'.

comme surface de jeu n'a jamais été traitée, quelques critiques ont souligné le rôle central de l'espace dans la narration du récit: ainsi Jeanne Bem, qui a relevé la nature théâtrale de certains espaces de l'oeuvre en s'intéressant principalement aux références dramaturgiques contenues dans la Première

Éducation sentimentale et dans Madame Bovary9, et surtout

Jacques Neefs qui a montré comment l'image peut être perçue comme un objet 10 . Ces analyses, auxquelles il faut ajouter la .très riche étude de Pierre Danger sur la descriptio~ des objets dans les romans de Flaubert 11, ont en commun de souligner la valeur de spectacle des romans. Par ailleurs, les récentes études sur la genèse de l'oeuvre, notamment la publication des carnets de travail 12 , montrent que pour Flaubert toute histoire se conçoit à partir d'un lieu, et plus précisÉment

9 J. Bem, «Flaubert, théatre/roman: la dimension théatrale de l'écri-ture romanesque», Gustave Flaubert. Procédés narratifs et fondements épistémologiques. Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1987, pp. 31-41. Une thèse portant sur le référent théatral et sur la valeur de spectacle des personnages dans l'Éducation sentimentale a également été publiée (K. Kashiwagi, La thé.!tralité dans les deux Éducation sentimentale, Paris, Nizet, 1985).

10 Nous renvoyons notamment aux textes suivants: «La figuration réa-liste. L'exemple de Madame Sova ry» , Poétique, IV, 16 (novembre 1973),

pp. 466-476, où J. Neefs montre comment le texte flaubertien engendre ses propres images; «Descriptions de l'espace et espaces de socialité»,

Histoire et langage dans «l'Éducation sentimentale» de Flaubert, C.D.U.-SEDES, 1981, pp. 111-122, sur le rôle des structures spatiales dans la représentation des rapports entre les personnages dans l'Éducation sentimentale; «L'espace d'Emma», Women in French Literature, Stanford University, 1988, pp. 169-180, sur l'image comme principal matériau du récit; et le chapitre sur la théatralité de la Tentation de saint Antoine

dans Flaubert (en collaboration avec Cl. Mouchard), Paris, Balland, 1988.

11 P. Danger, Sensations et objets dans le roman de Flaubert, Paris, Armand Colin, 1973.

(14)

-...

-encore d'une découpe graphique de l'espace. Dans cette optique, l'étude de la structuration de l'espacè et de la construction des décors, c'est-à-dire de la scénographie, non seulement reste à faire, mais nous semble essentielle à une meilleure compréhension des mécanismes par lesquels Flaubert demeure narrati vement absent de l'oeuvre. La scénographie, art de

pe~ndre les paysages en perspective et surtout «d'organiser la

scène et l'espace théâtra1»13, correspond bien à ce double principe d'artifice et de spectacle, d'effet de vision et d'effet de structure autour duquel s'articule le décor flau-bertien.

Si l'on a traité, au théâtre, des rapports entre le texte et la représentation scénique 14 , le décor romanesque défini comme scénographie n'a fait Jusqu'à présent l'objet d'aucune étude critique. La principale difficulté liée au concept de

scénographie romanesque mais il s'agit aussi de sa

particularité tient avant tout à la confusion entre le regard

...

du narrateur et celui des personnages. La question se pose tout particulièrement chez Flaubert, où la technique du point de vue fait souvent se superposer le regard du narrateur et celui des personnages qui dans l ' histoire agissent sur leur milieu.

13 P. Pavis, Dictionnaire du thé.!tre, Paris, Messidor, éd. Sociales,

1987, p. 347. Le dictionnaire Larousse définit la scénographie comme l'étude et la pratique «de toute forme d'expression capable de s'inscrire dans un univers relevant du théâtre, du spectacle de l'organisation spatiale.,.

14 A. Ubersfeld offre ainsi un modèle d'étude traitant des rapports entre le texte et sa transposition sur scène. (Lire le tht§.ttre, Paris, td. Sociales, 1978, et L'é,'ole du spectateur, Paris, td. Sociales, 1981.)

(15)

(

f

(

Toutefois, en abordant la scénographie en termes de mise en

scène, c'est-à-dire en termes d'action, •.ous verrons que la

représentation «externe», celle du narrateur élaborant le récit, et la représentation «interne», celle des personnages dans l'intrigue, se rejoignent. Dans leurs rapports avec le décor et les objets, les p'arsonnages procèdent à la même opération et recherchent le même effet, se créant par le modèle scénique des univers qu'ils peuvent confronter. Tant dans la narration que dans l'intrigue, le but de la mise en scène est

de contrôler le réel. L'étude de la scénographie flaubertienne

doit donc se fonder sur une analyse de la perception. Il ne s'agit pas de seulement voir comment la représentation du décor peut être lue comme une scénographie, mais de voir également comment l'action de la mise en scène s'inscrit dans l'intrigue pour en constituer un des ressorts.

Devant l'absence d' ét ude pouvant servir à déterminer les grands principes régissant la mise en scène flaubertienne et le rôle que celle-ci est amenée à jouer dans la narration et la représentation du réel, nous avons da établir notre propre méthode d'analyse. Partant du principe que le décor repose, avant toute chose, sur l'établissement d'un lieu, nous avons recouru aux récents ouvrages de Philippe Hamon et de Michel Collot lS sur la représentation de l'espace dans la littérature au XIXe siècle. Philippe Hamon, en s'intéressant à

l'archi-15 Ph. Hamon, Expositions. Littérature et architecture aL> XIXe siècle,

Paris, Corti, 1989: M. Collot, L'horizon fabuleux, t. I, XIXe siècle, Paris, Corti, 1988.

(16)

l

tecture des décors romanesques, et Michel Collot, en éta-blissant les variations apportées au concept d'horizon au cours du siècle, posent tous deux la question de la représentation de l'espace en termes de division: division entre le visible et le non-visible, entre la pro:-:imité et l'éloignement, entre le «plein» de tout ce qui se situe devant l'observateur et le «vide»16 qui se trouve au-delà des limites de l'espace visible. L'idèe de àivision, en incluant celles de limite, de forme et de distance, renvoie à une conception picturale de l'espace. C'est donc en fonct ion de l'image que nous avons cherché les traits communs au=< espaces et aux décors flau-bertiens tant dans leurs formes que dans les mouvements qu'ils commandent et l'utilisation qu'en font les personnages. Nous nous sommes ensuite intéressée à la façon dont Flaubert produit ces images, à la façon dont la scènographie est à proprement parler une construction, un mode d'élaboration du récit. A

cette fin, nous verrons comment les personnages participent eux-mêmes à la mise en scène et en viennent, soit par le regard, soit par leur propre élaboration du décor, à modifier et parfois même à créer la réalité qui les entoure.

Notre corpus inclut les romans, les carnets de travail, les notes de voyages ainsi que les plans et les scénarios des romans et des pièces de théâtre 17 . Les notes de voyage et les 16 M. Collot relève cette vision dans ce qu'il appelle "l'horizon négatif» des post-romantiques. (p. 75 sqq.l

17 Les éditions utilisées sont: pour les romans, Oeuvres, t. l et II, Paris, Gallimard, 1951 [1989J et 1952 [1988), "Bibliothèque de la Pléiade»; pour les notes de voyages, Voyage aux Pyrénées et en Corse,

(17)

(

(

(

scénarios, textes jusqu'ici peu étudiés par la critique, nous permettront de confronter la représentation scénique des romans à la perception flaubertienne de l'espace et du décor et de traiter la question de l'élaboration de ces espaces et de ces décors. Par ailleurs, un parallèle peut être établi entre la mise en scène des romans et la perception de l'espace qui existait à l'époque. Ph. Hamon et M. Collot suggèrent en effet que les façons de concevoir et de percevoir l'espace ne sont pas seulement individuelles mais aussi collectives. Au XIXe siècle, la conception de l'espace s'apparente souvent au modèle scénique, notamment avec le phénomène des expositions et, comme le montrent les travaux de Walter Benjamin, de la collec-tion 18 . Nous nous intéresserons donc à ces structures de représentation dans la mesure où, assez souvent, elles expriment une même conception de l'espace et du décor que celle rencontrée chez Flaubert. Il va sans dire que l'analyse du système de représentation de l'espace et du décor au XIXe siècle exige un corpus qui dépasse infiniment l'univers flaubertien. Notre but n'est cependant pas de situer la représentation flaubertienne en fonction d'une vision pré-existente, mais de définir cette représentation. Le recours à

Voyage en Italie et en Suisse, Par les champs et par les grèves, Voyage

en Orient, Voyage <1 Carthage, Oeuvres complètes, t. II, Seuil, 1964,

«L'Intégrale»: pour les plans et scénarios, Oeuvres complètes, t. l <1 VI, Paris, Club de l'Honnête Homme, 1971, 1972. Toutes nos notes renvoient <1

ces éditions.

19 W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, éd. du Cerf, 1989.

(18)

-fl'.;. une comparaison nous aidera en ce sens à spécifier la nature de certaines images présentes dans les romans. Notre réflexion est à la fois esthétique et structurelle. Par cette approche, nous voulons surtout montrer comment la mise en scène constitue une des principales composantes de l'unité de l'oeuvre. Partant du principe énoncé par Flaubert qu' «il n' y a de vrai que les "rapports", c'est-à-dire la façon dont nous percevons les objets»19, nous avons privilégié l'étude du spectacle du

décor, et du rega rd porté sur ce spectacle. Dans la perspective des apports récents de la critique génétique et de l'intérêt qui se dessine pour les notes de voyage20 , nous pensons qu'une étude globale de la représentation de l'espace et des décors permettra de mieux situer les questions portant sur l'élaboration du récit.

19 Lettre 4 Guy de Maupassant, 15 aoQt 1878, CHH, t. XVI, p. 71.

20 Ainsi l'édition des carnets du voyage en tgypte par P.-M. de Bias!

(Le Voyage en tgypte, Grasset, 1991) et l'article de R. Debray-Genette sur le voyage en Bretagne, «Voyage et description: Par les champs et par les grèves-, Métamorphoses du récit, Paris, Seuil, 1988, pp. 237-259.

(19)

f

(20)

.~..•

".-«L'Art est une représentation, nous ne devons penser qu'à représenter»l. De cette recommandation à Louise Colet, Flau-bert, on le sait, a fait le principe de toute sa vie. Appliquée à son métier d'écrivain comme à sa vision du monde, elle a déterminé le projet de l'histoire toujours visuellement exprimée et de la littérature «exposante»2. Pour Flaubert, en effet, la représentation n'est pas seulement un but, mais une méthode: représenter c'est d'abord voir, «voir bien», «comme les myopes», «d'un coup d'oeil médical», «avec pénétration»3. Les carnets de travail ont mis en relief l'étroite relation existant entre ce premier contact avec le réel et son inscription romanesque. La représentation commence avec le regard, qui fixe une image que le souvenir, le projet, la relecture, puis l'écriture permettront de retrouver. Il faut montrer les choses comme elles sont, nous dit Flaubert, mais l Lettre 4 Louise Colet, 13 septembre 1852, Corr., t. II, p. 157.

2 Lettre 4 Louise Colet, 6 avril 1853, Corr., t. II, p. 298.

3 Lettre 4 Alfred Le Poittevin, 26 mai 1845, Corr., t. l, p. 178; lettre 4 Louise Colet, 16 janvier 1852, t. II, p. 343; 24 avril 1852, t. II, p. 78; 7 juillet 1853, t. II, p. 377.

(21)

(

(

l'état à exprimer est un état exemplaire et épuré. La réalité sera «dégagée de tous ses contingents éphémères»4 et recréée dans un processus qui inclut une large part d'élimination, de restructuration et d'idéalisation.

La littérature «exposante» ne constitue pas, au XIXe siècle, un concept véritablement nouveau. La question de la représentation en tant que reflet du réel s'est toujours' posée au romancier. Au-delà du style, de la rigueur d'observation ou de la question de l'omniscience de l'auteur, Flaubert n'agit pas différemment de ses prédécesseurs, soucieux de présenter la vie comme on la voit. Balzac fonde l'apprentissage de ses per-sonnage~. sur une connaissance visuelle du monde, les roman-tiques sont attentifs aux rapports des personnages avec les lieux habités, même les romanciers du XVIIIe siècle illustrent des moeurs et des actions censées réelles. Ian Watt a montré comment le roman dit moderne s'est créé à partir d'une conception scénique et visuelle de l' histoire, la vie d'un héros fortement caractérisé se déroulant dans une succession d'épisodes spatialement et temporellement situés5 • L'argument de l'exemple à donner et des moeurs à dÉ'voiler a fait de l'illustration, bien avant Flaubert, un mode de connaissance 4 Lettre A Louise Colet, 6 juillet 1852, Corr., t. II, p. 127.

5 1. Watt, «Réalisme et forme romanesque», Poétique, IV, 16 (novembre 19731, pp. 521-540. Watt explique qu'au XVIIIe siècle le roman se carac-térise par la particularité du héros (en opposition A son universalité) et par l'introduction de l'écoulement du tempoS comme l'une des prin-cipales composantes narratives de l'histoire. Le roman conduit dès lors A

la visualisation: celle des personnages d'abord, individus uniques qu'il faut distinguer, et celle de l'intrigue ensuite, succession de scènes (la vie du hérosl également «uniques» puisque épuisées une fois déroulées.

(22)

privilégié. Issu du «dilemme»6 des romanciers au XVII le siècle, comme en a parlé Georges May, cet argument prévaut encore au XIXe siècle, notamment sous la métaphore du miroir que l'on retrouve aussi bien chez Stendhal, qui déclare qu'«un roman doit être un miroir»7, que chez Balzac et Zola qui parlent tous deux de «copier»8 le réel. En étudiant le concept de perspective, Claudio Guillen a montré qu'à partir du XVIIe siècle, savoir et vision se sont rapprochés jusqu'à s'équivaloir et s'interchanger: la perspective, applicable à la fois à la vue et à l'idée, serait le signe d'un raisonnement de plus en plus tributaire de l'image 9 . Avec l'intérêt croissant porté au paysage et à la vie extérieure, c'est-à-dire à l'espace, le roman du XIXe siècle a accentué le recoupement de la visualisation et de la représentation.

6 G. May, Le dilemme du roman au XVIIIe siâcle. Étude sur les rapports du roman et de la critique, Paris, p.u.r., 1963.

7 Stendhal, Préface A Lucien Leuwen du 2 aoOt 1836, Oeuvres complâtes, t. I, Paris, Seuil, 1969, «L'Intégrale», p. 330. L'idée apparalt égale-ment dans l'épigraphe du chapitre XIII de la première partie du Rouge et

le Noir, et dans l'avant-propos d'Armance.

8 H. de Balzac, «Avant-propos», La Comédie humaine, t. l, Paris, Galli-mard, 1976, «Bibliothèque de la Pléiade», p. 14; t. Zola, préface de la seconde édition de Thérâse Raquin, Paris, Livre de Poche, 1973, p. 8.

9 Cl. Guillen, Literature as System, chapitre «On the Concept and

Metaphor of perspective», Princeton, Princeton University Press, 1971, pp. 283-371. Dans le même ordre d'idée, Bernard Vouilloux attribue les débuts de la description littéraire des tableaux (au XVIIIe siècle avec Diderot, au XIXe avec Baudelaire) au déclin de la rhétorique, suggérant par cette association le développement d'une imagination et d'un mode de pensée plus visuels. Que le roman ait suivi, introduisant en son sein la description des lieux et des objets serait la conséquence logique d'un siècle de plus en plus habitué A penser par l'image. (B. Voui1loux, «Le tableau: description et peinture», poétique, XVII, 6S (février 1986), pp. 3-18. )

(23)

(

(

Proust toutefois, qui comparait la révolution de vision de Flaubert à «celle de Kant déplaçant le centre de la connais-sance du monde dans l'âme»10, voyait dans l'écriture flauber-tienne une étroitesse de rapport entre l'image et l'idée jusqu'alors jamais exprimée. Si on a montré comment la représentation en tant que résultat, et dans sa mise en oeuvre textuelle, était chez Flaubert radicalement nouvelle, la question de l'origine de cette différence a été peu examinée. Or les premières expériences de perception, que livrent, entre autres, les carnets de travail et de voyages, suggèrent que le texte, au moment même de sa conception, possède déjà les images qui le composeront. Flaubert, si l'on peut dire, travaille en circuit fermé, cloisonnant la représentation dans le cadre précis de ses données initiales. Entre l'espace du récit et celui de la réalité référentielle, les limites sont marquées dès le début. Le récit procède alors des mécanismes qui font varier et se transformer ces images initiales.

Cette esthétique de l'image à la base du texte explique la tentation du théâtre chez Flaubert, genre qu'il aura peu pratiqué, mais dont la forme a marqué toute l'oeuvre. Elle sera déterminante, comme les voyages d'ailleurs, qui sont l'occasion d'un apprentissage riche en leçons: la difficulté ressentie par Flaubert à décrire certains paysages - «en songeant combien la

\0 M. Proust, «A ajouter à Flaubert», Contre Sainte-Beuve, Paris, Galli-mard, 1971, «Bibliothèque de la Pléiade», p. 299. (Nous soulignons.) Voir également «A propos du "style" de Flaubert.. , N.R.F., LXXVI (janvier

(24)

'.

reproduction de [la) vérité (en admettant que ce fut possible) paraitrait fausse»ll lui apprendra que pour rendre compte de

la réalité, i l devra la recomposer, et que, dès lors qu'on regarde «objectivement» les r.hoses, ell~s se transforment en spectacle.

(25)

(

CHAPITRE 1 LE R~VE ET LA VIE

(

(

La représentation romanesque repose sur la frontière entre le réel et le fictif. Les romanciers réalistes, qui cherchent à «copier» la réalité, cherchent avant toute chose à reproduire la réalité, à avoir non de l'imagination, comme dit Zola, mais le «sens du réel»12. Flaubert également représente la réalité, mais d'une manière qui ne laisse jamais de montrer qu'il s'agit, précisément, d'une représentation: la frontière entre le réel de la vie et le réel du récit est narrativement marqi.:ée. Pour comprendre la nature de cette démarcation, il faut recourir à l'idée d'illusion, que Flaubert signale lui-même comme l'élément central de sa conception de la représen-tation romanesque.

Un mgnde sans illusion

Le mot, en effet, revient souvent dans la correspondance, presque toujours en relation avec l'écriture ou son élabo-ration. Les diverses significations attribuées au terme le 12 t. Zola, «Le sens du réel», Du roman, Paris, Garnier-Flammarion, 1971

(26)

<...."

rendent de prime abord confus: par exemple, alors que Flaubert attribue la désillusion aux gens sans imagination 13 , i l se vante d'être né sans illusions: «j'ai rarement éprouvé des désillusions, ayant eu peu d'illusions. Quelle plate bêtise de toujours vanter le mensonge et de dire: la poésie vit d'illusions: comme si la désillusion n'était pas cent fo~s plus poétique par elle-même! Ce sont du reste deux mots d'une riche ineptie»14, comme celle de «vouloir conclure»15, ajoutera-t-il du reste. Flaubert préfère les demi-teintes aux états trop tranchés et les défauts aux images idéales. Le meilleur souvenir qu'il garde de Kuchuk-Hanem est l'amertume de la dernière rencontre, visite perturbée par le double effet de la maladie et de la lourdeur du temps, l'idéal espéré côtoyant l'ennui du réel. Le mélange de la beauté et de la tristesse, forme de corruption esthétique dont l'ambiguité devient preuve de réalité, lui semble d'une vue plus juste et d'une plus grande profondeur de sentiment. Jaffa, où l'odeur des citron-niers se mêle à celle des cadavres du cimetière voisin, résonne aussi dans sa mémoire comme un instant d'intense émotion esthétique: «Tous les appétits de l'imagination et de la pensée y sont assouvis à la fois [ ...l. Mais les gens de goQt, les

13 Lettre 4 Louis Bouilhet, 5 juillet 1854, Corr., t. II, p. 560.

14 Lettre 4 Alfred Le Poittevin, 2 avril 1845, Corr., t. l, p. 222. Flaubert reprend le même propos deux ans plus tard: «si j'éprouve moins de désillusions, je n'en n'éprouve point. Franchement, j'en ai peu éprouvé dans la vie, étant né avec une provision médiocre d·illusions.~

(Lettre 4 Louise Colet, Il juin 1847, Corr., t. l, p. 457.)

(27)

(

gens à enjolivements, à purifications, à illusions, [ ...1 changent, grattent, enlèvent, et ils se prétendent classiques, les malheureux!»16 L'illusion, représentation factic~ et idéalisante des choses, serait donc à proscrire: le réel, avec ses nuances, sait mieux guider l'imagination.

Pourtant, nous dit Flaubert, l'illusion est la seule «vraie vérité»17, ainsi que l'explique le Diable à Antoine:

La Forme est peut-être une errnur de tes sens, la Substance une imagination de ta pensée.

A moins que le monde étant un flux perpétuel des choses, l'apparence au contraire ne soit tout ce qu'il Y a de plus vrai, l'illusion la seule réalité.1B

Peu importe que l'illusion naisse de l'imagination ou de la perception, ces deux discours se rejoignent autour d'une même appréhension: celle du leurre. Dans le premier cas, l'illusion est une façon de représenter le réel, d'imaginer les choses' quand elles n'y sont pas. Flaubert, qui s'est toujours vanté d'avoir une vue juste de la réalité avant même de l'éprouver et qui, de ce fait, a souvent l'impression de retrouver les

choses plutôt que de les trouver, perçoit ce type d'illusion comme une erreur de jugement. La désillusion, fait des gens sans imagination, doit être comprise en ce sens, quoiqu'il serait sans doute préférable de parler d'un vice d'imagination plutôt que d'un manque (soit on imagine mal, soit on imagine

16 Lettre A Louise Colet, 27 mars 1853, Corr., t. II, p. 284. (Souligné

par l'auteur.)

17 Lettre à Louise Colet, 15 janvier 1847, Corr., t. I, p. 429.

(28)

...

.'~

trop). L'imagination doit plutôt être nourrie à la rigueur et à la preuve du savoir, être contenue dans les limites du réel; imagination «mesurée», réaliste, et qui exige du rêveur une part importante de réflexion et d'étude. On rejoint le «nouvel espace d'imagination», que, selon Michel Foucault, le XIXe siècle aurait découvert dans le savoir livresque:

Pour rêver, il ne faut pas fe~er les yeux, il faut lire. La vraie image est connaissance. Ce sont des mots déjà dits, des recensions exactes, des masses d'informations minuscules, d'infimes parcelles de monuments et des reproductions de reproductions qui portent dans l'expérience moderne les pouvoirs de l'impossible. Il n'y a plus que la rumeur assidue de la répétition qui puisse nous transmettre ce qui n'a lieu qu'une fois. 19

Cet espace d'imagination pose cependant un problème, celui de la confusion entre les origines du savoir et celles du rêve. Si le savoir passe par l'image, celle-ci, réciproquement, passe par le savoir, cas dE! mutuelle révélation :"ur lequel Balzac fondait son oeuvre en se proposant d'écrire, à égalité, l'his-toire du mobilier et l'hisl'his-toire des hommes. Flaubert méditera d'ailleurs, à propos de l'auteur de la Comédie humaine, sur cette équivalence du réel et de sa représentation:

[ ... l il en est un peu de l'influence des lieux sur les livres et de celle des livres sur les lieux comme du problème de l'oeuf et de la poule [ •.•l. Sont-ce les livres de Balzac qui m'ont fait songer dans les rues de Blois à ce qui s'y passe ou bien est-ce ce qui s'y passe qui a causé des livres? Qui de Dieu ou de 1'homme a arrangé les choses comme nous les voyons?20

19 M. Foucault, «La Bibliothèque fantastique», Travail de Flaubert, Seuil, 1983, p. 106.

(29)

(

Autrement dit, dès lors que le rêve, trop fidèlement inspiré du réel, se confond avec lui, la =eprésentation devient une valeur absolue, une référence sans origine et sans attache.

L'illusion par la perception pose la même question de l'origine. Contrairement à l'illusion par l'imagination, elle est une façon de voir les choses au moment où elles se présentent devant l'observateur. Ici encore Flaubert craint le leurre, préférant à celle du fou la condition de l'halluciné qui sait établir la différence entre ses visions et la réalité: «La Folie consiste dans l'impossibilité de faire des comparaisons. L'halluciné sait que ce qu'il voit est faux parce qu'il le compare aux objets ambiants. Mais le fou est complètement dupe .de sa vision. »21 Erreur non plus de l'intelligence mais bien des sens, l'illusion correspond ici à l'impossibilité de discerner le vrai du faux, le réel du rêve. Or, si Flaubert rejette l'illusion due à l'erreur de jugement, il s'intéresse à la fL·ontière, souvent ténue et brouillée, entre l'illusion inconsciente et l'illusion «consciente», toutes deux produites par les sens. L'illusion du fou, qui échappe à tout contrôle, est inacceptable; celle de l'hallu-ciné, involontairt:: mais consciente, apparalt déjà comme un moindre mal. Mais celle que l'on fabrique, dans la mesure où

21 Carnet 15, folio 13, Carnets de travail, p. 478. Cette définition de la folie par l'illusion apparalt dans les scénarios d'H~rodias, au moment où Antipas, découvrant Salomé, croit voir Hérodias: «l'illusion est complète. Un instant il s'est cru fou.» (Scénario d'H~rodias, folio 705,

(30)

--l'on peut la quitter de son propre vouloir, est légitime et même, du fait de cet empire, souhaitable. «voilà une des rares journées de ma vie que j'ai passée dans l ' Illusion, com-plètement, et depuis un bout jusqu'à l'autre»22 écrit-il, satisfait, après la rédaction d'une page de Madame Sovary.

C'est d'ailleurs la subtilité de cette frontière qui lui fait préférer la prose à la poésie: «La prose, art plus immatériel,

[ ••• 1 a besoin d'être bourrée de choses et sans qu'on les

aperçoive. Mais en vers les moindres paraissent. [ ... ] Il Y a

beaucoup de troisièmes et de quatrièmes plans en prose. »2 3 Autrement dit, le texte poétique appartient tout entier à l'irréel cependant que la prose permet plusieurs points de vue. La pluralité des modes, ou leur intermittence, permet de voir l'illusion.

Erreur de conception ou de perception, l'illusion est donc acceptable lorsqu'elle est «visible». Temporaire et voulue, elle devient un spectacle que l'on dirige, à l'opposé du monde sans repère dont est prisonnier le dupe ou le fou. La différence est grande entre Antoine, par exemple, qui ne parvient pas à discerner le vrai du faux, convaincu de la réalité de la coupe miraculeuse qui «n'est pas une illusion cette fois»24, et Emma qui, sur la route de Rouen qu'elle

22 Lettre à Louise Colet, 23 décembre 1853, Corr., t. II, p. 483.

23 Lettre à Louise Colet, 30 septembre 1853, Corr., t. II, p. 446. (Souligné par l'auteur.)

·24 Scénario de la Tentation de saint Antoine (version de 1874), folio

(31)

connait par coeur, ferme les yeux «afin de se faire des surprises»25, ou même Félicité qui, dans une première version du texte, avant précisément d'être gagnée par la folie, s'amuse à poser le perroquet empaillé sur son perchoir «pour se faire plus d' illusion»26. Deux notes d'un carnet de jeunesse, le carnet 3, témoignent de ce que Flaubert s'intéressa très tôt à la question du personnage qui crée volontairement son propre spectacle: «Le sieur de Monville [ ... l, grand amateur d'Amé-rique, avait laissé son parc croitre en forêt vierge. Il y chassait avec des amis en costume de sauvages. On avait des flèches, etc. Le parc plein de grottes factices, de pavillons chinois, etc.»; «Vivait à Provins M. Desjardins, ancien précepteur de Louis XVI, homme de grandes manières qui s'enfermait tous les soirs chez lui, [etl s'habillait dans son habit de cour, avec l'épée, les manchettes, des bagues, son chapeau, et restait ainsi devant son feu à se faire illusion tout seul. »27

Ces personnages, qui savent délimiter leurs activités, ne sont pas fous. La folie conduit en effet à une illusion per-manente et globale. Il peut d'ailleurs s'agir d'un choix, sorte de moyen extrême ou de point de non-retour, qui permet d'atteindre une vue totale des choses. C'est la solution que Flaubert propose à la fin de la pièce «Le rêve et la vie»: «La

f

25 26

27

Madame Savary, p. 530.

Scénario d'Un coeur simple, folio 391, CHH, t. IV, p. 433.

(32)

<,.:-.

)'-;

conclusion est que: le bonheur consiste à être Fou (ou ce qu'on appelle ainsi) c'est-à-dire à voir le vrai, l'ensemble du temps, l'absolu. »28 L'association de la folie et du savoir montre bien la nature profondément ambivalente de l'illusion. Pour celui qui y croit, l'illusion constitue une vision absolue du monde. Mais du fait de la constance de cette vision et de l'impossibilité d'en prendre la mesure, le fou ignore ce savoir.

C'est pourquoi Flaubert cherche à concilier l'illusion avec la conscience. La source du contrôle peut être intérieure (lucidité, volonté, jeu de l'esprit) ou, plus souvent, exté-rieure. La présence d'un cadre qui sert, littéralement, de

garde-fou, permet au rêveur de se laisser aller sans crainte à

l'illusion et d'en savourer tout l'envoQtement, comme le fait Flaubert à Milan, au théâtre des marionnettes: «Quand il y a quelque temps qu'on y est, on finit par prendre tout cela au sérieux et par croire que ce sont des hommes; un monde réel, d'une autre nature, surgit alors pour vous et, se mêlant au vôtre, vous vous demandez si vous n'existez pas de la même vie ou s'ils n'existent pas de la vôtre.»29 La confusion est ici permise puisqu'elle se déroule dans un lieu qui la signale comme telle. Tacitement, et même si on joue le jeu de l'illusion, «tout ce qui se passe sur la scène [ ... ] est frappé d' irréalité»30. Flaubert établit donc une distinction entre

28 K. KovAcs, Le Rêve et la Vie. A Theatrical EKperiment by Gustave

Flaubert, Cambridge, Harvard Studies in Romance Languages, 1981, p. 101. 29 Voyage en Italie et en Suisse, p. 467.

(33)

deux types d'illusion: il rejette celle qui, se confondant totalement avec la réalité, échappe à toute emprise et enferme l'observateur dans une «sphère qui ne se brise jamais»31, pour reprendre l'expression de Valéry, mais il accepte celle que l'observateur, au contraire, enclôt dans les limites établies de la représentation.

La hiérarchie des regards

Afin que l'illusion demeure sous le contrôle de son créateur, un dispositif de rappel à l'ordre doit être assuré. Pour Emma, ce dispositif tient dans les limites matérielles et visuelles de Yonville (il lui suffit d'ouvrir les yeux pour retrouver la route de Rouen, tout comme après la lettre de Rodolphe la vue du village et le ronflement du tour de Binet la rappellent à sa condition); pour Antoine, qui revient malgré tout à la raison, il s'agit du retour périodique à l'espace initial de la cabane. Félicité par contre, que son ignorance et sa naiveté privent de discernement, ne saura pas maintenir la frontière entre son imagination et la réalité et sombrera dans la folie.

Or cette nécessité de paramètres prévaut également pour Flaubert qui, devant le dilemme entre l'Art-Illusion et le besoin de convention, doit faire vrai tout en demeurant faux -car après tout il s'agit de fiction. La solution sera la même:

Ji P. Valéry, «Introduction à la méthode de Léonard de Vinci», Oeuvrea, t. I, Paris, Gallimard, 1957, «Bibliothèque de la Pléiade», p. 1167.

(34)

...

<.-...

marquer la différence entre l'espace du roman et ce qu'on peut appeler la «vraie vie». Il faut faire en sorte que l'histoire soit toujours spectacle, qu'elle reste contenue dans les limites de sa propre représentation. Tout comme les personnages trouvent dans la matérialité des espaces et des décors les repères leur permettant de marquer les limites de leurs rêves (on pense à Emma interrompue dans ses pensées par les pleurs de la petite Berthe), l'auteur doit transformer le récit en un spectacle autonome. Ce souci de démarcation entre la fiction et la réalité apparait dans une lettre de Bouilhet à Flaubert qui, à propos du Château des coeurs, souhaite maintenir visible la frontière entre la réalité et le fantastique:

Tu parais choqué du féerique hantant à chaque pas le réel. C'est, quant à moi, la seule chose qui me charme dans ce travail. Tu veux faire une comédie humaine, et le supernaturel éloigné, séparé, abstrait. Non, je ne vois pas la chose comme cela; j'aimerais mieux alors faire simplement une comédie d'intrigue, sans aucune fée. Hais du moment que tu les admets, il faut, comme Hoffmann dans Le pot d'or, les mêler à chaque acte de la vie, il chaque minute de l'existence. 32

Malgré cet encouragement à montrer plus d'audace, Flaubert propose à Bouilhet d'annoncer le surnaturel: «J'entre dans le fantastique par une querelle formidable où les meubles et la 32 Lettre de Louis Bouilhet à Flaubert, 19 juin 1863, Corr., t. III, p. 960. Pour Bouilhet, le surnaturel doit se mêler intimement à la vie réelle: «Il faut, je pense, partir d'un principe féerique; bien établir, comme une religion indubitable, que nous sommes entourés d'êtres invisibles, plus forts que nous; lesquels êtres se manifestent quand bon leur semble, et dans les siècles qui leur conviennent le mieux.» (Lettre à Flaubert, 14 juin? 1863, Corr., t. III, p. 959.)

(35)

(

(

scène entière, tourne et éclate [sicl comme dans Le Pot d'or.

Dès lors les influences spirituelles, les fées, agissent sur

le mari, et les gnomes, les influences matérielles, sur la femme. »33 Comme dans la Tentation, où l'image tournoyante de la Vierge amorce le début des visions, l'entrée dans le surnaturel est ouvertement signalée. L'illusion devient spec-tacle dans le specspec-tacle, une partie «séparée» dans l'oeuvre, comme écrit Bouilhet. Il importe de noter que l'événement permettant le passage entre les deux mondes est tout à fait arbitraire. La valse des meubles, comme le frémissement aù vent de l'image sainte, ne sont que de simples avertissements: Flaubert pose les bornes du spectacle, souligne par un moment précis la frontière entre les deux registres de la fiction. Ce dispositif prévaut pour les visions de la Tentation, comme ailleurs dans l'oeuvre pour les scènes de rêverie. Ainsi, au moment où Frédéric apprend la nouvelle de son héritage, la médiocrité du monde environnant (la cour recouverte de neige et le baquet à linge) ,lui permet de mieux rêver à la magnificence des jours à venir. Quoique étroitement lié à l'intrigue et, du fait du style indirect libre, de même nature narrative, l'espace imaginaire des personnages est distinctement séparé du reste de l'action. Même la folie de Félicité trouve un commencement précis dans la disparition du perroquet, épisode qui coupe le récit en deux:

(36)

-Elle eut du mal à s'en remettre, ou plutôt ne s'en remit jamais. Par la suite d'un refroidissement, il lui vint une anqine; peu de temps après, un mal d'oreilles. Trois ans plus tard, elle était sourde; [ •.. ].34

Bouvard et Pécuchet, qui dans l'isolement de Chavignolles pourraient facilement confondre le monde du jeu et de l'illusion avec la réalité banale et décevante de leurs propres personnes, échappent à l'erreur précisément parce qu'ils conçoivent leurs activités comme exercice et comme théâtre. Chacune de leurs entreprises est trop fortement signalée comme expérience et représentation - et en ce sens le rôle des costumes, des poses, des préceptes et des modes d'emploi est primordial - pour pouvoir se substituer à la raison. C'est pourquoi Bouvard et Pécuchet ne deviennent jamais fous: leurs extravagances ont toujours pour filet la surenchère de leurs efforts.

La dissociation antre l'image projetée et celui qui la voit, entre l'espace visuel de l'histoire, du décor et des personnages, et l'espace réel de l'observateur, constitue à la fois une structure et un thème de base à l'intérieur du récit. Antoine passant alternativement de l'espace «réel» de sa cabane

à l'illusion de ses tentations, Emma cherchant à rejoindre les images de sa vie rêvée, Frédéric refusant de traverser la surface formée par l'image de Mme Arnoux, Félicité peu à peu emprisonnée par la sphère étroite de son imagination sont tous confrontés au problème de la frontière entre la perception et 34 Un coeur simple, p. 614.

(37)

Scénario de Madame Bovary, folio 39 recto, CHH, t. l, p. 549.

(

f

l'illusion.

Un passage éclairant à ce propos apparaît dans l'un des premiers scénarios de Madame Bavary lorsque Homais, au moment de recevoir sa décoration, se met à douter de sa propre existence: «Ne suis-je qu'un personnage de roman, le fruit d'une imagination en délire, l'invention d'un petit paltoquet que j'ai vu naitre et qui m'a inventé pour me faire croire que je n'existe pas? - Oh! cela n'est pas possible. Voilà les foetus. Voilà mes enfants. Voilà... Voilà •.. »35 Homais à la recherche désespérée de repères lui permettant d'échapper au doute de l'illusion est frère d'Antoine, mais la crise parait étrange chez le pharmacien, d'autant plus qu'elle s'insère immédiatement à la suite de la réception de la Légion d'honneur, soit à un des moments les plus extra-diégétiques du récit. Flaubert aurait-il voulu «compenser» l'aspect trop «documentaire» de la remise de la croix par une immédiate mise en doute de sa réalité? On peut assez certainement voir dans la suppression du passage le fait qu'à l'inverse Flaubert trouvait trop peu réaliste et même extravagante cette interrogation dans un roman qu'il voulait probant et sans incursion omnisciente. Si elle est assez facilement imaginable chez Bouvard ou chez Pécuchet, qui justement sondent les limites de l'illusion et de la connaissance, l'interrogation convenait mal au personnage du pharmacien, bourgeois sllr de lui et de la réalité du monde matériel. Pourtant, la réalisation de ce que l'on peut

(38)

...._~

1ement soupçonner être l'ambition secrète du personnage - la réception de la Légion d'honneur - justifie cette inter-rogation. Son rêve devenant réalité, Homais se trouve devant une situation de «confusion» similaire à l'illusion, qui le force à se prouver qu'il ne rêve pas. Toute frontière s'estompant entre les images de la vie rêvée et celles de la vie réelle, le doute qui l'assaille, loin de vouloir unir les deux univers, sert en fait à les séparer. L'interrogation du personnage fait écho à la technique du «retour» mise en place dans la Tentation de saint Antoine; elle vise à bien délimiter l'espace de l'histoire (<<voilà les foetus, voilà mes enfants») et à le démarquer de tout ce qui pourrait l'envahir et de tout ce vers quoi il pourrait déborder .

Flaubert articule la construction et la mise en scène du récit autour de cette même frontière. C'est pourquoi, au lieu de recourir au souvenir d'une vision «objective» et de l'entre-mêler à l'invention, ce qui l'obligerait lors de l'écriture à unir les deux plans, il imagine l' histoire au moment de l'observation. Établissant d'emblée les limites de la représentation, il ne travaille plus qu'à partir d'un seul souvenir, qu'il n'a pas à moduler au moment de la rédaction. «L'image intéressée [?J est pour moi aussi vraie que la réalité objective des choses, et ce que la réalité m'a fourni au bout de très peu de temps ne se distingue plus pour moi des embellissements ou modifications que je lui ai données»36, 36 Lettre 4 Hippolyte Taine, 201 novembre 1866, Corr., t. III, p. 562.

(39)

(

(

explique-t-il à Taine qui l'interroge sur l'osmose entre la fiction et la réalité. Les embellissements et les modifications font partie intégrante de la perception, mais d'une perception contrôlée et orientée. Appuyée sur un projet antérieurement élaboré et circonscrit, la confusion n'est plus alors à craindre. Le souvenir demeure, évidemment - toute représen-tation fondée sur l'observation suppose nécessairement le souvenir -, mais il apporte une transformation déjà réalisée, une image déjà construite.

La correspondance est riche en recommandations à ce sujet: importance de l'objectif et des images retrouvées 37 , faculté de se faire sentir les choses, vision par «l' âme»38 tout autant que par l'oeil, observation artistique qui part du sujet préalablement conçu 39 . Les carnets de travail montrent comment Flaubert observe depuis un point de vue déterminé - point de vue et non pas jugement, est-il nécessaire de le rappeler - qui lui permet de modeler son champ d'investigation. Il faut bien sOr lier cette vision «orientée» au précepte de la vision «fragmentée»: «milieu» que l'on peut seul connaltre,

impos-37 «Je m'incrusterai dans la couleur de l'objectif et je m'absorberai en

lui» (lettre 4 Alfred Le Poittevin, 1er mai 1845, Corr., t. l, p. 226);

«le relief vient d'une vue profonde, d'une pénétration, de l'objectif»

(lettre 4 Louise Colet, 7 juillet 1853, Corr., t. II, p. 377, souligné

par l'auteur); «pour qui voit les choses avec quelque attention, on retrouve encore bien plus qu'on ne trouve» (lettre au Dr Jules Claquet, 16 janvier 1850, Corr., t. l, p. 564).

3B Lettre 4 Louise Colet, 27 avril 1853, Corr., t. II, p. 421.

39 «[L'observation artistique] doit être surtout instinctive et procéder par l'imaqination, d'abord. Vous concevez un sujet, une couleur, et vous l'affermissez ensuite par des secours étranqers. Le subjectif débute.»

(40)

sibilité de «conclure», «rapports» considérés comme seules vérités. Il faut prendre ces principes au pied de la lettre si l'on veut comprendre ce qui, en ce siècle de littérature exposante, rend Flaubert différent. Le milieu, en effet, ne marque pas seulement les limites de la connaissance mais celles du cadre physique où se déroule l'action. Il ne s'agit donc pas simplement d'une question de point de vue, mais de la définition même de la réalité. Jean Bruneau a expliqué comment le passage des oeuvres de jeunesse aux oeuvres de la maturité se manifestait par une utilisation accrue de ce que nous pourrions appeler le document visuel: «au lieu de s'en tenir à sa seule expérience, Flaubert "expérimentera". Aux souvenirs vécus s'ajouteront les expéditions géographiques, qui lui pro-cureront la vision des scènes sur lesquelles son imagination pourra travailler. »40 Autrement dit, n'entre dans la défini-tion du réel à représenter que ce qui est concrètement visible, restriction de champ qui soumet le roman à l'espace, comme le montrent d'ailleurs les notes de repérage des carnets de travail. Dans la mise en scène de l'action et dans la scénographie, ce rapport jouera un rôle de premier plan. On peut en effet déjà concevoir par cette sujétion - et nous verrons dans les chapitres suivants comment elle se présente et agit - un resserrement de la représentation sur elle-même: lieux, décors, objets, personnages appartiennent à un même 40 J. Bruneau, Le~ D6but~ litt6raires de Gustave Flaubert, op. ait., p.

(41)

(

espace fermé, à une même surface d'action. Manifeste dans la mise en scène spatio-temporelle du roman, ce resserrement apparalt aussi dans le système de référence du récit, comme l'a mis en lumière Jacques Neefs 41 . Chez Flaubert, explique-t-il, la représentation se développe essentiellement de façon intra-diégétique, comparaisons et métaphores faisant référence à des éléments apparaissant eux-mêmes dans l' histoire. Or· cette «fermeture» du texte n'est pas sans conséquence sur l'objet présenté: «A n'être référé qu'à lui-même, le texte romanesque s' énonce comme un texte fantasmatique, le réalisme comme discours simulant la représentation du réel, est reconnu comme construction de représentations.»42 D'une certaine manière, le texte devient représentation de lui-même, mieux encore, engendre sa propre représentation, qui ne laisse jamais de s'afficher, c'est-à-dire de se présenter comme acte de mise en scène. Flaubert a, lui aussi, recouru à la métaphore du miroir pour décrire l'activité du romancier, à la différence, cependant, que l'image reflétée est pour lui idéalisée, optimisée. «Soyons des miroirs grossissants de la vérité externe»43 écrit à Louise Colet celui qui souhaite des modèles qui «posent»44, et pour qui «on ne peut faire vrai qu'en choisissant et en exagérant»45. Barthes voyait comme «preuve»

41 J. Neefs, «La figuration réaliste. L'exemple de Madame P.avary», lac.

cit., pp. 466-476.

42 Ibid., p. 472.

43 Lettre à Louise Colet, 6 novembre 1853, Corr., t. II, p. 463.

44 Lettre à Louise Colet, 6 juillet 1852, ::orr., t. II, p. 128 et 1er septembre 1852, t. II, p. 145.

(42)

-de l'écriture d\1 Flaubert le fait qu'on ne sait jamais «s'il est responsable de ce qu1il écrit».46 L' «autonomie» de la

représentation (fortement intra-diégétique, conduite par le point de vue) devient l'indice même que ce que Flaubert raconte est un spectacle monté et soigneusement orchestré. Le récit ainsi conçu est alors triplement fermé: dans l'intrigue même, où l'action est coordonnée au point de vue des personnages; dans la narration, où la plupart des références et des comparaisons sont ir>tra-diégétiques; et dans le spectacle global du roman, offert au lecteur comme une abstraction, une vaste et grande image, qui reprend la réalité mais sans s'y

inscrire en un point précis, détachée des circonstances qu'elle représente pourtant.

46 R. Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 145. De même, Nathalie Sarraute considère que chez Flaubert «le trompe-l'oeil est présenté comme tel.» (<<Flaub~rt le précurseur», Preuves, [février 1965), pp. 3-11.)

(43)

CHAPITRE 2 L'ÉCRITURE DU THÉÂTRE

("

(

Flaubert et l'écriture théâtrale

Si la production théâtrale de Flaubert compte peu de pièces 47 , elle présente, en revanche, une longue série de projets, d'ébauches, de plans et de fragments 48 . De 1845 jusqu'à 1873, date de l'échec du Candidat, Flaubert a collaboré à une cinquantaine de scénarios de drames, de comédies et de féeries, la plupart abandonnés avant même l'écriture du dialogue. Plusieurs raisons ont été relevées qui peuvent expliquer l'état embryonnaire dans lequel sont restés ces projets: faible talent de Flaubert pour l'écriture dramatique, aléas et difficultés de la collaboration, effort variable apporté à un exercice censé d' abord divertir. Sans doute, en effet, le théâtre a-t-il été avant tout pour Flaubert 41 Nous n'avons que huit pièces achevées ou partiellement achevées : la Découverte de la vaccine (1846-1847), les Liaisons dangereuses (1849),

les Extrêmes (1049), Pierrot au sérail (1855), la Queue ne la poire de

la boule de Monseigneur (sans date), le Ch4teau des coeurs (1862-1863),

le Sexe faible (1873) et le Candidat (1873); toutes, sauf le Candidat,

ont été écrites en collaboration.

48 Il s'agit de projets de féeries, «Les animaux microscopiques», «Ambassade grotesque de Poncet en Abyssinie,.; et de drames, «Drame raciste aux U.S.A.,., «Koenigsmark».

(44)

-l'occasion d'un changement de registre. S'il n'a jamais cessé d'écrire (ou plutôt de concevoir) pour le théâtre, la première moitié des années cinquante et la décennie 1863-1873 consti-tuent les deux périodes les plus fastes de sa production. Or ces périodes correspondent aux années de rédaction de Madame sovaryet de l'Éducation sentimentale, romans «contemporains» dont il a pu vouloir s'évader par cette voie. Mais une telle raison ne saurait expliquer l'abandon répété des projets 49 .

Le Château des coeurs a été commencé en juin 1862, quelques

semaines à peine après la fin de la rédaction de Salammb6, de la même façon que le Sexe faible et le Candidat suivent chronologiquement la Tentation de saint .~ntoine, ce qui rend aléatoire l'hypothèse du changement de registre. Il faut donc, si l'on veut mieux comprendre le rôle de cette écriture dans l'ensemble de l'oeuvre, examiner la nature des activités théâtrales de Flaubert.

Outre l'écr~ture et l'élaboration de plans et de scénarios, Flaubert a travaillé à monter des pièces, tâche dont il est difficile de déterminer la nature exacte, mais pour laquelle il semble avoir déployé beaucoup d'ardeur. On sait avec quel zèle, par exemple, il monte Mademoiselle Aïssé de Louis Bouilhet, s'occupant du choix des acteurs et des costumes, veillant aux répétitions et aux détails de la mise en scène pour lesquels il

49 Le Ch4teau des coeurs et le Candidat font exception. On peut éga-lement leur ajouter le Sexe faible, pièce commencée avec Louis Bouilhet et à laquelle Flaubert travailla après la mort de son ami. Le projet fut cependant abandonné au profit du Candidat.

(45)

(

f

va jusqu'à enquêter dans les livres des Goncourt 50 . Tribut d'amitié envers Bouilhet mort peu de temps auparavant, certes, mais intérêt réel si l'on considère que Flaubert avait également participé à la mise en scène de Madame de Montarcy en 1856. Par ailleurs, c'est la mise en scène qui sert à définir le théâtre dans la Première Éducation sentimentale, lorsque Jules rêve à sa pièce:

Quand il veut voir jouer ses drames, il pose la main sur ses yeux et il se figure une salle immense, large et haute, remplie jusqu'au fa1te; il entoure son action de toutes les splendeurs de la mise en scène, de toutes les merveilles des décors, avec de la musique pour chanter les choeurs et des danses exquises qui se cadencent au son de ses phrases; il rêve ses acteurs dans la pose de la statuaire et il les entend, d'une voix puissante, débiter ses grandes tirades ou soupirer ses récits d'amour; puis il sort le coeur rempli, le front radieux, comme quelqu'un qui a fait une fête, qui a assisté à un grand spectacle. s1

Même postérieure au texte, la mise en scène représente pour Jules la principale activité théâtrale. Les tirades et les récits d'amour apparaissent comme des éléments secondaires, nécessités qui vont de soi et qui n'existent que parce que la mise en scène leur donne vie. Jules, au cours du roman, rêve d'ailleurs davantage de troupes et de tréteaux que d'écriture. Lorsqu'il rencontre Bernardi, le directeur de théâtre, son drame est déjà écrit, une nuit ayant suffi pour en terminer le 50 Lettre à sa nièce, 26 octobre 1871, Corr., CHH, t. XV, p. 56. Au sujet de la mise en scène de Mademoiselle Aïssé de Bouilhet, voir G. Bosquet, «Gustave Flaubert metteur en scène de Mademoiselle Aïssé de

Louis Bouilhet», Les Amis de Flaubert, 16 (1960), pp. 30-34.

51 La Première tducation sentimentale, Oeuvres complètes, t. I, Seuil,

(46)

' , '

--dernier acte: le texte, le sujet même de la pièce sont occultés. On peut bien sûr concevoir que l'écriture est sous-entendue, inhérente à l'ensemble, simplement cachée par les aspects plus visuels de la représentation, mais il devient alors difficile de concilier ce discours avec celui que tient Flaubert sur le roman, où la sonorité et le rythme des phrases, la stylistique et la composition forment l'essence même de l'oeuvre.

Les conditions entourant la composition du Candidat, la pièce la plus achevée de Flaubert et la seule qu'il ait écrite sans collaborateur, semblent elles aussi indiquer que le véritable but de l'écriture théâtrale est la mise en scène. Initialement, Flaubert ne prévoyait pas poursuivre le

Candidat, qu'il avait entrepris dans l'élan des dernières

corrections du Sexe faible: «Mon plan écrit occupe vingt

pages. Mais je n'ai personne à qui le montrer, hélas! Je vais donc le laisser dans un tiroir et me remettre à mon bouquin

[Bouvard et Pécuchet].»52 Les encouragements de Carvalho, qui

à la lecture du scénario accepte de prendre la pièceS 3, lui font cependant «céder à la tentation du Candidat»54. Flaubert continue pourtant d'affirmer qu'il n'aime pas l'écriture du dialogue, «ces petites phrases courtes, ce pétillement 52 Lettre â George Sand, 20 juillet 1873, Corr., CHH, t. XV, pp. 231-232.

53 Lettre â sa nièce, 15 aoQt 1873, Corr., CHH, t. XV, p. 241.

54 Lettre A sa nièce, 21 aoQt 1873, Corr., CHH, t. XV, p. 242. L'assentiment de Carvalho au moment de la lecture du texte aura le même effet: «Ce jugement m'encourage beaucoup et je m'y [la pièce) remets dès demain.» (Lettre â sa nièce, 5 octobre 1873, Corr., CHH, t. XV, p. 256.)

(47)

(

continu»55 qu'il compare â de l'eau de Selt.z, et c'est avec l'intention de s'en «débarrasser»56 qu'il s' attelle â la tâche.

Étrangement, le Candidat est l'une des pièces de Flaubert

qui comportent le moins d'indications scéniques: â peine s'y trouvent notés quelques détails CQncernant le lieu de l'action et les accessoires indispensables â l'intrigue. Cette faible préoccupation pour la scénographie étonne, si on pense aux tableaux très détaillés du Château des coeurs et aux longues

descriptions scéniques de la Tentation de saint Antoine dont

Flaubert venait tout juste de terminer la troisième version. Mais elle s'explique au contraire très bien si on envisage que Flaubert, précisément, s'attendait â être joué. On peut en effet supposer que, la pièce devant être montée (Carvalho était prêt à l'annoncer) l'écriture devenait une étape préalable, un matériau à représenter, la composition de la mise en scène s'effectuant au moment des répétitions. Flaubert, d'une cer-taine façon, se donnait les moyens de faire de la mise en scène.

Or qu'est-ce â l'époque de Flaubert que la mise en scène, terme que Jules Janin appelle en 1858 un «barbarisme»?57

55 Lettre

a

George Sand, 30 octobre 1873, Corr., CHH, t. XV, p. 260.

56 Lettre

a

George Sand, 5 septembre 1873, Corr., CHH, t. XV, p. 245.

Flaubert tient des propos similaires

a

Mme Régnier: «Je vais dialoguer encore pendant deux grands mois, le mieux et le plus vite possible. Après quoi, je reviendrai aux choses sérieuses.» (30 octobre 1876, Corr., CHH,

t. XV, p. 258.)

57 J.-J. Roubine, chapitre «La grande magie» dans J. de Jomaron et al., Le th~4tre en France de la Révolution A nos jours, t. II, Paris, Armand Colin, 1987, p. 111.

Références

Documents relatifs

Attention : avec cette variante, si tu tombes sur la face du vent, tous les éléments s’envolent et tu dois tout recommencer.. lamaternelledemoustache.net d’après le

Beaucoup plus élaboré, le récit de voyage publié fait du dromadaire (devenu un chameau !) un être non seulement souffrant, mais conscient, donc proche de l’homme : son regard «

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

374] mention de cet épisode n’apparaît dans les carnets de notes, si ce n’est, bien plus tard, comme comparant esthétique, lorsque Flaubert caractérise la « couleur de la terre »

[mais comme] comme il entre dans leur système de ne rien.. B &amp; P

Certes, le glissement est ici sensible de la conception d’un âge classique étendu du fait de l’appartenance historique de ceux qui en relèvent – à des écrivains dont le

Des échos de Don Quichotte résonnent tout au long de l’œuvre de Gustave Flaubert et pas seulement dans Madame Bovary (1857), cette autre lectrice rêveuse, ou

The Akaike information criterion in its infinite variance version gives the possibility of minimizing the order of AR(p) and thus the number of autoregressive coefficients..