• Aucun résultat trouvé

Éthologie et inactualité dans la pensée

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Éthologie et inactualité dans la pensée"

Copied!
149
0
0

Texte intégral

(1)

ETHOLOGIE ET INACTUALITE DANS LA PENSEE

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l'obtention du grade de Maître es arts (MA.)

FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2010

(2)

Résumé

Ce mémoire prend pour point de départ la pensée philosophique, c'est-à-dire un art spécifique, un art de penser. Par des détours, des redéfinitions d'objets et des transfigurations dans la forme d'écriture, c'est à l'élaboration d'un plan de pensée, rejoignant des problématiques éthico-politiques, que s'est vouée la réflexion qui fut ici mise en œuvre. En utilisant les écrits de certains philosophes dont les principaux sont Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari et Michel de Certeau, il s'agissait avant tout de dégager les coordonnées au travers desquelles se déploient les différentes opérations d'une pensée saisie à partir de ses multiples relations avec les éléments hétérogènes qui constituent son milieu. Que ce travail ne soit qu'un point de relais dans une réflexion qui demande toujours à être relancée, c'est ce qui est de prime abord supposé. Ainsi donc, l'essentiel de son contenu tient dans la limite vers laquelle il tend et vers laquelle surtout il tend à s'abîmer; et s'il faut vraiment résumer la démarche poursuivie, c'est au jeu que nous ferons appel; pour que peut-être ce qui est discuté ici devienne une mise en scène intérieure, avec ses décors, ses personnages, ses expressions et ses fous rires.

(3)

Avant-propos

Je tiens à remercier monsieur Soheil Kash pour ses séminaires qui ont su stimuler ma pensée et engendrer certaines des intuitions présentes dans ce mémoire ainsi que pour la grande liberté qu'il m'a accordée dans la mise en œuvre de ce projet. Merci également à Paul et Rachel qui toujours ont approuvé mes choix. De même, je me dois d'exprimer ma reconnaissance à Simon Habel qui sans cesse me surprend par la vigueur et la teneur de ses réflexions. L'enthousiasme qu'il m'a communiqué au cours de nos rencontres fortuites a certes imprégné de son mouvement ma pensée. Finalement, un merci tout spécial à Pauline Froissart, relectrice attentive, qui sans doute connaît mieux que quiconque les mouvements souterrains qui animent ce mémoire et qui, suivant les occasions, m'a permis de croire en certaines de mes intuitions au moment où peut-être je n'aurais pas eu la force d'y croire seul.

L'écriture d'un mémoire de philosophie, pour peu qu'elle soit prise au sérieux, est une épreuve de force dans laquelle les plus infimes mouvements qui affectent la pensée deviennent importants. Ceux qui furent remerciés ici sauront retrouver ce qu'ils ont mis de mouvement dans ce mémoire et d'autres, bien que n'ayant pas été nommés, s'y reconnaîtront peut-être. Ce sont même parfois ces influences imperceptibles qui, aussi morcelées qu'elles soient, constituent la substance d'une pensée.

(4)

Table des matières

Résumé II Avant-propos III Table des matières IV Introduction I

1. Pré-texte 9 1.1 Le corpus 9

1.2 Question d'attitude 12 1.2.1 Attitude, conduite et gouvernement de soi et des autres 13

1.2.2 La gouvernementalité comme horizon problématique 16

1.3 Retour à la question des Lumières 31 1.3.1 L'attitude critique et VAufklàrung 31

1.3.2 Le souci de l'actualité 35

1.4 Enjeux et perspectives 40

2. La limite (àfranchir) 42 2.1 Norme et pouvoir 43

Exemple I : La pensée et l'État 43 Exemple II : La vie des normes 48 Exemple III : Pouvoirs et subversions 51

2.2 Devenirs 57 Exemple I : Devenirs et histoire 57

Exemple II : La pensée du dehors 61 Exemple III : « Qu'est-ce que? », « Qui? », « Jusqu'où? » 64

2.3 Désir 67 Exemple I : Désir et politique 67

Exemple II : Machines désirantes et machines molaires 70 Exemple III : L'immanence du désir; franchir la limite 76

3. Localiser 81 3.1. Opération : conceptualiser 81

Exemple I : Le problème du concept 81 Exemple II : Le problème de la lecture 89

Exemple III : Le texte et nous 92

(5)

3.3 Stratégies 110 Exemple I : L'intellectuel spécifique 110

Exemple II : Stratégies et tactiques 115

4. Expérimenter 121 4.1 Philosophie des affects 121

Exemple I : Affecter et être affecté 121

Exemple II : L'épreuve 125

4.2 Problématisation 130 Exemple I : Primauté du problématique 130

Conclusion: éthologie et inactualité dans la pensée 137

(6)

question, elle est mise en question de l'autorité ; mise en question positive, autorité de l'homme se définissant comme mise en question de lui-même.

Georges Bataille

// supporta dignement ses épreuves quand on le vendit comme esclave. Naviguant un jour vers Égine, et pris par des pirates dont le chef était Scirpalos, il fut en effet conduit en Crète et vendu sur le marché. Quand le héraut lui demanda ce qu'il savait faire, il répondit : « Commander. » Puis, montrant du doigt un Corinthien richement vêtu, ce Xéniade dontj 'ai parlé, il dit : « Vends-moi à cet homme, je vois qu'il a besoin d'un maître. » Xéniade Tacheta, le ramena à Corinthe, lui conf a l'éducation de ses enfants, et le nomma intendant de sa maison, et Diogène mit de Tordre partout, si bien que Xéniade s'en allait répétant : « Il est entré un bon génie dans ma maison. »

Diogène Laërce [Sur Diogène de Sinope]

(7)

Les idées fonctionnent selon différents régimes (régimes de vitesse, régimes de productions, régimes politiques, etc.) et ainsi produisent des effets différenciés suivant les cas. Par exemple, une idée peut surgir rapidement dans l'esprit, se combiner à d'autres idées qui elles, cheminent depuis longtemps, lentement, produisant des effets imperceptibles pour ensuite, sous l'effet de cette rencontre, de ce changement de régime, soudain réapparaître à la pensée. Ainsi en est-il de certaines de ces vieilles lectures, datant d'une époque plus ou moins reculée de notre vie, ayant été depuis oubliées, mais qui un jour reviennent à la pensée, produisant de nouveaux effets. Ce mémoire se réfère à plusieurs auteurs dont les principaux sont le bicéphale deleuzo-guattarien, Michel Foucault et Michel de Certeau. Il s'agit de les faire parler, de leur faire dire ce qu'ils ont dit, mais suivant d'autres régimes, opérant ainsi de nouveaux mélanges. Derrière les nombreux renvois aux écrits de ces penseurs, il y a l'imperceptible, la lente poussée d'idées venues d'ailleurs, d'idées qui, de par l'absence d'une référence explicite, se dispersent et répartissent dans l'espace ouvert du texte. Espace ouvert, précisément en raison de ces idées qui viennent d'ailleurs. Comme les penseurs ioniens qui amenèrent d'Orient une certaine conception de l'univers pour ensuite la transformer, l'utiliser dans la constitution d'une nouvelle pensée, comme Platon et son voyage en Egypte, Descartes et ses longues pérégrinations, la pensée vient toujours d'un ailleurs; il faut se faire étranger.

Pour nous, cette poussée est multiple, mais nous nous permettrons ici, en guise d'exemple, d'en amener au jour un fragment. Il s'agit par là de rendre perceptible l'un des fils conducteurs qui traversent l'ensemble de la démarche mise en œuvre dans ce mémoire. C'est au livre Les origines de la pensée grecque de Jean-Pierre Vernant que

(8)

une thèse forte qui tend à miner une certaine idée que la philosophie se fait d'elle-même; il s'agit de démontrer qu 'il n 'y a pas de miracle de la pensée grecque. La pensée comme miracle, comme modèle d'absolue souveraineté, voilà ce qui peut être compris comme objet (un objet parmi d'autres) d'une contestation à l'œuvre dans notre mémoire. Postuler le miracle de la pensée grecque, c'est se refuser la pensée de ses origines (il s'agit ici d'origines en un sens proche de ce qui fait l'objet de La généalogie de la morale nietzschéenne). Vernant nous pousse à poser la question du fonctionnement de la pensée grecque et non pas d'une quelconque essence. Avec quoi, selon quelles connexions la pensée grecque fonctionne-t-elle? Remarquons ceci, c'est avant tout de la pensée et non de la philosophie qu'il est question. Cette distinction s'expliquera par elle-même au cours de nos développements. Notons seulement que si c'est la pensée qui est d'abord prise comme objet, c'est parce qu'elle constitue l'une des voies privilégiées d'accès à la philosophie (saisie comme objet problématique). Déjà la démarche est une prise de position : on parle de la philosophie en n'en parlant pas. On reconnaît que la philosophie n'existe que par rapport à une pensée, qui elle-même se lie à une série de coordonnées de milieu (la Polis, des éléments de géographie, un passé, etc.) et ainsi chaque fois on peint un tableau multiforme s'appuyant tantôt sur les contours d'un espace négatif (négdXxî que s'il est perçu par rapport à l'espace de la représentation), tantôt sur la définition d'un horizon et tantôt sur la superposition de couches. Et lorsque Vernant parlera de plan de pensée (« en s'incarnant dans l'institution judiciaire et dans l'organisation politique, [les aspirations communautaires et unitaires] vont se prêter à un travail d'élaboration conceptuelle, se transposer sur le plan d'une pensée positive1. »), il ne manquera pas

d'anticiper sur certains développements à l'œuvre dans Qu'est-ce que la philosophie? de Deleuze et Guattari (étrangement il s'agit également pour les deux penseurs français de parler de philosophie en utilisant des stratagèmes qui détournent toujours la question de ce qu'elle semble poser a priori [voir section 4.2 exemple I]). Peut-être en ce sens

' Jean-Pierre VERNANT, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1992, p.77. Voir également p.63 pour cette notion de plan appliquée au cas Spartiate.

" Ces derniers ne manqueront d'ailleurs pas de se référer à l'ouvrage de Vernant. Voir Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI. Qu 'est-ce que la philosophie?, Paris, Les éditions de minuit, 1991, p.46.

(9)

Avec Vernant, c'est le récit de la constitution d'une nouvelle pensée qui se dresse. Les coordonnées de cette pensée s'élaborent lentement dans un contexte marqué par la disparition progressive des institutions palatiales mycéniennes, par la rupture d'un ordre de souveraineté et par l'émergence progressive d'un autre univers, celui de la cité. C'est dans les interstices que les premiers mélanges s'élaborent. Il s'agit d'ouvertures qui rendent possible la mise en connexion de contextes différenciés (ce sera par exemple la reprise, après la chute de l'empire mycénien, des relations économiques avec l'Orient). Dans ce cadre, dont nous ne pouvons ici rapporter tous les détails, se dessinent des coordonnées de pensée. De la fissure de l'ordre de souveraineté mycénien s'échappe une série d'éléments qui vont être récupérés, transformés, subvertis en un certain sens. L'écriture, qui était le privilège d'une élite de scribes au service de la gestion centralisée d'un territoire et d'une population soumis au règne de Yanax, réapparaît transformée dans la cité. Elle est maintenant objet d'une réappropriation qui, de par l'appareil juridique qui se constitue dans la publicité des lois, en transforme radicalement la fonction sociale. Ainsi, par exemple, la notion de dike, relevant jadis de la décision arbitraire du roi ou d'éléments d'ordre divin, s'incarne dans le monde d'ici-bas de par la publicité que lui confère l'écrit. Dès lors, elle devient objet de débats qui ne manqueront pas d'animer les premiers philosophes. D'autres exemples manifestent cette transformation de l'univers de pensée. Des notions telles que sôphrosunè, isonomia, phusis, se redéfinissent dans un nouvel ordre et constituent les éléments d'élaboration d'un plan de pensée qui s'établit dans la fissure ouverte de l'ordre souverain mycénien décomposé. C'est dans ce contexte nouveau de la cité que la pensée philosophique apparaît. Elle entre dans une relation complexe avec son milieu. La philosophie se constitue sur un plan de pensée comme art de penser qui tend à toujours redessiner un nouveau plan. Elle récupère les notions que son milieu lui fournit pour les renverser, leur attribuer par inflexion de nouvelles significations. Ses matériaux sont multiples (opinions populaires, termes politiques, juridiques, domestiques, mythes, etc.) et c'est en les décomposant et recomposant qu'elle

produit des effets dans la pensée. Ici, la notion de milieu prend tout son sens, elle est ce dans quoi la pensée évolue, mais également ce sur quoi la pensée agit. Par là, le livre de

(10)

pour un art nouveau qui a ses techniques, ses innovations, ses effets et ses révolutions. Il n'y a pas de miracle dans la pensée, il n'y a que des arts de penser se composant dans les milieux hétérogènes (politique, économique, juridique, technique, etc.) qui n'échappent jamais eux-mêmes aux effets produits par la pensée.

Si le livre de Vernant propose beaucoup plus qu'une simple description historique de la pensée grecque, c'est qu'il tend à faire écho avec la situation de la pensée actuelle. Il nous oblige à nous questionner sur notre milieu de pensée, sur les opinions qui y circulent, sur les appareils institutionnels qui le produisent, sur les effets qu'il engage et, surtout, sur les effets que nous pouvons y engager. Tel est donc l'un des fils qui, à travers d'autres, nous a permis de tisser une réflexion qui se veut critique par rapport à certains effets de pensée.

* * *

La composition du texte qui suivra obéit à certaines règles qui demandent à être explicitées et expliquées. Les articulations qui le composent opèrent selon un modèle qui ne s'apparente pas à la forme deductive d'un texte où les différents chapitres devraient s'agencer suivant l'ordre d'une démonstration continue. Si la section sur laquelle s'engage ce mémoire, le pré-texte, semble déjà plus proche de cette forme deductive, la suite du texte s'en démarque radicalement. Cette différence s'explique selon plusieurs facteurs. D'une part, lt pré-texte peut être compris suivant trois niveaux. C'est avant tout un simple prétexte en ce sens qu'il manifeste une première idée de projet, une motivation de pensée qui a engagé une réflexion ayant, par la suite, suivi de multiples bifurcations. Il s'agit, dans cette section, s'articulant autour de textes tardifs de Michel Foucault à propos de l'article Qu 'est-ce que les Lumières? de Kant, de chercher, de produire plutôt, une série problématique dans laquelle la philosophie peut être pensée à partir d'un ensemble de conduites comprises comme attitudes et rapportées aux problèmes de la liberté et de la résistance. C'est en ce sens que cette section se présente comme un prétexte; elle est le point par lequel nous avons décidé d'ouvrir notre réflexion sans que cette dernière en soit pour autant une simple extension logique. Il y a bel et bien un lien entre le pré-texte et

(11)

doit revêtir ce texte. D'une part, selon une acceptation très intuitive, nous disons pré-texte en ce qu'il précède simplement le corps du pré-texte, corps où l'essentiel de notre démarche se fait jour. D'autre part, il s'agit d'un pré-texte en ce qu'il a été rédigé bien avant la suite du mémoire. Le corps du texte a été rédigé en une période continue et postérieure de quelques mois au pré-texte. Dans l'interstice, un changement, une bifurcation s'est opérée. Les intuitions générales se sont combinées à d'autres et ainsi elles ont rendu nécessaire un changement dans le régime d'écriture.

Ceci nous amène à parler de la composition générale du corps de ce mémoire. Quiconque le lira observera une différence de ton, une topologie textuelle remaniée, de nouveaux reliefs. À de nouveaux effets de pensée doivent correspondre d'autres procédés d'écriture. On remarquera, par exemple, un propos plus direct, des virages plus serrés et une herméticité moins étanche entre les développements. Il s'agissait entre autres de trouver un moyen de rendre perceptible des lignes transversales qui jamais ne pouvaient être exposées en une seule section. Rendre perceptible une ligne problématique. Nous avons donc opté pour un modèle qui, suivant trois grandes sections (La limite (à franchir), Localiser, Expérimenter), chacune se décomposant en sous-sections, ces dernières étant elles-mêmes composées d'une série d'exemples, opère de multiples déphasages problématiques . Dans l'économie générale de la division du texte, les unités de base sont donc les exemples qui composent les sous-sections. Chaque exemple est un point de relais. Il ne s'agit pas de tirer tout le sens de l'exemple, mais bien de passer par l'exemple, d'y entrer pour en sortir vers un autre. Peut-être sentira-t-on une forme d'arbitraire dans la répartition des exemples au travers des sections et sous-sections. L'effet est voulu, ce qui compte dans ce texte n'est pas tant l'exposition suivie d'une thèse, mais la mise en correspondance, par proximité (c'est l'élément de cohérence), de coordonnées problématiques pour la pensée. Mais les répartitions peuvent être multiples

' Nous pouvons comprendre déphasage en deux sens (par analogie). Premièrement, c'est le déphasage en un sens s'apparentant à la musique d'un Steve Reich. Deuxièmement, c'est le changement de phase chimique. Par exemple, un même problème peut être déphasé, passer d'une phase plus solide, appuyée sur des exemples du quotidien, à une phase liquide et même gazeuse, moins consistantes en exemples, fuyant de partout, parfois relevant plus de l'expérience de pensée que de la maîtrise de pensée proprement dite.

(12)

départ, de passages obligés. Nous avons choisi cette division parce qu'elle nous a semblé, sur le moment, apte à rendre compte des lignes transversales qui allaient traverser le texte. En ce sens, l'écriture philosophique est souvent confrontée à des problèmes qui relèvent des arts picturaux. Comment, dans une image apparemment fixe, transmettre un mouvement; ici un mouvement de pensée. Outre la question de la répartition, nous devons également nous expliquer sur le contenu, sur ce que signifient ces thèmes supposés qui constituent les trois grandes sections à partir desquelles se déclinent sous-sections et exemples. Nous l'avons souligné, ces sous-sections se divisent ainsi : La limite (à franchir), Localiser, Expérimenter. On peut les comprendre comme étant des opérations de la pensée philosophique. C'est pourquoi, au niveau des thèmes, auteurs, questions posées, nous retrouvons une certaine hétérogénéité dans le texte. C'est que notre démarche vise à repérer ces opérations au-delà de la simple division des œuvres et thèmes philosophiques d'ordinaire distingués. Ces opérations (ici non exhaustives) sont les éléments de cet art de penser qu'est la philosophie. Nous ne pouvons aller de l'avant dans la précision du contenu de ces sections, de telles remarques n'étant pas de propos dans une introduction qui ne se veut en aucun cas une anticipation des idées développées dans ce mémoire, mais plutôt une simple mise en garde, un avertissement par rapport à certains choix opérés.

Une dernière remarque s'impose quant aux choix et aux orientations de ce mémoire. Ce fut, tout au long du processus qui a mené ce projet à terme, une question d'importance que de savoir à qui il doit s'adresser. Nulle question donc d'esquiver le fait qu'il s'agit d'un écrit de circonstance (quel écrit ne l'est pas d'ailleurs). C'est la procédure normale qui mène, dans les circonstances institutionnelles actuelles, à l'obtention d'un grade de maître en philosophie. Le document en question est donc un mémoire de philosophie. Mémoire dont on se demande bien dans quelle mémoire il tombera si ce n'est dans celle de son auteur. Car en effet, dans cette production incessante d'écrits (thèses, mémoires, articles) qui émanent des universités, on est en droit de prendre la tâche d'écrire qui s'impose à nous comme la simple mise au jour d'un acquis, comme la mise en démonstration du fait que l'on a atteint les objectifs définis par le

(13)

nom, de préparer son avenir. Peut-être aussi s'agit-il d'une épreuve, d'une épreuve entre soi-même et les divers facteurs qui constituent le contexte d'écriture. Mise à l'épreuve du contexte par l'écriture. C'est là une autre perspective, une autre manière déjouer avec les circonstances qui forment l'écrit. Épreuve multiforme qui, en apparence, demande maîtrise d'un sujet. Mais il y a souvent un écueil dans cette volonté de maîtrise d'un sujet. On définit un projet à la base, qu'on se donne pour tâche d'exposer rigoureusement, de maîtriser au mieux selon les outils que nous avons acquis au cours d'une formation. Mais, sans trop le savoir, souvent la maîtrise cache un mouvement tautologique de la pensée qui se donne à maîtriser ce qu'elle maîtrise déjà. C'est pourquoi le moment de la définition du projet est fondamental. Comment définir un projet sans que ce qui sera donné à la fin ne le soit dès le début? La maîtrise, en ce sens, c'est parfois le jeu du magicien, qui, maîtrisant tous les paramètres au départ, se donne l'apparence de maîtriser, à la fin, des forces nouvelles; le tour de magie consistant toujours en cette tautologie qui fait que, par exemple, la carte est choisie dès le départ par le magicien et non par le spectateur. C'est cette maîtrise que nous voulions éviter. Y a-t-il une autre option de maîtrise? Peut-être est-ce celle qui évite précisément la maîtrise, en relançant toujours sa propre démarche. Une chose étant maîtrisée, on ne s'en préoccupe plus. Prétendre à la maîtrise d'un sujet, n'est-ce pas vouloir s'en déprendre? La seule maîtrise envisageable est peut-être simplement le mouvement de la maîtrise qui a son corollaire nécessaire dans ce qui lui échappe et qui, de ce fait, le relance. La seule maîtrise qui vaille est celle que l'on peut perdre. On tente de maîtriser ce qui nous échappe, ce qui fuit, mais ce qui fuit appelle une certaine maîtrise. La pensée philosophique procède dans ces fuites toujours relancées, la maîtrise n'est qu'une opération dans un processus plus général d'expérimentation par la pensée. Encore faudrait-il inverser la perspective et poser ce qui fuit avant de poser la question de la maîtrise. Un élément étant donné, le percevra-t-on comme échappant à la maîtrise (dans le creux de la maîtrise) ou bien comme un appel auquel répond, en un second temps, une pensée, une maîtrise possible, mais possible que pour être une fois de plus relancée?

(14)

Nous avions, au départ, défini un projet, une volonté de questionner une certaine attitude en philosophie, ce que Foucault appelait Yêthos philosophique moderne. Nous voulions aborder cet êthos dans la dimension d'inactualité qu'il engage dans la pratique de la pensée. Ce sont les textes de Foucault sur Qu'est-ce que les Lumières? qui ont constitué le pré-texte d'une telle réflexion. Nous sommes allés dans une certaine direction, suivant ces idées, mais la maîtrise nous a échappé, nous avons ressenti le besoin de passer par d'autres chemins, d'explorer d'autres voies pour un même ensemble de problèmes qui, toujours, se sont définis dans la démarche même qui était engagée. Puis, adoptant un autre modèle d'écriture, plus apte à bifurquer selon les ouvertures chaque fois rencontrées, nous avons redéfini les coordonnées qui organisaient les intentions de pensée présentes au départ. Nous sommes-nous perdus? Peut-être; ce fut une tâche ardue de toujours réarticuler notre propos, produire des zones de rencontres et de voisinages, créant ainsi des cohérences nécessaires à l'intelligibilité du projet général. Nous laissons aux propos conclusifs de ce mémoire la charge de rendre perceptible ce mouvement paradoxal de maîtrise qui, sans vouloir se perdre dans des incohérences, doit rester sensible aux possibilités qui toujours s'offrent à une pensée en mouvement.

(15)

Le problème que nous voulons poser, celui-là même que nous prétendons tant construire qu'explorer, se révèle à nous selon de multiples dimensions qui, si elles ne sont pas adéquatement rattachées entre elles, risquent de compromettre l'unité de notre mémoire. Il s'agit donc ici pour nous de proposer un schéma, un point d'ancrage qui circulera, parfois silencieusement, parfois plus explicitement, entre les grandes articulations de notre réflexion. Ainsi, les différents axes qui commandent l'économie générale de notre texte pourront et devront toujours être rapportés aux quelques coordonnées que nous tenterons de repérer dans la présente section.

1.1 Le corpus

Nous devons commencer par considérer ce qui constitue le motif premier de nos interrogations, ce qui les a suscitées, ce que nous pourrions appeler leur source. C'est à un ensemble de textes de Michel Foucault consacré essentiellement à Kant et à son rapport tant avec ce grand mouvement que l'on a appelé les Lumières qu'avec une certaine tradition critique que nous devons l'occasion de nos réflexions. Ces textes, maintenant bien connus, s'appuient essentiellement sur un commentaire du célèbre article que Kant avait publié dans un périodique allemand, la Berlinische Monatsschrift; texte de 1784, qui est donc repris, exactement deux siècles plus tard par Foucault, dans un article qui emprunte son titre à ce même texte qu'il commente. Cet écrit de Foucault donc, What is Enligthement? (Qu'est-ce que les Lumières?), que l'on retrouve dans les Dits et écrits, est lui-même dédoublé et répété au sein d'autres articles qui en sont en quelque sorte des variations. Ainsi en est-il, toujours dans les Dits et écrits, pour le texte publié sous le titre français de Qu 'est-ce que les Lumières?, qui est au fond un extrait du cours du 5 janvier 1983 donné au Collège de France et qui a été récemment publié dans Le gouvernement de

(16)

soi et des autres; texte qui est une autre version, peut-être moins systématique, de l'article What is Enligthemnent?, ce dernier datant de 1984, et étant donc légèrement postérieur à celui que nous retrouvons dans le cours du 5 janvier 1983. Nous devons également ajouter à cette liste des remarques dispersées sur le thème des Lumières et son traitement par Kant entre autres dans ce qui constitue la préface de la traduction américaine du Normal et Pathologique de Georges Canguilhem, publié dans les Dits et écrits sous le titre de La vie d'expérience et la science et qui est paru à l'époque dans la Revue de métaphysique et de morale.

Ces trois textes ont pour base commune d'appartenir à une certaine phase de la pensée de Foucault (mise à part la préface de l'ouvrage de Canguilhem). Tous sont parus au début des années 1980, moment, on le sait, important dans l'articulation des différentes dimensions, pour reprendre une expression que Gilles Deleuze utilisait pour penser / 'œuvre tout entière de Foucault4, des analyses foucaldiennes. Or, il est un écrit

important qui traite de thèmes similaires, mais qui est antérieur de quelques années à ceux que nous venons d'évoquer. Ce texte, qui a été publié dans le Bulletin de la société française de philosophie en 1978 s'inscrit dans un contexte problématique très différent. Alors qu'à partir des années 1980, l'analytique du pouvoir s'éclipse et laisse place à l'analyse des subjectivations, ce texte de 1978 est encore tributaire des thèses sur le pouvoir et, plus particulièrement, de celles qui concernent le problème de la gouvernementalité. En effet, dans Qu'est-ce que la critique?[critique et Aufklàrung], on voit se dessiner, d'une manière non pas tout à fait inconsciente, mais plutôt intuitive, non systématique encore, une série de thèmes qui deviendront ceux qui monopoliseront l'attention de Foucault dans les années 1980.

De ces différents textes, cités ici de manière un peu trop télégraphique, nous voulons induire une série de raisonnements qui peuvent être compris comme marqueurs de l'unité qui les relie. D'une part, nous avons déjà souligné qu'ils appartenaient à une période bien précise de la philosophie de Foucault. Une période, pourrait-on dire, d'articulation. Articulation entre la dimension du pouvoir et la dimension de la

4 Voir par exemple, Gilles DELEUZE, « Fendre les choses, fendre les mots », Pourparlers, Paris, Les

(17)

subjectivation. Or, notre travail ne s'intéressant pas tant à une interprétation de l'œuvre de Michel Foucault elle-même, mais plutôt à ce qui, dans cette œuvre, ouvre sur une problématique, celle qui peut s'énoncer comme exploration de l'attitude inactuelle en philosophie, nous n'accorderons une importance à l'articulation qui se joue ici que dans la mesure où elle vient éclairer notre problème. D'autre part, il s'agit également de comprendre que la situation particulière de ces textes qui, excepté Qu 'est-ce que la critique?[critique et Aufklàrung], appartiennent aux dernières années de vie de Michel Foucault est en quelque sorte marquée par l'interruption brutale de la réflexion du philosophe français. Ils nous laissent une série de pistes ouvertes, n'ayant pu être explorées par Foucault. Sans avoir la prétention excessive de poursuivre l'œuvre de Foucault, sans même vouloir nous situer exclusivement à l'intérieur de ses méthodes et modes de questionnements, nous voudrions nous insérer dans l'espace laissé ouvert par ces textes. Finalement, nous voudrions souligner un point qui, outre le fait que les titres ici cités se rapportent à Kant et à son article sur les Lumières, unit ces derniers selon une autre modalité. Nous voyons que dans chacun d'eux, il est question pour Foucault de réinterpréter l'ensemble de son œuvre à la lumière de certaines problématiques qui la traverserait. Nous l'avons déjà souligné, il ne s'agira pas pour nous de proposer une interprétation de l'œuvre de Foucault; nous ne voulons pas savoir quel était son réel problème, que pensait-il vraiment, ce qui nous intéresse, c'est plutôt ce qu'il nous permet de penser. En ce sens, si nous soulignons que les textes auxquels nous nous référons comme premier ancrage à notre réflexion présentent une auto-exégèse de l'entièreté de l'œuvre de Foucault, ce ne peut être qu'avec l'idée que cette réinterprétation nous servira de guide pour la compréhension du sens des thèses et questions qui sont posées dans les quatre textes que nous avons évoqués.

Il peut paraître que ces quelques explications soient abstraites et même confuses. Nous n'avons fait que citer des textes, ou plutôt des titres de textes, sans même faire encore appel à leur contenu propre. L'objectif ici n'étant pas de justifier le choix du corpus d'écrits qui nous servira de référence tout au long de notre réflexion, mais simplement de l'évoquer et d'en souligner l'unité. Nous devons donc maintenant préciser ce qui, dans ces textes nous permettra d'ouvrir le champ problématique qui est le nôtre; telle sera la justification de leur choix.

(18)

1.2 Question d'attitude

Sans détour, commençons par cibler le point précis qui nous intéresse dans ces textes. L'expression, le syntagme, qui est à l'origine de notre questionnement, nous le trouvons explicitement formulé dans l'article de 1984 sur les Lumières. Foucault, justifiant l'intérêt qu'il porte au texte de Kant, écrit que la réflexion proposée par le

philosophe allemand en 1784 lui apparaît comme une « [...] esquisse de ce qu'on pourrait appeler l'attitude de modernité5. » Or, c'est précisément cette notion d'attitude qui est

selon nous problématique. Sans même encore préciser ce que Foucault entend par attitude de modernité, nous pouvons nous questionner sur le choix du terme attitude. D'une part, il semble que ce soit un terme quelque peu vague, flottant. Une attitude, et plus précisément dans le cas qui nous intéresse (nous le verrons) une attitude de philosophie, ce n'est pas simplement une position théorique. C'est quelque chose de plus englobant, quelque chose qui surplombe une multitude de doctrines. D'autre part, l'attitude semble référer implicitement à un aspect pratique. Avoir une attitude, c'est se comporter d'une certaine manière. En ce sens, l'attitude apparaît plus proche du style que de la doctrine proprement dite. Laissons ces quelques pistes et retournons au texte de Foucault. Nous devons dès l'abord préciser le contenu de cette attitude dite de modernité. Nous lisons que, dans le petit opuscule de Kant,

[...] c'est la première fois qu'un philosophe lie ainsi, de façon étroite et de l'intérieur, la signification de son œuvre par rapport à la connaissance, une réflexion sur l'histoire et une analyse du moment singulier où il écrit et à cause duquel il écrit. La réflexion sur « aujourd'hui » comme différence dans l'histoire et comme motif pour une tâche philosophique particulière me paraît être la nouveauté de ce texte .

Nous avons là, réuni en ce passage, l'essentiel de la thèse que Foucault n'a cessé de développer dans les textes qu'il consacre à Qu'est-ce que les Lumières? de Kant. L'attitude en question, c'est une attitude qui commande un certain souci pour Y aujourd'hui comme différence dans l'histoire. Nous aurons à méditer cette formule qui, malgré sa brièveté, se révélera très problématique et donc très fertile à l'égard des

5 Michel FOUCAULT, « Qu'est-ce que les Lumières? », Dits et écrits. Tome II, Paris, Quatro-Gallimard,

2001, p.1387.

(19)

problèmes que nous posons. Retenons donc pour l'instant que l'attitude de modernité se définit par un certain rapport à l'actualité. Ceci étant, nous pourrions nous demander ce qui fait dire à Foucault que ce souci de Y aujourd'hui, qu'il repère pour une première fois chez Kant, se définit plus comme une attitude que comme une simple position théorique. Répondre à cette question, ce sera poser un premier pas dans la résolution du problème qui demande ce qu'est une attitude et pourquoi Foucault s'attache-t-il à cette expression. Nul besoin de souligner l'extrême importance de cette question pour notre problématique; cette dernière, rappelons-le, se définissant comme questionnement sur l'attitude d'inactualité en philosophie. Pour y répondre, nous nous inspirerons directement d'un passage où Foucault est on ne peut plus explicite sur cette notion d'attitude. Il écrit :

Par attitude, je veux dire un mode de relation à l'égard de l'actualité; un choix volontaire qui est fait par certains; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi d'agir et de se conduire qui, tout à la fois marque une appartenance et se présente comme tâche. Un peu sans doute, comme ce que les Grecs appelaient un êthos .

Définition aussi dense qu'ambiguë, tels sont les paradoxes des explicitations que nous présente souvent Foucault. D'une part, la définition de l'attitude en termes de manière est peu éclairante et, d'autre part, cette manière est elle-même démultipliée comme manière de penser, d'agir, et de se conduire. Or devant cette apparente indétermination du terme attitude, nous devons rester prudents et ne pas nous en remettre trop vite à l'idée d'une utilisation arbitraire et confuse du terme de la part de Foucault. Nous ne pouvons tenter de tirer tout le sens de cette définition sans essayer de comprendre le contexte théorique dans lequel elle intervient. Autrement dit, pour comprendre pourquoi Foucault parle d'attitude, pourquoi il problématise la philosophie moderne en termes d'attitude, il faut avant tout repérer le problème auquel il tente de répondre lorsqu'il écrit ce(s) texte(s) sur Qu 'est-ce que les Lumières?.

1.2.1 Attitude, conduite et gouvernement de soi et des autres

Si donc nous voulons saisir le contexte dans lequel intervient cette réflexion sur l'attitude de modernité, nous pouvons commencer par prendre appui sur la définition que

(20)

nous venons de citer et tenter d'y trouver quelques indices qui laisseraient poindre vers un horizon problématique plus général. Dans cette optique, nous voulons insister sur l'occurrence du mot conduire, ou plutôt sur la définition de l'attitude comme manière de se conduire. Dans la mesure où Foucault ne semble pas porter plus d'attention à ce point qu'aux autres aspects par lesquels il définit l'attitude, peut-être certains jugeront cette insistance comme étant une surinterprétation du texte. Le fait même que ce terme de conduite ne revient pas de manière récurrente ni dans le texte de 1984, ni dans celui du cours de 1983, pourrait appuyer un tel jugement. Par contre, si nous accordons une importance à la conduite dans la définition citée plus haut, c'est avant tout parce que le problème de la conduite a une résonnance particulière au sein du corpus foucaldien. La conduite a en effet été pensée par rapport au problème plus général de la gouvernementalité. Ce que nous voulons suggérer par cette référence à la conduite, au se conduire, et à son rapport avec la question de la gouvernementalité, c'est qu'il y aurait un intérêt propre à lire les textes auxquels nous nous référons ici dans l'optique des thèses et hypothèses liées à ce thème de la gouvernementalité. Cette lecture, croyons-nous, aura pour avantage de nous orienter dans la compréhension générale de ce qui peut être qualifié d'attitude philosophique.

Cette idée de gouvernementalité, elle semble déjà nous être suggérée dans le titre du cours de 1982-1983 dans lequel, nous l'avons souligné, on retrouve une analyse du texte de Kant sur les Lumières. En effet, il est tout à fait intéressant de voir que dans cette séance du 5 janvier, Foucault nous rappelle que la thèse de Kant, celle qui postulait que l'accession aux Lumières « [...] consiste pour l'homme à sortir de la minorité où il se trouve par sa propre faute », fait directement écho au problème du gouvernement de soi et des autres. Il est en effet dit que

[...] la minorité dont Y Aufklàrung doit nous faire sortir se définit par un rapport entre l'usage que nous faisons, ou que nous pourrions faire, de notre propre raison et la direction (la Leitung) des autres. Gouvernement de soi, gouvernement des autres, c'est bien dans ce rapport vicié, que se caractérise l'état de minorité9.

Emmanuel KANT, Qu 'est-ce que les Lumières?, Paris, Hatier, 1999, p.4.

(21)

Laissons pour l'instant de côté le problème de la légitimité d'une telle interprétation du texte de Kant. Ce qui nous intéresse, c'est le lien intime qu'établit Foucault entre le texte de Kant et la question de la gouvernementalité ou, pour ne pas parler trop vite, du gouvernement de soi et des autres. L'Aufklàrung se jouerait donc dans une certaine inversion, une certaine mutation dans le rapport du gouvernement de soi et des autres. Cette mutation, comment est-elle possible? Elle est possible, nous dit Kant par une sortie (Ausgang). C'est dans l'interprétation de cette sortie que Foucault réussit à intégrer la notion de conduite. La minorité, nous l'avons vu, est le fait de l'homme lui-même. Elle ne découle donc pas d'un rapport répressif selon lequel elle serait le résultat de la prise de pouvoir de certains et de leurs intentions malveillantes. C'est précisément ce point, cette dimension selon laquelle l'homme est en état de minorité par sa propre faute, qui amène Foucault à montrer que Kant pose le problème de Y Aufklàrung comme sortie selon des modalités qui peuvent être comprises en termes de conduite et d'attitude. Ainsi Kant nous dirait que si les hommes sont en état de minorité,

c'est [...] parce [qu'ils] ne sont pas capables ou ne veulent pas se conduire eux-mêmes, et que d'autres se sont présentés obligeamment pour les prendre sous leur conduite. Il [Kant] se réfère à un acte, ou plutôt à une attitude, à un mode de comportement, à une forme de volonté qui est générale, qui est permanente et qui ne crée pas du tout un droit, mais simplement une sorte d'état de fait où, par complaisance et en quelque sorte par une obligeance légèrement teinté de ruse et d'astuce, eh bien certains se trouvent avoir pris la direction sur les autres1 .

Ici, conduite et attitude sont clairement identifiées. La minorité dans laquelle l'homme se tient est en fait une attitude qui résulte d'un rapport entre la conduite de soi par soi et la conduite de soi par les autres, ce que traduit l'expression le gouvernement de soi et des autres. C'est selon cette interprétation de Kant que Foucault peut enfin affirmer que le processus de Y Aufklàrung, entendu comme sortie, est « [...] la nouvelle répartition, la nouvelle distribution du gouvernement de soi et du gouvernement des autres". ».

10 lbid., p.29.

(22)

1.2.2 La gouvernementalité comme horizon problématique

Ceci étant, nous pouvons maintenant comprendre en quoi le lien entre conduite, gouvernementalité et attitude peut nous servir de cadre heuristique dans notre tentative d'élucidation de l'expression attitude et, plus précisément, attitude d'inactualité. Par contre, nos précisions n'ont été jusqu'ici que formelles. Nous n'avons fait que montrer que les trois notions susmentionnées sont d'une certaine manière liées par un cadre problématique qui leur est commun. Or, le contenu réel de ce cadre n'a pas encore été mis au jour. Nous devons donc dès à présent proposer une compréhension de la nature des problèmes posés par la question générale de la gouvernementalité; question qui commande les différents concepts que nous avons pu évoquer.

Premièrement, qu'est-ce que la gouvernementalité? Question en-soi très large, peut-être même trop large. Nous ne pourrons ici faire la genèse complète de ce concept foucaldien, préférant nous arrêter à ce qui, dans cette genèse, reste pertinent à l'égard du problème général que nous nous posons. Commençons donc par saisir le lieu d'émergence de ce concept. C'est dans le cours de 1977-1978, Sécurité, territoire, population, cours contemporain de l'article Qu'est-ce que la critique?, que nous trouvons

les premiers développements concernant le gouvernement, l'art de gouverner et la gouvernementalité. Ce cours, qui se donnait pour tâche d'explorer le champ des dispositifs de sécurité à l'intérieur de ce qui avait été qualifié, dès La volonté de savoir, de biopouvoir, c'est-à-dire cette série de phénomènes selon lesquels, « [...] l'ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l'espèce humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir entrer à l'intérieur d'une politique, d'une stratégie politique, d'une stratégie générale de pouvoir », va prendre, à partir de la quatrième séance, une inflexion radicale vers l'analyse de la gouvernementalité. Ce sont là les premiers développements un tant soit peu systématiques, ou plutôt explicites, du thème général de la gouvernementalité. On se situe donc ici en plein cœur de l'analytique du pouvoir qui fut inaugurée par la publication de Surveiller et punir et poursuivie dans La volonté de savoir. Pour cette raison, nous préférons suspendre le traitement du thème de la gouvernementalité afin d'établir quelques précisions sur la notion foucaldienne de

(23)

pouvoir, étant conscient que l'intelligibilité de notre analyse dépendra de cette brève digression.

* * *

Nous profitons donc de l'occasion de cette référence à Surveiller et punir et à La volonté de savoir pour présenter, de m.anière quelque peu schématique, les traits fondamentaux de l'analytique foucaldienne du pouvoir. Nous nous appuierons exclusivement sur le chapitre 4 de La volonté de savoir, chapitre nous présentant l'essentiel des impératifs théoriques et méthodologiques qui commandent l'analyse opérée par Foucault; non pas que nous considérons ce chapitre comme étant suffisant à l'égard d'un thème aussi complexe que la conception foucaldienne du pouvoir, mais nous croyons qu'il a l'avantage d'en exposer clairement les éléments les plus pertinents. À ce stade de notre analyse, cette seule référence saura nous satisfaire; les précisions nécessaires pouvant être faites ultérieurement.

Attachons-nous donc à simplement rapporter cinq propositions que Foucault nous soumet dans son livre de 1976. Premièrement, nous dit-il, le pouvoir ne doit pas être pensé sous la catégorie de la possession. Il doit plutôt être compris comme ce qui « [...] s'exerce à partir de points innombrables, et dans le jeu de relations inégalitaires et mobiles . » Donc, le pouvoir s'exerce plutôt qu'il ne s'acquiert et se perd. Deuxièmement, « [...] les relations de pouvoir ne sont pas en position d'extériorité à l'égard d'autres types de rapports (processus économiques, rapports de connaissance, relations sexuelles) . » C'est là la règle d'immanence selon laquelle le pouvoir traverse l'ensemble des pratiques et ne s'impose donc pas de l'extérieur avec une fonction prohibitive, mais agit plutôt comme élément producteur1'. Troisièmement, «[...] le

pouvoir vient d'en bas; c'est-à-dire qu'il n'y a pas, au principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale, une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés16. » Quatrième principe, plus obscur cette fois : « [...] les relations de pouvoir

1 ' Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité I :La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 123. 14 Loc. cit.

15 lbid., p. 124. 16 Loc. cit.

(24)

sont à la fois intentionnelles et non subjectives17. » Ce qui veut dire, essentiellement, que

les relations de pouvoir sont toujours intégrées à des calculs tactiques, c'est là leur rationalité, ce qui fait du pouvoir (des relations de pouvoir) un élément intentionnel. D'autre part, les relations de pouvoir sont dites non subjectives dans la mesure où les tactiques auxquelles elles sont intégrées ont un caractère anonyme en ce sens « [qu'] il arrive qu'il n'y ait plus personnes pour les avoir conçues et bien peu pour les

i R

formuler . » Finalement, le dernier principe de l'analytique du pouvoir veut « que là où il y a pouvoir, il y a résistance1 . » La résistance, ou plutôt les points de résistance ne sont

que l'autre face nécessaire d'un pouvoir conçu en termes strictement relationnels. Ces points de résistance sont des nœuds sur lesquels le pouvoir peut prendre appui pour s'exercer et sans lesquels, en même temps, il ne saurait y avoir de pouvoir qui s'exerce.

De ces cinq principes, nous devons retenir que la conception foucaldienne du pouvoir se veut être une contestation radicale d'un certain discours qui a longuement prévalu en Occident et qui tire essentiellement sa forme du modèle du pouvoir souverain comme schéma général d'interprétation des phénomènes de pouvoir s'appuyant sur une analyse institutionnelle, légaliste et juridique dont se dégage une image du pouvoir comme pure répression. Ce discours, c'est en fait « [...] la représentation qu'il [le pouvoir; le pouvoir souverain] a donné de lui-même et dont toute la théorie du droit public bâtie au Moyen Age ou rebâtie à partir du droit romain a porté témoignage . » Les effets théoriques de la contestation d'un tel modèle sont nombreux et l'on peut déjà en déduire quelques-uns. La question de la résistance, par exemple et celle, implicite, de la liberté, doivent être reconsidérées. La liberté ne peut plus être conçue comme un fond, une force cachée, réprimée et qui attendrait son émancipation. Elle est plutôt toujours intégrée à une certaine économie du pouvoir. Dans cette perspective, même lorsque Foucault nous dit que la résistance joue comme point d'appui et point de renversement pour les relations de pouvoir, il semble difficile de voir comment, concrètement, dans une position théorique qui pose le pouvoir comme étant partout, omniprésent , la liberté et la

1 Loc. cit.

18 lbid., p. 125. 19 Loc. cit. 20 lbid., p.] \5. 21 lbid., p.\22.

(25)

résistance peuvent être comprises dans leur possibilité. Il serait en effet légitime de penser que la résistance que nous propose Foucault est un leurre ou, tout au plus, un coup de force théorique; le philosophe étant lui-même pris au piège par le caractère englobant de sa conception du pouvoir. De plus, si l'on se réfère aux deux grands textes publiés qui s'attachent à une analyse des relations de pouvoir, Surveiller et punir et La volonté de savoir, on constate que les développements et exemples concrets concernant la résistance manquent à venir. Nous verrons comment la question de la gouvernementalité vient pallier ce manque. Un autre effet théorique de cette contestation du modèle de la souveraineté est l'ouverture à la dimension productrice des relations de pouvoir; dimension qui se manifeste essentiellement dans le thème bien connu du savoir-pouvoir dont l'analyse de la sexualité offre un exemple hors pair. Nous ne citerons ici qu'un passage qui permet de comprendre la portée réelle d'une analyse du pouvoir et de sa dimension productrice à l'égard des différents savoirs; passage qui résume en quelque sorte la démarche interrogative que Foucault adopte par rapport à la sexualité dans La volonté de savoir :

Si la sexualité s'est constituée comme domaine à connaître, c'est à partir de relations de pouvoir qui l'ont instituée comme objet possible; et en retour si le pouvoir a pu la prendre pour cible, c'est parce que des techniques de savoir, des procédures de discours ont été capables de l'investir. Entre techniques de savoir et stratégies de pouvoir, nulle extériorité .

Donc, deux grandes questions ouvertes par cette nouvelle conception du pouvoir : celle de la résistance, et celle du complexe savoir-pouvoir.

Nous préférons en rester à ces quelques précisions qui se trouveront certainement augmentées au cours de notre développement. L'objet de cette digression n'étant que la simple mise en contexte de l'analytique du pouvoir à l'égard des problèmes qui vont être posés par le thème de la gouvernementalité.

Nous voilà donc enfin prêts à reprendre notre développement sur la gouvernementalité. Rappelons-nous que les seuls points jusqu'ici évoqués concernent les

(26)

premières occurrences de ce thème chez Foucault. Nous l'avions précisé, c'est à partir de la quatrième séance du cours Sécurité, territoire, population que l'on assiste à une investigation de la gouvernementalité comme objet théorique propre. Quel est donc le traitement qui en est alors fait? Au moment où il s'apprête à conclure cette séance du 1er

février 1978, Foucault, bien forcé de constater que son analyse des dispositifs de sécurité se voit réorientée vers l'exploration de ce qu'il qualifie, d'une manière encore vaseuse, de gouvernementalité, nous dit ceci :

Au fond, si j'avais voulu donner au cours que j'ai entrepris cette année un titre plus exact, ce n'est certainement pas « sécurité, territoire, population » que j'aurais choisi. Ce que je voudrais faire maintenant, si vraiment je voulais le faire, ce serait quelque chose que j'appellerais une histoire de la « gouvernementalité »23.

C'est donc un virage serré qui s'effectue ici. Il ne s'agit pas d'une simple parenthèse qui est ouverte dans l'œuvre, une parenthèse qui ne serait qu'un bref détour nécessaire au traitement de thèmes plus importants. Foucault semble nous dire qu'il veut maintenant s'intéresser au thème de la gouvernementalité « pour lui-même ». Nous verrons comment à ce stade de l'analyse, la richesse de cette hypothétique histoire de la gouvernementalité n'est pas encore totalement visible pour Foucault. Ce dernier n'en tirera toutes les conséquences que plus tard et ces conséquences, nous pouvons l'annoncer, ce seront celles qui commanderont le type de questions qui seront posées dans les textes qu'il consacrera à l'analyse de l'article de Kant sur les Lumières.

Virage donc, mais virage étrange où Foucault sort du cadre familier de l'analyse des dispositifs (dispositifs de sécurité) et de leurs objets corolaires (la population) pour explorer un thème qui semble aussi obscur que le terme qui le désigne. Qu'est-ce donc que la gouvernementalité et quelle est la nécessité d'une telle intervention théorique? Procédons selon notre habitude et voyons quelles définitions nous propose Foucault. Il nous dit qu'il faut entendre la gouvernementalité selon trois dimensions. Premièrement, la gouvernementalité c'est

[...] l'ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d'exercer cette forme

(27)

bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l'économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité24.

La gouvernementalité serait donc un ensemble de réalités qui permettent d'exercer un type de pouvoir; type de pouvoir qui, selon la description qui en est faite ici, serait assimilable au biopouvoir. Deuxièmement, il faut prendre la gouvernementalité comme

[...] la tendance, la ligne de force qui, dans tout l'Occident, n'a pas cessé de conduire, et depuis fort longtemps, vers la prééminence de ce type de pouvoir que l'on peut appeler le « gouvernement » sur tous les autres : souveraineté, discipline, et qui a amené, d'une part, le développement de toute une série d'appareils spécifiques de gouvernement [et, d'autre part], le développement de toute une série de savoirs .

Cette seconde dimension apparaît comme problématique à l'égard de la première. Foucault nous dit ici que le gouvernement, et non pas le biopouvoir, serait la forme de pouvoir associée à la gouvernementalité, cette fois définie, un peu vaguement, comme ligne de force et tendance. Soit que le gouvernement, comme forme de pouvoir, est synonyme de biopouvoir, soit il faut distinguer ces deux formes. Quoi qu'il en soit, il y a un lien implicite entre le gouvernement et le biopouvoir. Finalement, la troisième dimension, le troisième usage du terme gouvernementalité réfère au « [...] processus, ou plutôt [au] résultat du processus par lequel l'État de justice du Moyen Âge, devenu aux XVe et XVIe siècles État administratif, s'est trouvé petit à petit "gouvernementalisé"26. »

Gouvernementalité donc, comme processus de gouvernementalisation de l'État; rien ici pour écarter les inquiétudes du lecteur à l'égard du flou qui entoure cette idée de gouvernementalité.

Ces trois précisions, nous devons les prendre non pas comme des définitions exactes de ce que peut être quelque chose comme la gouvernementalité, mais bien plutôt comme des indicateurs, des lignes qui doivent pointer vers une direction d'analyse. La suite du cours de 1977-1978 est là pour éprouver, expérimenter ce concept de gouvernmentalité. Ce que nous disent les trois dimensions de la gouvernementalité ici citées, c'est que celle-ci appartient à une certaine expérience historique du pouvoir en

Loc. cit.

25 lbid., p. 112.

(28)

Occident. Cette expérience historique étant prise comme point de référence pour une analyse généalogique de l'État moderne (c'est ce que nous révèle la dernière précision sur la gouvernementalité et ce qui va, à travers une histoire de la raison d'État, se confirmer dans la suite du cours Sécurité, territoire, population et être poursuivi l'année suivante dans Naissance de la biopolitique). L'État n'ayant plus pour Foucault valeur de cadre interprétatif pour sa propre histoire, mais devant dorénavant être intégré à une histoire plus générale de la gouvernementalité. Histoire qui est, dès la séance suivante (celle du 8 février 1978), engagée à partir d'une étude des pratiques pastorales dans l'Occident chrétien.

Partant de cette référence à la pastorale chrétienne, nous avons une série de développements très précis dans lesquels nous ne pourrons entrer dans le détail. Contentons-nous donc de repérer les éléments qui font de la pastorale un terrain d'analyse pertinent à l'égard de cette notion de gouvernementalité. Ceci nous permettra d'approfondir notre compréhension de ladite notion. La pastorale, c'est ce pouvoir du berger, dont Foucault nous montre qu'il est étranger à la pensée grecque, trouvant plutôt son origine chez les Hébreux. Qu'en est-il donc de cette forme de pouvoir, quelles sont les modalités de son exercice? D'une part, c'est un pouvoir qui, contrairement à la forme souveraine du pouvoir, s'exerce non pas sur un territoire, mais plutôt sur « [...] un troupeau, plus exactement sur le troupeau dans son déplacement, dans le mouvement qui le fait aller d'un point à un autre . » En ce sens, le pasteur, le berger montre le chemin à suivre. Cette direction, c'est là un second trait du pouvoir pastoral, elle s'établit en fonction d'un constant objectif de bienfaisance. « C'est qu'en effet, l'essentiel de l'objectif, pour le pouvoir pastoral, c'est bien le salut du troupeau . » Cela dit, il en résulte que contrairement à une forme de pouvoir qui serait éclatante dans l'exercice de sa puissance (pensons au souverain), le pouvoir pastoral apparaît plutôt comme une constante attention, un constant souci pour le troupeau qui ne se manifeste pas tant par l'exercice ponctuel et concentré d'une force, mais plutôt par une veille continue envers ceux dont il a la gouverne. Le pasteur « [...] est tourné vers les autres et jamais vers

lui-27 lbid., p. 129. 2i lbid., p.\30.

(29)

même29. » À ces trois traits s'en ajoute un dernier: « [...] le pouvoir pastoral est un

pouvoir individualisant. C'est-à-dire qu'il est vrai que le pasteur dirige tout le troupeau, mais il ne peut bien le diriger que dans la mesure où il n'y a pas une seule des brebis qui puisse lui échapper . » Cette définition du pastorat va être, dans la suite du cours, nuancée par Foucault. Ce dernier tentera en effet de marquer les différences nombreuses entre le thème pastoral hébraïque et la pratique pastorale chrétienne telle qu'elle s'est instituée en Europe. L'essentiel de ces différences pour Foucault, c'est que dans le monde chrétien, la pastorale a donné lieu à « [...] tout un immense réseau institutionnel dense, compliqué, serré, réseau institutionnel qui prétendait être, qui a été en effet, coextensible à l'Église tout entière31 », tandis qu'une telle institutionnalisation n'était pas présente

chez les Hébreux. Cette institutionnalisation de la pastorale dans l'Occident chrétien va être, en même temps, l'occasion de l'apparition

[d']un art de conduire, de diriger, de mener, de guider, de tenir en main, de manipuler les hommes, un art de les suivre et de les pousser pas à pas, un art qui a cette fonction de prendre en charge les hommes collectivement et individuellement tout au long de leur vie et à chaque pas de leur existence .

C'est là peut-être l'essentiel de ce fameux pouvoir pastoral. Remarquons tout d'abord la référence à la conduite. La pastorale, tel qu'elle s'institue dans la culture chrétienne, donne lieu à un art de conduire les hommes. Cet art de conduire, en réalité, il n'est rien d'autre que l'art de gouverner. En effet, Foucault, à la suite de la remarque précédemment citée, s'empresse de préciser que ce qu'il vient de décrire doit être compris comme « l'arrière plan historique de [la] gouvernementalité . » Dans la mesure où ce qui nous intéresse c'est le rapport entre cette notion de gouvernementalité (et de gouvernement) et celle de conduite, nous sommes ici devant un point d'articulation essentiel. Rappelons-nous que ce qui nous a poussés vers ce développement consacré à la gouvernementalité, c'est précisément la qualification de l'attitude comme conduite.

Ce que nous révèle l'étude de la pastorale chrétienne en tant qu'arrière-plan historique de la gouvernementalité, c'est l'importance de la notion de conduite. La séance

29 Ibid.,pA3\. 30 lbid., p.\32. 31 lbid., p.168. 32 Loc. cit. 33 Loc. cit.

(30)

du 1er mars 1978 sera consacrée à l'étude de cette notion. Nous pouvons y lire que « [...]

ce mot "conduite" se réfère à deux choses. La conduite, c'est bien l'activité qui consiste à conduire, la conduction si vous voulez, mais c'est également la manière dont on se conduit, la manière dont on se laisse conduire [...]34. » Conduite de soi et conduite des

autres. Se conduire et être conduit. On retrouve ici en germe le thème dont nous avons vu l'importance dans la lecture foucaldienne de l'article de Kant sur les Lumières, c'est-à-dire le thème du gouvernement de soi et des autres. À partir de cette précision, c'est là tout l'intérêt de cette séance, Foucault va aborder le problème des contre-conduites; ces formes de résistances propres à l'art de gouverner. Nous avons déjà souligné que le thème de la résistance était un point de tension essentiel dans l'analytique foucaldienne du pouvoir. Nous avions alors fait remarquer le manque relatif de développements sur ce thème pourtant fondamental. La résistance semblait être un simple coup de force théorique à l'intérieur d'une conception ubiquitaire du pouvoir. Or, dans Sécurité, territoire, population, au moment même où il aborde la notion de conduite, Foucault consacre une séance complète à ces points de résistance. Nous croyons que ce déblocage par rapport à la question générale de la résistance n'est pas indifférent à l'apparition de cet ensemble problématique formé par le couple de concepts gouvernement-conduite. Nous allons même plus loin en disant que c'est précisément pour sortir de l'impasse dans laquelle il se trouve par rapport à la thématique de la résistance que Foucault va développer d'une manière de plus en plus insistante la question de la gouvernementalité. Autrement dit, la gouvernementalité, ce que nous avons appelé l'horizon problématique de la gouvernementalité, n'est autre qu'une issue vers le traitement propre des résistances et de la question de la liberté. Tout cela, il faut le comprendre dans la perspective de l'élucidation de la notion d'attitude et du contexte problématique dans lequel elle intervient. Si nous pouvons ajouter quelque crédit à cette hypothèse du lien implicite entre la notion de conduite et la question de la résistance, c'est à un bref passage de Pourparlers dans lequel Gilles Deleuze s'intéresse aux différentes articulations de l'œuvre de Foucault que nous nous référerons. Renvoyant au texte de 1977 La vie des hommes infâmes (texte qui est donc contemporain, du moins presque exactement contemporain du cours Sécurité, territoire, population), Deleuze nous dit ceci :

(31)

Ce dont Foucault a le sentiment, de plus en plus après La volonté de savoir, c'est qu'il est en train de s'enfermer dans les rapports de pouvoir. Et il a beau invoquer des points de résistance comme « vis-à-vis » des foyers de pouvoir, d'où viennent ces résistances? Foucault se demande : comment franchir la ligne, comment dépasser à leur tour les rapports de forces? Ou bien est-on condamné à un tête-à-tête avec le Pouvoir, soit qu'on le détienne, soit qu'on le subisse? C'est dans un des textes les plus violents de Foucault, les plus drôles aussi, sur « l'homme infâme »35.

Foucault serait donc dans une impasse, impasse par rapport à la question de la résistance. Cette crise, qui se manifeste certainement par l'absence de publications qui marque la fin des années 1970 et le début des années 1980, elle est fondamentale pour comprendre la mutation des thèmes qui s'opère dans les textes auxquels nous nous référons dans la présente section. Le passage de l'analytique du pouvoir vers l'histoire des subjectivations ne peut se comprendre que par rapport à cette crise. Si nous soutenons cette thèse c'est parce qu'elle met en valeur l'importance du problème de la résistance comme motif des différents développements théoriques qui se manifestent à la suite de La volonté de savoir et aboutissent dans l'histoire des subjectivations.

Revenons donc à ce cours du 1er mars 1978 où il est question de ces fameuses

contre-conduites. Premièrement, gardons bien en tête le cadre historique général dans lequel s'insèrent ces développements; soit la gouvernementalité, le problème du gouvernement posé à partir du pastorat. Cela dit, les exemples de contre-conduites évoquées par Foucault seront donc dépendants de la détermination historique de la gouvernementalité comme ensemble de procédures permettant l'exercice du pouvoir pastoral. Par exemple, Foucault interprète la Réforme instituée par Luther comme « [...] la plus grande des révoltes de conduite que l'Occident chrétien ait connue36. » On a donc

là un exemple historiquement déterminé de contre-conduite qui vise à « échapper à la conduite des autres . » Qu'est-ce en effet que la Réforme protestante sinon un refus d'être conduit (vers son salut) de telle manière? Puis, Foucault donne quelques exemples (cinq) déformes qu'ont pu prendre les contre-conduites face au pouvoir pastoral chrétien. Nous ne retiendrons que la première, celle-ci recelant selon nous un intérêt particulier.

'5 Gilles DELEUZE, « La vie comme œuvre d'art », Pourparlers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990,

p. 134.

36 Michel FOUCAULT, Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard, 2004, p. 199. 37 lbid., p. 198.

(32)

Cette forme de contre-conduite, c'est l'ascétisme. Contre-conduite paradoxale face à une pastorale chrétienne elle-même souvent associée à l'ascétisme. Foucault n'est pas ignorant de cet apparent paradoxe. Il s'en explique en soulignant que, d'une part, le pastorat, historiquement, s'est développé, tant dans l'Église orientale que dans l'Église occidentale, dans une opposition aux pratiques ascétiques et, d'autre part, que les pratiques monastiques, que l'on pourrait associer à l'ascétisme, se font sous la forme de l'obéissance comme renonciation à sa propre volonté et que, parallèlement, l'ascétisme dont il est ici question dans les contre-conduites doit être pensé comme le parfait opposé de cette renonciation. En effet, Foucault souligne que l'ascèse (celle des contre-conduites) est « [...] un exercice de soi sur soi . » Etonnante qualification, pour un cours de 1978 qui est encore loin des thèmes qui seront ceux des deux derniers tomes de L 'histoire de la sexualité, mais qui pourtant, nous le voyons bien, en contient les germes. L'ascétisme comme contre-conduite, c'est donc, pour reprendre la terminologie de L'herméneutique du sujet, une pratique de soi. Si nous avons choisi l'exemple de l'ascétisme, c'est parce qu'il manifeste clairement la tendance selon laquelle la question de la subjectivation trouve sa source dans l'impasse théorique qui mène Foucault à repenser le problème de la résistance sous le signe de la gouvernementalité et de la conduite.

Nous sommes maintenant plus sensibles à la dépendance qui existe entre la question de la gouvernementalité, celle de la résistance et celle de la subjectivation comme rapport de soi à soi. Il n'en demeure pas moins qu'une dernière question s'impose par rapport au thème de la gouvernementalité. Nous avons souligné à plusieurs reprises que dans Sécurité, territoire, population la gouvernementalité est exclusivement comprise comme détermination historique de l'exercice du pouvoir. Autrement dit, elle n'existe que dans un espace historique déterminé. La référence à la pastorale chrétienne comme arrière-plan historique en est la preuve. Or, lorsque nous affirmions qu'en 1978 Foucault ciblait le thème de la gouvernementalité sans en tirer encore toutes les conséquences, nous voulions entre autres faire signe vers une transfiguration du concept qui s'opère dès Naissance de la biopolitique et qui va aller en s'accentuant. Quelle est

(33)

donc la nature de cette transformation théorique? Elle tient précisément à cette dimension historiquement déterminée de la gouvernementalité. En effet, le lecteur attentif remarquera que, à partir de Naissance de la biopolitique, la gouvenementalité apparaît de plus en plus comme un cadre général d'analyse pour toute forme de relation de pouvoir, quel que soit son contexte historique.

Commençons par citer le passage qui nous semble le plus explicite par rapport à cette fameuse transformation théorique. Nous pouvons lire, dans la séance du 7 mars

1979 du cours Naissance de la biopolitique que

le terme même de pouvoir ne fait pas autre chose que désigner un [domaine] de relations qui sont entièrement à analyser, et ce que j'ai proposé d'appeler la gouvernementalité, c'est-à-dire la manière dont on conduit la conduite des hommes, ce n'est pas autre chose qu'une proposition de grille d'analyse pour ces relations de pouvoir .

Deux éléments ressortent de ce passage. D'une part, Foucault y définit explicitement la gouvernementalité comme conduite des conduites et, d'autre part, il considère cette dernière comme une grille d'analyse pour les relations de pouvoir. L'analytique du pouvoir était déjà en elle-même une certaine grille d'analyse (dont nous avons vu quelques traits dans les passages cités de La volonté de savoir) et maintenant, elle se trouve elle-même dédoublée d'une autre grille qui est cette fois celle de la gouvernementalité comme conduite des conduites. Nous pouvons alors comprendre qu'en prenant le point de vue de la gouvernementalité, Foucault précise l'élément du pouvoir : ce dernier étant maintenant la conduite. Dans l'optique de la gouvernementalité, le pouvoir est toujours un rapport entre conduites. Ces conduites peuvent à la fois être prises comme conduite des autres et conduite de soi. Comprenons un fait, et nous y sommes confrontés depuis le début de notre analyse; les concepts chez Foucault ont toujours un caractère flottant, indéterminé et donc mouvant. Il n'est jamais question pour lui de définir un terme de manière absolue. Même les concepts les plus importants (le pouvoir par exemple) n'échappent pas à cette instabilité. Us sont emportés et retournés selon les ouvertures problématiques qui se font jour dans le déploiement des enquêtes foucaldiennes. En ce sens, nous pourrions affirmer que lorsque nous rencontrons un

(34)

concept chez Foucault, ce dernier opère bien plus par sa fonction heuristique que par une prétendue validité de type épistémologique. Pour être plus précis et plus clairs, disons que les concepts chez Foucault pointent vers des domaines problématiques plus qu'ils ne servent à circonscrire une réalité existante. Ils nous font voir des problèmes, ils nous permettent d'entrer dans des horizons problématiques. Ce n'est que dans cette perspective, croyons-nous, que nous pouvons comprendre le fait que Foucault définisse la gouvernementalité comme grille d'analyse. D'ailleurs, dans Qu 'est-ce que la critique?, ce dernier précise cette idée par rapport à ces deux grands concepts que sont le savoir et le pouvoir :

Utilisation donc du mot savoir qui se réfère à toutes les procédures et à tous les effets de connaissance qui sont acceptables à un moment donné et dans un domaine défini; et deuxièmement, du terme pouvoir qui ne fait rien d'autre que de recouvrir toute une série de mécanismes particuliers, définissables et définis, qui semblent susceptibles d'induire des comportements ou des discours. On voit tout de suite que ces deux termes n'ont d'autre rôle que méthodologique : il ne s'agit pas de repérer à travers eux des principes généraux de réalité, mais de fixer en quelque sorte le front de l'analyse, le type d'élément qui doit être pour elle pertinent40.

Pourquoi préciser tout cela? Simplement pour comprendre, d'une part, que la gouvernementalité, maintenant interprétée comme grille d'analyse des relations de pouvoir, ne renvoie pas à une réalité particulière, mais est plutôt une manière de questionner et, d'autre part, que la notion même de conduite, dans toute son indétermination, ne doit pas être prise non plus comme une réalité spécifique, mais comme un outil pointant vers certains phénomènes dont nous avons vu qu'ils étaient en grande partie liés à la question de la résistance et de la liberté. Il faut donc accepter, toujours provisoirement, l'indétermination des concepts. L'exemple du terme de conduite est paradigmatique à cet égard. Il apparaît, comme nous l'avons vu, au sein de l'analytique du pouvoir et, par la suite, il va s'insérer dans un type de questionnements autour des processus de subjectivations; questionnements, croyons-nous, qui ne sont jamais indifférents par rapport à la sortie de la crise théorique que nous avions repérée autour de la question de la résistance. Et tout comme la gouvernementalité et la notion de

Michel FOUCAULT, « Qu'est-ce que la critique? [critique et Aufklàrung] », Bulletin de la Société française de Philosophie, vol.84, no2, 1990, p.48.

Références

Documents relatifs

Alors, lo maitre peut lire trois fois Je texte: légèrement, sérieusement, Ironiquement et ça peut partir dana un sens ou un autre, mais dans une direction voulue par fa

I les effets des politiques salariales sur le pouvoir d’achat du point d’indice de la Fonction Publique..  la dégringolade du

Résumé — Étant donné deux circuits en parallèle, de résistances représentées par les matrices semi-définies positives A et B respectivement, la résistance équivalente

L’ordre dans lequel se déploie celle-ci résiste à l’entreprise de le qualifier de manière simple : le machiavélisme, phénomène qui élémentairement et

Pour cette étape, il est important de se concentrer sur les sons (bruits, musique) et les voix en faisant abstraction des paroles dites?. Quels sont les éléments sonores présents

Pouvons nous parler d'éthologie humaine si sa définition est l'étude de l'homme dans son milieu naturel ?!.. L'éthologie humaine comme l'éthologie animale est à la frontière

Si dans les rencontres avec les passeurs, un nouveau transfert se présente pour le passant, il est aussi vrai que cela peut se présenter pour le passeur, dans

Si vous rencontrez de la résistance intérieure et des difficultés pour remplacer les pensées négatives par des pensées positives, ne lâchez pas, mais continuez