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L'artiste-passeur chez J. A. Loranger et G. Roy, et, La grange traversee

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(3)

L'artiste-passeur chez

J

.A. Loranger et G .Roy

et

La Grande traversée

Jean-Olivier Vachon

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Juin 2001

Mémoire présenté en vue de l'obtention du diplôme de maîtrise en littérature française

Sous la direction de François Ricard

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Résumé

Une analyse thématique et fonnelle du «Passeur», conte poétique de Jean-Aubert Loranger [1920], et de La Montagne secrète, roman de Gabrielle Roy [1962], montre que l'organisation de ces deux récits autour des fleuves et rivières participe directementàla construction de l'identité des deux héros. Considérant la différence générique de ces deux textes, ces similitudes - qui prennent la forme d'un "schème organisateur" en quatre étapes - suggèrent l'existence d'une même structure dans la construction de l'identité (québécoise) moderne. La Grande traversée, roman historique portant sur l'émigration massive des Irlandais en 1847, raconte la quête d'identité de Seamus Doyle tout en respectant les mêmes quatre étapes de ce mouvement particulier.

Abstract

A thematic and fonnal analysis of Jean-Aubert Loranger's poetic tale "Le Passeur" [1920], and of Gabrielle Roy's novel La Montagne secrète [1962], shows that the construction of the two heroes' respective identity is directly related to the representation of small and large rivers in the two stories. Considering the generic difference between the two texts, these similarities - which are shaped up in a four steps "organizing scheme" - suggest the existence of a real structure in the construction of the modern identity (québécoise). La Grande traversée, an historical novel about the massive Irish emigration of 1847, narrates the quest of identity of Seamus Doyle, while following the same four steps of this particular movement.

(6)

TABLE DES MATIÈRES

L'artiste-passeur chezJ.A. Loranger et G. Roy 4

Bibliographie " " 28

La Grande traversée 3 1

Première partie: L~Irlande 32

Deuxième partie: Le bateau _ 73

Troisième partie: La Grosse Isle 110

(7)

• Un passeur, dit le Robert, est unepersonne qui conduit un bac. un bateau. une barque pour traverser un cours d'eau. Quand il ya un passeur, il y a donc deux rives, qui se font face, deux rives séparées par une rivière - je dis séparées, et pourtant, cette rivière, en même temps, les réunit - et une rivière, enfin, qui coule entre les deux rives et qui mène, transversale à la route qu'elle coupe, en direction de la mer. «Le passeur» de Jean-Aubert Loranger, conte inaugural de son premier livre, Atmosphères, publié en 1920 et mal reçu), est la première de ces deux rives, un peu perdue et malà l'aise sur le bord d'une modernité hésitante et pourtant sûre; modernité poétique qui ne sera, au fond, que confirmée par Saint-Denys Garneau2• De l'autre côté, rive inédite, une nouvelle de Gabrielle Roy, «La maison rose près du bac», qui met également en scène un passeur, bien qu'absent celui-là, mais dont l'absence est peut-être justement la clé du récit, ou du moins le pivot, et, enfin, La Montagne Secrète, également de Gabrielle Roy, qui est la rivière, cours d'eau sur lequel tout a été dit ou presque, mais qui coule encore, imperturbable, inépuisable comme la création.

La rencontre de ces trois textes autour de l'image du passeur et de la rivière n' est assurément pas gratuite, comme, d'ailleurs, l'utilisation que je fais du mot «rencontre». Car si l'on peut aisément présumer que Gabrielle Roy ignorait l'existence du conte de Loranger, il n'en demeure pas moins que les correspondances entre les deux univers font précisément l'effet d'une rencontre, de celles qu'on espère sans cependant les prévoir et qui sont comme une révélation, quelque chose qui, soudain, s'éclaire mieux; et, plus encore, cette lumière réciproque que s'échangent les textes de Loranger et de Gabrielle Roy n'est pas ici aussi une idée gratuite : en tant que roman du regard, comme l'a qualifié Jean Morency3, La Montagne secrète parle précisément de la création comme de quelque chose qui éclaire, comme d'une lumière qui transforme le monde en pensée et qui lui donne, de ce fait, un sens nouveau, pour ne pas dire un sens premier. Si le conte de Loranger, comme sa poésie, fut mal reçu et est encore aujourd'hui mal connu et apprécié, si «La maison rose près du bac» demeura jusqu'à aujourd'hui inédit et si

, Voir à ce sujet l'article de Bernadette Guilmette sur la réception de Jean·Aubert Loranger: «La pénombre et l'équivoque: Jean-Aubert Lorangeretl'École littéraire de Montréal», Protée, vol. XV, no. 1, hiver 1987, p. 83-88.

2«Mais l'important, c'est que Loranger n'est déjà plus vu comme un précurseur, mais plutôt comme un «jalonll qui permet de dater autrement la modernité québécoise, bien avant Saint-Denys Garneau», Pierre Nepveu, «Jean·Aubert Loranger: contours de la conscience», dans Voix et

Images,no. 71,1999, p.286.

(8)

La Montagne secrète~ dans la critique régienne~ ne fait toujours pas l~unanimité quant à sa

réussite~laissons-les peut-être se rencontrer sur le bord de leur rivière et pennettez que je sois ici comme un batelier et que j'effectue~ entre leurs rives et entre vous et moi~ le «va-et-vient» particulier du passeur, afin que le sens commun de ces trois textes devienne aussi transparent que 1~eau rafraîchissante dans laquelle ils se mirent.

«Le passeur» de Jean-Aubert Loranger, plus encore que d'ouvrir son œuvre poétique~

s'ouvre lui-même sur ce mot: «Une rivière.$.» Celle-ci, avec son personnage du passeur, balisera par la suite tous les écrits poétiques de Loranger et ce, par les idées antithétiques de départ et de retour (un faux retour~ devrait-on dire, puisqu'il n'y aurajamais de départ définitif) que suggèrent justement ses deux rives opposées5; comme si~ en fait, le mouvement de va-et-vient du passeur

sur cette rivière était devenu une structure, une fonne (un schème organisateur, dirait André Brochu6) qui aurait par la suite déterminé tous les écrits poétiques du poète, qui en aurait, comme

un code génétique~ organisé l'existence. C'est pourquoi une étude attentive du prologue - par définition antérieurà l'action (donc antérieur, en quelque sorte~ à sa procréation) - suivie de celle de l'action proprement dite permet de relever, dans «Le passeur», un mouvement qui està l'origine même de son écriture; mouvement de va-et-vient qui se veut, autrement dit, àla fois sa condition et son acte de naissance.

Ce qu'il faut ainsi comprendre du métier de passeur. dans le prologue, est d'abord sa raison d'être, qui est d'être un «morceau de la route qui flotte sur l'eau», «la route dont il avait fonction de continuer l'élan par-dessus la rivière\>. Et comme les deux rives de cette rivière, qui se font face, s'opposent également par ce qui les caractérise (la gauche est basse et habitée alors que la droite est escarpée et solitaire), le passeur est égaiement un conciliateur, un entre-deux qui n'est jamais, cependant, ni toutà fait chez l'un ni tout à fait chez l'autre~ mais quelqu'un qui se sacrifie à la réunion. C'est pourquoi~ si l'on observe la description que fait Loranger de

4~p.27.

5Il:Tout le drame de Loranger se trouve allégoriquement décrit dans le récit qui ouvre son livre. ILe Passeu!"». espèce de verdict initial, conte en

quelque sorte originel, préfigurant un avenir irrémédiablement fermé, mais contenant en lui les phases d'une durée aux tendances redondantes, que chaque textes par la suite aura pour fonction d'explorer jusqu'en ses moindres replis» Marcel Bélanger, «Les Atmosphéres», dans Dictionnaire des Œuvres Uttéraires du Québec. tome Il, Montréal. Fides. 1980. p. 71.

6Brochu, André. «La Montagne secrète: le schéme organisateur»~tudes littéraires. vol. XVII, no 3. hiver 1984, p. 531-544. repris dans La visée critique. Montréal. Boréal. 1988. p. 186-203.

(9)

l'environnement du passeur, dans son prologue, l'on se rend compte que le vieil homme, bien • qu'il n'y participe pas directement ou n'en profite pas, est essentiel à la vie du petit village de la rive gauche. En effet, si les petites maisons de celui-ci sont «attablées» devant la route et que l'église, les présidant, yoccupe la «place d'honneur», c'est que la route, en quelque sorte, leur sert de table et les nourrit; et ce qui nourrit la table, c'est la grande plaine de la rive droite avec ses «moissons», plaine reliée au village par une route «flanquée de poteaux télégraphiques qui ont l'air de grands râteaux debout sur leur mancheS». Comme si, en fait, c'était la route, par ces râteaux, qui cultivait le sol et qui en retirait le suc, qui est ici communication (ce sont des «poteaux télégraphiques») - ou presque communion, devrait-on dire, sachant qu'au bout de la route, c'est l'église qui préside, au bout de la table, la «confrérie» des petites maisons. Ainsi le passeur et son bac sont-ils autant nécessaires à ce village qu'ils en sont exclus, comme si le passeur était privé de repas, et si la rue laisse, dans le village, «entre[r] la vie» que le passeur lui apporte, lui n'y entre jamais, retenu qu'il est à son «va-et-vient de trait d'union mobile des deux rives9», à sa petite cabane de la rive droite dans laquelleilvit seul.

La fonction du passeur, par son mouvement de va-et-vient, est donc, dans le prologue, de pennettre la communion et de donner, en la laissant entrer, la vie au village. Or, voici qu'un jour. comme l'indique l'exergue au recueil, «quelque chose s'est mis à exister soudain» et ce quelque chose (outre ce qui suit cet exergue, c'est-à-dire toute l' œuvre poétique de Loranger) est non pas le village, mais précisément ce qui suit ce va-et-vient préliminaire présenté dans le prologue, c'est-à-dire «le passeur», qui réfère à la fois au nom du premier chapitre, au personnage et au conte dans lequel il s'inscrit. Et l'acte de naissance de cette existence nouvelle, son premier cri, ou sa première phrase, est une pensée - paradoxale, puisqu'elle est déjà celle de la mort :

Quand vint à l'homme la curiosité de connaître son âge, et qu'on lui eut fait voir le registre de sa vie avec l'addition de ses jours qui faisaient quatre-vingts ans, il fut d'abord moins effrayé de ce qu'il allait lui falloir bientôt mourir que de l'imprévu de sa vieillesse.10

8~p.277~p.28..

9~P.32.

(10)

La pensée de la mort se veut l'acte de naissance du passeur parce qu'elle amorce un mouvement particulier dont la première étape - il Yen aura quatre - consiste pour le passeur, en une découverte de soi. Car s'il «avait avancé dans la vie sans regarder devant lui,àla manière du rameur qui connaît bien le parcours et qui ne se retourne pas vers ravant», le passeur, en apprenant son âge avancé et sa mort prochaine, se retourna «brusquement vers ce qui lui restait à vivre» et, plus que de la peur de mourir, voilà qu'il devint soudainement inquiet de ce qu'allaient devenir ses bras, «ce qu'il avait toujours été», et cette inquiétude, comme si la pensée s-était détachée du corps pour échapper à sa mort prochaine et se regardait, du coup, de l'extérieur, aboutit pour luiàune découverte de soi:

L'énergie de pomper la vie comme d'un puits était encore en eux; mais il advint que l'idée de ne pouvoir pas toute la pomper, jusqu'à ce que le trou fût tari, devint sa pensée fixe. [... ] Donc, [...

l,

en plus des bras qu'il avait, le passeur se découvrit une idée, quelque chose de blotti dans sa tête qui la faisait souffrir. L-homme commença de se connaître; en plus des bras, il avait une tête; et pour des heures de sieste il en prit contact, et on le vit se tenir péniblement la tête dans ses deux mains.Il

Car l'homme, jusqu'ici, précisons-le, n'avait jamais été inquiété par la mort, ni par son âge, ni par autre chose en fait. Il «causait peu», il «était lent dans son travail», et «si un attelage sonnait sur la route, ilsortait sans se hâter de sa sieste qu'il prenait à sa porte, et allaitàson poste à l'avant du bac». Puis, le travail tenniné, il «reprenait sa sieste, immuableI2». Telle avait été jusque-là sa vie, sans histoire13, et telle elle ne fut plus jamais quand, à la suite «d'une grande fatigue au sortir du lit», il découvrit, comme si «la vie» que ses bras pompaient «comme d'un puits» était dorénavant la sienne -je veux dire comme si les bras du passeur, depuis qu'il savait qu'il allait mourir, ne tiraient plus sur le fil du bac mais sur celui de son identité; il découvrit, donc, en plus de ses bras et de sa tête, qu'il avait des reins et qu'ils étaient «usés». Telles avaient été précisément les paroles du médecin que le passeur dut d'ailleurs se répéter plusieurs fois avant d'en saisir «toute la signification», comme s'il avait euàen puiser, en les répétant, toute la réalité. Autrement dit, et comme

r

exprime tout simplement Loranger : «Son mal et ses reins s'identifièrent donc en passant par sa connaissance.14».

118!!!1p.29 Je souligne. 128!!!1p.29.

13Ce conte, d'ailleurs, est justement le premier de Loranger. comme quoi l'acte de naissance décrit par le mouvement de va-et-vient du passeur est au fond celui de l'écriture.

(11)

Mais cette connaissance de soi ne peut se faire complètement sans une connaissance de l'autre, c'est, autrement dit, en se confrontant au «tu» que le «je» parvient d'abordà se définir. C'est pourquoi la découverte de soi, pour contribuerà l'acte de naissance du passeur, doit être suivie par une deuxième étape, l'expérience de l'autre, que l'on définit également par ce qu'on appelle - on la connaît un peu - l'expérience amoureuse. Cette expérience, que l'on retrouve dans le chapitre intitulé «vent», se passe bien entendu au milieu de la rivière, dans un passage érotique où les ébats de l'homme et de la femme se confondent au mouvement très suggestif de la chaloupe sur l'eau :

Quand le passeur revint vers la rive où l'attendait la dernière des femmes attardées, la rivière était pleine de secousses et de chocs, et la chaloupe sautait sur l'eau qui semblait s'ébrouer. II atterrit péniblement, puis il repartit avec la femme. / La chaloupe n'avançait que par petites propulsions,à cause des rames qui lâchaient prise subitement, et qui lançaient en l'air des gerbes blanches [... ) à cause de l'équilibre qu'il fallait tenir dans le balancement des rames plongeant avec un bruit et remontant comme pour respirer avant de replonger; enfin, àcause du vent, et principalement des reins qui donnaient des langueurs et des sursauts au corps tout tordu qui tirait sur les bras tendus et quasi impuissants. [... ) Quand le choc de la rive eut enfin immobilisé l'embarcation, le passeur, les bras ballants, s'affaissa, épuisé:s

Cette expérience de l'autre, qui se traduit avant tout par un échec amoureux, se fait cependant sur deux plans: physique, bien entendu, mais surtout psychologique. En effet, c·est parce que la connaissance de soi passe d'abord par une «pensée fixe», une <<idée», ou des «paroles» - donc par une représentation immatérielle en référenceàune sensation physique (1a souffrance du corps) - que l'expérience érotique conduit à cette prise de conscience douloureusel6 : l'autre n'est pas seulement l'autre physique, le corps étranger, il est également

l'autre psychologique, une représentation de «soi» qui n'est pas «soi». Autrement dit, l'impossible fusion avec l'autre n'est pas tant l'impossible fusion entre deux corps que celle, beaucoup plus improbable, entre la représentation de soi et ce qui est représenté; entre, disons-le encore plus simplement, le mot et son référent17• Comme si, enfin, de ne pas pouvoir faire «un»

15Atm,p.32-33.

16Post coïtum animal triste dit-on d'ailleursàce sujet.

(12)

s'appliquait égalementà soi-même, entre son propre corps et la représentation que l'on a de lui. Ainsi, si 1"expérience amoureuse est un échec et si elle complètela découverte de soi, c"est parce qu'elle repousse, à rebours, l'homme ou la femme sur sa rive solitaire (car la fusion, bien entendu, se fait au milieu de la rivière, entre les deux rives opposées), en lui faisant comprendre que toute fusion permanente avecl'autre (l'autre «soi» qui est une représentation) est impossible. C'est pourquoi cette connaissance de soi, chez le passeur, comme une chaloupe percée, «comme si des filets d'eau froide avaient coulé dans ses os creux», devient soudainement envahissante, elle jaillit comme d'une source pensant déjà à la mer; et le passeur, par «transitions douces», et parce que cette connaissance est égale à la souffrance, se voit - sitôt cet échec amoureux ressenti - soudainement envahir par la paralysie. Ainsi, celui «qui avait été des bras.. des jambes, un dos et des reins, ne fut plus qu'une tête qui pensa les bras, les jambes, le dos et les reins.t8». Il y eut donc, à l'intérieur même du passeur, formation de deux rivages; le «je» découvert par la «pensée fixe», l'«idée» ou les «paroles» est définitivement devenu un autre «je», complètement séparé du référent initial. L'affinnation de l'autre ouvre sur la négation de soi; ['amante, autrement dit, n'a servi que de miroir.

Si le mouvement du passeur est d'abord celui, lent, comme sourdant tranquillement d'une source, de ladécouverte de soi, il est surtout, conséquemment à l'échec amoureux, la translation particulière d'un point de vue : du rameur ne regardant pas vers ravant, tout «occupé qu'il est du mouvement de ses bras», nous passons à celui du même homme, sur l'autre rivage - celui de la mort, vers laquelle il s'était d'abord retourné - qui se regarde venir. Cette troisième étape, celle dans laquelle le passeur est totalement séparé de lui-même, je l'appellerai ici la mort prémonitoire19. En effet, c'est en étant complètement immobilisé par la paralysie que le passeur

expérimente ce que sera sa véritable mort; c"est de là qu'il se regarde dorénavant, qu'il observe ce qu'il est. Et ce qu'il voit, c'estl'autre, son double, son remplaçant, celui qui n'est pas des mots, une pensée, mais un corps, un référent:

Il [le passeur paralysé] regardait la manœuvre du nouveau passeur, qui s'éloignait tout doucement sur l'eau, ~ui devenait tout petit, et puis imperceptible presque, et qui revenait en grossissant.-o

18Atm, p. 34. Je souligne.

19Lemot est de Pierre Ouellet. Voir «Maux de passe pour une poétique du passeur», dans Protée, hiver 1987. p.10S.

(13)

• C'est pourquoi le passeur - puisque cet autre est son référent - en le regardant

«découvrit la vraie vie, l'autre vie qu'il n'était plus21», et c'est pourquoi, «commes~i1 eût glissé le long de la grève qui amène l'eau jusqu'au cou et qui fait qu'il ne reste plus qu~unetête qui émerge», la paralysie est pour lui l'expérience - prémonitoire - de sa propre mort qui s'en vientn , D'où, par ailleurs, l'analogie de la paralysie avec l'hiver, quand la «rivière est de la glace et qu'il n'y a rien à faire23»; l'hiver qui a toujours été pour le passeur l'équivalent d'une inexistence, puisqu'elle rend impossible le mouvement de va-et-vient qui est sa raison d'être qui est, pourrait-on dire maintenant, sacause d'être.

Seulement, le passeur, au retour du printemps, lorsque la vie «revint peu à peu à ses membres engourdis», n'arrivera pas, malheureusement, à causer cette existence, à reprendre ce mouvement de va-et-vient qui en est le moteur et le procréateur. Par interdiction du médecin, d'abord, mais aussi à cause du nouveau passeur, qui ne voulait pas «céder la place pour laquelle il se sentait officiellement qualifié24», Le vieux passeur se retrouve donc prisonnier de son autre rive, prisonnier de la pensée ou de la représentation qu'il a de lui; incapable, donc, de revenir à l'origine de cette pensée, à son référent. D'où son ennui, d'où son désir de voir la mort venir le prendre (désir qui est, autrement dit, de voir la mort prendrel'autre (son référent) celui qui est sur la rive initiale, et de l'amener à lui, surl'autre rive où ilse trouve déjà) et qui serait ainsi pour lui comme une réunification; d~où, parce que l'autre ne peut venir vers lui et parce que lui ne peut aller vers l'autre, une disparition progressive de sa pensée, l'inaction de son corps ne pouvant plus «fournir de substance» à la pensée:

Le souvenir des hivers lui vint avec l'ennui, et l'atmosphère de sa dernière transformation perdit graduellement de sa teinte, il y eut du blanc dans la tête de l'homme, du blanc mou qui venait de partout25

Autrement dit, le passeur ne peut «s'écrire», ne peut effectuer parfaitementle retour sur lui-même, retour qui est pourtant la quatrième étape de ce mouvement de va-et-vient26, Sans

21A1!!1p.36.

22Le passeur, en effet, mourra dans la rivière. 23A1!!1p.38.

24A1!!1p.37.

(14)

redevenir le passeur qu'il a été, sans être l'homme mort qu'il allait devenir, le vieil homme, au fond, n'est plus rien, pas même mort, pas même vivant, rien., inutile. Sans pensée.

C'est pour corriger cette situation insoutenable que le dernier chapitre met finalement en scène unretour(d'où le titre «retournement»); chapitre dans lequel le vieux passeur se décide à empoigner les rames de la chaloupe avec, comme intention finale, de s'immerger complètement au milieu de la rivière, mais définitivement cette fois, avec «un bruit sourd»~ avec «une petite gerbe blanche qui s'éleva de l'eau comme un bouquet». Le retour du passeur sur lui-même est enfin accompli, bien qu'in extremis pourrait-on dire; car c'est la mort qui remporte, comme le courant la chaloupe, «avec ses deux rames pendantes, comme deux bras qui ne travaillent plus, comme deux bras qui ne font plus rien27».

Le passeur, comme l'artiste, est en quelque sorte un crucifié: dans le croisement de la route, qu'il continue, et de la rivière, qui la coupe, il y a sa vie.

n

y a son rôle de passeur, l'obligation de réunir les hommes à la route et de leur faire traverser le temps qui passe - je veux dire la rivière. Car sans le passeur, il n'y a plus de communication nourricière ou de communion entre les hommes (pensons aux «râteaux télégraphiques» et à l'église),il n'y a plus de route vicinale qui nourrit les petites maisons «attablées», plus rien, en somme, car c·est elle -la rue - qui laisse entrer «la vie» au village. Et c'est à constamment devoir faire le lien entre ces deux rives, à être constamment dans l'eau que le passeur se voit, comme une chaloupe qui fuit, rejoint et transpercé par le temps, comme lentement imbibé de son rôle. L'eau qui s'infiltre «comme des filets d'eau froide dans ses os creux», l'eau du passé et du futur lui annonce sa mort, ce qu'il sera, et l'artiste -je veux dire le passeur, se dédouble, comme les rives, et c'est entre lui maintenant qu'il voudrait faire le lien - ou la communion - entre ce qu'il n'est plus et ce qu'il sera. Mais, pour ce faire, il doit abandonner les deux rives du monde social et suivre le courant de la rivière, la rivière qui coule, comme un long fleuve tranquille, entre ses deux rives

26C'est probablement parce que cette impossibilité le hantait Que dans les «Momentsll de son deuxième recueil, l'image du passeur revient hanter Loranger: «Je voudrais ëtre passeur:! Aller droit ma vie, ! Sans jamais plus de dérive,! Soumisàla force 1Égale de mes deux bras. Je voudrais étre passeur; 1Ne plus fuir la vie 1Mais l'accepter franchement,! Comme on donne aux rames 1La chaleureuse poignée de mains»

~p.74. 27~p.41.

(15)

bien à lui; il doit partir et amorcer, au fil de l'eau qui passe, la longue quête du passeur «qui se • mit à exister soudain» : celle, dis-je bien, du passeur devenu artiste.

Et c'est celui-ci que l'on retrouve, quarante et un an plus tard, au milieu de cette autre rivière, elle aussi large et escarpée, perdue dans les Territoires du Nord-Ouest du Canada, le passeur qu'on attend non plus véritablement pour traverser «géographiquement» un cours d'eau, mais pour retrouver, comme dans le prologue dupasseur, la route entre soi et le monde, une

communication. Car au delà d'un imprévu qui viendrait briser son ennui, au delà du plaisir compréhensible d'entendre et d'échanger avec de «lointaines voix humaines», n'est-ce pas de retrouver un lien avec l'univers des hommes que désire effectivement le vieux Gédéon, sur le bord de sa rivière? Une communion qui viendrait le sauver de l'incertitude de sa condition d'être humain, de soninexistencepotentielle?

Il souffla la chandelle. Il s'étendit dans l'obscurité, aussitôt ressentit l'étrangeté de sa propre présence, de toute présence humaine sur cette terre. 28

Car voici qu'au bruit tant espéré de la «pagaie frappa[n]t l'eau», le cœur du vieil homme se soulève d'un «coup brusque», comme libéré d'une crainte bien précise:

Oh! le bruit aimable entre tous, ici, au fond du monde! Gédéon s'aperçut que ravait effleuré ce doute monstrueux: ni en ce ciel lointain ni sur cette terre lointaine il n'existait depenséequi se préoccupât de lui.29

Une pensée: celle qui, comme un télégraphe, permet le contact entre le monde et les habitants des régions perdues du nord; celle qui, en quelque sorte, transmet le monde,

r

offre aux êtres afin de les sauver de l'ennui. Car c'est bien l'ennui - comme la rivière gelée du passeur. comme sa paralysie30- qui est en cause ici, d'où le «désir le plus vif» de Gédéon de voir «de

l'imprévu entrer encore une fois dans sa vie»; d'où l'espoir qu'ont les êtres seuls de voir la rivière leur amener en quelque sorte un passeur d'images, quelqu'un qui viendra leur apporter le monde

28~p.14.

29Ibid. Je souligne.

30Gédéon. comme le passeur. est en effet «paralysé» : il voudrait bien. lui aussi. «s'élancer vers sa barque» et gagner. comme le passeur, le village, mais «lui parti, s'il ne pleuvait pas pendant son absence. son petit jardin de légumes [encore la nourriture...1dans la clairiére juste défrichée se passerait-il d'être arrosé? Lui-même, au reste. quand. à la taverne ou chez des gens, il aurait pris un coup. saurait-il ensuite s'arrêter? [car le passeur, nous le savons, doit toujours retraverser la rivière et revenir à sa cabane...I»Et lui aussi, comme le passeur, voit. sur le bord de sa rivière. «passer» sous «son regard» «toutes sortes de voyageurs., sans qu'il parte avec eux cependant.M§, p. 12 et p. 11.

(16)

sur cette rive tant éloignée où ils se trouvent, même si ce monde, au fond, n'est que sa

• représentation:

D'après ce qu'elle raconta encore, Pierre crut comprendre que ces deux êtres, sous une espèce d'envoûtement crée par la monotonie de l'eau, la monotonie du ciel~ attendaient de la rivière qu'elle-même vînt à le rompre un jour par une visite quelconque, un événement enfin dans leurs vies. Mais ce qui existait au monde. ils ne savaient se le représenter qu'en feuilletant de vieux magazines, en y regardant jour après jour des images: une ville, San Francisco; un bateau sur l'océan; des visages de

cinéma ...3l

Car les voyageurs, dans les sauvages contrées du nord, transportent la représentation du monde; ils s'échangent autour de la table, comme les râteaux télégraphiques de Loranger, une nourriture, qui est conversation, qui est, ici aussi, communication et communion. Et comme pour le passeur de Loranger, plus qu'autour de la table, cela se fait entre les deux rives d'une rivière:

Dans la petite auberge en planches, ce soir, était assemblé pour le dîner à une table

commune un bruyant groupe de voyageurs. [... ) / Autour de la table, la conversation

montait jusqu-à faire penser à des gens qui se fussent crié des paroles des bords

opposés d'un torrent.32

Qu'est-ce donc, alors, que cette rivière? Quelle route secrète cache-t-elle pour que toujours il faille la traverser pour retrouver le monde et son existence? Que sont ses rives toujours opposées et toujours à réconcilier? Le passeur de Loranger, en traversant les quatre étapes mentionnées précédemment, avait trouvé la réponse. Mais, paralysé. vieux, mourant, il ne pouvait aller plus loin, sinon le plus loin qu'il pouvait: au milieu de la rivière, pour mourir avec lui-même. Car la réponse, c'est d'un côté la jeunesse, d'un côté la vieillesse, aux extrémités la naissance et la mort, et entre les deux, la difficile conquête de son identité.

Ce sont ces quatre mêmes étapes, avec leur mouvement de vaetvient et leur finalité -donner naissance, faire exister - que l'on retrouve ce soir-là, bien que condensées. dans la vieille cabane de Gédéon, alors que Pierre dessine silencieusement son hôte. En effet, devant «l'air aimable et en même temps très secret - ou plutôt contenu, un peu éloigné de lui-même33»

31M§,p.38. Jesouligne. J2M§,p. 33. Je souligne.

(17)

du voyageur, le vieux Gédéon (qui, comme le passeur, avait eu peur auparavant de la more4) se • met à raconter sa vie, sans réserve, comme pour la transmettre à

quelqu~un

qui se situerait quelque part dans ce coin secret et éloigné où le voyageur se tient35• Et comme ce dernier arrive

forcément de l'autre rive (c~est le principe du passeur), Gédéon espère soudainement que ce

quelqu~un,découvert peu à peu dans les paroles que le passeur lui inspire, soit tout simplement lui-même:

Pourtant, demanda-t-il avec un regain d'espoir, est-ce qu'ailleurs dans le monde, en Australie [de l'autre côté de la terre. comme sur la rive opposée], par exemple, il n'y aurait pas quelque autre homme de même façon occupé? / Apparemment, cette idée lui plaisait; il y revint, du regard suppliant Pierre de le rassurer là-dessus. Lui qui avait beaucoup voyagé, n'avait-il pas entendu parler d'un autre solitaire chercheur d'or quelque part dans le monde?36

Autrement dit, la communication permise par le passeur se transfonne chez Gédéon en une découverte de soi; une pensée, soudainement, se détache de son corps mortel et s~en «va» correspondre, de l'extérieur, à ce qu'il est: un chercheur d'or. Mais comme pour le passeur de Loranger, cette première étape n'est pas aussitôt franchie qu'intervient la seconde, l'expérience de ['autre, ou l'échec amoureux, mentionné dès la phrase suivante:

Puis il oublia cette lubie en pensant au plus triste de ce qui lui était advenu: sa femme était morte, sans doute d'ennui.37

C'est pourquoi, puisque cette deuxième étape est déjà franchie, puisque l'échec amoureux est déjà consommé et ressenti et traîne dans la cabane comme un vieux fantôme, Gédéon peut d~ores et déjà passer à la troisième, qui est celle de la mort prémonitoire; mort qui, comme pour le passeur de Loranger, se fait également par la pensée, transmise ici non plus par la souffrance et la maladie, mais par Pierre :

À tout moment, les yeux du jeune gars venaient à lui, lui touchaient brièvement le visage, repartaient on aurait dit avec quelque chose: le front, un mouvement des lèvres, une pensée, un morceau du crâne peut-être. Cela faisait penser un peu aux vautours qui connaissent le meilleur à manger: les yeux, et puis le tissu nerveux le plus fin, la cervelle.38

34«En fin de compte, il dut bien se résoudre

a

passer son seuil. C'était pour lui le moment le pire. On ne peut imaginer tout ce qu'il pouvaity avoir en cette cabane déserte, en chaque coin tapi et prêtà se jeter sur lui, de méchant, de triste. de souvenirs devenus hargneux. Aussi bien n'entrait-il plus chez lui que comme une bête prise au piège et qui s'en souvient.»M§.. p. 14.

3SComme le passeursol~airede loranger. Pierre, en effet. cause très peu. (Voir6!m.p. 28.)

36~p.18.

37~p.18. 38M§,p. 19.

(18)

La mort prémonitoire, représentée ici par le travail quasi charognard de Pierre, est nécessaire parce que c'est de là, de cette rive finale, que le «moi» repart pour revenir enfin à sa référence initiale; c'est le tributà payer pour que «quelque chose se [mette] à exister soudain» et Gédéon, dès le paragraphe suivant, de ce tribut est aussitôt récompensé :

Gédéon ne se reconnaissait pas encore tout à fait. Puis il eut un grand sursaut. Il regarda mieux, et, doucement, se mit à pleurer. / Ce n'était pas de chagrin. / Ah, Seigneur, c'eût été plutôt de délivrance! / - C'est moi, se prit-il à gémir comme s'il y avait là du bonheur. C'est bien moi, va!39

Gédéon, en traversant les quatre étapes correspondant au mouvement de va-et-vient du passeur, en effet, se met à exister; sa pensée, pur bonheur, coïncide soudainement avec son référent. C'est pourquoi, sitôt après ce «sortilège», Gédéon ressent comme une profonde sérénité, le soulagement de celui à qui la victoire semblait pourtant inespérée:

la vie, bizarre, un jour après un autre, et cela fait la vie, le passé; cela vous conduit à la mort. Hier, on était jeune, aujourd'hui on est vieux. Tout: l'étonnement d·avoir vécu, râge, qu'on en fût rendu là tout de même à force de patienter, et jusqu'à la douce tristesse que cela fût enfin compris. / Gédéon pleura quelques minutes encore sur cet étrange chagrin merveilleux.-Io

Mais cette existence, Gédéon le sait, est entièrement redevable à Pierre, d'où la surexcitation du vieux et son impatience à vouloir aussitôt assurer la pennanence de cette coïncidence par la présence rassurante du passeur, afin que ce ne soit plus

r

ombre de son double -le Gédéon mort - qui vienne lui servir de rive lointaine et opposée, mais quelqu·uo de vivant qui serait en quelque sorte et tout simplement la moitié de lui-même, qui assurerait continuellement le va-et-vient entre les deux rives :

Si Pierre voulait rester, dit-il, décrivant la nuit d'un geste large, tout serait à lui de

moitié. Il parlait aussi d'or, de beaucoup d'or à prendre dès qu'ils seraient deux à le

chercher. Qui sait, la rivière n'attendait être que cela. Elle ne se plaisait peut-être pas dans la compagnie d'un homme seul. Mais quand, sur ses berges, elle entendrait des voix s'interpeller et se répondre, presque sûrement cela l'agiterait elle

aussi, l'amènerait à de meilleures dispositions. Une rivière, c· est si curieux, disait le vieux."1

39ibid.

40M§..p. 20. Notons ici, comme pour le passeur de Loranger(Atm.p. 28), l'étonnement de Gédéon, comme si le temps passait (ou coulait) si vite. si régulièrement. qu'à la vieillesse, c'est l'étonnement d'abord qui nous rejoint. celui de voir que tout est bientôt terminé. (Ou. plus encore, l'étonnement de se connaitre enfin? Ce qui est un peu la même chose. puisqu'on ne se connait vraiment. on le voit. que mortel...)

(19)

Car l'or, l'or fameux, se trouve effectivement au milieu de la rivière, lorsque les deux rives si longtemps séparéess'interpellentenfin - ou s'identifient, se réunissent comme dans un dessin - , et c'est pourquoi le vieil homme, dès les premières phrases du roman, en lavantà«grande eau les sables que lui apportait le courant [... ] de plus en plus souvent interrompait son travail pour fixer rêveusement le fil de la rivière», car c'est de là, il s'en doute peut-être, qu'arrivera l'or le plus précieux42 -le sentiment d'exister - celui qui n'est pas altéré par le temps qui passe, celui qui, révélé enfin par les dessins de Pierre, peut devenir beau, certain et immuable.

Le travail de l'artiste-passeur, en assurant de par le monde ce mouvement de va-et-vient, est donc tout simplement - mais quasi divinement43 - de faire, en passant, exister les êtres

vivants, leur offrir une identité, une représentation d'eux-mêmes, quelque chose qui, enfin, leur permettrait d'échapper à l'inéluctable dérive du temps qui passe:

Qu'est-ce en somme qui l'intéressait? Le côté solitaire, abandonné des choses? Peut-être pas toujours. Alors quoi? Cela le vexait d'Peut-être à ses propres yeux une telle énigme. Mais avait-il à creuser le fin mot de

r

affaire? Son arbre malingre exprimé -vengé peut-être - il passeraitàautre chose, irait ailleurs. Sa vie n"avait-elle d'autre but que d'arracher quelque chose enpassant au vide effarant, à l'effarante solitude qu'il traversaitf4

Lutter contre le vide, contre la paralysie, contre la rivière qui emporte tout ce qui passe. Bref, lutter contre la mort - chose compréhensible puisque c'est la mort qui est à

r

origine, justement, de ce mouvement de va-et-vient:

Puis lui était venu le sentiment qu'à l'homme tout est vite arraché. Il avait entrepris de lutter contre l'anéantissement de chaque instant. Est-ce ainsi que l'entendait le père Le Bonniec lorsqu'il s'écriait : «L'artiste est protestataire; et d'abord contre le sort humain qui est de finir». [... ] Et ainsi, peu à peu, plus que de vivre lui importait d'inventorier du moins ce quipasse..Js

42 ..ya-t-il rien au monde, demanda-t-il [Gédéon], qui autant que l'or a fait voyager les hommes?»M§.,p. 17.

43Le parallèle avec le mythe de l'artiste divin cherchant le secret de la crèation est facilement relevable. Ne serait-ce que cette sentence du Père Le Bonniec: «Des protestataires. murmura-t-il, comment se fait-il que tout ce qui se fait de plus beau dans ce monde soit un acte de protestation. Créer, se dit-il, comme s'il ne le découvrait qu'à l'instant. n'est-ce pas de toute son âme protester? À moins que... à moins, ajouta-t-il. songeur, que ce ne soit une secrète collaboration»~p. 131. Pour une étude plus approfondie, voir les analyses mythocritiques de Marie Francœur (<<Étude de la structure anaphorique dans La Montagne secrète de Gabrielle Roy», dans Voix et images. vol. 1. no. 3. avril 1976, p. 387-405, repris avec quelques ajouts et transformations sous le titre eLe roman: la quête de la Montagne secrète», in [Francœur. louis et Marie] Grimoire de l'art. grammaire de l'être, Québec, PUL. 1993. p. 259-292) et de Marc Gagné (<<Pierre-Prométhée» Visages de Gabrielle BQy, Montréal, Beauchemin, 1973. pp. 20J.222).

44M2.p. 24.25.

(20)

C'est pourquoi il faut impérativement donner aux hommes un moyen de communiquer -autrement dit leur fournir un mouvement de va-et-vient entre les deux rives - car ce mouvement est la condition première (rappelons-nous le passage de Gédéon et de la «pensée qui s'occupât de lui») de leur existence. D'où cet éloge du Père Le Bonniecà propos du travail de Pierre, qui est véritablement ici une fusion de l'artiste et du passeur :

Car les avait-il véritablement vus avant que ne vienne les lui montrer cet homme de lumière? [... ] Était-ce là manière de traiter cet enfant entre tous chéri des hommes, celui qui ouvre leur~eux,celui qui ouvre aussi entre eux de grandes portes soudaines de communications.

Mais si ce mouvement de va-et-vient à travers le monde représente raspect {(social» du travail àe l'artiste-passeur, tel n'est pas, néanmoins, son seul ou, du moins, son aspect le plus important. Car la préoccupation véritable de Pierre, plus égoïste au fond (bien que ce soit toujours les autres, somme toute, qui en profitent le plus), se situe à un niveau beaucoup plus intérieur, personnel, secret. C'est pourquoi, devant l'excitation et les «prières» de Gédéon, Pierre, plutôt que de s'en réjouir,

se taisait.

n

gardait la front levé comme vers une éclaircie en ses pensées. Il regardait les étendues infinies du ciel constellé, et ilavait le sentiment d'une incommensurable distance en lui-mêmeàfranchir47

Car l'artiste-passeur, pour être lui-même et se retrouver enfin, pour exister et jouer véritablement son rôle, ne peut se mentir, il doit lui aussi traverser les quatre étapes du mouvement de va-et-vient entre les deux rives et produire lui-même son image; il doit se rendre inévitablement jusqu'au bout de rautre rive, qui est le bout de la rivière. Il doit franchir, afin de se rejoindre,

r

«incommensurable distance en lui-même», car cette rivière, c'est sa vie.

C'est pourquoi, à «rappel d'une beauté qui n'existait pas encore, mais qui, s"il en atteignait la révélation, le comblerait d'un bonheur sans pareiI48», Pierre ne peut faire autrement que de prendre ses rames et son canot et de repartir à la poursuite de sa quête :

À Pierre il devint impossible de rester en place. Il se releva, éteignit les braises, embarqua ses affaires, sur l'eau noire s'envola. [... ) / Est-ce que tout dans la nature

461§,p.133. 471§,p.21 . 481§,p.28.

(21)

n'était pas ce soir vastes appels? Sans nulle part s'arrêter, toute la nuit Pierre voyagea49•

Et la destination de cet appel est située dès la phrase suivante: elle est la rive dernière, la rive finale, celle dans laquelle toutes les rivières se jettent, c'est-à-dire la mort, l'océan :

Le lendemain la rivière s'étala, elle courait pourtant de plus en plus vite, comme aspirée déjà au loin; puis elle tomba dans plus vaste et plus profond qu'elle-même, dans un grand fleuve dont l'écoulement s'entendait de loin et qui devait fuir vers l'océan arctique.5O

Ainsi, tout le parcours «hydrographique» de Pierre est représentatif de son parcours intérieur: ilpart de ses crayons d'écoliers et de ses premiers dessins aux rivières du Grand Nord Canadien et àla peinture, attiré par quelque beauté, ou bonheur, ou expérience artistique dont l'aboutissement provisoire, tout au bout de ces rivières, est la découverte de la Montagne Secrète. Ce parcours premier, dans lequel Pierre réalise qu'il est artiste et passeur, représente en quelque sorte le «va» du «va-ct-vient», il est la première étape, celle de la découverte de soi. La deuxième étape,l'expérience de l"autre, ou l'échec amoureux, s'amorce d'abord par son histoire avec Ninasl,mais aussi par sa relation d'amour avec la montagne secrète:

Je suis belle extraordinairement, c'est vrai, disait-elle. En fait de montagne, je suis peut-être la mieux réussie de la création.

n

se peut qu'aucune ne soit comme moi. Cependant, personne ne m'ayant vue jusqu'ici, est-ce que j'existais vraiment? Tant que l'on n'a pas été contenu en un regard, a-t-on la vie? A-t-on la vie si personne encore ne nous a aimé?52

Relation, cependant, qui se tenninera encore une fois par un échec, non pas parce que Pierre ne parvient pasà peindre convenablement la montagne - il en fait une dizaine de pochades qui le satisfont vraiment - mais parce que personne, autre que lui, ne vient donner vie à ses peintures; personne ne vient, comme il a fait lui-même avec la montagne, les transformer, par sa contemplation, en unepensée. les privant par là d'une existence réelle:

C9Mâ,p. 29.

50ibid. Cette idée est repriseàParis: «Ah! qu'elle soit couverte de ponts glorieux, que s'y jettent les soirs de printemps des désespérés, qu'elle charrie, comme on dit. des «siècles d'histoire., n'importe! L'eau est toujours de l'eau. Elle coule vers plus grand qu'elle-mëme et. enfin, vers la mer.• M§.. p. 101.

51ICAlors, devant l'absurdité de son but. cet homme infiniment las éprouva le poignant désir de n'ëtre plus qu'un homme comme les autres, occupésàservir,àchérir quelques amis seulement, peut-être une femme, des enfants. Cette vision, sur son âme épuisée, eut l'attrait d'lm bateau qui passe aux yeux d'un naufragé. [...JIl pensaàNina, jamais toutàfait oubliée.•M§.,p. 99-100.

(22)

Voici que l' œuvre de Pierre était un peu comme avait été la montagne avant que ne la contemplât celui-ci; belle peut-être, mais qui le savait, qui la connaissait?5J

Ce qui amène Pierre à se rendre compte d'une troisième relation amoureuse: celle de l'artiste avec son public.

Pierre s'assit sur la mousse, pensantà ces choses et troublé. Il se découvrit au fond désireux d'une bien plus haute appréciation que n'en pouvait donner Orok. Il s'aperçut penserà des hommes, des inconnus, une multitude. Il rêvait d'eux, d'une entente entre eux et lui, - d'une entente avec des inconnus, - lui qui, toute sa vie, jusqu'ici, s'était sans cesse éloigné des hommes. / Éloigné? Ou rapproché? 1Tout à coup, l'inonda le sentiment d'avoir fait pour eux seulement ce qu"il avait fait. Pour qui d'autre l'eût-il pu faire?54

Et si cette troisième relation amoureuse est également un échec (du moins provisoirement), c'est parce que Pierre est seul, dans le Nord de l'Ungava, àcontempler ses pochades, et que la fusion avec ce public, faute de public, est pour l'instant impossible, d'où le début de la troisième étape,la mort prémonitoire, qui est la scène suivante, celle du duel avec le caribou.

Ils coururent encore un moment, lentement, ilest vrai. Pierre dit : «C'est vrai quej'ai hâte que tu meures». [... ] Et leurs ombres sous la lune furent encore une fois bizarrement confondues comme celle d'une seule masse épuisée. [... ] Puis la lune éclaira quelques grandes flaques d'eau à la surface du sol. Dans sa soif cruelle, le caribou n'y put résister. Il s'en approcha.

n

pencha la tête. li commença de boire. De pitié, Pierre s'était arrêté, laissant s'abreuver le caribou dontilconnaissait, par sa propre soif, la soif intolérable. Puis il se ressaisit, il bondit en avant, frappa le cou penché.55

L'identification de Pierre avec le caribou, par leur soif commune, leur besoin cruel de l'eau, leur «seule masse épuisée» et «leurs ombres confondues», est confirmée plus tard par le récit qu'en fait Pierre,àParis:

Il en vint à décrire l'éclat de lune qui leur avait révélé à tous deux un peu d'eau luisant devant eux sur le sol de la toundra. Il dit la soif qui les dévorait.

n

dit comment ils trottèrent longtemps, côte à côte, «1"œil dans

r

œil», leur épuisement, leur souffle brisé. / C'était très curieux; on eût dit que Pierre tout ce temps n'eût parlé que d'un seul et même être, poursuivi et poursuivant .. .56

53MSp. 112.

54M§.,p. 113. Cette hésitation entre l'éloignement et le rapprochement est d'ailleurs constitutif deson état de passeur: lorsqu'il s'éloigne d'une rive,ilse rapproche de l'autre.

55M§.,p. 120.

(23)

Gérard Bessette et quelques autres critiques ont tenté de montrer comment la montagne et/ou le caribouétait~ directement ou indirectement~une représentation de la mères7• La chose peut être

plausible dans le cas de lamontagne~ connaissant

r

influence que la mère eut dans

r

écriture~ la vie et les écrits de Gabrielle Roy, mais ce qui pourrait rendre l'hypothèse acceptable, indifféremment de la biographie ou de l~approchecritique utilisée, est l'importance de la quête d'identité dans La Montagne Secrète. Il pourrait être significatif: en effet, que la montagne soit pour Piene une première étape - ce qu'elle est d'ailleurs - et d'y voir, conséquemment~celle que doit traverser tout humain dans sa connaissance de soi: une identification avec ses parents. C'est en ce sens que le duel avec le caribou prend une signification particulière, mais qui n"est pas nouvelle dans notre propos, car elle est celle, je l'ai mentionné, de la mort prémonitoire. Si Pierre «se tue», ou s'il tue l'image de lui-même associée à un parent, comme une identité première qu'il n'a cependant pas choisie, c'est pour aller au-delà de cette image, là où se trouve sa véritable identité, celle qu'il voudra bien - puisqu~il est artiste - se créer. C'est pourquoi~

lorsqu'il revient sur le lieu de «l'enivrant bonheur», il y trouve avant tout un rappel de son voyage, qui est toujours pour lui 1"appel du départ :

Décapitée par les nuages, sans obélisque, la fière montagne n'était plus qu~unemasse terne, presque invisible au centre de l'épais brouillard que dégageait le lac, à ses pieds. C'estàson canot, au vrai, dont ilvit la /Jointe hors de la neige, que Pierre se reconnut de retour au lieu de l'enivrant bonheur.S8

D'une certaine façon, c'est ici que se situe la différence principale entre le passeur de Loranger et le personnage de Gabrielle Roy. Car Pierre Cadorai, en reprenant son canot, ne meurt pas comme le passeur dans la rivière: il assume son statut d'artiste et s'embarque pour Paris. Il s'agit ici de la troisième partie du roman, essentielle pour la compréhension de 1"œuvre car elle représente ici la quatrième étape de notre mouvement, celle que j'ai intitulée le retour.

Cette quatrième étape représente, pour sapart~le «vient» dans le «va-et-vient du trait d"union mobile des deux rives», parce que c'est ce «vient» - qui représente le retour vers soi après la reconnaissance de la mort - qui donne uneexistence au passeur59• Autrement dit, Pierre «va»à

51Voir Gérard Bessette, dans Trois romanciers Québécois. 58M§,p. 123. Je souligne.

59Faut·il répéter?liDonc, [...1.en plus des bras qu'il avait. le passeur se découvrit une idée, quelque chose de blotti dans sa téte qui la faisait

(24)

Paris afin de raconter, en peinture, son histoire, afin de «revenir» vers soi et de faire coïncider sa représentation de lui-même avec ce qu'il est ou ce qu'il a été. Comment, d'ailleurs, ne pas citer ce pivot essentiel du roman, pivot non pas seulement de sa signification., mais aussi de sa géographie, puisqu'il se situe justement au milieu de l'océan, soit sur ['autre rive,à la fin de toute rivière, de toute vie; donc,à la fin de tout ce qui «va» et au début de tout ce qui «vient» :

Il écoutait cette voix, hier inconnue comme celle de 1"océan, maintenant elle aussi familière.

n

pensa ingénument: cet homme-là, ce Shakespeare, est fait pour être lu au milieu de l'Atlantique. [... ] Tant d'agitation, de secrets et de tergiversations, pour en finir sur cette douce plainte: to tell my storyfO

Et raconter son histoire, il le fera littéralement, ensuite, avec Stanislas, sur le bord de la Seine:

Les histoires fusaient de son cœur. À se raconter, il découvrait un plaisir inédit, neuf, étrange, qui llii restituait son identité. sa vie, sa réalité dont, depuis des jours, à Paris, il était comme dépouillé.6l

Et ces histoires, HIe découvre bientôt, sont essentiellement celles d'un retour sur soi. Car se raconter, c'est se tourner vers son passé, c'est «revenir» àson origine, et cette ambition, encore une fois, et parce que Pierre est artiste-passeur, est explicitement associéeàla rivière:

L'eau est toujours de l'eau. Elle coule vers plus grand qu'elle-même et, enfin, vers la mer. / Près de la berge, Pierre entendit le chant consolant. «Veux-tu que je te prenne et te ramène? Pour ma part, à mon estuaire, à l'océan; lui, vers ta côte canadienne; ensuite tes rivières, de l'une à l'autre, à travers l'intérieur vaste de ton pays, jusqu'à ton Mackenzie peut-être, en ton canot dansant? Veux-tu que je te prenne et te ramène?»62

Si Pierre répond «non»à rappel de l'eau, c'est qu'il ne vit plus que pour peindre63et ce qu'il peint, dans ce long retour sur soi, c'est évidemment lui-même. Une phrase,àelle seule, exprime d'ailleurs clairement ce qu'est précisément ce «va-et-vient» de l'artiste-passeur:

Ce qu'il peignit avec une telle hâte àcette époque, c'était la partie éloignée, naïve et jeune de sa vie. Elle lui revenait, lui était entière restituée. Ou plutôt avait-il l'impression de se rencontrer lui-même, tel il avait été, voyageant avec confiance vers l'avenir. Descendant vers le passé, il se croisait allant de ravant. Et les deux hommes

60~p. 147. Souligné dans le roman. 61b§. p. 166. Je souligne.

62b§.p.159.

63Cette décision a été prise, d'ailleurs, en plein milieu de l'océan, alors qu'il allait au-delà de sa mort prémonitoire, comme dans une deuxiéme vie qui, à son gré, lui permettrait depenser son existence cilplongea les yeux au plus loin de l'océan bruissant. Non, il le savait. depuis longtemps déjà.ilne vivait plus que pour peindre. peindre, peindre" ~p. 149.

(25)

un instant lui semblaient s'arrêter au bord d'une rivière pour se consulter, échanger des nouvelles.64

Le résultat de ce croisement, au milieu de la rivière, après une très longue série de peintures devant «résumer tout ce qui en était de sa vie65», de toutes ces choses ayantpassé sous ses yeux

alors qu'il revenait vers soi, ce résultat, comme pour le fixer enfin une fois pour toutes hors du temps qui passe, c'est tout simplement son autoportrait final, celui qui, «sur le mur», comme l'exprime Stanislas sur un ton à la fois solennel et mystérieux, pourra laisser «son empreinte66».

Et Pierre, l'artiste, par ce portrait, existe. Tout passeur n'est cependant pas artiste, pourrait-on dire en pensantà celui de Loranger, mais tout artiste, assurément, est passeur. C'est pourquoi après ce «va-et-vient» qui «vient» de lui donner une existence et son identité, Pierre est prêtà repartir encore. «C'est que je n'ai rien fait67», dit-il à Stanislas. En un sens, cela est vrai. Car il n'a fait, au fond, que donner la vieàce qui était déjà: lui-même, la montagne, les chiens de traîneaux, etc. Maintenant, il lui faut donner une existence àce qui ne fut jamais, il lui faut, comme Dieu, se mettre véritablementàcréer:

La montagne resplendissante lui réapparaissait. 1 Mais sa montagne en vérité.

Repensée, refaite en dimensions, plans et volumes; à lui entièrement; sa création propre; un calcul, un poème de la pensée. [... ] Enfin comprenait-il ce qu'entendait le maître quand il disait que n'est pas nécessairement œuvre d'art l'œuvre de Dieu.68

Car, enfermé dans sa chambre de Paris69, malade et mourant, Pierre se livre entièrementàla

vie nouvelle qui, en lui, existe, et dont il est enfin le créateur. D'où ces allusions, à la toute dernière page: «et cependant la tenait-il jamais, àl'intérieur de soi,cette autre vie de sa vie ...»

ou «Il fallait lui donner la vie, ne pas la laisser, elle, mourir. Ce qui meurt, avec une vie, d'inexprimé, lui parut la seule mort.70». Mais Pierre, pris d'une attaque, laissera sa montagne

64M§.,p.198. 65M§.,p.199.

66M§.,p.213. 67M§,p.217.

68M§.,p. 221. Souligné dans le texte.

69Il est malheureusement impossible d'insister ici sur l'importance de l'espace intime dans les textes de Loranger et de Roy comme lieux essentielsàla création. Mais la coïncidence entre les deux et leur relation àla «rivière gelée» (l'hiver du passeur et sa paralysie: l'hiver de Pierre et sa maladie) trouverait pertinemmentàétre éclaircie. Probablement est-ce dans la nécessité de devoir s'abandonner sans retenuàla

pensée • et donc de pouvoir donner existenceàce que l'on pense - que se trouverait "explication. 70M§., p.222.

(26)

inachevée et cette Vie nouvelle~ mis à part un fond de «mauve fragile», ne sera jamais • véritablement exprimée.

Inexprimée, inachevée ou inédite, comme l'autre rive: La maison rose près du bac. Il

ID'est impossible, et mettant ces deux textes côte à côte, de ne pas réfléchir ici une autre fois à la

question de la mère - ou, pour éviter d'avoir à parler directement de la mère, de ne pas réfléchir

àla question des origines. Car toujours - pour revenir un instant sur La Montagne secrète -chuchote quelque part derrière l'oreille de l'artiste la voix étrange d'une première création, indépendante et antérieure à la sienne :

Il exultait d'une ivresse d'indépendance, cependant curieuse. Car, au centre de cette bienheureuse indépendance de l'âme, qu'y avait-il à l'œuvre sinon encore le maître de monde qui le poussaitàsa création.71

Il doit être significatif que Pierre ne réussisse pas à peindre une fois pour toutes sa montagne et que nous n'ayons d'elle que de nombreux dessins épars, qui ne se réunissent pas. De plus, deux autres phrases, dans La Montagne Secrète, me font ici réfléchir : «L 'homme doit aller en paire comme les animaux supérieurs.72»et «Toutàcoup le parcourut un frémissement si heureux qu'il se dressa en avant dans l'attente de l'image qui forçait la brume, s'avançait vers lui telle une personne aimée.73» Comme si Pierre, bien qu'il soit parvenu à se donner une existence et une identité propres, était incapable de rendre la pareille aux autres, plus précisément ici sa montagne, qui est justement la personne aimée.

Quand elle reviendrait de ses voyages, pensait Gilberte, ce serait pour en verser le merveilleux dans le cœur attentif de la mère. N'était-ce pas surtout pour faire voyager la mère qu'elle voulait elle-même voyager, rapporter des récits?74

La première partie de La maison rose près du bac raconte la promenade en voiture de trois sœurs et de leur mère, sur le bord de la rivière Rouge, au Manitoba. Gilberte, la conductrice, est à vingt-deux ans la cadette du groupe. Attirée, comme Pierre, par une «beauté inconnue75», elle

71M§,p.221.

72M§,p. 219.

7JM§,p. 220. Je souligne.

74«LaMaison rose près du bac», p. 17.

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rêve de fuir son Manitoba natal et les «puériles préoccupations76» de ses sœurs afin de trouver le • bonheur, le vrai, celui offert par la vastitude du monde et de l'avenir. Et comme son désir est en même temps de mettre sa mère en communion avec le monde (ne veut-elle pas lui «rapporter des récits» comme en attendent Gédéon et sa fille sur le bord de leur rivière?), il lui sere naturel de conduire sa mère en un lieu qui ne nous étonnera pas du tout ici :

Descendues sur la berge, les quatre femmes virent à leurs pieds., au bas d'une petite descente à peine marquée de pas, un bac sur câble. Cette maison à côté., c·était donc la demeure du passeur.1Un passeur!77

Gilberte, comme si elle y voyait un lien avec ses rêves de voyages78, cherche aussitôt à

entraîner sa mère sur le bac., mais celle-ci - y voyant justement le même lien - recule: Mais la mère avait peur. Savait-on si le bac était solide? Et puis, non. Regarder le bac, rêver à des voyages, elle le voulait bien, mais se confier à lui., ça c'était autre chose.79

Car la mère, contrairement à sa jeune fille, est peureuse: «C'est vrai, je suis peureuse, en convint la mère, souriante, émue par la bravoure de Gilberte». Ce qui amènera d'ailleurs la narratriceàpoursuivre ainsi: «Elle [la mère] lui passait tout à elle [Gilberte]. évidemment».

Toutà«elle», comme si lui incombait maintenantàelle seule la responsabilité de franchir la rivière, d"assumer les «fougueux désirs» qui la liaient pourtant àsa mère. C"est pourquoi Gilberte - elle qui n'a pas peur de traverser la rivière à la façon du passeur - partira effectivement en voyage pour revenir, dix ans plus tard, retrouver sa mère et ses deux sœurs. Et la conséquence de ce voyage est ici fort significative: de la troisième personne, neutre et impersonnelle de la première partie, la narratrice passe soudainement au «je»., comme si d'avoir traversé symboliquement la rivière, d'avoir effectué le «va-et-vient» entre les deux rives lui avait donné, comme à l'artiste-passeur, une certaine existence, un contrôle ou une voix sur sa destinée.

76idem. p. 16.Comme Pierre. en effet: .il entendait pourtant l'appel d'une beauté qui n'existait pas encore. mais qui, s'jl en atteignait la révélation, le comblerait d'un bonheur sans pareil. Àune distance indéterminée quel était donc ce bonheuril venir dont il recevait déjà une telle chaleur d'âme?»~p.29.

TTidem. p. 19.

78En effet, Gilberte, devant le bac, se sent •dépaysée» , comme elle réve de l'être par les «vieilles cultures» de l'Europe - idée de vieillesse

qu'elle retrouve justement dans les installations du passeur: «les faibles grincements [du vieux bac} semblaient dire: «Je suis vieux, vieux, vieux.»II. p. 20.

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Mais malgré le fait «d'avoir tout passé» àGilberte, cette existence nouvelle de la cadette ne sera malheureusement pas celle de la mère, ni celle de ses deux autres sœurs d'ailleurs, qui vieillissent toutes trois dans une amertume progressive, comme si elles s'éloignaient, autant que le temps passe, de ce qu'elles avaient d'abord souhaité comme vie. «En sorte, écrit Gilberte, que j'étais seule, qu'elles étaient seules, qu'ensemble nous étions seules.80» Ce sera seulement par le dé\Ïr commun de retrouver la petite maison rose, lors d'une seconde promenade en voiture, qu'elles découvriront à nouveau un point de réunion, comme si ce désir leur rappelait la possibilité d'une existence nouvelle (ce qu'il signifie d'ailleurs), d'un bonheur qui les réunirait enfin une fois pour toutes. C'est parce que Gilberte est la seule àavoir traversé la rivière et effectué le mouvement de va-et-vient que la mère, désespérément, se raccroche à sa jeune voyageuse:

Maman, suspendue à chacun de mes efforts de mémoire, haletait un peu, demandait avec une insistance d'enfant: / - Penses-tu te reconnaître, Gilberte? Penses-tu refaire ton chemin? C'était une petite maison rose, plaida-t-elle, avec rimmensité de cœur que ron peut mettre parfois en des désirs innocents. / Cela m'agaça un peu qu'elle y tîntàce point.81

Mais cette pression et cet espoir seront vains car les quatre femmes ne retrouveront pas la maison rose du passeur et ce, bien qu'elles sachent parfaitement où elle se trouve, c'est-à-dire au milieu de la rivière, «réfléchie» comme «une pensive image», comme quoi ce qu~elles désirent est non pas sur la rive initiale, mais au milieu de l'eau, là où se trouve la seconde et la dernière étape du mouvement de va-et-vient:

Marie-Anne et Géraldine, le cou tendu, épiaient la vaste campagne plate et sombre; elles guettaient à sa surface le moindre miroitement encore perceptible d'eau et de lumière. / Un instant nous avons aperçu entre des arbres une lueur douce, une flaque de couleur. Mais ce n'était rien Ce n'était que le reflet sur reau d'un nuage rose, qui mettait du tempsàse défaire 82

Et comme le temps qui passe, arrive la troisième partie du récit dans laquelle les trois sœurs, plusieurs années plus tard, se retrouvent, mais sans leur mère, cette fois, qui est décédée. Et

80id., p. 25.

81id., p. 28 Que le désir de cette petite maison rose soit directement attachéàcelui de traverser la riviére - se donner une existence - était

mis en évidenceàla fin de la première partie. Car les quatre femmes. qui croient regarder la maison, regardent précisément son image au milieu de la rivière (nous savons que ce sont les images qui, comme pour Gédéon, donnent une existence), tellement qu'à la fin. la maison réelle disparaît pour n'avoir plus que sa pensée sous les yeux : «Les quatre ombres immobiles sur la berge se trouvaientàtourner le dosàla maison. Mais elles la voyaient. Elles la voyaient réfléchie devant elles dans l'eau calme, avec son toit en pente. son air endormi, son visage rose. 1Derrière elles. peu à peu la maison s'effaçait dans la nuit. Mais dans l'eau il restait encore une pensive image.lI p. 21. Je souligne.

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roulant une autre fois près de la Rouge revient subitement en leur esprit «ce cher désir fou» de • leur mère; souvenir d'une telle signification et d'une telle puissance qu'il réunit aussitôt les trois sœurs dans un même silence ou, autrement dit, dans une même pensée. «Jamais au fond mamatchka n'avait été autant présente pour elles83», écrit la narratrice84• Comme si, en étant à l'autre bout de la rivière qui est la mort, la mère permettaità ses filles de la retrouver en pensée, ce qui lui donnait, par le fait même, une véritable existence. Et cette existence soudaine, à la toute fin de la nouvelle, ne manque pas de porter enfin ses plus beaux fruits :

Elles n'en dirent pas plus. Ce n'était pas nécessaire. Chacune savait ce que l'autre

pensait. Et que c'étaità la fois triste, déchirant, déroutant et beau. Car mamatchka qui n'était plus, àprésent enfin faisait la paix entre ses enfants.85

Mais si la mort parvientàdonneràla mère une certaine existence dans l'esprit de ses filles, elle ne permet pas cependant le «vient» du «va-et-vient» de l'artiste-passeur, car on ne revient pas, bien entendu, de la mort naturelle; celle-ci ne permet pasà la mère de revenir sur sa vie et de la recréer en un autoportrait final qui serait enfm, pour elle, la marque de son existence. Gilberte, comme Pierre pour sa montagne, n'a donc de l'existence de sa mère que des dessins épars -ceux qu'elle trace, on le suppose, dans d'autres textes qu'elle aurait écrits - et toujours se bute-elle, probablement, sur l'impossibilité de corriger à sa guise cette existence, qui n'est pas la sienne. Autrement dit, Gilberte est seule parce que sa mère ne l'a jamais rejointe, vivante, dans sa pensée, parce que celle-ci n'a jamais, contrairement à elle, franchi les quatre étapes du mouvement de va-et-vient entre les deux rives. Exister seulement dans l'esprit des autres est encore échapper à son existence, comme s'il fallait, de même que le suggère la vaine autobiographique des écrits de Gabrielle Roy consacrée dans la Détresse et l'Enchantement, «dessiner» sa propre vie. C'est pourquoi la montagne de Pierre, pour se consacrer véritablement, aurait dû se dessiner elle-même.

Ce qui revientàdire qu'on ne peut pas traverser une rivière en empruntant, comme bac, la pensée d'un autre, si intime que cet autre puisse être. Être sa pensée ne veut pas direpenser ce qu'on voudrait être. D'où probablement cette idée populaire qu'il faut toujours se mouiller pour

S2ld. p. 31.83id.,p.33.

84Gilberte, dans la troisième partie. n'utilise d'ailleurs jamais le «je», comme pour ne pas créer un fossé infranchissable entre elle et ses sœurs. 85Ibid.

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arriver à son but. Car au milieu de la rivière, on le voit, les gens qui demeurent sur la berge, à • nos yeux, ne font jamais que passer. Et la plus grande tristesse des créateurs, cette solitude si infinie qu'on leur attribue si souvent et probablement avec raison, provient sans doute de cette incapacité qu'ont les autres - les personnes aimées - de les rejoindre au milieu de la rivière, au gré des flots, sur leur canot fragile qui s'en va, pour mieux vivre, courageusement affronter la mort.

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BIBLIOGRAPHIE

CORPUS PRIMAIRE

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CORPUS CRITIQUE

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Bélanger, Marcel, «Les Atmosphères», dans Dictionnaire des Œuvres Littéraires du Québec. tomeII,Montréal, Fides, 1980, p. 70-75.

Bessette, Gérard, «La Route d'Altamont, clef de La Montagne secrète» dans Trois romanciers canadiens, Montréat Éditions du Jour, 1973, p. 185-199.

Brochu, André, «La Montagne secrète: le schème organisateur» Études littéraires, vol. XVII, no 3, hiver 1984, p. 531-544, repris dans La visée critique, Montréal, Boréal, 1988,

p. 186-203.

Chadboume, Richard, «Le Saint-Laurent dans Bonheur d'occasion» dans Colloque international Gabrielle Roy: Actes du colloque soulignant le cinquantième anniversaire de Bonheur d'occasion, Winnipeg, Presses universitaires de Saint-Boniface, 1996, p. 69-81.

Francœur, Marie, «Étude de la structure anaphorique dans La Montagne secrète de Gabrielle Roy», dans Voix et images, vol. 1, no. 3, avril 1976, p. 387-405, repris avec quelques ajouts et transformations sous le titre «Le roman: la quête de la Montagne secrète», in [Francœur, Louis et Marie] Grimoire de l'art, grammaire de l'être, Québec, PUL, 1993, p. 259-292.

Gaboury-Diallo, L. «Inspiration et création: le mythe de la Muse chez Gabrielle Roy» dans Colloque international Gabrielle Roy : Actes du colloque soulignant le cinguantième

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