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Du ready-made au design : les postures de Nathalie Sarraute et de Georges Perec par rapport à l'objet romanesque

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Academic year: 2021

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Du ready-made au design :

les postures de Nathalie Sarraute et de Georges Perec par rapport à l'objet romanesque.

Par Laëtitia Desanti

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Thèse soumise à lřUniversité McGill en vue de lřobtention du diplôme de Doctorat ès Lettres

Juin 2009

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RÉSUMÉ

Cette thèse vise à définir le statut ainsi que le rôle de lřobjet dans les œuvres romanesques de Nathalie Sarraute et Georges Perec entre les années 1950 et 1980 afin dřen comprendre les ambiguïtés : à force dřêtre décrits, les objets sarrautiens et perecquiens gagnent en abstraction et perdent leurs fonctions habituelles. En effectuant des va et vient entre les deux auteurs, mais aussi des comparaisons avec les objets dans les romans de Balzac, Flaubert, Sartre et dans le nouveau roman, jřexaminerai les prises de position de Sarraute et de Perec par rapport à ces différentes visions de lřobjet pour vérifier si les deux écrivains ont réellement leur propre singularité ou sřils ne peuvent, en définitive, échapper aux questions et aux problématiques soulevées par la phénoménologie et la société de consommation. Contrairement aux travaux se prévalant dřune telle approche, jřai choisi de faire dialoguer le statut de lřobjet romanesque chez Sarraute et chez Perec avec certaines œuvres de lřart moderne et contemporain qui, à partir des ready-made de Duchamp jusquřaux objets design, participe dřune redéfinition du concept dřobjet pouvant relever de la plus grande banalité et du domaine artistique. Cette possibilité quřà lřobjet dřosciller entre deux domaines et de jouer sur cet écart sera inscrite au centre de lřétude. Par là, cette thèse se rapproche dřune posture post-phénoménologique où le statut de lřobjet a désormais plus à voir avec le design et lřère post-industrielle quřavec lřécole du regard. Au-delà des distinctions entre modernité et post-modernité, utilité et esthétique, cette thèse prétend que la représentation de lřobjet romanesque, à lřorigine de jeux, de pièges, de mises en scène invisibles chez Sarraute et chez Perec, va toujours de pair avec un travail

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des matériaux que le romancier façonne à dessein. Ces matériaux que sont les mots de lřusage commun, au même titre que certains objets banals et quotidiens, sont susceptibles dřêtre transformés en objets esthétiques et peuvent conférer au roman les qualités de lřœuvre dřart.

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SUMMARY

This thesis aims to define the role and status of objects in novels by Nathalie Sarraute and Georges Perec written between 1950 and 1980. This inquiry starts with one clear fact: the more objects are described the more difficult it is to picture them, which leads to a profound change ŕ the ordinary functions and meanings associated with objects are almost lost to the imagination. By comparing Sarraute to Perec, but also to Balzac, Flaubert, Sartre, and the ŖNew Novelŗ authors, I would like to bring to light the positions taken by these two writers in order to ascertain whether Sarraute and Perec offer original representations of objects in literature or whether they are unable to escape from the commonly accepted representations of objects in literature at the time. Such interpretations include the idea that objects can be either explained through phenomenology or the needs of consumer society. Unlike studies which take this latter approach, I compare the status of objects in novels by Sarraute and Perec to several works in modern and contemporary art because of their similarities. From the objects found in Duchampřs ready-made to objects in the world of design, objects belong both to everyday life and art. This polyvalent identity of objects leads to a certain ambiguity, which is reflected in the thesisř bias for a Ŗpost-phenomenologicŗ interpretation of objects, in which the status of objects could be linked more to design in a Ŗpost-industrialŗ era than to part of a movement called Ŗécole du regardŗ by critics in the 1960s. Beyond the distinction traditionally made between modernity and post-modernity, this thesis demonstrates that the representation of objects in the novel is a complex endeavor for the novel and for

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the object. Through the use of games, narrative Řtraps,ř invisible mise-en-scènes in the selected novels by Sarraute and Perec, the works combine a representation of objects with a fashioning of words to propose a new paradigm for understanding the relationship between subject and object. These Řword-materialsř are as common as the banal objects used in everyday life. They are consequently transformed into aesthetic objects which may confer the qualities of a work of art on the novel.

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REMERCIEMENTS

Mes remerciements les plus chaleureux vont à Gillian Lane-Mercier, ma directrice de thèse, dont les conseils avisés, les patientes relectures et les encouragements indéfectibles mřont accompagnée tout au long de la préparation de cette thèse.

Je désire également remercier les professeurs et le personnel du DLLF qui, mřont appuyée dans mes recherches de doctorat et mes démarches administratives et autres.

Enfin, jřadresse une pensée toute spéciale à ma famille et à mes amis, qui mřont aidée et apporté leur appui, durant cette aventure. Merci en particulier à Joselle Baril, Renée-Claude Breitenstein, Michel et Marie-Anne Delansaye, Claire Guiard-Marigny, Hélène Hotton, Bei Huang, Marie et François Petillot, Rochelle et Sébastien Puel, qui ont contribué, par leurs relectures et leur soutien technique, à la réalisation de cette thèse.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ/ABSTRACT ... ii/iii

REMERCIEMENTS ... v

TABLE DES MATIÈRES ... vi

LISTE DES ABRÉVIATIONS ... x

INTRODUCTION ... 1

Description du sujet et problématique ... 1

Nouveauté du sujet ... 6

Énoncé des hypothèses ... 17

Description de la méthode ... 20

Plan de la thèse ... 25

CHAPITRE PREMIER - MÉTAMORPHOSES DE L’OBJET AU XXe SIÈCLE : PHILOSOPHIE, ART ET ROMANS DE SARRAUTE ET DE PEREC. ... 29

Introduction ... 29

I. Le contexte philosophique et littéraire ... 32

A. Positionnements de Sarraute et de Perec par rapport au roman sartrien... 32

B. Existentialisme et phénoménologie : points communs et différences ... 33

C. Prise de distance par rapport à l’existentialisme et la phénoménologie ... 37

II. Le statut de l’objet dans l’art et dans le roman sarrautien et perecquien ... 44

A. Singularité de l’objet, reproduction et faux-semblant ... 44

a. L’objet en question ... 44

b. Objet de la bêtise et art industriel ... 50

c. Reproduction, œuvre d’art, contrefaçon : multiples facettes de l’objet ... 57

B. Le vide : un objet à part entière? ... 61

C. De l’objet intentionnel esthétique à l’objet intentionnellement esthétique ... 68

Conclusion ... 73

CHAPITRE DEUX - SOUPÇON SUR L’OBJET DÉCLENCHEUR DE TROPISMES. ... 77

Introduction ... 77

I. Place de Nathalie Sarraute au sein de l’avant-garde romanesque ... 80

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B. Les transformations du roman ... 88

a. Flaubert le précurseur et l’inauthenticité de l’objet ... 88

b. Proust et la mémoire de l’objet ... 91

c. Conclusion partielle ... 94

C. Le nouveau roman : tendances communes et différences entre les romanciers ... 95

a. Nouveaux rapports entre le sujet et l’objet ... 96

b. Détérioration de l’intrigue ... 101

c. L’objet vide ... 102

II. Singularité de Sarraute et statut de l’objet romanesque ... 109

A. Vision du réel ... 109

B. Analyse de la première scène du Planétarium ... 111

a. Quand la copie recouvre l’original : un dispositif problématique ... 111

- Les liens entre original et copie ... 111

- Un cocon dans lequel se réfugier ... 113

- Images, clichés, répétitions : un moyen de mettre à distance le choc initial de la chose brute ... 114

- Réversibilité du processus ... 116

b. Rideau et poignée de porte : fêlures dans la représentation d’un monde en décomposition ... 118

- De l’objet compact à l’objet fêlé ... 118

- L’objet fêlé : le dehors et le dedans ... 120

- Une syntaxe de la fêlure ... 121

c. Une esthétique de la superposition ... 123

C. Conception du roman et statut de l’objet : entre art et banalité ... 128

Conclusion ... 131

CHAPTITRE TROIS - DE L’OBJET À L’IMAGE DE L’OBJET. ... 137

Introduction ... 137

I. Expérimentations oulipiennes : entre réalisme de l’image et réalisme citationnel ... 141

A. La conférence de Warwick ... 141

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C. Les rapports de Perec avec l’art contemporain ... 153

D. Ready-made, objets kitsch, objets pop, décors en cartons peints : « charmants trompe-l’œil dont chaque détail est minutieusement reproduit » ... 155

a. Poétique de l’énumération ... 155

- Juxtaposition et mise en série ... 155

- Effets de surface et distance par rapport aux choses ... 157

- De l’objet commun à l’objet esthétisé ... 159

b. L’insertion de contraintes oulipiennes dans le texte romanesque ... 164

- L’objet perecquien entre copie et contrainte ... 164

- Assemblage d’objets et faire image ... 167

- Emprunt et dissimulation ... 170

- Emprunt et ostentation ... 172

II. Perec et le Pop Art... 176

A. Cadre de la confluence ... 177 B. Assembler/ fragmenter ... 179 C. Célébrer/ banaliser ... 183 D. Désirer/ consommer ... 187 E. Récupérer/ recycler ... 190 Conclusion ... 198

CHAPITRE QUATRE - L’OBJET CHEZ SARRAUTE ET CHEZ PEREC : UNE CONFRONTATION. ... 201

Introduction ... 201

I. Du bibelot à l’objet design : évolution et comparaison de l’idée de beauté ... 205

A. Le bibelot balzacien... 205

B. L’objet kitsch chez Flaubert ... 206

C. L’influence de Flaubert ... 207

D. Kitsch et authenticité ... 211

E. Kitsch et collection ... 214

F. Des objets pour renaître ... 217

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II. Esthétique de la modernité : singularité de l’objet industriel et désenchantement

de l’objet d’art ... 223

A. Modernité de l’objet industriel ... 223

a. Les techniques descriptives ... 224

b. Catégorisation ou cohabitation des styles ? ... 226

c. Conclusion partielle ... 230

B. La modernité : originalité, singularité, transgression ... 232

a. Conception du roman : entre œuvre d’art et objet ordinaire ... 233

b. Vers la postmodernité ... 237

III. Réenchantement du quotidien et beauté post-industrielle ... 240

A. Personnaliser les objets romanesques ... 240

B. Transgression ou répétition ? ... 243

C. Des objets producteurs d’expériences sensorielles et immersives ... 248

D. Détourner les fonctions de l’objet : une pratique contemporaine ... 253

IV. Une esthétique de la vacuité entre manipulations et détournements ... 263

A. L’architecture comme mise en œuvre d’une intention esthétique... 264

B. L’objet travaillé intentionnellement dans sa matérialité ... 274

C. Les traces d’une subjectivité ... 283

Conclusion ... 293

CONCLUSION GÉNÉRALE ... 297

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LISTE DES ABRÉVIATIONS

CA Ŕ Georges Perec, Le Cabinet d’amateur, Paris, Balland, « LřInstant romanesque », 1979.

CB Ŕ Nathalie Sarraute, C’est beau, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

CP Ŕ Honoré de Balzac, Le Cousin Pons, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1963 [1847].

DCCS Ŕ Marcel Proust, Du Côté de chez Swan, Gallimard, coll. « Folio », 1958 [1913].

E Ŕ Nathalie Sarraute, Enfance, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

ES Ŕ Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1956.

EVM Ŕ Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996. FLP Ŕ Nathalie Sarraute, « Flaubert le précurseur », dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

FO Ŕ Nathalie Sarraute, Les Fruits d’or, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

HQD Ŕ Georges Perec, Un Homme qui dort, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1967.

LC Ŕ Georges Perec, Les Choses, Paris, Denoël, coll. « Pocket », 1965.

LD Ŕ Georges Perec, La Disparition, Paris, Gallimard, coll. « LřImaginaire », 1969.

LES Ŕ Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1965 [1869].

LG Ŕ Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Minuit, 1953. LJ Ŕ Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Paris, Minuit, 1957.

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LP Ŕ Nathalie Sarraute, Le Planétarium, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

M Ŕ Nathalie Sarraute, Martereau, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

MB Ŕ Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Gallimard, coll. «Folio, 1972 [1857].

P Ŕ Claude Simon, Le Palace, dans Œuvres, (Alastair B. Ducan, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006.

PC Ŕ Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1963.

PDM Ŕ Michel Butor, Passage de Milan, Paris, Minuit, 1954.

PI Ŕ Nathalie Sarraute, Portrait d’un inconnu, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996. UP Ŕ Nathalie Sarraute, L’Usage de la parole, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996. VE Ŕ Nathalie Sarraute, Vous les entendez ?, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

T Ŕ Nathalie Sarraute, Tropismes, dans Œuvres complètes, (Jean-Yves Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1996.

VME Ŕ Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Hachette, coll. « Le Livre de Poche », 1978.

W Ŕ Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Gallimard, coll. « LřImaginaire », 1975.

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INTRODUCTION

Description du sujet et problématique

Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où sřétendait, au plafond, un dais de velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entrřouverte, lřair hilare et stupide comme un magot. Dřautres gravissaient lřestrade pour sřasseoir à sa place.

- Quel mythe, dit Hussonnet. Voilà le peuple souverain !

Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa toute la salle en se balançant. - Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de lřÉtat est ballotté sur une mer orageuse ! Cancane-t-il ! cancane-t-il !

On lřavait approché dřune fenêtre, et, au milieu des sifflets, on le lança.

- Pauvre vieux ! dit Hussonnet, en le voyant tomber dans le jardin, où il fut repris vivement pour être promené ensuite jusquřà la Bastille, et brûlé1.

Si L’Éducation sentimentale montre, comme lřexplique Adrien Goetz, la fin dřun règne et la naissance du mobilier de série de L’Art industriel, cřest à dire « du premier design avant la lettre, art bourgeois succédant, dans le roman comme dans la vie, à la domination du fauteuil de bois doré », dřautres œuvres, durant le XXe siècle, témoignent, à leur manière, dřune volonté de rompre avec les représentations de lřobjet traditionnel. Si lřon songe, pour ne prendre que ces deux exemples, aux objets existentialistes qui, dans La Nausée, deviennent des bêtes vivantes, des paquets tièdes, des masses molles, des gros vers blancs ou aux objets néo-romanesques de Robbe-Grillet, lesquels, selon Barthes, « nřexistent pas au-delà de leur phénomène2 », on ne peut que constater que lřobjet est amené à se

transformer dans le roman.

Les œuvres de Nathalie Sarraute et de Georges Perec nřéchappent pas à ce constat et le lecteur, du reste, éprouve un certain étonnement devant lřinsistance

1 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique »,

p.317-318.

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des auteurs à décrire des objets qui sřaccumulent au fil des pages. Comment ne pas sřy heurter et pourquoi est-il si difficile de donner une signification à ces descriptions ? Chez Perec, les énumérations évoquent lřunivers de la société de consommation, mais ces séries de mots sont aussi imposées contraintes dřécriture. Si les objets sarrautiens sont certes moins nombreux et éclectiques que les objets perecquiens, ils reviennent de manière récurrente avec, à chaque fois, des variations descriptives et des différences de points de vue. Sans nier ce qui oppose Sarraute et Perec et fait apparaître la spécificité de chacun, je mřintéresserai au traitement que ces deux romanciers réservent aux objets dans leurs œuvres pour chercher à en comprendre les ambiguïtés. Pour ce faire, je partirai dřun constat qui frappe le lecteur de Sarraute et de Perec : à force dřêtre déclinés, retournés, détaillés, alignés les objets sarrautiens et perecquiens gagnent en abstraction. Ils sont déformés et perdent alors les fonctions et les significations quřon leur attribue habituellement. Comment, dès lors, expliquer cet engouement pour les objets, quels sont les moyens utilisés par les romanciers pour leur retirer leur statut dřobjets traditionnels et en quoi les objets romanesques sont-ils différents chez Sarraute et chez Perec des objets chez Flaubert ou chez Robbe-Grillet ? Lřobjet exerce-t-il, dřautre part, une fascination sur lřécrivain en quête de procédés pour renouveler le roman ? En se multipliant, les objets semblent échapper aux auteurs. Sont-ils pour autant la marque dřun échec, dřune certaine lassitude ?

Pour tenter de répondre à ces questions, cette thèse examinera le statut ainsi que le rôle de lřobjet dans les œuvres romanesques de Sarraute et de Perec

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entre les années 1950 et 1980 afin de mieux saisir ce qui motive, dans ces textes, une présence si encombrante. Je me propose dřétudier les manipulations et les détournements pratiqués par les deux romanciers sur les objets quřils décrivent, car ces procédés sous-tendent la plupart des descriptions ou des énumérations. Ce faisant, je tenterai, en effectuant des va-et-vient systématiques entre les auteurs, de mettre en évidence certains aspects essentiels de leurs œuvres et dřexpliquer pourquoi les objets, à première vue insignifiants, prennent autant de place. Les deux écrivains ne font, de ce point de vue, que mettre en avant des entités vides, creuses, des présences diaphanes, aussi inauthentiques que banales : produits de série et objets kitsch, éléments noyés parmi dřautres, trompe-lřœil, objets quotidiens et objets de rebuts, objets images ainsi que des œuvres dřart ayant perdu leur aura… Pourquoi ?

Comme bon nombre dřartistes du XXe siècle, Sarraute et Perec entretiennent la confusion entre les domaines autrefois distincts de lřart et du quotidien. Les catégories et les délimitations tombent et les romanciers jouent sur cette absence de frontières pour déstabiliser le lecteur. Lřobjet semble, de ce fait, ne jamais vraiment exister pour lui-même, Sarraute et Perec ne cessent, en effet, de le manipuler et de le détourner de ses fonctions initiales. Lřobjet, vidé de sa substance, tire en somme son existence de ces procédés. Mais correspond-il pour autant à une vision du réel qui, chez Sarraute et chez Perec, va de pair avec une conception du roman? Car si lřobjet nřest désormais plus là pour produire un effet de réel, dans quelle mesure a-t-il partie liée avec le réel ? Et de quel réel sřagit-il ?

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La première source de ces manipulations et détournements sera à chercher dans les transformations que connaissent les objets romanesques depuis Balzac. Si le but de cette thèse nřest pas de retracer toute lřhistoire de lřobjet depuis le XIXe siècle, lřauteur de la Comédie humaine est le premier à avoir introduit des objets dans le roman pour leur conférer un rôle qui nřest pas loin dřégaler celui des personnages. Or les deux romanciers qui mřintéressent rejettent une telle vision de lřobjet ou sřen jouent. Je partirai donc de Balzac, et notamment du thème de la collection, pour tenter de saisir en quoi les objets perecquiens et sarrautiens sont si différents des objets du XIXe siècle. Mais ces comparaisons ne sauraient être complètes sans un recours à Flaubert, le précurseur, qui a influencé les deux romanciers et qui, dřune manière toute moderne, est le premier à faire appel aux objets kitsch et aux produits de lřindustrie dans ses romans. Très présents dans les œuvres de Sarraute et de Perec, de tels objets reçoivent un traitement esthétique quřil sera intéressant de confronter avec lřobjet flaubertien pour apprécier les convergences et les divergences entre des œuvres et des auteurs appartenant à des époques et à des mouvances différentes.

Lřacte qui consiste à détourner les objets de leurs fonctions traditionnelles nřétant pas seulement le fait de Perec et de Sarraute, je mřintéresserai ensuite, toujours dans une perspective comparative, à certaines expérimentations romanesques et philosophiques où lřobjet occupe une place centrale. Parmi ces projets, on retrouve, dès la première moitié du XXe siècle, ceux des existentialistes (avec notamment le rôle des objets dans La Nausée), suivis de ceux des nouveaux romanciers (parmi lesquels Alain Robbe-Grillet, Michel Butor

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et Claude Simon). Jřexaminerai les prises de position de Sarraute et de Perec par rapport à ces différentes visions de lřobjet afin de vérifier si les deux écrivains ont réellement, à cet égard, leur propre singularité ou sřils ne peuvent, en définitive, échapper aux questions et aux problématiques soulevées par la phénoménologie et par la société de consommation propres à cette époque. En quoi lřobjet moderne du XIXe siècle se différencie-t-il de lřobjet moderne dřavant-garde et de lřobjet postmoderne ? Ce sont autant de délimitations sur lesquelles cette thèse se propose de réfléchir.

Enfin, une troisième perspective tentera dřélargir le propos en établissant des comparaisons entre la littérature romanesque et lřart du XXe siècle. Sarraute et Perec se démarquent-ils des artistes de leur siècle qui, eux aussi, sřaffairent à tisser des liens étroits entre le monde banal des objets et celui de lřart ? Si Duchamp (je mřintéresserai tout particulièrement à la question du ready-made) et Picasso ont détourné de sa fonction non sans humour et provocation, ils ont été suivis par de nombreux artistes, parmi lesquels on retrouve les artistes Pop et les nouveaux réalistes. Ces artistes ont incontestablement montré le rôle joué par les objets manufacturés dans lřimaginaire moderne. Il faut également ajouter quřun grand nombre de designers sřemploie à redéfinir lřesthétique utilitaire. Si lřidée de beauté, présente au sein du monde industriel, était déjà à lřœuvre à la fin du XIXe siècle avec le passage de lřartisanat à la manufacture, le phénomène ne fait que sřaccentuer au XXe, rendant la limite entre les domaines de lřart et du design de moins en moins évidente. Il paraît important de prendre en compte certaines des lignes directrices du travail des designers qui ont, eux aussi, excellé dans cet art

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de la récupération, de la réinvention du quotidien et de la reconsidération des fonctions de lřobjet. Cette double perspective proposant dřenvisager lřobjet entre art et design sřattachera à dévoiler certaines des stratégies auxquelles ont recours Sarraute et Perec.

Nouveauté du sujet

La mise en avant de cette interface entre art et design permet de cerner un sujet qui pose au chercheur, dřentrée de jeu, un problème, tant il est vaste, ambigu et peut être traité de différentes manières. La question du design offre, à cet égard, une nouvelle perspective pour traiter de lřobjet (dans les romans de Sarraute et de Perec) en vue de donner à ce dernier une acception et une définition particulières.

La notion dřobjet est difficile à saisir car les concepts quřelle recouvre sont nombreux. Comme cela est souvent rappelé, lřétymologie latine « objectum », littéralement ce qui est « jeté contre » ou encore « placé devant », renvoie à une chose manipulable qui, par définition, sřoppose au sujet. Il est donc question dřune chose matérielle existant en dehors du sujet3.

Un objet, cřest également ce qui se définit par sa fonction usuelle ou esthétique et qui, à lřorigine, est réalisé, fabriqué par lřhomme. Or, avec lřapparition du ready-made, lřobjet tend à briser ce qui précisément fait son être d’objet. « Étrangement, cřest par le vide quřun objet sřélève à lřart4 », selon la définition de Gérard Wacjman. Il y a là une volonté de porter un autre regard sur

3 Dans le Petit Robert, on trouve « Chose solide ayant unité et indépendance et répondant à une

certaine destination », Petit Robert. Dictionnaire de la langue française, (Alain Rey et Josette Rey-Debove, dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1987, p.1292.

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lřobjet ainsi quřun désir de révolutionner les arts plastiques et visuels. Si lřobjet romanesque ne saurait se référer uniquement au ready-made, je ferai souvent appel à ce geste posé par Duchamp tout au long de cette thèse car, sans lui, on ne saurait comprendre certaines des mutations essentielles de lřart et du design. Il paraît en effet pertinent et original de faire dialoguer le statut de lřobjet romanesque chez Sarraute et chez Perec avec certaines œuvres de lřart moderne et contemporain qui, à partir des ready-made de Duchamp, traversent lřart du XXe siècle, de Picasso à Warhol, de Spoerri à César, de Rauschenberg à Cragg… Autant dřœuvres ou de tentatives qui expriment, la plupart du temps, une idée de vacuité et peuvent inspirer les romanciers qui reprennent ces œuvres ou ces concepts, les dépassent, les retravaillent pour en trouver des équivalents dans lřécriture et pour sřeffacer derrière une apparente objectivité.

Or, cette objectivité qui renvoie de prime abord au thème de regard, du « regardeur qui fait lřœuvre », selon lřexpression de Duchamp, du piège, de la reproduction Ŕ le ready-made, cřest « cet objet tout fait "inventé" par Duchamp, inassimilable selon le propre aveu de lřartiste, à une œuvre dřart, et pourtant largement présent, jusquřà aujourdřhui, dans lřart contemporain5 » Ŕ et peut-être à la fois source de création et obstacle à cette création, a déjà fait lřobjet de travaux. En étudiant, dans la littérature romanesque du XIXe siècle, les manifestations du phénomène qui consiste à transformer des objets quotidiens en œuvres dřart Maria Caraion démontre que « cřest à une similaire interrogation sur la finalité des arts que répond, dans le récit, le motif de lřobjet-œuvre » et souligne que « les

5 Marc Jimenez, La Querelle de l’art contemporain, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2005,

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références dont on peut se servir pour examiner ce problème appartiennent presque exclusivement à des domaines de réflexion extra-littéraires quřil sřagisse de philosophie et dřhistoire des arts, ou de sociologie, anthropologie, histoire des techniques, etc. »6. Le propos de ma thèse sřinscrira dans la continuité de lřétude de Maria Caraion dans la mesure où les objets romanesques étudiés appartiennent au XXe siècle et sont donc postérieurs (ou contemporains) aux postures prises par les artistes par rapport aux objets quřils intègrent dans leurs œuvres. De plus, cette thèse, en prenant en compte quelques grands phénomènes esthétiques qui ont bouleversé les arts plastiques au XXe siècle, cherchera non seulement à établir des parallèles, mais aussi à dépasser ces parallèles en envisageant les écarts, les divergences par rapport aux phénomènes décrits, les singularités propres aux artistes et aux écrivains.

À une autre échelle, Yong-Girl Jang a montré, dans son ouvrage sur lřobjet duchampien comment le concept de ready-made se traduisait dans les romans de Robbe-Grillet, c'est-à-dire de quelle manière les « choses quotidiennes deviennent des objets dans la littérature7 ». Pour Yong-Girl Jang, on peut parler de ready-made dans lřœuvre de Robbe-Grillet à partir du moment où la « limite épistémologique du mot est dépassée8 ». Ce mot devenu objet représente alors une « possibilité littéraire9 ». Sans sous-estimer cette idée de possibilité attachée au mot/objet, je chercherai à la dépasser au moyen des textes de Sarraute et de Perec. Les mots qui décrivent les objets représentent des possibilités qui vont au-delà

6 Maria Caraion, « Objets en littérature au XIXe siècle », Images Re-vues, n°4, [en ligne],

disponible sur http://www.imagesrevues.org/Article_Archive.php?id_article=22, p.8.

7 Young-Girl Jang, L’Objet duchampien, Paris, LřHarmattan, 2001, p.21. 8 Ibid., p.33.

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dřune transgression de leur signification et débouchent, grâce à des techniques de superposition des matériaux, dřalliage, de métissage, de variation, sur des nouveaux processus dřécriture et sur une perception originale du monde dans le roman. Les mots sont en effet porteurs de sensations multiples chez Sarraute, tandis quřils témoignent dřune appréhension ludique du roman pour Perec. Ils représentent à ce titre une infinité de possibilités que la pluralité des interprétations du phénomène ready-made ainsi que ses nombreux remake et que les usages culturels du mot design donnent à voir.

Le design, dont le sens étymologique se rapporte à la fois au dessin et au dessein, peut en effet être une pratique (mettre du beau dans lřutile, produire du beau pour tous), peut faire référence à un objet (style mobilier, style historique) ou peut être employé en tant que qualificatif du goût (contemporanéité, esthétique), selon Bruno Remaury10. Les différentes significations de ce terme seront prises en compte dans chacun des chapitres de cette thèse car elles renvoient, à mon sens, aux multiples postures adoptées par Sarraute et par Perec vis-à-vis des objets quřils décrivent, le design étant à la fois un thème et un procédé pour les deux romanciers. En cela, mon étude pourra se démarquer de travaux ayant déjà montré la nécessité dřétudier le thème de lřart respectivement dans lřœuvre de Sarraute et de Perec. En recourant au concept de design, quelques-unes des grandes convergences esthétiques entre lřart et la littérature non seulement à lřépoque moderne, mais également à lřépoque contemporaine pourront être examinées sous un nouvel angle avec notamment le thème de lřobjet matière/matériau, celui de la

10 Bruno Remaury, « Les usages culturels du mot design », Le Design : essai sur des théories et

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plasticité des textes romanesques, celui du kitsch/néo-kitsch, celui de lřobjet de série contre lřobjet unique, de la nouveauté opposée à la reproduction.

Concernant Sarraute, Rachel Boué11 sřest intéressée à la question de la représentation de lřobjet dřart et de son statut dans un chapitre intitulé « Vie et mort de lřobjet dřart » en faisant appel à la psychanalyse et en mettant au jour lřambivalence phénoménologique de la sensation telle que Husserl et Merleau-Ponty lřont explorée. « Le thème de lřart dans Vous les entendez ? » fait lřobjet dřun développement par Jean Pierrot. Cřest probablement, parmi les études consacrées à lřobjet sarrautien, celle qui est le plus proche de la perspective que jřai choisie de privilégier.

Á côté de ces réflexions sur la nature de la création artistique et sur les fonctions de lřart, ainsi que sur les problèmes posés par la transmission […] il serait aisé de montrer que Vous les entendez ? aborde de façon plus ou moins détaillée ou fugitive toute une série de questions qui relèvent de la sphère esthétique, aussi bien que de la sociologie de lřart. Les limites du présent exposé ne nous permettant pas de les examiner en détail, nous nous contenterons, à titre indicatif, dřen donner un bref recensement12.

Je chercherai, par conséquent, à approfondir et à mettre en relief ces questions relevant de la sphère esthétique dans lřœuvre de Sarraute en général, car elle renvoie non seulement aux réflexions de lřauteur sur la création artistique (très présentes dans Les Fruits d’or, Vous les entendez ? et Entre la vie et la mort), mais également au statut de lřobjet ainsi quřà son évolution dans lřart moderne et contemporain.

11 Rachel Boué, La Sensation en quête de parole, Paris, LřHarmattan, 1997.

12 Jean Pierrot, Le thème de lřart dans Vous les entendez?, Autour de Nathalie Sarraute, Actes du

colloque international de Cerisy-La-Salle 9 au 19 juillet 1989, (Valérie Minogue et Sabine Raffy,

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Le lien entre lřœuvre perecquienne et lřavant-garde dans les arts plastiques, quant à lui, a été abordé par certains chercheurs13 :

Le sujet nřa été véritablement traité de manière "étendue" que par Tania Ørum qui sřattache principalement à établir des parallèles entre les pratiques artistiques contemporaines des années 1960-1970 (celles du groupe Fluxus principalement et notamment de Daniel Spoerri Ŕ mais dřintéressants rapprochements sont également établis avec Joseph Kosuth, Sophie Calle ou On Kawara par exemple) et les activités de Perec du vivant de ce dernier, de manière à prouver une répercussion sinon une influence de celles-là sur celles-ci…14.

Cette thèse poursuivra les rapprochements entre Perec Ŕ qui, en dehors de références ponctuelles à Paul Klee et dřun intérêt très marqué pour les descriptions dřimages ne parle pas beaucoup de lřart contemporain dans ses textes théoriques Ŕ et les plasticiens contemporains, notamment en ce qui a trait à lřimage. Je mřintéresserai tout particulièrement à la confluence entre le Pop Art ou le nouveau réalisme et lřobjet perecquien. De plus, je mřattacherai à examiner les œuvres romanesques de lřauteur et laisserai de côté ses œuvres « infra-ordinaires » auxquelles Tania Ørum se réfère. Ce nouvel éclairage de lřœuvre de Perec se distingue également des publications qui se sont attachées à faire des corrélations entre Perec et les autres arts : Perec et la peinture traditionnelle dans Les Cahiers Georges Perec n°6, « Lřœil dřabord… », Perec et la photographie dans Le Cabinet d’amateur n°7-8, Perec et lřobjet iconique15.

13 Tania Ørum, « Perec et l'avant-garde dans les arts plastiques », Georges Perec et l'histoire :

actes du colloque international de l'Institut de littérature comparée, Université de Copenhague, du 30 av. au 1er mai 1998, (Steen Bille Jorgensen et Carsten Sestoft, dir.), Copenhague, Museum

Tusculanum Press, University of Copenhagen, « Études romanes », n°46, 2000, p.201-212. Voir également Laurent Grison qui, dans Les Stries du temps, consacre lřessentiel du chapitre intitulé « Les lieux dans les yeux » à des rapprochements entre Perec et divers plasticiens contemporains ainsi que lřétude des relations entre Perec et Boltanski.

14 Jean-Luc Joly, « Beau présent ». Perec et l’art contemporain. Cahiers Georges Perec, [en ligne]

disponible sur http://www.fabula.org/actualites/article22042.php.

15 Voir Krzysztof Sobczynski « Lřobjet iconique dans La Vie mode d’emploi de G. Perec »,

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En définitive, cette étude permettra dřapprofondir des connaissances ayant déjà été abordées ou développées dans les travaux cités en insistant plus particulièrement sur lřidée que la représentation de lřobjet romanesque, à lřorigine de jeux, de ruses, de pièges, de mises en scène invisibles chez Sarraute et chez Perec, va toujours de pair avec un travail des matériaux que le romancier façonne à dessein. Ces matériaux, ce sont les mots, ces choses écrites, voire dessinées qui sřordonnent sur la page, grâce à de savants échafaudages ; des mots de « lřusage commun16 » qui, au même titre que certains objets banals et quotidiens, sont susceptibles dřêtre transformés en objets esthétiques et peuvent conférer au roman les qualités de lřœuvre dřart. Les mutations qui affectent le monde de lřart ou celui du design participent dřune redéfinition du concept dřobjet pouvant relever à la fois de la plus grande banalité et du domaine esthétique, voire de lřobjet dřart. Cette possibilité quřà lřobjet dřosciller entre deux domaines et de jouer sur cet écart sera inscrite au centre de la thèse.

Sans associer exclusivement lřobjet romanesque à lřobjet design, je me référerai ponctuellement à ce concept du design, engageant un travail « sur lřarticulation dřune forme et dřune finalité17 », pour parler des œuvres de Sarraute et de Perec. Il viendra toujours sřinscrire en arrière-plan de ce travail dřanalyse et de compréhension sans réellement prétendre faire entrer les objets décrits par les romanciers dans des catégorisations définitives. Non seulement Sarraute et Perec ont combattu tout de ce est de lřordre de la fixité, de la facilité et du « tout fait »,

16 Nathalie Sarraute, « Le langage dans lřart du roman », dans Œuvres complètes, (Jean-Yves

Tadié, éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p.1680.

17 Valérie Guillaume, Benoît Heilbrunn, Olivier Peyricot, L’ABCédaire du Design, Paris,

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mais leur œuvre elle-même est aussi une manière de se démarquer des grands courants de pensée qui dominent le paysage littéraire, philosophique et sociologique dans les années allant de 1950 à 1980, parmi lesquels on retrouve lřobjet phénoménologique et lřobjet de consommation. Dřun côté, il y a, selon Roland Barthes, « un traitement particulier de lřobjet, précisément décrit dans sa stricte apparence18 ». De lřautre, on assiste à une prolifération inquiétante dřobjets. Émerge alors « la matière finie, standardisée, formée, normalisée […] lřobjet est alors surtout défini comme un élément de consommation19 ».

Contrairement à dřautres études se prévalant de telles interprétations de lřobjet, ce travail ne sřen tient pas à des approches phénoménologiques et sociologiques. Il devient alors possible dřéviter la réduction dřUn Homme qui dort ou La Vie mode d’emploi à une lecture phénoménologique ainsi que celle des Choses à une approche sociologique. On cherchera également à contourner lřidée, si répandue, dřun effacement de lřauteur et des personnages derrière les objets qui sřaccumulent ou celle de leur transformation en objets. De même, on pourra, sans toutefois totalement les rejeter, esquiver lřapproche strictement existentialiste dřinspiration sartrienne ainsi que lřinterprétation phénoménologique tributaire de Merleau-Ponty qui ont été retenues par de nombreux critiques et interprètes, notamment de lřœuvre de Sarraute20, afin de favoriser la perspective dřun dépassement. Par ailleurs, sřil existe certaines similitudes frappantes entre Sarraute et dřautres auteurs qui lui sont contemporains (entre autres dans la façon

18 Roland Barthes, L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p.250-251. 19 Idem.

20 Voir notamment les travaux de Rachel Boué, Pascal Fautrier, Monique Gosselin-Noat, Sabine

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de décrire les personnages ou les objets romanesques et dřamener lřintrigue), on pourra refuser de réduire à « lřécole du regard » ces romanciers qui ont cherché, chacun à sa manière, à opérer un déconditionnement par rapport au roman traditionnel. En dřautres termes, plutôt que de privilégier le rapprochement entre des romanciers utilisant des techniques similaires qui aboutissent des descriptions optiques semblables (on pense à Perec et Robbe-Grillet ou Perec et Butor), cette thèse sřattachera à confronter des écrivains pour le moins différents (Oulipo/nouveau roman) et, surtout singuliers, qui néanmoins ont manifesté fortement tous deux leur envie de renouveler le roman. Ceci revient à dire que derrière cette idée de vide corrélée à « lřécole du regard », il y a quelque chose à trouver en plus chez les deux auteurs.

Les raisons qui motivent le choix dřune comparaison entre Sarraute et Perec feront également lřoriginalité de mon étude. Ces raisons sont dřabord dřordre temporel. Jřai tenu à travailler sur une période qui, allant du début des années 1950 au début des années 1980, a été marquée tout dřabord par lřapogée et le déclin du roman sartrien, de lřengagement en littérature et de lřexistentialisme. Cette époque se caractérise aussi par la montée de lřavant-garde romanesque et par son essoufflement, dès la fin des années soixante-dix, suivi dřun retour à lřautobiographie, au sujet, à une volonté de personnaliser le récit en y intégrant des composantes romanesques ou ludiques que lřon croyait bannies du roman. Autant de caractéristiques qui viennent à la fois compléter et se greffer, en somme, à la modernité pour lřouvrir à ce que dřaucuns nomment la postmodernité.

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Aussi, les œuvres retenues dans cette étude sont significatives de lřévolution des deux écrivains entre 1950 et 1980 et reflètent bien le contexte dans lequel ils publient leurs œuvres : Le Planétarium (1959) et Les Choses (1965) apparaissent dans les années où le roman sartrien connaît un déclin et la société de consommation fascine ; Les Fruits d’or (1963) et Un Homme qui dort (1967) sont publiés lorsque le nouveau roman bat son plein ; La Disparition (1969) et Vous les entendez? (1972) sont deux œuvres dans lesquelles les expérimentations et les thèmes des deux écrivains sřaffirment progressivement (exercices oulipiens/mise en valeur des tropismes/manifestation de lřabsence) ; W ou le souvenir d’enfance (1975) et Enfance (1983) sont à teneur autobiographique et (re)donnent la parole au sujet ; enfin, La Vie mode d’emploi (1978) et L’Usage de la parole (1980) montrent encore une fois tout ce qui sépare deux projets dont le premier fait montre dřune érudition colossale, dřune habilité considérable à monter échafaudages ou à semer des embuches, alors que le second atteste dřun intérêt renouvelé pour les mots aptes à traduire la sensation et du désir de plus en plus marqué de se tourner vers le théâtre.

La comparaison nřest certes pas évidente au premier abord. Rappelons pour mémoire à quel point Perec, dans ses écrits de jeunesse, sřen prend au nouveau roman ainsi quřà Sarraute, reprochant à cette dernière de produire des œuvres romanesques où lřhomme est « rabaissé au rang de végétal », « [l]a communication impossible ; la maîtrise du monde, la maîtrise de soi, impensable »21. Ce sont effectivement davantage les divergences des projets

21 Georges Perec, L.G. Une aventure des années soixante, (Claude Burgelin, éd.), Paris, Seuil, coll.

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romanesques de Sarraute (son intérêt pour la psychologie) et de Perec (son rejet de la psychologie) qui frappent plus que leurs convergences, bien peu nombreuses si lřon excepte cette insistance à décrire ou énumérer des objets et à souligner la vacuité dont ils font état. Il y a aussi, dans la partie autobiographique de leurs œuvres, la volonté dřexprimer un ressenti, lequel sřassortit généralement de lřintention de mettre en lumière un réel inconnu, invisible ou insaisissable.

Pour mettre en relief ces visions spécifiques du réel, la mise en dialogue des romans de Sarraute et de Perec sřavère utile. Lřesthétique de la profondeur de Sarraute viendra côtoyer et fera ressortir celle de la surface chez Perec, la technique énumérative sera envisagée par rapport à celle de la variation et de la nomination multiple, le refus de la psychologie fera front à la présence constante de la conversation/sous-conversation/mouvements intérieurs qui cherchent à capter une substance pré-psychologique. Par delà ces divergences que je nřessaierai pas de réconcilier, jřexaminerai tout particulièrement la prédilection de ces romanciers pour lřobjet unique (très présent dans le paradigme de la collection) qui, de bien des manières, sřoppose à tous les objets kitsch omniprésents dans les œuvres de Sarraute et de Perec, lesquelles tournent fréquemment autour des thèmes de lřauthentique, du faux, du vide, de la reproduction. En définitive, la comparaison entre les deux auteurs présente un caractère original dans la mesure où elle permet de souligner des résonances communes, des différences de traitement de lřobjet dans le roman, des problématiques proches, des intersections, des convergences dans la création ou la production dřobjets romanesques. En outre, elle sera le lieu dřune confrontation

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entre deux visions du réel, deux conceptions du roman et de lřart, en général, deux manières de se mettre en scène et de se rapporter aux mots qui décrivent les objets afin dřéluder certains processus créateurs par delà les différences de pratiques, de postures, dřunivers décrits, de techniques romanesques utilisées.

Énoncé des hypothèses

Cette thèse avancera une hypothèse majeure composée de quatre parties ou sous-hypothèses. Le contexte historique, littéraire et culturel dans lequel les auteurs sřinscrivent sřavère indispensable à la compréhension de leurs œuvres. Il semblerait cependant réducteur de les y enfermer. Pour cette raison Ŕ et ce sera mon hypothèse de départ Ŕ, je verrais dans les romans sarrautiens et perecquiens, et plus particulièrement dans lřenvironnement quřils décrivent, une manière de dépasser, dřune part, les interprétations phénoménologiques et existentialistes, où les objets sont soustraits à leurs significations dřorigine et échappent à toute tentative de conceptualisation ; dřautre part les interprétations sociologiques qui ramènent inévitablement lřobjet au contexte de la société de consommation.

Plutôt que de voir dans ces objets désormais vides une menace constituée par les processus de production propres aux objets de série ou de les interpréter comme des choses monstrueuses ayant évacué lřidée dřune présence humaine derrière leurs apparences (La Nausée de Sartre), je propose Ŕ et ce sera ma première sous-hypothèse Ŕ de lire cet appauvrissement de la substance signifiante de lřobjet comme un espace donnant une marge de manœuvre au romancier. En dřautres termes, les romanciers seraient contraints de composer avec le vide à

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lřorigine de tout un éventail de procédés dans leurs œuvres. Ces procédés que je chercherai à analyser tout au long de cette thèse permettraient dřénoncer lřidée dřun romancier manipulateur, c'est-à-dire tendant des pièges de lecture Ŕ parmi lesquels ceux dřune interprétation exclusivement phénoménologique Ŕ et cherchant à représenter un réel absent par définition, quřà défaut de pouvoir atteindre directement, il va falloir contourner, détourner grâce à des stratagèmes et des techniques romanesques plus ou moins inédits. Chaque fois que se posera la question du statut de lřobjet, celle de la création, et par ricochet du créateur, interviendra également, car lřobjet chez Sarraute et chez Perec ne saurait se réduire à la « chose même ».

Cela mřamènera à chercher ce qui se cache sous les objets présentés au lecteur avec tant dřinsistance, tout en orientant mes recherches du côté de lřart et du design. Dřoù ma deuxième sous-hypothèse : rapprocher lřobjet chez Sarraute et chez Perec de lřobjet artistique et de lřobjet design est une manière dřinterpréter leurs vacuités respectives, présentes à la fois dans les œuvres de ces romanciers et dans un courant dřinstallations, de sculptures, dřobjets du quotidien. Dřun coté, « […] lřart, en systématisant le principe du ready-made (c'est-à-dire de lřappropriation pure et simple de lřobjet usuel), renonce aux critères du Beau qui lui étaient propres et signe les effets plastiques des objets qui lui servent de matière première22 » ; de lřautre, « […] les réalisations des lřartistes contemporains […] sont devenues, au même titre que nřimporte quel objet usuel, des marchandises. Il y a de quoi gloser, par exemple, sur lřicône warholienne,

22 « De lřobjet à lřœuvre, les espaces utopiques de lřart », dans Art Press, Hors-série n°15, janvier

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issue de lřimagerie commerciale et retournant au statut dřobjet de consommation23 ».

Penser lřobjet entre art et design me permettra de mettre en avant le rapport art/industrie, donc de réfléchir sur la manière dont cette question de « lřesthétique industrielle » se pose dans les romans de Sarraute et de Perec. Jřavancerai sous forme de troisième sous-hypothèse, que cette esthétique moderne sřaccompagne également dřun embellissement du quotidien qui sřexerce au détriment des aspects fonctionnels et industriels de lřobjet. Ces deux optiques viennent se compléter et se croiser, avec, dřun côté, les idées clef de la modernité (progrès, originalité, mise en avant de lřindustrie, nouveauté) et, de lřautre, lřécroulement de ces idées au profit des notions de recyclage, de métissage, de bricolage propres à ce que jřappellerai la postmodernité (mais qui porte aussi le nom de nouvelle modernité, modernité seconde, tardive, avancée, ou encore hypermodernité). Lřimbrication de lřun et de lřautre aboutirait à accorder à lřobjet un statut non plus phénoménologique, mais post-phénoménologique. Ce statut permettrait de conclure à une absence dřautonomie de lřobjet pour davantage voir dans le recours à cette entité banale et dupliquée lřémergence dřune singularité propre à chaque romancier, faisant ressortir, en définitive, un traitement peu banal de lřobjet romanesque, traitement en mesure de détourner le roman de ses fonctions traditionnelles Ŕ celles qui lui étaient assurées par les conventions du réalisme balzacien.

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Description de la méthode

Mon étude sřappuiera dřabord sur les textes romanesques de Sarraute et de Perec ainsi que sur les textes théoriques, les entretiens et les conférences des romanciers pour bien comprendre lřesthétique de chacun des auteurs. Confrontés, ces textes qui ne sont pas habituellement présentés les uns à côté des autres, vont concourir à créer des rapprochements, des passerelles et des télescopages entre deux écrivains dont les esthétiques peuvent, du même coup, sřéclairer lřune par lřautre, venir se compléter et se relancer. Lřinsistance avec laquelle ces écrivains représentent les objets dans leurs romans montrent que, dřune génération à lřautre, dřune époque à lřautre (Sarraute naît en 1900, Perec en 1936 ; Sarraute meurt en 1999, Perec en 1982) les techniques diffèrent, les objectifs aussi, mais la problématique de lřobjet persiste. De plus, les nombreux objets présents dans les œuvres des auteurs ne peuvent très souvent se comprendre et donc se lire que par rapport à un système de références situé en amont des textes. Lřobjet décrit existe au sein du texte et en dehors de lui : il est ainsi susceptible dřappartenir à dřautres textes littéraires ou non littéraires, à la vie quotidienne ou au monde de lřart ; il a également la capacité de renvoyer au texte lui-même et au processus de lřécriture des romanciers ; autant dřéchos, de recyclages, de va-et-vient et de résonnances qui incitent à placer les textes de Sarraute et de Perec dans une perspective comparative allant bien au-delà dřune simple confrontation entre les deux auteurs.

Aussi, lřoriginalité de lřœuvre sarrautienne et perecquienne ne peut réellement se comprendre quřen étant resituée dans le contexte littéraire et philosophique dans lequel elle sřinsère. Dřune part, Sarraute et Perec cherchent à

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opérer un déconditionnement par rapport à la littérature romanesque traditionnelle du XIXe ; de lřautre, ils se distancient assez clairement des grandes tendances qui dominent le paysage littéraire dans les années 1950-1960. Enfin, en donnant à voir dans leurs textes un certain nombre de préoccupations communes, voire une esthétique commune avec les artistes et les designers contemporains, les romanciers confirment la nécessité de faire des croisements entre lřart et la littérature pour comprendre la singularité de chaque écrivain. Cřest pourquoi il me semble pertinent de partir de lřobjet romanesque, considéré comme un simple support, un prétexte ou un détail pour vérifier si la manière dont il est décrit par les romancier est toujours la même ou si, au contraire, elle est sujette à évoluer pour, dans un second temps, le (re)placer dans un contexte plus général, dans lřépoque dans laquelle vivent les romanciers et dans le cadre de référence esthétique dont les œuvres sont issues. Cette comparaison viendra, du reste, sřinscrire dans le prolongement des travaux portant sur cette problématique de lřobjet chez Perec24 et chez Sarraute25 en en renouvelant les perspectives. Lřintérêt pour le travail sur le langage (désignation, dénomination, lisibilité ou illisibilité, nomenclature) effectué par les écrivains et la volonté première de considérer lřobjet dans le texte sarrautien et perecquien pour adopter « des postures de

24 Il y a, à cet égard, la thèse de Fanny Acolet, Georges Perec et Richard Brautigan au pays des

objets. Esquisse d’une lecture plurielle qui adopte un point de vue socio-historique sur la question

ainsi que lřarticle de K.Sobczynski , op. cit., qui se livre à toute une étude du rôle de lřobjet image dans La Vie mode d’emploi.

25 Dans le cas de Sarraute, je pense plus particulièrement à lřétude dřElisabeth Eliez-Ruegg, La

conscience d’autrui et la conscience des objets dans l’œuvre de Nathalie Sarraute, privilégiant

une approche très existentialiste de lřœuvre de Sarraute en proposant dřanalyser son œuvre par le biais dřune dialectique de la matière ainsi quřà lřouvrage de Rachel Boué, op. cit., et enfin à un article de Tiphaine Samoyault, « Des choses sans objet » traitant du phénomène dřabstraction qui, dans une perspective phénoménologique, sřexerce sur les objets et les transforme en choses.

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descripteur et de lecteur (de descriptaire) particulières26 » écarte dřemblée les méthodes dřapproche des textes faisant appel, entre autres, à la psychanalyse, à la sociocritique et aux études socio-historiques ou socio-politiques au profit dřune approche sémiotique fortement inspirée des travaux de Philippe Hamon sur la description et ceux de Roland Barthes.

Afin de saisir les différences qui séparent lřobjet traditionnel des romans de Balzac et de Flaubert de ceux de Sarraute et de Perec, il me semble opportun de puiser dans les ouvrages de Philippe Hamon portant sur la description et le texte réaliste27, « texte lisible-classique28 » dont le chercheur inventorie les « thématiques privilégiées » et les « structures actancielles et actorielles spécifiques »29. Lřanalyse des textes des romanciers du XIXe, les critères sur lesquels ils reposent fournissent des renseignements essentiels sur leur mode de fonctionnement et donnent à réfléchir sur les techniques utilisées par Sarraute et par Perec, techniques qui, au lieu de sřinscrire totalement en opposition avec les techniques conventionnelles, les intègrent subtilement dans leurs œuvres pour les faire dysfonctionner et renouveler, par la même occasion, la perception de lřobjet. Concernant les divergences et les convergences entre les œuvres de Sartre, celles du nouveau roman et celles de Sarraute et Perec, il est nécessaire de sřappuyer sur lřouvrage de Celia Britton30 donnant à comprendre les rapports entre le roman engagé, lřexistentialisme et le nouveau roman, celui de Hervé Le

26 Philippe Hamon, Du Descriptif, Paris, Hachette, 1993, p.6.

27 Voir Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, mais aussi

Du descriptif, op. cit., et « Un discours contraint », Poétique, n°16, 1973, p.411-445.

28 Philippe Hamon, Du Descriptif, op. cit., p.6. 29 Idem.

30 Celia Britton, The Nouveau Roman. Fiction, Theory and Politics, New York,. St Martin's Press,

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Tellier31 pour concevoir les grandes lignes esthétiques de lřOulipo et les textes de Robbe-Grillet (Pour un nouveau roman), Roland Barthes (Le Degré zéro de l’écriture, Essais critiques) pour replacer les textes qui montrent lřobjet sous un jour différent dès 1938 avec La Nausée.

Le dernier stade de ce travail dřordre comparatif consiste à approfondir la nature des liens manifestes de Sarraute et de Perec avec certains plasticiens et designers de leur époque, cřest la dire, de mettre en relief la poétique et lřesthétique qui leur sont communes. Si la question de lřart peut renvoyer à un thème, une pratique, une procédure, une conception, une mise en abyme, il intéresse les romanciers. « Il ne sřagit pas pour Perec de faire concurrence à la peinture sur son propre terrain […] mais de trouver à lřintérieur du matériau et des conventions linguistiques et littéraires un équivalent opératoire, voire paramétrique du travail pictural32 ». De même, on sait combien Nathalie Sarraute enviait à la peinture sa capacité à rendre simultanément des actions qui ont lieu à des moments différents, ce qui pousse la romancière à mettre au jour dans ses œuvres des techniques lui permettant de rester au plus près de cette simultanéité. Ceci explique que, pour trouver de tels équivalents, Sarraute et Perec ne puissent procéder à des transpositions directes des phénomènes artistiques et design qui sřopèrent tout au long du XXe siècle, mais soient contraints de composer avec les matériaux qui leur sont assignés, en dřautres termes, les mots qui décrivent les objets doivent faire lřobjet dřun travail, dřune recherche poussée. Je partirai, dès lors, du présupposé que les deux romanciers jouent sur les concepts de

31 Hervé Le Tellier, Esthétique de l’Oulipo, Bordeaux, Le Castor Astral, 2006.

32 Mireille Ribière, « En parallèle : rencontre (Alphabet pour Stämpfli), Le Cabinet d’amateur,

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made et de « transfiguration du banal » dans leurs œuvres, tout en les dépassant. Ils refusent en effet de faire des objets quřils décrivent une transposition de ces phénomènes faisant figure de révolution dans lřart. Lřobjet dans le roman est moins un objet artistique quřun support participant à une volonté de renouveler le roman et le faire accéder au statut dřœuvre dřart.

Pour réfléchir au rapport entre ces phénomènes artistiques et les textes romanesques, lřétude sřassortira de références constantes au contexte (littéraire, philosophique, artistique, sociologique) dans lequel Sarraute et Perec et leurs contemporains publient. De fait, sřil est vain de prendre au pied de la lettre lřanalogie entre la place des objets dans la société et celle des objets romanesques, certaines questions telles que celles soulevées par la philosophie esthétique Ŕ Arthur Danto et son concept de « transfiguration du banal », François Jost dans Le Culte du banal, Yves Michaud avec L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Alain Séguy-Duclos dans Définir l’art ou encore le travail de Gérard Wacjman qui, dans L’Objet du siècle, revient longuement sur le concept de vide introduit au sein dřobjets considérés comme des œuvres dřart Ŕ ainsi que par les travaux de Nathalie Heinich (Le Triple jeu de l’art contemporain) sur la sociologie de lřart et ceux de Baudrillard le système des objets mřaideront à étoffer les analyses des textes des deux romanciers. Les livres du philosophe Clément Rosset, plus spécifiquement ceux qui traitent du réel et de lřillusion, seront un moyen de mettre en place une réflexion sur la singularité du réel et dřentrer dans les textes de Sarraute et de Perec pour dégager la vision du réel qui les sous-tend. Enfin, pour comprendre lřidée dřun triomphe esthétique des objets

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quotidiens ainsi que le désir de les personnaliser de plus en plus, les travaux de Lipovetsky (L’Ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain) et de Maffesoli (Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique) seront particulièrement utiles, sans oublier les catalogues dřexposition (Le nouveau réalisme, L’Ivresse du réel. L’objet dans l’art du XXe siècle, Design contre design. Deux siècles de création), de même que des ouvrages examinant la question de lřobjet dans lřart et le design, dont ceux de Roger Bordier, de Simon Morley, de Raymond Guidot, de Claire Fayolles, de Valérie Guillaume et dřElisabeth Couturier).

Plan de la thèse

Le premier chapitre situera les œuvres de Sarraute et de Perec dans leur contexte littéraire et philosophique. Ce faisant, jřai choisi dřévoquer le roman sartrien et lřexistentialisme dans la mesure où Sarraute et Perec pouvaient difficilement échapper à cette mouvance qui, en littérature, en philosophie et en politique, dominait le paysage culturel français dřaprès guerre et a contribué à redéfinir les rapports de lřhomme à lřenvironnement dans lequel il évolue. En amont de Sartre, il importait, ensuite, pour expliquer certaines des transformations que connaît lřobjet dans le roman de Sarraute et de Perec, de revenir sur Balzac quřil a fallu attendre, comme le dit si bien Roland Barthes, « pour que le roman ne soit plus lřespace de purs rapports humains, mais aussi de matières et dřusages appelés à jouer leur partie dans lřhistoire des passions33 ». Voulant à tout prix se

33 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil,

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démarquer des approches philosophiques de leur époque, de la littérature traditionnelle et de certaines conventions romanesques, Sarraute et Perec cherchent à affirmer leur singularité à travers les objets quřils décrivent dans leurs romans. Je commencerai à démontrer cette singularité en ayant recours à des comparaisons de leurs objets avec ceux de lřart moderne et contemporain. Ces derniers permettent, entre autres, de réfléchir au thème du vide, pris comme objet, à la question de la reproduction et de lřimposture, au problème de lřesthétique et du banal devenu manière artistique.

Le second chapitre porte sur la place de lřobjet dans lřœuvre sarrautienne, envisageant dřabord les liens que la romancière entretient avec le nouveau roman, pour ensuite montrer ce qui la distingue des précurseurs et des autres romanciers liés à lřavant-garde. Je chercherai, dans ce chapitre, à mettre en lumière des aspects qui sřinsèrent dans une perspective post-industrielle : lřobjet matière/matériau, les questions de surface et dřauthenticité, lřobjet entre art et série/industrie, les nouveaux rapports entre lřindividu et lřobjet, lřobjet comme intégration du réel dans la littérature et lřart, lřobjet original versus lřobjet reproduit. Bien quřil ne demeure pas absent, le parallèle entre lřart et lřœuvre de Sarraute est un peu moins manifeste car jřai davantage cherché à la comparer aux romanciers qui lui étaient contemporains et que lřon a rangé dans le nouveau roman pour dégager la singularité de lřauteur et ainsi pouvoir lřopposer à Perec.

Le chapitre trois examine la place de lřobjet dans lřœuvre de Perec qui, contrairement à Sarraute, a multiplié les expérimentations et varié ses champs dřécriture. Chez cet auteur, une poétique de lřénumération va de pair avec

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lřinsertion de contraintes oulipiennes pour représenter lřobjet dans sa plus grande banalité. Les choses insignifiantes deviennent ainsi des objets en ce quřils figurent le vide, un peu comme Duchamp ou les nouveaux réalistes transforment les choses banales en œuvres dřart, le vide étant le moteur de cette transformation. Je montrerai que les objets sont matière à représentation, image et donc matériau ludique. Ensuite, je mettrai en parallèle les grands gestes fondateurs du Pop Art et ceux du roman perecquien : assembler/fragmenter, célébrer/banaliser, désirer/consommer récupérer/recycler pour comprendre lřévolution et la spécificité de lřœuvre perecquienne.

Le quatrième et dernier chapitre procède à une comparaison du statut de lřobjet chez Sarraute et chez Perec en lřassociant aux grandes caractéristiques du design. Ce faisant, je mřattacherai à comprendre lřévolution de lřidée de beauté dans le roman depuis le bibelot balzacien jusquřà lřobjet design. Si lřobjet fait réellement son entrée dans le roman avec Balzac, cřest à lřauteur de Madame Bovary que lřon doit dřavoir introduit les objets kitsch qui, dans ses œuvres comme dans celles de Sarraute et de Perec sont aussi synonymes de faux, de trucage et de falsification, autant de thèmes et de procédés qui occuperont une place importante dans cette étude. Ensuite, jřexaminerai respectivement les grandes lignes pouvant se rattacher à une esthétique de la modernité et celles dérivant dřun courant davantage post-industriel en faisant dialoguer certains procédés de lřart et du design avec les postures adoptées par les romanciers. Je terminerai ma réflexion sur la présence de la vacuité dans les œuvres des deux romanciers et en mřinterrogeant sur la question de la subjectivité face à la

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présence insistante et apparemment objective des objets romanesques accumulés et déclinés sous toutes leurs facettes.

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