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La Voix de l’Indicible dans Enfance de Nathalie Sarraute

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La Voix de l’Indicible dans Enfance de Nathalie Sarraute

SIDI YACOUB Aïcha, Université de Mostaganem

Résumé : Chez Nathalie Sarraute, la question des rapports entre écriture et tropismes se pose dès lors qu’il s’agit du genre romanesque. En effet, pour cette écrivaine, élaborer « l’équivalent verbal » de cette matière psychique insaisissable au sein de la fiction, est une priorité appelant un travail assidu sur le langage littéraire et une remise en question des formes narratives en usage. Notre article se donne pour objectif d’explorer quelques procédés sarrautiens exploités dans Enfance. Nous montrons dans un premier temps comment l’instrumentalisation réformée du discours intérieur est propice à l’actualisation de cette matière sensible venue des lieux mémoriels de l’enfance, avant d’explorer les effets de sens qu’implique la disposition d’un langage hyperbolique, siège d’une mise en scène d’un corps malheureux.

Mots clefs : Écriture, tropismes, personnage, discours intérieur, corps.

Abstract: According to Nathalie Sarraute, the question of relationships between writing and tropisms is raised right when dealing with fiction genre. Indeed, for that writer, elaborating "the verbal equivalent» of that matter, with an unspeakable characteristic within fiction, is a priority requiring for assiduous work on the literary speech and questioning the narrative codes in use. Our article aims at exploring some exploited processes in "childhood" to give life to that sensitive matter. We initially show how the reformed instrumentalisation of the interior discourse is suitable for the actualisation of the tropismic souvenirs, before analysing the sense effects that involves the layout of a hyperbolic speech, a staging seat of an unfortunate body.

Keywords: Writing, tropisms, character, interior discourse, body.

Introduction

La conception psychologisante du personnage qu’a prônée la littérature réaliste, a, de tout temps, incommodé Nathalie Sarraute car un tel artifice n’est pas à même à constituer une vision du monde authentique. En effet, le personnage réaliste se fossilise vite à cause des clichés qu’il véhicule et s’éloigne ainsi du Sujet qu’il devrait normalement représenter. Dans les lignes ci-dessous, N. Sarraute nous dit comment ce parangon de la littérature réaliste a perdu à jamais toute crédibilité :

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[…] Selon toute apparence, non seulement le romancier ne croit plus guère à ses personnages, mais le lecteur, de son côté, n’arrive plus à y croire. Aussi voit-t-on le personnage de roman, privé de ce double soutien, la foi en lui du romancier et du lecteur, qui le faisait tenir debout, solidement d’aplomb, portant sur ses larges épaules tout le poids de l’histoire, vaciller et se défaire. »1

Fervente lectrice de Dostoïevski et de Woolf, Nathalie Sarraute affirme que l’écriture du personnage doit être remaniée suivant la véritable nature humaine. La mission première de l’écrivain consiste à faire accéder à la réalité objective les mouvements tropismiques, ces sensations indicibles qui investissent la conscience et qui sont le corollaire de notre Etre-au-monde. En 1939, la parution de son premier livre Tropismes2 – roman insolite par la forme fragmentable qu’il présente et les mouvements sensibles qu’il traite – ébranle la représentation qu’on a de la littérature. Et malgré le désintéressement rapide des lecteurs de ce texte à l’époque, l’écrivaine ne cesse guère de revendiquer la notion de « tropismes » comme étant l’essence même de son art car, pour elle, cette matière influant d’une façon spontanée et irréfléchie sur nos comportements au quotidien est une

« hypothèse de travail » indispensable pour décrire l’univers sous- jasant qui est à l’origine de toute communication verbale et non- verbale.

Enfance, paru en 1983, s’inscrit lui aussi dans le sillage de cette œuvre qui se veut, depuis sa naissance, un lieu d’expérimentation dédié à rendre visible ces mouvements invisibles. Dans ce texte sarrautien explicitement autobiographique, l’effort scripturaire se trouve une fois encore aux prises avec les formes narratives en usage car pour donner « l’équivalent verbal » de cette matière « infime » et

« évanescent[e] » venant des lieux mémoriels de l’enfance, un travail assidu sur le discours intérieur et le corps du personnage, deux espaces intimes où peut se déployer la matière tropismique, s’impose comme un impératif.

Nous proposons donc, dans cet article, d’interroger quelques précédés scripturaires utilisés dans Enfance pour montrer comment Nathalie Sarraute a façonné de l’écriture réformée du discours intérieur et de la corporéité du personnage, un lieu propice à

1 SARRAUTE. N, 1956 : 60.

2SARRAUTE, N. (1939), Tropismes, Paris, Robert Denoël.

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l’actualisation des souvenirs tropismiques. Nous choisissons deux axes d’analyse pour répondre à notre problématique : de la volubilité intérieure à la représentation des tropismes et hyperbolisation du langage pour un corps en effraction.

1. De la Volubilité Intérieure à la Visualisation Tropismique Dès les premières lignes d’un incipit, le lecteur interroge le texte qu’on lui propose, il s’attend « au résorbement de son ignorance » quant à l’identité du personnage principal et aux éléments diégétiques mis en place. Or, dans l’incipit de Enfance, le débit de l’information donnée est bas. Ce texte liminaire évolue au gré de deux voix anonymes : aucun nom propre, aucune caractérisation identitaire ne vient dévoiler le statut social de ces voix. Seule l’expression

« Evoquer tes souvenirs d’enfance »3 balise la scène inaugurale et travaille à amorcer la lecture.

Une lecture minutieuse révèle qu’il s’agit d’une mise en scène d’un « je » dédoublé, d’un « je » narrant qui se confie à un autre

« je ». Le dédoublement de ce « je » narrateur apparaît en premier lieu dans le dispositif typographique indiquant une situation de communication où la parole défile entre deux interlocuteurs qui se connaissent bien :

-[…] Souviens-toi comme elle revient chaque fois que quelque chose d’encore informe se propose…ce qui nous est resté des anciennes tentatives, nous paraît toujours avoir l’avantage sur ce qui tremblote quelque part dans les limbes … -Mais justement, ce que je crains, cette fois, c’est que ça ne tremble pas…pas assez […] 4

Ici, ce fameux « nous » lève l’ambiguïté et amène le lecteur à déduire la véritable identité des deux protagonistes. Le locuteur qui dit « je » s’implique explicitement dans le projet de son partenaire. Il affiche sa crainte de voir le récit autobiographique se réduire à une narration stéréotypée d’évènements du passé. Le projet d’écriture et les expériences partagées (« les anciennes tentatives [de l’écriture] ») dénotent une forte connaissance mutuelle, un compromis où narratrice et son double ne sont qu’une seule et même personne.

Ce double qui se veut une voix anonyme, sans identité sexuelle marquée, représente, à la fois, la voix de la conscience et le gardien, toujours aux-aguets, se chargeant de freiner les débordements

3 SARRAUTE. N, 1983: 9.

4 Ibid., p.11.

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lyriques, veillant continuellement à la véracité des souvenirs tropismiques :

-Et c’est tout ? Tu n’as rien senti d’autre ? Mais regarde … maman est Kolia discutent, s’animent, ils font semblant de se battre, ils rient et tu t’approches, tu enserres de tes bras la jupe de ta mère et elle se dégage. « Laisse donc, femme et mari sont un même parti »… l’air un peu agacé…

-C’est vrai… je dérangeais leur jeu.

-Allons, fais un effort…

-Je venais m’immiscer… m’enserrer là où il n’y avait pour moi aucune place.

-C’est bien. Continue…5

Dans ce fragment, le double oblige la narratrice à ralentir le rythme du récit pour fouiller jusqu’au bout la sensation. Il reprend les événements narrés (le jeu du couple parental, la réaction spontanée de l’enfant, le discours de la mère) et réoriente le récit. L’expression

« l’air un peu agacé » et les verbes « allons » « continue » à force illocutoire, viennent par contrecoup exciter la narratrice à vivifier la sensation. Cette voix critique joue le rôle d’un praticien, sa parole est productive de sens car en tant que premier auditoire de tout ce qui est proféré, il participe à l’actualisation des mouvements psychiques.

Aussi, par les nombreuses interventions de cette voix critique dans l’acte de la narration, l’instance narrative présente-t-elle un double regard introspectif :

-C’était la première fois que tu avais été prise ainsi dans un mot (le malheur). (La voix critique)

-Je ne me souviens pas que cela me soit arrivé avant. Mais combien de fois depuis ne me suis-je évadée terrifiée hors des mots qui s’abattent sur vous et vous enferment. (La voix narratrice)

-Même le mot « bonheur », chaque fois qu’il était tout près, si près, près à se poser, tu chercher à l’écarter…Non, pas ça, pas un de ces mots, ils me font peur, je préfère me passer d’eux, qu’ils ne s’approchent pas, qu’ils ne touchent à rien…rien ici, chez moi, n’est pour eux.6

Ici, outre sa fonction méta-narrative, la voix critique présente un autre point de vue. Ceci va sans dire qu’ayant la même expérience tropismique que son partenaire, elle puise plus avant dans le détail et

5 Ibid., p.73.

6 Ibid., p.118.

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nous renseigne sur la puissance coercitive des mots venant d’autrui.

En effet, le regard qu’elle porte sans s’impliquer (nous avons remarqué à ce sujet qu’elle n’use jamais de pronoms et d’adjectifs possessifs susceptibles de montrer explicitement qu’elle est une partie constitutive du Moi de la narratrice) travaille à ce que le volume des informations au sujet des remous psychiques de l’enfant augmente sensiblement. Le tropisme que le mot « Malheur » a déclenché, est pris ainsi par deux points de vue complémentaires. Par ce procédé, le regard de la voix critique s’instaure comme impartial, à distance objective d’une réalité subjective.

Nous dirons donc que la fragmentation du Moi dans Enfance n’est pas le signe symptomatique d’une schizophrénie de la narratrice, mais il faut y lire au contraire une reproduction mimétique de la vie souterraine de tout chacun car, « tout discours individuel suppose un échange. Il n’y a pas d’émetteur – sauf bien entendu, quand l’émetteur est un ivrogne ou un malade mental. 7» En s’écoutant, on construit l’altérité en soi. Ecrire le JE suppose alors l’écriture de la pluralité qui le constitue.

Ainsi, N.Sarraute prend la représentation traditionnelle de la vie intérieure à contre-courant, elle démultiplie le sujet, façonne une instance énonciative, émettrice et réceptrice de sa propre parole.

Mettre le dialogue au service de la narration intérieure est d’une importance capitale dans la mesure où l’échange et l’écoute permettent de transcrire dans l’ « ici-maintenant » l’ailleurs tropismique. Ici, notre roman s’apprête à être considéré comme une pièce de théâtre où les paroles s’offrent immédiatement à un public car le jaillissement du langage intérieur qui s’inscrit dans le commerce communicationnel manifeste une aspiration à communiquer et une volonté omniprésente de lancer un pont entre l’auteure de l’œuvre et le lecteur.

Par ailleurs, cette pluralité du « je » devient plus prégnante quand apparait la voix personnage habitant la diégèse. En effet, pour mimer le plus possible le langage intérieur de l’enfant qu’elle a été, la narratrice infantilise sa voix à travers l’instrumentalisation du discours indirect libre. Le discours narrativisé n’est pas à même de dévoiler aux lecteurs l’intimité d’une intériorité. De plus, il faut que le discours cité soit libéré d’une certaine mesure d’un narrateur pour rétrécir la distance qui pourrait éloigner le lecteur du vécu tropismique. C’est pour cette raison que N. Sarraute favorise l’emploi du indirect libre en ce qu’il a de plus avantageux dans la restitution de l’énonciation car

7 JAKOBSON. R, 1963 : 32.

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l’intériorité soumise aux tropismes a besoin d’être représentée avec les conditions qui ont forgé l’état où elle se trouve. Dans l’exemple ci- dessous, on nous raconte comment des mots prononcés en allemand par une gouvernante « Nein dess tust du neicht » sont utilisés pour dissuader l’enfant de déchirer le dossier d’un canapé avec des ciseaux.

Ces mots sont tellement incisifs qu’ils engendrent des réactions en chaîne chez la petite fille. « Déchirer », « détruire », « saccager » marquent ainsi la manifestation d’une volubilité intérieure authentique conviée par la voix adulte (la narratrice) à travers le discours indirect libre :

« Ich werd es zerreissen » « Je vais le déchirer »…je vous en avertis, je vais franchir le pas, sauter hors de ce monde décent, habité, tiède et doux, je vais m’en arracher, tomber, choir dans l’inhabité, dans le vide (…) Voilà je me libère, l’excitation, l’exaltation tend mon bras, j’enfonce la pointe des ciseaux de toutes mes forces »8.

D. Maingueneau affirme que les théoriciens de la littérature, suite aux travaux cruciaux de M. Barthine, admettent que le discours indirect libre mêle étroitement voix narratrice et voix personnage9. Dans Enfance, le discours cité de l’enfant étant le plus souvent rapporté au présent, brouille les critères qui permettent de reconnaître sa nature. S’agit-il d’un discours indirect libre ou d’un discours d’une autre nature ? Nous savons que l’imparfait et la non-personne peuvent être les indices d’apparition du discours indirect libre, mais une narration faite fréquemment au présent par un narrateur autodiégétique empêche une identification certaine de ce genre de discours rapporté.

Faute d’indices saillants, nous dirons donc que le courant de la conscience enfantine est matérialisé à travers un discours indirect libre voulant emprunter au discours direct son énonciation afin de renforcer chez le lecteur l’illusion que l’enfant est en train de vivre à vif l’instant tropismique.

Ce discours intérieur de l’enfant n’est autre que la sous- conversation, ce « pré-langage » d’avant la verbalisation qui est généré pendant les échanges communicationnels avec les autres personnages :

8 SARRAUTE. N, 1983 : 13.

9 MAINGUENEAU. D, 2007 :115.

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« Non, tu ne fera pas ça…» Les paroles m’entourent, m’enserrent, me ligotent, je me débats…« Si, je le ferai »…voilà, je me libère, l’excitation, l’exaltation tend mon bras, j’enfonce la pointe de ciseaux de toutes mes forces, la soie cède, se déchire […]

« Iche werde es zerreissen. » « Je vais le déchirer »…je vous en avertis, je vais franchir le pas, sauter hors de ce monde décent, habité, tiède et doux, je vais m’en arracher, tomber, choir dans l’inhabité, dans le vide […] « Je vais le déchirer » je vais le lui dire très fort…10

Il est intéressant de remarquer qu’ici et comme partout ailleurs dans le chapitre d’où nous avons pris ces quelques lignes, les blancs typographiques indiquant les tours de parole et le modus conventionnel (dit-elle, dit-il) utilisé généralement pour signaler les paroles des personnages, sont supprimés. De plus, les paroles de la conversation qui sont exhibées par l’emploi des marques conventionnelles (les guillemets) sont désignées comme étant des déclencheurs de l’inconfort psychique de l’enfant grâce à une savante mise en scène de la répétition car bien que ces énoncés ne soient entendus qu’une seule fois par l’enfant, il ne reste pas moins que l’écriture ranime à maintes reprises les mêmes paroles de la gouvernante (« Non, tu ne fera pas ça…» est répété 5 fois dans ce chapitre). Ce dispositif d’écriture qui fait cohabiter sur le même axe syntagmatique les paroles intérieures et les paroles verbalisées qui sont répétées, interpelle le regard et génère ainsi une saisie mimétique du mouvement tropismique qui se répand du dedans vers le dehors, de l’intériorité vers l’extériorité.

Cette mise en scène du pré-langage n’a pas seulement une efficience formelle qui œuvre à écarter « l’encombrante convention » du dialogue traditionnel mais elle est également le résultat d’un travail réflexif sur le discours dans l’art romanesque. Effectivement, aux yeux de N. Sarraute, la conversation étant régie le plus souvent par les clichés et les conventions sociales, s’abstient de divulguer explicitement les remous psychiques. C’est-à-dire, elle ne peut devenir le lieu du déploiement tropismique car les paroles prononcées à haute voix sont sous l’emprise de la censure et du voilement. C’est pour cette raison que le matériau de la sous-conversation vient remédier à

10 SARRAUTE. N, 1983: 13.

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cette carence car les paroles intérieures dans leur surgissement spontané combattent le mensonge des apparences et livre les drames de la communication humaine à l’état brut.

Dans Enfance, N. Sarraute réussit donc à géométriser l’expérience tropismique en faisant résonner fortement les paroles des adultes (le père, la belle-mère Véra, la mère, les domestiques…) dans le discours intérieur de l’enfant. La polyphonie du roman est appelée ainsi à s’amplifier par l’accession de ces voix-personnages au statut de

« catalyseurs » de la matière tropismique. L’écriture sarrautienne de l’indicible est, en fin de compte, une écriture de l’intersubjectivité : l’agencement du dire comme espace dialogique où les consciences des personnages s’entrechoquent et communiquent entre elle lors des interactions les plus anodines du quotidien, s’affirme comme transposition représentative du parcours qu’emprunte le Moi vers l’altérité.

1. L’Hyperbolisation du Langage pour un Corps en Effraction Dans Enfance, N. Sarraute instille jusqu’à la dernière page « les indices » matérialisant le corps des personnages. Il ne faut pas oublier que le roman autobiographique cultive une certaine corrélation entre le texte et son l'auteur. De ce fait, le corps ne peut se soustraire à une représentation réaliste : le lecteur doit avoir à sa disposition un ensemble de marques pouvant donner l’illusion que les souvenirs qui sont relatés, sont attachés à une personne d’existence réelle (l’inscription du référentiel). Et malgré que N. Sarraute ait nié le caractère autobiographique de Enfance, il ne reste pas moins que ce texte reste conditionné par une certaine présentation de l’identité.

Nous pouvons sans difficulté reconstituer « le profil physiologique » de l’enfant Natacha à travers les objets métonymiques (les vêtements), les parties organiques (les mains, la taille…), la motricité, l’apparence et les expériences corporelles vécues (manger, jouer, lire, étudier, maladie, écriture manuelle etc.) Nous remarquons que la construction de « l’identité narrative » qui passe forcément à travers cette mise en scène du corps est ici des plus traditionnelles.

Cependant, il n’en va pas de même quand il s’agit de transcrire le vécu sensoriel. Les tropismes étant « une donnée immédiate de la conscience », ont besoin du réceptacle corporel pour se matérialiser sur la scène scripturaire. C’est sur ce type d’approche que s’est appuyée N. Sarraute pour donner vie à ces mouvements indicibles. En effet, la narratrice-personnage de Enfance réactive le passé tropismique à l’aide d’une attentive écoute de son propre corps. Par le

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jeu qu’impose la focalisation interne, le corps est vu de l’intérieur, il est décrit à partir de ce qui l’anime du dedans. Aussi, la corporéité de l’enfant, sujette aux tropismes, se dérobe à la représentation, devient difficilement saisissable à l’image du magma tropismique qui l’anime.

[…] Ce sera douloureux de trancher ce lien qui m’attache encore à ma mère, il n’est plus très bien fixé, mais à certains moments je le sens, il me met à me tirailler…une douleur pareille à celles, latentes, que réveille l’atmosphère ambiante, le froid, l’humidité…mais les paroles de mon père… « Si elle y tient vraiment, elle peut très bien [venir te chercher] agissent comme un anesthésiant qui m’aide à achever d’arracher sans trop souffrir ce qui s’accroche encore…voilà, je l’ai fait,

« C’est ici que je veux rester ».11

[Les] yeux sombres [de mon père] pétillent, ses dents blanches luisent, sa verve, son esprit sont une lame étincelante qui tranche…parfois dans le vif…parfois il me semble que c’est en moi aussi qu’elle atteint…c’est pourtant dans quelqu’un d’autre, que je connais à peine ou pas du tout qu’elle s’enfonce…mais je sens en moi son glissement froid…j’ai un peu mal, un peu […]12

Dans ces exemples, le corps de Natacha est rendu par des images métaphoriques intenses. Le corps se dissout dans la métaphore de la chair mutilée (« arracher ce qui s’accroche [en quelque sorte du cordon ombilical]», « glissement froid »). Les douleurs physiques se substituent aux mouvements psychiques : le corps est disséminé à travers des éléments concrets qui viennent l’agresser : « le froid »,

« l’humidité », « une lame étincelante », «un anesthésiant». Nous le voyons bien, le corps malheureux n’intéresse pas l’écrivaine pour sa présence organique, mais comme interface, une enveloppe pouvant montrer comment l’Autre participe pour beaucoup dans le vécu tropismique dont il est « la cause » et « l’aboutissement. »

Regardons de plus près comment se présente l’image corporelle dysphorique que subit Natacha en présence de sa mère. Après le

11 Ibid., p.166.

12 Ibid., p.186.

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divorce de ses parents, Natacha prend très vite conscience de l’indifférence que manifeste sa mère vis-à vis d’elle et assiste alors à la naissance « de [ses] idées » qui travaille à générer un implacable malaise. En effet, les idées qui prennent possession d’elle, la tourmentent comme « un mal honteux » infectant son corps : « cette idée s’est installée en moi.»13 Rapidement, les idées sont animalisées, elles deviennent une bête « blottie dans un coin, prête à tout moment à s’avancer, à tout écarter devant elle, à occuper toute la place… »14 Insectes, « elles arrivent n’importes quand […] piquent et le dard minuscule s’enfonce. »15 Ainsi, le corps est « un terrain propice » où les idées fâcheuses « s’ébatt[ent], s’appell[ent] entre elles. »16 Et, malgré la résistance de la petite fille, les idées insidieuses ne cessent d’attaquer de front le corps : « moi l’idée me déchire, me dévore. »17 Les paroles venant des adultes bénéficient du même traitement stylistique que celui des « idées ». « Les paroles entourent, enserrent, ligotent [le corps].»18 Les mots des autres laissent échapper « un flot épais »19 qui ébranle la volonté de résister. Le mot « malheur » prononcé par une gouvernante, par exemple, « frappe de plein fouet, des lanières qui s’enroulent autour [de vous] »20. Plus encore, « ils s’abattent sur vous et vous enferment. » 21

Ce qui surprend dans l’écriture sarrautienne est que les paroles des adultes sont toujours assimilées à des objets concrets qui blessent le « le corps objet » : « cela me heurte, me cogne »22. L’image des flots en furie est toujours présente où le corps est trainé, malmené comme un objet sans valeur qu’on projette violemment contre un mur:

« [l’indifférence que font surgir les mots de ma mère] déferle sur moi avec une telle puissance, elle me roule, elle me rejette là-bas […]» 23 Ce relevé d’exemples nous permet de faire quelques remarques.

D’abord, il est à noter que les métaphores, dans Enfance, sont filées.

Rares sont les fois où N. Sarraute dispose une métaphore sans la relier

13 Ibid., p.95.

14 Ibid.

15 Ibid., p.96.

16 Ibid., p.95.

17 Ibid., p.100.

18 Ibid., p.14.

19 Ibid.

20 Ibid., p.117.

21 Ibid.

22 Ibid., p.238.

23 Ibid.

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avec une autre. Cette technique permet de cultiver au sein du texte le paradigme de l’expérience malheureuse du corps. En ce sens, le travail conjoint des métaphores et des points de suspension24 qui envahissent le dire avec insistance, fait inscrire définitivement le texte du côté d’une visibilité outrancière de la corporéité. Ensuite, ces images métaphoriques permettent de concrétiser des réalités abstraites. Ainsi, les tropismes de l’enfant ont transposés au domaine du physiologique où la chair est agressée, mutilée, soumise aux aléas de l’environnement parental. Enfin, l’exagération par la métaphore est assurément une technique visant à laisser chez le lecteur un effet durable : pour fortifier le pathos et rendre le malaise tropismique palpable au lecteur, les rapprochements qu’opèrent les métaphores entre les mots appartenant à des champs sémantiques et associatifs différents sont des plus saisissants. Autrement dit, les imageries qui donnent à voir un mal intenable désagrégeant le corps travaillent à générer une nouvelle productivité signifiante où se joue une véritable expérience tropismique pour le lecteur. La lecture de Enfance implique donc, non seulement une participation sensible aux événements tropismiques narrés mais aussi une forte connivence empathique avec la conscience de l’enfant mise en scène.

La prolifération de cette figure de sens dans notre corpus trahit le travail de l’écriture sarrautienne puisqu’elle manifeste la volonté de réformer le langage, d’amener les mots à s’échapper de cette prison de conventions qui détruit le déploiement tropismique. Le style étriqué de l’écrit est rigide, impropre à remédier au problème de la fugacité tropismique. N. Sarraute utilise justement les métaphores hyperbilisantes pour générer une « poétisation » du langage pouvant approcher la matière indicible en greffant sur les mots d’autres possibilités de sens. Il faut le dire, la perméabilité des genres a depuis toujours attiré l’écrivaine qui considère comme une ineptie vouloir

24 Au regard de N.Sarraute, quand le langage littéraire devient impraticable, les mots doivent s’amuïr, s’effacer pour laisser à la voix de l’indicible la possibilité de se manifester autrement et efficacement en forgeant une force persuasive, visiblement palpable à travers les points de suspension. Il s’agit aussi pour l’écrivaine de traduire cette difficulté de dire la vie intérieure à travers les prolongements sémantiques que l’agraphie installe au sein même de l’écriture. Lors d’une interview, elle déclare :

« Ah ! Ces points de suspension ! J’aimerais bien m’en passer mais ils me sont absolument nécessaires. Ils donnent à mes phrases un certain rythme, grâce à eux, elles respirent. Et aussi ils leur donnent cet aspect tâtonnant, hésitant, comme cherchant à saisir quelque chose qui, à tout moment, m’échappe, glisse, revient et cet aspect haché, c’est comme des bribes de quelque chose qui déferlent. Elles sont suspendus en l’air, comme cabrées devant la convention littéraire […]» (« Nathalie Sarraute à réponse à tout ». Dans Le Figaro littéraire. N°1342. 4 février 1972, p.1)

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cloîtrer l’écriture dans des modèles surannés. L’œuvre sarrautienne doit donc être appréhendée en termes d’une recherche poétique pour arriver à comprendre comment se réalise l’indicible sensoriel à travers la lettre : « Pour moi le roman se rapproche, essaye de se rapprocher de la poésie ; il tend, comme la poésie, à saisir au plus près de leur source, des sensations, quelque chose de ressenti. »25

En guise de conclusion, nous dirons qu’à travers Enfance, N.

Sarraute offre encore une fois l’écriture comme expérience pouvant interroger la nature inexprimée de l’humain. En effet, l’écrivaine y réussit à dépecer l’enveloppe du personnage et déterrer ainsi les paroles tropismiques qui traversent son intériorité silencieuse. Et pour lutter contre toute représentation fallacieuse du Moi, le courant de conscience de la voix qui dit « je » devient le lieu d’une adaptation fictionnelle la plus aboutie à travers l’altérité toujours en mouvement qu’il charrie. Enfin, la parole est donnée au corps, à ce réservoir intarissable de la matière sensible. Rien n’est rassurant dans cette écriture de la corporéité : par le truchement d’un langage hyperbolique, tout devient mouvement et « frémissement ».

D’ailleurs, pour pouvoir investir le roman qui nous intéresse ici, le lecteur doit troquer sa lecture amorphe à laquelle il est habitué avec une autre qui soit plus active, plus élaborée car cette fiction du corps devient inaccessible pour ceux qui s’obstinent à lire avec les schèmes de la littérature traditionnelle. La cohérence rassurante d’une écriture bien ordonnée n’a plus le droit d’exister, car les profondeurs insoupçonnées imposent une implication tropismique intense de la part du lecteur.

BIBLIOGRAPHIE Textes littéraires

SARRAUTE, Nathalie. (1983), Enfance, Paris, Gallimard.

SARRAUTE, Nathalie. (1939), Tropismes, Paris, Robert Denoël.

Textes critiques

BOUÉ, Rachel. (1997), Nathalie Sarraute : La Sensation en Quête de Parole, Paris, L’Harmattan.

25 « Aujourd'hui Nathalie Sarraute ». Dans Digraphe. N°32, 1984, cité par BOUÉ.

R, 1997 : 231.

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JAKOBSON, Roman. (1963), Essais de Linguistique Générale, Tome I, Paris, Minuit.

SARRAUTE, Nathalie. (1956). L’Ere du Soupçon, Paris, Gallimard.

MAINGUENEAU, Dominique. (2007), Linguistique pour le Texte Littéraire, Paris, Armand Colin.

Entretien avec Nathalie Sarraute

« Aujourd'hui Nathalie Sarraute » (entretien). Dans Digraphe. N°32, 1984.

« Nathalie Sarraute à réponse à tout » (interview collective). Dans Le Figaro littéraire. N°1342, 4 février 1972.

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