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Conditions de viabilité des exploitations agricoles engagées dans les circuits courts au Québec

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Academic year: 2021

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Conditions de viabilité des exploitations agricoles

engagées dans les circuits courts au Québec

Mémoire

Jennifer Jean-Gagnon

Maîtrise en agroéconomie

Maître ès sciences (M. Sc.)

Québec, Canada

© Jennifer Jean-Gagnon, 2016

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Conditions de viabilité des exploitations agricoles

engagées dans les circuits courts au Québec

Mémoire

Jennifer Jean-Gagnon

Sous la direction de :

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iii

Résumé

Les producteurs commercialisant en circuits courts doivent, du fait d’un recours limité aux intermédiaires, maîtriser un large éventail de compétences non seulement dans la production primaire, mais également dans la transformation des produits (le cas échéant) et la distribution. Qui plus est, cet élargissement de la profession d’agriculteur s’insère dans un ensemble variable de contraintes et ressources, ce qui complexifie d’autant plus l’organisation du travail. Ce faisant, il devient intuitif d’assumer que ces producteurs peuvent difficilement atteindre un aussi bon niveau de productivité que les producteurs spécialisés, les firmes de transformation et les grandes chaînes de distribution, ne serait-ce que du point de vue de la division du travail où il est admis que la productivité du travail croît avec la spécialisation des actifs.

L’étude de l’organisation du travail et des conditions de viabilité de 32 exploitations agricoles québécoises engagées dans les circuits courts, basée sur les principes de la méthode Bilan Travail et sur le concept de système d’activité complexe, montre tout d’abord une très grande hétérogénéité. Une analyse fine de la productivité apparente du travail dans les différents segments d’activité internalisés par les exploitations, montre ensuite une faible productivité au niveau de la production, généralement compensée par une meilleure productivité dans les autres segments d’activité de sorte que la viabilité financière de la majorité de ces systèmes repose, au final, sur les performances en transformation ou en distribution. Ces résultats confirment ainsi l’importance de l’internalisation des métiers pour consolider les revenus de ces exploitations. Nos résultats montrent aussi que la viabilité n’est pas seulement dépendante de la productivité et de la rentabilité. Lorsque les revenus globaux (revenu de l’exploitation et hors exploitation) du ménage satisfont ses besoins, les agriculteurs maintiennent leur système d’activité pour des raisons extra économiques (projet de vie, plaisir au travail, contact avec les clients et reconnaissance sociale). Enfin, certains agriculteurs accordent beaucoup d’importance aux valeurs qu’ils défendent à travers leurs activités agricoles, et ce même lorsque ces choix impliquent des coûts supplémentaires non compensés.

Mots clés : circuits courts, méthode Bilan Travail, système d’activité complexe, productivité

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iv

Abstract

Producers marketing through short food supply chains must, due to limited use of intermediaries, master a wide range of skills not only in primary production but also in processing (where applicable) and distribution. Moreover, this enlargement of the farming profession introduces variable sets of constraints and resources, which complicates further the organization of work. In doing so, it becomes intuitive to assume that these producers can hardly achieve a good level of productivity as other specialized producers, processing companies and large retail chains, supported by the point of view of the division of work where it is recognized that labor productivity increases with the specialization of assets.

Our study of work organization and viability conditions of 32 Quebec farms engaged in short food supply chains, based on the principles of Bilan Travail method and the concept of complex activity system, draws first a vast heterogeneity within the cases. A detailed analysis of the apparent labor productivity in the three business segments incorporated by such farms, shows a low labor productivity level in food production, usually offset by improved productivity in other business segments in a way that their financial sustainability majorly depends, ultimately, on their performances in processing or distribution. These results confirm the importance of the internalization of the intermediate segments through the marketing chain to consolidate the revenues of these farms. Our results also show that viability is not only dependent on productivity and profitability. When the total income (income from the farm and from exterior sources) meets household needs, farmers maintain their agricultural activities for factors beyond economic reasoning (life project, fun at work, contact with customers and social recognition). In the end, some farmers give great importance to some principles they defend through their farming profession, even when those choices involve additional non remunerated costs.

Key words : short food supply chain, Bilan Travail method, complex activity system, apparent labor

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v

Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières... v

Liste des figures ... viii

Liste des tableaux ... ix

Liste des graphiques ... x

Remerciements ... xi

1. Problématique ... 1

1.1. Introduction ... 1

1.2. Définir le concept de « circuit court » ... 3

1.3. Un débat autour de la viabilité des exploitations en circuits courts ... 4

1.3.1. Organisation complexe du travail ... 5

1.3.2. Enjeux liés à l’organisation du travail ... 6

1.3.3. Satisfaction du travail... 8

1.3.4. Le cœur du débat ... 10

1.4. Viabilité et organisation du travail ... 11

1.5. Objectif et question de recherche ... 15

1.6. Pertinence de la recherche ... 16

2. Cadre conceptuel ... 18

2.1. Les méthodes classiques d’observation du travail agricole ... 19

2.1.1. Les enseignements tirés de ces méthodes ... 20

2.1.2. Les limites des méthodes classiques ... 26

2.2. La méthode Bilan Travail ... 27

2.2.1. Le présupposé de la méthode Bilan Travail ... 28

2.2.2. La méthode Atelage : une approche ontologique complémentaire ... 29

2.2.3. Les concepts mobilisés par la méthode Bilan Travail ... 30

2.3. La méthode Bilan Travail adaptée aux systèmes d’activité complexes des ménages agricoles commercialisant en circuits courts ... 33

2.3.1. L’exploitation agricole comme un système piloté par le ménage ... 33

2.3.2. Les exploitations agricoles en circuits courts s’inscrivent dans des systèmes d’activité complexes 34 2.3.3. Adapter la méthode Bilan Travail à l’analyse des systèmes d’activité complexes ... 35

2.3.4. Aller au-delà de l’enquête Bilan Travail : analyses quantitative et qualitative du travail ... 36

2.4. Synthèse du cadre d’analyse ... 40

2.5. Questions et hypothèses de recherche spécifiques ... 42

3. Méthodologie ... 43

(6)

vi

3.1.1. Stratégie de recherche : l’étude de cas multiple ... 43

3.1.2. Techniques de recherche : l’entrevue de recherche et le questionnaire 45 3.2. La méthode d’échantillonnage... 49

3.3. La méthode d’analyse des données ... 52

3.3.1. Analyse quantitative... 53

3.3.2. Analyse qualitative ... 63

3.3.3. Analyse des études de cas multiples ... 64

3.4. Synthèse de la méthodologie de recherche ... 64

4. Présentation des résultats ... 66

4.1. Étude de cas 1 : Exploitations maraîchères et arboricoles ... 67

4.1.1. Organisation du travail ... 71

4.1.2. Productivité apparente du travail ... 76

4.1.3. Rapports au travail... 84

4.1.4. Conclusions ... 86

4.2. Étude de cas 2 : Exploitations de production de viandes ... 88

4.2.1. Organisation du travail ... 90

4.2.2. Productivité apparente du travail ... 95

4.2.3. Rapports au travail... 103

4.2.4. Conclusions ... 105

4.3. Étude de cas 3 : Exploitations laitières ... 108

4.3.1. Organisation du travail ... 110

4.3.2. Productivité apparente du travail ... 114

4.3.3. Rapports au travail... 121

4.3.4. Conclusions ... 123

5. Analyse transversale : cerner les conditions de viabilité des exploitations agricoles engagées dans les circuits courts ... 126

5.1. Taille et performances économiques ... 126

5.2. Productivité du travail et rentabilité... 130

5.2.1. Rentabilité élevée ... 131

5.2.2. Rentabilité faible ... 133

5.3. Main d’œuvre et performances économiques ... 137

5.4. Rapports au travail ... 141

5.5. Typologie des exploitants engagés dans les circuits courts ... 144

5.6. Limites de l’étude ... 146

6. Conclusion : conditions de viabilité sociale, professionnelle et financière ... 148

6.1. Viabilité sociale ... 148

Condition 1 : Retirer une reconnaissance sociale de ses activités... 148

Condition 2 : Construire son système d’activité autour de ses valeurs ... 148

(7)

vii

Condition 3 : Aimer son métier ... 149

Condition 4 : Être en contrôle de son système d’activité ... 149

6.3. Viabilité financière ... 150

Condition 5 : Diversifier les systèmes de production en viande (sans transformation) et de pomiculture ... 150

Condition 6 : Transformer la viande et le lait à la ferme ... 151

Condition 7 : Optimiser les ventes locales et directes ... 151

Condition 8 : Articuler un système d’activité qui assure un revenu suffisant pour le ménage ... 152

6.4. Synthèse et pistes de recherche ... 153

7. Références bibliographiques ... 155

Annexe 1 : Pourcentage du chiffre d’affaires par canaux de commercialisation empruntés ... 166

Annexe 2 : Questionnaire auto-administré ... 169

Annexe 3 : Guide d’entretien et questionnaire-interview ... 180

Annexe 4 : Taille économique et rentabilité des exploitations enquêtées ... 195

Annexe 5 : Travail des exploitants ... 196

Annexe 6 : Productivité du travail des exploitations enquêtées ... 197

Annexe 7 : Canaux de commercialisation empruntés et performances économiques des exploitations ... 198

Annexe 8 : Diversification des productions ... 201

Annexe 9 : Répartition des travailleurs... 202

Annexe 10 : Charge de travail et taille des exploitations ... 203

(8)

viii

Liste des figures

Figure 1 : Conceptualisation de la problématique de recherche ... 14 Figure 2: Structure organisationnelle d’un système d’activité complexe d’un ménage agricole commercialisant en circuits ... 41 Figure 3 : Répartition des fermes enquêtées sur le territoire québécois ... 51 Figure 4 : Synthèse de la méthodologie de recherche, étude de cas multiples ... 65

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ix

Liste des tableaux

Tableau 1 : Variables de la dimension cognitive du travail ... 38

Tableau 2 : Caractéristiques de la population d’enquête ... 50

Tableau 3 : Nomenclature des travaux ... 53

Tableau 4 : Quantification du travail ... 56

Tableau 5 : Prix au producteur de référence, productions de viandes ... 58

Tableau 6 : Prix au producteur de référence, productions laitières ... 58

Tableau 7 : Prix au producteur de référence, productions horticoles et ornementales ... 58

Tableau 8 : Produit moyen théorique d’un hectare de légumes, maraîchers diversifiés ... 59

Tableau 9 : Caractéristiques de la population d’enquête 1 ... 69

Tableau 10 : Description des systèmes d’activité des exploitations maraîchères et arboricoles ... 70

Tableau 11 : Nature des activités par type de travaux et importance relative en termes de temps de travail 1 ... 71

Tableau 12 : Coûts de production spécifiques par hectare et valeur ajoutée théorique par ha, exploitations maraîchères diversifiées ... 77

Tableau 13 : Degré de diversification 1 ... 80

Tableau 14 : Revenu net des entreprises, rémunération des exploitants, revenu du ménage et satisfaction financière 1 ... 83

Tableau 15 : Motivations dans le maintien du système d’activité 1 ... 85

Tableau 16 : Caractéristiques de la population d’enquête 2 ... 89

Tableau 17 : Description des systèmes d’activité des exploitations productrices de viandes ... 90

Tableau 18 : Nature des activités par type de travaux et importance relative en termes de temps de travail 2 ... 91

Tableau 19 : Degré de diversification 2 ... 100

Tableau 20 : Revenu net des entreprises, rémunération des exploitants, revenu du ménage et satisfaction financière 2 ... 102

Tableau 21 : Motivations dans le maintien du système d’activité 2 ... 105

Tableau 22 : Caractéristiques de la population d’enquête 3 ... 109

Tableau 23 : Description des systèmes d’activité des exploitations laitières ... 110

Tableau 24 : Nature des activités par type de travaux et importance relative en termes de temps de travail 3 ... 111

Tableau 25 : Valorisation du lait ... 116

Tableau 26 : Degré de diversification 3 ... 119

Tableau 27 : Revenu net des entreprises, rémunération des exploitants, revenu du ménage et satisfaction financière 3 ... 121

Tableau 28 : Motivations dans le maintien du système d’activité 3 ... 123

Tableau 29 : Motivations dans le maintien du système d’activité pour les 32 exploitations enquêtées ... 143

Tableau 30 : Typologie des exploitations agricoles engagées dans les circuits courts au Québec selon la conception du travail des exploitants et la façon dont ils conçoivent leur système d’activité ... 144

(10)

x

Liste des graphiques

Graphique 1 : Temps de travail annuel par type de travaux 1 ... 73

Graphique 2 : Temps de travail par type de travailleurs 1 ... 74

Graphique 3 : Productivité apparente du travail dans chacune des activités internalisées (production, transformation, distribution) 1 ... 79

Graphique 4 : Satisfaction du travail des agriculteurs enquêtés 1 ... 85

Graphique 5 : Temps de travail annuel par type de travaux 2 ... 93

Graphique 6 : Temps de travail par type de travailleur 2 ... 95

Graphique 7 : Productivité du travail dans chacune des activités internalisées (production, transformation, distribution) 2 ... 99

Graphique 8 : Satisfaction du travail des agriculteurs enquêtés 2 ... 104

Graphique 9 : Temps de travail annuel par type de travaux 3 ... 112

Graphique 10 : Temps de travail par type de travailleur 3 ... 113

Graphique 11 : Productivité du travail dans chacune des activités internalisées (production, transformation, distribution) 3 ... 118

Graphique 12 : Satisfaction du travail des agriculteurs enquêtés 3 ... 122

Graphique 13: Revenu net par exploitant des fermes enquêtées ... 126

Graphique 14 : Revenu net des exploitations enquêtées en fonction de leur revenu brut ... 127

Graphique 15 : Revenu brut et charges d'exploitation des fermes enquêtées ... 128

Graphique 16 : Rémunération des exploitants selon le revenu brut des exploitations enquêtées ... 130

Graphique 17 : Productivité du travail pour les exploitations dont le revenu net par exploitant dépasse 30 000$ par année ... 132

Graphique 18 : Productivité du travail pour les exploitations dont le revenu net est inférieur à 5000$ par année1... 134

Graphique 19 : Productivité du travail en transformation selon le nombre de produits transformés ... 136

Graphique 20 : Part du travail salarié et du travail familial selon le revenu brut des exploitations enquêtées ... 138

Graphique 21: Emploi sur les fermes en fonction du chiffre d'affaires tiré de la vente en circuits courts ... 139

Graphique 22 : Rémunération des exploitants en fonction de la part du travail salarié ... 140

Graphique 23 : Part du travail bénévole selon le revenu brut des exploitations enquêtées ... 141

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xi

Remerciements

Je tiens d’abord à remercier grandement mon directeur de recherche, Patrick Mundler, pour sa très grande compréhension, sa patience, sa disponibilité, ses commentaires toujours aussi judicieux et surtout son amitié. En dépit de mes contraintes familiales, tu n’as jamais cessé de m’encourager et de croire en mes capacités de mener à bien cette recherche, alors que j’en doutais moi-même. Un merci particulier également à Sophie Laughrea pour son écoute et ses encouragements lorsque je me perdais dans les méandres de cette longue recherche. Nos petites rencontres amicales m’aidaient toujours à retourner au travail avec plus de confiance et de motivation.

Les mots peuvent difficilement exprimer toute la reconnaissance qu’il revient à mon mari pour son aide inconditionnelle au cours de ces deux dernières années. Il ne va sans dire que je n’aurais pu achever cette étape sans toi à mes côtés. Tu as été une source de motivation, d’encouragement et de réconfort dans les moments où j’en avais le plus besoin. Je tiens aussi à remercier mes enfants pour toute l’énergie qu’ils m’ont donnée, beaucoup plus qu’ils ne m’ont prise. Vous êtes une véritable fontaine d’inspiration.

Je veux pareillement souligner le rôle capital de mes parents dans la complétion de cette étape académique. Vous avez toujours été pour moi deux modèles de persévérance et d’ambition. C’est grâce à vous que je sais que je parviendrai à mes fins, même si le parcours est long et sinueux. Enfin, je veux remercier tous les exploitants qui ont accepté de me rencontrer et de participer à ces longs entretiens. J’ai été accueillie avec beaucoup de gentillesse et de patience en dépit de vos horaires de travail très chargés. Un grand merci.

(12)

1

1. Problématique

1.1. Introduction

Dans le prolongement des grandes guerres, de l’industrialisation et de l’internationalisation des moyens de transport, la deuxième révolution agricole a profondément remodelé la notion de système alimentaire (Mazoyer et Roudart, 2002). Si cette dernière, il y a un siècle, pouvait se circonscrire dans des échelles nationales, son passage d’un système alimentaire « traditionnel » à un système alimentaire « moderne » (Ericksen, 2008) l’intègre désormais dans une dynamique internationale. Plusieurs auteurs proposent une définition de ce concept selon différentes disciplines et approches (LaBianca, 1991; Sobal et al., 1998; Dixon, 1999; Heller et Keoleian, 2003; Lang et Heasman, 2004; Rastoin et Ghersi, 2010). Ericksen (2008) reprend la littérature sur les « food systems » autour d’une conceptualisation ayant la forme d’un réseau : « chaîne d’activités de la production (le champ) à la consommation (la table) avec une emphase particulière sur le processus et le marketing et les multiples transformations des aliments que cela implique »1 (Ericksen, 2008, p. 235). Le système alimentaire fait donc intervenir des produits, des agents économiques et des modes de coordination (Mundler et Criner, 2015). Il s’inscrit dans un environnement multidimensionnel dans lequel l’agriculture peut se lier à l’industrie, la technologie, l’écologie, la politique, l’économie, le social et la santé (Sobal et al., 1998; Mundler et Criner, 2015).

Le système alimentaire actuel repose sur la coordination des différentes chaînes d’activités et la dynamique entre celles-ci et leur milieu (Morgan et al., 2006). Il se caractérise par une intégration horizontale et verticale des chaînes d’approvisionnement et une concentration des entreprises privées en amont et en aval du système de production (Lang et Heasman, 2004). Le mouvement de concentration se manifeste également au niveau des exploitations agricoles et se traduit par une intensification des modes de production. Cette structure intégrée et intensive permet de qualifier le système prévalant de système alimentaire industriel (Hendrickson et Hefferman, 2002), terme largement employé dans la littérature.

Or, si ce système industriel a fait la preuve de son efficacité productive, ses externalités négatives sur l’emploi, les égalités sociales et l’environnement sont amplement questionnées (Goodman et

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Watts, 1997; Altieri, 1998; Hendrickson et Hefferman, 2002; Rastoin et Ghersi, 2010). La remise en question de ce système a d’ailleurs mené vers l’émergence des diverses formes alternatives (vente directe, association entre producteurs et consommateurs, jardins communautaires, etc.), parfois interprétées comme des formes de résistance à l’industrialisation du système alimentaire. Dans sa forme élargie, cette agriculture alternative renvoie donc à des « initiatives comportant des allégations de "nouveaux" liens entre production et consommation, ou entre producteurs et consommateurs, en rupture avec le système "dominant" » (Deverre et Lamine, 2010, p. 58); le système "dominant" référant au système alimentaire industriel.

Au Québec, les courants alternatifs ont émergé en réponse à certains contrecoups de l’industrialisation du système alimentaire : fermeture des marchés publics (Pouliot et al., 2012), chute préoccupante du nombre d’agriculteurs et accès de plus en plus restreint aux rayons des grandes surfaces (Yorn et al., 2012, p. 13). Le rapport Pronovost (CRAAQ, 2008), lequel dresse un portrait complet des enjeux inhérents au système alimentaire industriel, notamment à l’égard des modèles de production, des rapports entre les acteurs dans les chaînes de valeur, de l’environnement et de la gouvernance, réunit les voix critiques et matérialise cette volonté de changement. Simultanément, dans la foulée de crises sanitaires mondiales, les consommateurs et les pouvoirs publics ont manifesté un intérêt quant à la provenance et au mode de production des aliments de même que pour le potentiel de développement des collectivités territoriales via l’agriculture (Serecon Management Consulting Inc., 2005; Ménard, 2009; Agriculture Canada, 2010). Ces nouveaux mouvements et nouvelles perceptions du monde agricole ont ainsi conforté une revalorisation de l’agriculture locale. Cette revalorisation a été à la fois individuelle et sociale et, dans une moindre mesure, environnementale (Yorn, et al., 2012, p. 5). En effet, non seulement la société a renouvelé son intérêt pour le goût, la fraîcheur, la variété et les qualités nutritives de son alimentation, mais elle a replacé le métier d’agriculteur au centre du soutien à l’économie locale.

Une multiplication d’initiatives a subséquemment émergé, dont plusieurs relevant d’une commercialisation dite en « circuits courts2 » : marché public, kiosque à la ferme, kiosque urbain, autocueillette sur les exploitations, marché virtuel, agriculture soutenue par la communauté (ASC), vente directe aux HRI (hôtellerie, restauration et institutions publiques) et aux détaillants (Pouliot et

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al., 2012; Yorn et al., 2012). Plusieurs identifiants régionaux et appellations officielles ont également connu une expansion importante et sont devenus une marque de qualité et de valorisation des produits du terroir québécois (Aliments du Québec, Créateurs de saveurs, Agneau de Charlevoix, Les Saveurs du Bas-Saint-Laurent, etc.).

1.2. Définir le concept de « circuit court »

Le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) définit les circuits courts comme des circuits faisant « intervenir au plus un intermédiaire dans la distribution entre l’entreprise de production agricole ou de transformation alimentaire artisanale et le consommateur » (ACC et MAPAQ, non daté, p. 4). La limitation du nombre d’intermédiaires sous-tend alors un souci de rapprochement géographique et relationnel entre consommateurs et producteurs (Aubry et Chiffoleau, 2009). Cette définition a d’ailleurs également été retenue par le ministère de l’agriculture français (Barnier, 2009).

Bien que la littérature francophone se soit arrêtée sur le terme « circuit court » pour circonscrire ces initiatives, différents concepts tentent de rendre compte de cette même idée dans la littérature anglophone. Les termes « alternative food networks » (Renting et al., 2003; Watts et al., 2005; Goodman et al., 2012), « short food supply chains » (Marsden et al., 2000; Kneafsey et al., 2013) et « local food systems » (Hinrichs, 2000; Feagan, 2007) sont des termes largement employés. Néanmoins, quoique ces derniers recoupent la définition des circuits courts, ils ne se limitent pas nécessairement à celle-ci.

Cela dit, la conception élargie des circuits courts dans la littérature ne fait pas consensus (Renting et al., 2003; Maréchal et al., 2008; Aubry et Chiffoleau, 2009; Léonard, 2010; Traversac et al., 2010; Pringent-Simonin et Hérault-Fournier, 2012). Plusieurs auteurs circonscrivent les circuits courts dans un contexte de « rupture avec les logiques intensives, spécialisées et intermédiées pour aller vers une (re)localisation des débouchés, le recentrage de la création de valeur sur la ferme et le choix de modes de production économes, écologiques et autonomes » (Dubuisson-Quellier et Le Velly, 2008, p. 105). Or, les producteurs qui pratiquent une agriculture « industrielle » peuvent prendre part aux circuits courts de commercialisation, que ce soit pour diversifier leurs débouchés et tirer une meilleure valeur ajoutée de leurs produits ou pour avoir une plus grande autonomie face à l’aval.

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Dans ces cas de figure, les objectifs des producteurs ne s’inscrivent pas nécessairement dans cette logique de rupture (Poisson et Saleilles, 2012).

La commercialisation en circuits courts réfère donc dans ce mémoire à un modèle alternatif au système alimentaire industriel (Hinrichs, 2000; Hendrickson et Hefferman, 2002; Goodman, 2004; Lyson, 2004; Watts et al., 2005; Maréchal et al., 2008; Dumain et Lanciano, 2009; Traversac et al., 2010; Pringent-Simonin et Hérault-Fournier, 2012) – ne s’inscrivant pas nécessairement en rupture, mais plutôt en complément avec ce dernier – qui met de l’avant la proximité géographique et relationnelle entre producteurs et consommateurs (Jarosz, 2000; Mundler, 2007; Amemiya et al., 2008; Chiffoleau, 2008; Aubry et Chiffoleau, 2009; MAPAQ, 2013; Hérault et al., 2009; Ministère de l’Agriculture et de la Pêche, 2009).

1.3. Un débat autour de la viabilité des exploitations en circuits courts

La valorisation des circuits courts par les pouvoirs publics et les citoyens depuis les dix dernières années s’accompagne d’une revalorisation de l’agriculture locale comme vecteur de développement des communautés locales, voire régionales (Laurent et al., 1998; USDA, 1998; Pellequer et Chiffoleau, 2010; Renting et al., 2003; Delfosse, 2010; Traversac et al., 2010; MAPAQ, 2013). En effet, la standardisation des produits et les volumes de production prescrits par les normes industrielles ont reconfiguré les relations entre les différents maillons de la chaîne agroalimentaire et exclu certains exploitants des canaux de commercialisation. Leur intégration sur le marché via la vente en circuits courts semble permettre un meilleur partage de la valeur au sein de la chaîne alimentaire et redynamiser le tissu rural et périurbain à travers une diversification des productions et des formes et stratégies de commercialisation (Dubuisson-Quellier et Le Velly, 2008; Mundler et al., 2008; Aubry et Chiffoleau, 2009; Yorn et al., 2012). De plus, les circuits courts permettent (en principe) un commerce dit plus équitable via un meilleur contrôle sur les prix (Yorn et al., 2012), une confiance ou un engagement mutuel entre consommateurs et producteurs (Chiffoleau, 2008), des systèmes de production et de distribution perçus comme durables (CRAAQ, 2008; Coley et al., 2009; Mundler et Rumpus, 2012; MAPAQ, 2013) et des bénéfices en termes de santé, de nutrition et d’éducation au goût (Yorn et al., 2012). Lass et al. (2003), Capt et Dussol (2004) et Galt (2013) soulignent également la contribution de ces réseaux à la création d’emplois en zone rurale.

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Cela dit, même si une partie de la littérature scientifique prête une panoplie de vertus à ces circuits de commercialisation, plusieurs interrogations demeurent et ces vertus sont mises à l’épreuve dans différentes recherches empiriques (Mundler et Laughrea, 2016b). Parmi ces interrogations figure la viabilité des exploitations faisant des circuits courts l’axe central de leur stratégie de mise en marché.

1.3.1. Organisation complexe du travail

L’organisation du travail dans une exploitation agricole réfère à « la combinaison des décisions concernant l’ensemble des tâches à réaliser sur l’exploitation et des personnes pour le faire. Elle renvoie ainsi à divers enjeux et paramètres à prendre en compte par le producteur pour articuler les variables charge de travail, rentabilité, viabilité et satisfaction, etc. » (Dufour et al., 2010b, p. 4). De ce point de vue, l’organisation du travail est intrinsèque à la compétitivité des fermes : dégager une plus grande valeur ajoutée pour chaque unité de travail ou de capital investie constitue un credo pour l’économie moderne qui met l’accent sur les gains de productivité pour gagner en compétitivité. Or, vendre en circuits courts engage une déspécialisation des exploitations où l’agriculteur internalise non seulement les métiers liés à la production, mais également ceux liés à la transformation (ou au conditionnement) et à la distribution. En internalisant plusieurs métiers, il devient complexe et coûteux d’obtenir simultanément un bon niveau de productivité dans les différents métiers, ne serait-ce que pour des raisons d’économie d’échelle. Cette intégration "verticale" va à l’encontre du mouvement séculaire de la division du travail entre actifs spécialisés et complexifie l’organisation du travail sur les exploitations (Mundler et al., 2008). De surcroît, chaque métier internalisé au sein de ces systèmes d’activité se singularise par les différentes tendances liées au marché auquel les produits sont destinés, ce qui ajoute une complexité à l’organisation du travail (Bon et al., 2010; Aubry et al., 2011).

Au niveau de la production, les agriculteurs en circuits courts cherchent fondamentalement à répondre aux demandes des consommateurs avec lesquelles ils sont davantage en contact. Pour ce faire, ils tendent à travailler en systèmes de production diversifiés et à offrir des produits qui se démarquent par leur qualité (nutritive, gustative, éthique, environnementale, etc.) et par leur particularisme (certification biologique, produit du terroir, etc.) (Mundler et al., 2008; Dufour et al., 2010a; Yorn et al., 2012). Or, une telle diversification implique des compétences avancées sur le

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plan agronomique (cycles culturaux, techniques agronomiques, compatibilité des successions culturales, etc.), une coordination spatiale et temporelle étroite des systèmes de production (gestion des parcelles, rotations de cultures, etc.) et une excellente connaissance de la clientèle (Bon et al., 2010; Béguin et al., 2011).

Parallèlement, les exploitants doivent assurer les activités de transformation (le cas échéant) et de commercialisation. La transformation à la ferme requiert des connaissances techniques et réglementaires spécifiques et un investissement supplémentaire au plan matériel (Darduin et al., 2012). Dans le cas de la transformation fromagère par exemple, cette diversification implique des travaux d’astreinte très longs et des compétences plus affinées en fromagerie (Mundler et al., 2010). Qui plus est, les producteurs tendent aussi à diversifier leurs produits transformés. Les activités commerciales, pour leur part, requièrent tout autant des compétences spécifiques, sont très chronophages et souvent contraignantes (horaires de vente, livraison, etc.) (Béguin et al., 2011). Certains chercheurs se sont notamment penchés sur la combinaison de différents types de circuits de commercialisation comme stratégie de diversification des débouchés (Amemiya et al., 2008; Dubuisson-Quellier et Le Velly, 2008; Ollagnon et Chiffoleau, 2008; Aubry et Chiffoleau, 2009; Olivier et Coquart, 2010; Lanciano et al., 2012; Yorn et al., 2012). Les résultats d’une enquête menée au Québec montrent que les producteurs « utilisent jusqu’à huit canaux de mise en marché différents, à la fois en circuit court et en circuit long » (Yorn et al., 2012, p. 27).

1.3.2. Enjeux liés à l’organisation du travail

Tout compte fait, l’organisation du travail dans les circuits courts nécessite l’appropriation de systèmes de compétences complexes et exigeants en termes de temps de travail. Ce processus évolutif pose deux enjeux majeurs pour l’exploitant et la façon dont il entend mener son projet professionnel et personnel.

Premièrement, plusieurs chercheurs relèvent une pénibilité physique et mentale élevée du travail dans les exploitations utilisant principalement les circuits courts pour commercialiser leurs produits. Donham et Larabee (2009) affirment, dans une analyse sur la santé et la sécurité du travail dans les « alternative food networks », que « [t]he major occupational health issues [are] musculoskeletal pain and dysfunction related to the extensive manual labor » et que « the extensive manual work load is

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extremely challenging, risking mental and physical stress and burnout » (Donham et Larabee, 2009, p. 70). Dedieu et al. (1999) évoquent également une forte charge mentale découlant des problèmes d’organisation du travail liés aux exigences des différentes tâches à accomplir en système d’activités complexes. Blanchemanche (1999) ajoute enfin que la maîtrise de ces systèmes de compétences peut devenir source de stress et de frustrations pour certains agriculteurs et éventuellement nuire à la cohérence globale de l’organisation de leurs activités.

Deuxièmement, la littérature fait état d’une rémunération relativement modeste par rapport aux heures de travail réalisées (Levins, 2000; Mundler et al., 2008; Galt, 2013). En effet, le prix et le volume de vente ne rentabilisent pas forcément tout le travail nécessité. Diverses études économiques portant sur les systèmes solidaires de type ASC dénotent une fixation des prix basée essentiellement sur le consentement à payer des consommateurs (Cooley et Lass, 1998; Tegtmeier et Duffy, 2005; Donaher, 2012; Mundler, 2013). Les constats de Darduin et al. (2012) à la suite d’une étude sur des éleveurs de poulets de chair biologique en France vont également dans ce sens : les agriculteurs peuvent difficilement identifier leur coût de production et déterminent intuitivement le prix de vente en observant la concurrence locale ou les prix affichés sur Internet. Ce faisant, l’ajustement des prix donne généralement lieu à une sous-estimation des prix au regard des frais d’exploitation (Levins, 2000; Galt, 2013). Tegtmeier et Duffy (2005) précisent que les producteurs incluent en partie les coûts de production dans le prix de vente, mais que ceux-ci ne comptabilisent pas forcément leurs honoraires de travail ni l’aide de la famille, propos qui ne sont pas sans rapport avec la référence fréquente au bénévolat au sein des réseaux de commercialisation en circuits courts (Dedieu et al., 1999; Mundler et al., 2008; Darrot et Durand, 2010).

Quelques études ont notamment analysé les prix pratiqués en circuits courts par rapport aux prix du marché. Une étude d’Équiterre (2005) menée au Québec relève une certaine sous-estimation en regard des prix du marché dans le système de vente en paniers. Néanmoins, une étude plus récente d’Équiterre sur les circuits courts en général (Yorn et al., 2012) affirme que les prix ne suivent aucune tendance systématique et ne sont donc pas nécessairement supérieurs, égaux ou inférieurs au référentiel du marché. La seconde étude mentionne d’ailleurs que les exploitants québécois priorisent la vente en paniers et les marchés publics où ils peuvent écouler une petite quantité de leurs produits et toucher un prix (qu’ils déterminent eux-mêmes) qui couvre leurs coûts de production

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plus élevés. Quant aux autres études nord-américaines et européennes, une étude de prix menée à Marseille pour les fruits et légumes biologiques (Brumauld et Bolazzi, 2014) dévoile que les prix en circuits courts seraient en définitive moins élevés qu’en grande distribution. Mundler (2013), Lass et al. (2001) et Galt (2013) signalent pour leur part des prix égaux aux prix du marché, voire plus faibles, dans le cas de vente en paniers de type ASC. Il devient donc difficile de se positionner sur les prix de vente pratiqués entre les divers modes de vente et les régions dans lesquelles ils s’inscrivent. Quoi qu’il en soit, les prix de vente ne semblent pas s’éloigner du prix de marché de manière générale.

Vue sous un autre angle, la faible rémunération des exploitations en circuits courts se manifeste également à travers une insatisfaction des exploitants vis-à-vis la sécurité financière de leurs entreprises agricoles à plus long terme (Dufour et al., 2010; Aubry et al., 2011). Plusieurs auteurs (Hinrichs, 2000; Guthman, 2004; Jarosz, 2008; Galt, 2013) emploient le terme « self-exploitation » pour rendre compte de l’ensemble de ce phénomène et de son importance pour la viabilité des exploitations. Néanmoins, commercialiser en circuits courts n’est pas nécessairement synonyme de précarité financière. Au Québec, Yorn et al. (2012) ont établi que « les agriculteurs écoulant une bonne partie de leur production au marché public [ont] des chiffres d’affaires assez élevés (36 % pour ceux ayant un chiffre d’affaires annuel de 250 000 $ et plus) » (Yorn et al., 2012, p. 27).

1.3.3. Satisfaction du travail

Polanyi (2009; 1944) analyse le marché comme une institution non naturelle où « [l]’homme agit de manière, non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux » (Polanyi, 2009, p. 91). Les constructions rationalistes de l’homo economicus seraient en définitive démenties par l’histoire et son analyse ethnologique, anthropologique et sociologique. Dans cet ordre d’idée, la littérature scientifique confirme la prépondérance de certaines valeurs, principes ou convictions éthiques sur la satisfaction pécuniaire de nombreux producteurs commercialisant en circuits courts, ces derniers articulant leur métier d’agriculteur davantage autour d’un projet de vie global qu’autour de sa dimension uniquement professionnelle (Laurent et al., 1998; Mundler et al., 2008; Bon et al., 2010; Mundler, 2011; Gafsi et Favreau, 2010; Galt, 2013). Yorn et al. (2012) confirment qu’effectivement, au Québec, « le système de valeurs des producteurs, spécialement en ce qui a trait à la protection

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de l’environnement, semble influencer le choix de canal de mise en marché » (Yorn et al., 2012, p. 27). De même, Ollagnon et Chiffoleau (2008) distinguent les producteurs « pragmatiques », tournés vers les bénéfices économiques et une organisation rationnelle du travail, des « innovateurs », « hédonistes efficaces », « spécialistes engagés » et « idéalistes » qui prônent plutôt un équilibre global de l’ensemble de leurs activités centré sur une valorisation sociale.

De ce point de vue, Dufour et al. (2011) résument la satisfaction du travail autour de trois aspects : une reconnaissance sociale et professionnelle du fait de la bonne image renvoyée par la société, une satisfaction dans le travail donnée par la liberté et la variété des activités, une satisfaction financière dans la mesure où le revenu apparaît suffisant. Plusieurs travaux empiriques exposent ces satisfactions. Notamment, lors d’une enquête menée sur 70 agriculteurs en Auvergne (France), Macombe (2006) observe que « quand un agriculteur a une éthique de travail sa façon de travailler, et particulièrement certaines exigences qu’il s’il impose soi-même, prennent une signification singulière […] le travail lui-même fait partie du principe »3 (Macombe, 2006, p. 286). L’agriculteur peut donc être disposé à travailler un plus grand nombre d’heures pour répondre à ses propres critères de qualité, écologiques ou sociaux qui établissent alors une différenciation des produits vendus aux yeux des consommateurs. De plus, le rapport d’enquête de Mundler et al. (2008) relève que « la diversification, que ce soit au niveau de la production, de la transformation ou de la commercialisation, a systématiquement été mise en évidence comme élément positif (diversité des tâches, contact avec la clientèle, etc.) » (Mundler et al., 2008, p. 18).

La maximisation des profits n’apparaît donc pas nécessairement comme la finalité principale pour les producteurs en circuits courts : malgré les revenus relativement modestes des exploitations en circuits courts et une charge de travail considérable, « 93% des agriculteurs interrogés se déclarent satisfaits de leur situation » (Mundler et al., 2008, p. 25). Ce phénomène a également été vérifié au Québec par Mundler et Laughrea (2016b). Par ailleurs, l’étude de Kneafsey et al. (2013), qui propose une synthèse des travaux européens sur ces questions, rapporte que plusieurs agriculteurs participant à des « short food supply chains » mettent le bien-être collectif avant leurs intérêts personnels. Ces agriculteurs sont des « profit sufficers », grandement motivés par des considérations éthiques, plutôt que des « profit maximisers » : « ils sont contents de maintenir un certain niveau de

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revenu et, dans plusieurs cas, sont motivés par des considérations environnementales »4 (Ilbery et Kneafsey, 1999, p. 2218).

En définitive, cette question de la satisfaction générale que retirent les agriculteurs de leur situation ne peut être détachée de celle concernant la productivité des différentes activités conduites. Bon et al. (2010) observent notamment que les résultats en termes de productivité dépendent du rapport que les exploitants maintiennent avec leur travail. Effectivement, la gestion d’une exploitation implique une prise de décision constante par l’entrepreneur quant à la structure et à l’organisation de son système de production-transformation-distribution. Or, selon la compilation d’avis d’experts dans le secteur maraîcher en France, « ces choix conditionneraient fortement l’organisation du travail et les résultats de l’exploitation en termes de charge de travail, de pénibilité ou de chiffres d’affaires [cis], au-delà du fait de commercialiser en circuits courts » (Bon et al., 2010, p. 6). À titre d’exemple, un producteur peut, suivant ses convictions environnementales, décider de ne pas mettre d’intrants chimiques dans le cas d’insectes ravageurs au risque de perdre une part non négligeable de sa production. Pareillement, le choix d’un mode de production extensif entraîne des heures de travail élevées et un chiffre d’affaires relativement pauvre (Bon et al., 2010). La productivité du travail des exploitations en circuits courts dépend donc, dans une large mesure, des motivations des producteurs à participer à ces circuits et de la façon dont ils mettent en pratique leurs idéaux.

1.3.4. Le cœur du débat

En somme, malgré la complexité de l’organisation du travail dans les circuits courts et les enjeux inhérents, diverses études empiriques constatent une certaine satisfaction des agriculteurs vis-à-vis de leur système d’activités. Une étude très récente menée au Québec sur les exploitations commercialisant en circuits courts (Mundler et Laughrea, 2016b) a montré empiriquement que chaque niveau de satisfaction du travail (satisfaction professionnelle, sociale et financière) est majoritairement « tout à fait satisfaisant » ou « satisfaisant ». Mundler et al. (2008), en France, et Teigtmeier et Duffy (2005), aux États-Unis, ont également dénoté de nombreuses sources de satisfaction (autonomie, diversité des tâches à accomplir, valorisation socioprofessionnelle via le consommateur, etc.) pour les agriculteurs vendant en système de paniers. Quant à la charge de travail, Macombe (2006) défend que le nombre d’heures de travail n’est pas nécessairement un frein

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à la continuité des exploitations en circuits alternatifs dans la mesure où la charge de travail apparaît nécessaire à la trajectoire que les producteurs veulent donner à leur ferme. Suivant la même logique, Muller (2009) dénote la capacité « anormale » de survie des exploitations à travers des innovations en amont et en aval de la production qui outrepassent les contraintes physiques liées à la sphère productive (fatigue physique, problèmes articulaires ou musculaires, etc.) et permettent de dégager un revenu suffisant.

Il semble donc que les producteurs commercialisant en circuits courts, selon les principes qu’ils valorisent et l’organisation de leur système d’activités qui en découle, acceptent une charge de travail supplémentaire, voire une rémunération proportionnellement moindre. En outre, cette conjoncture soulève la question de la productivité du travail : si les prix de vente semblent refléter les prix du marché et que la rémunération des producteurs s’éloigne des standards du marché du travail, la productivité du travail - soit la valeur dégagée pour chaque unité de travail - apparaît faible. On retrouve ici l’hypothèse posée dans certains travaux concernant la faible productivité du travail dans les exploitations en circuits courts (voir section 1.3.1.) du fait de la diversité des activités à conduire qui freinent les économies d’échelle. Les écarts au niveau de la rémunération s’expliqueraient alors par une faible productivité du travail dans les circuits courts.

1.4. Viabilité et organisation du travail

Dans sa définition du développement durable pour une exploitation agricole, Langlais (1998) distingue la viabilité (lien économique), la "vivabilité" (lien social), la reproductibilité (lien écologique) et la transmissibilité (lien intergénérationnel). La viabilité, selon l’auteur, dépend essentiellement du niveau moyen de revenu tiré de la production et des aides publiques (mais aussi des revenus non agricoles du ménage), qui lui repose sur la sécurisation du système de production dans le temps (performances technico-économiques, souplesse d’adaptation aux changements, degré de diversification, etc.) ainsi que sur la sécurisation des prix et des débouchés (référant surtout à l’autonomie des exploitants face aux négociations avec les agents en aval de la filière). Quoique l’aspect économique soit un point focal du concept de viabilité, il n’en est pas le seul : la définition retenue dans le cadre de ce mémoire situe la viabilité à la jonction de l’économique et du social. Ici, la viabilité des exploitations agricoles suppose « un système d’activité cohérent pour le ménage,

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offrant un revenu considéré comme suffisant et des conditions de travail estimées satisfaisantes au sein d’un environnement social et professionnel favorable » (Mundler, 2007, p. 59).

Sous cet angle, la viabilité s’articule autour des rapports que les producteurs entretiennent avec leur propre travail : les rapports sociaux, les rapports professionnels et les rapports financiers (Bon et al., 2010). Ces dimensions recoupent notamment les trois satisfactions au travail qui conditionnent l’intégration professionnelle des agriculteurs et la "vivabilité" des exploitations selon Dufour et al. (2010) : « la réalisation du travail (homo faber), la reconnaissance sociale du travail fourni (homo

sociologicus), la reconnaissance financière du travail (homo oeconomicus) » (Dufour et al., 2010, p.

74).

Or, ce sont précisément ces rapports qui régissent l’organisation du travail sur les exploitations (Bon et al., 2010, Béguin et al., 2011). L’organisation du travail renvoie à « la division sociale et technique du travail et sa coordination au cours du temps » (Mintzberg, 1982; tiré de Madelrieux et al., 2006). Plus simplement, elle rend compte d’un processus de production qui induit des tâches à accomplir, lesquelles sont réalisées par un collectif de travail qui les organise en une séquence temporelle qu’il juge cohérente en fonction de ses objectifs financiers, sociaux et professionnels, ainsi que de la nature des tâches et des ressources disponibles (équipements, main d’œuvre, etc.). Certes l’organisation du travail est modulée par les caractéristiques sociales et cognitives du collectif de travail et les exigences techniques du système de production, mais elle relève aussi de contraintes exogènes à l’exploitation (climat, programmes de soutien, etc.) qui renouvellent continuellement, de manière prévisible ou non, l’élaboration des séquences de travail et leur répartition entre travailleurs. En effet, logiquement, l’organisation du travail définit le degré d’interdépendance entre les tâches puisque, « utilisant des ressources limitées en temps et en énergie, chacune d’elles constitue une contrainte pour le développement des autres » (Curie et al., 1990, p. 104).

De ce point de vue, l’organisation du travail est intrinsèque à la viabilité des exploitations agricoles (Nicourt, 1992; Laurent et al., 2000). Cette organisation relève, d’une part, d’un processus de gestion qui, selon Levallois (2010, p. 21), consiste à « s’informer en permanence sur son entreprise et sur l’environnement de celle-ci afin de décider des moyens à prendre pour atteindre ses objectifs ». La viabilité dépend dès lors de la capacité des gestionnaires à traiter l’information disponible, puis à

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organiser de manière optimale cette information et les ressources de l’exploitation (terre, travail, capital), en fonction des contraintes exogènes (processus biologiques, préférences des consommateurs, conditions géoclimatiques, etc.) et en respect avec leur projet de vie. L’organisation relève, d’autre part, de l’ensemble de valeurs priorisé par les exploitants, lequel se reflète dans la façon d’agencer leurs activités familiales et domestiques, sociales, personnelles et professionnelles (Gasselin et al., 2012) ainsi que dans le choix des modes de production et la nature des activités pratiquées. Somme toute, la viabilité de « l’entreprise agricole est indissociable de ses gestionnaires » (Levallois, 2010, p. 49) : elle dépend de leurs capacités organisationnelles, de leurs objectifs, de leurs préférences et de leurs convictions.

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Figure 1 : Conceptualisation de la problématique de recherche

Facteurs économiques Facteurs sociaux Facteurs professionnels Projet de vie Viabilité

Limitation à un seul intermédiaire et internalisation des nouveaux métiers Exploitations agricoles

commercialisant en circuits courts

La complexification du modèle production-transformation-distribution

induit des coûts de production et un temps de

travail plus élevés

U ni vers d e res sour ces et de contrai ntes

Pénibilité physique et mentale Niveau de rémunération modeste

Sécurité financière à long terme incertaine

Diversification des productions et des modes de production, des produits transformés offerts et des stratégies de mise en marché

Autonomie

Diversité des tâches à accomplir Valorisation socioprofessionnelle Respect des principes personnels

Hypothèse :

Faible productivité du travail

Mais…

Organisation structurelle et organisation temporelle de l’exploitation Satisfaction du travail

Organisation complexe du

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1.5. Objectif et question de recherche

Tout bien considéré, l’analyse de la viabilité des exploitations en circuits courts s’articule autour d’un amalgame d’éléments interreliés qui relèvent fondamentalement de l’organisation du travail. La question de leur viabilité a fait l’objet de plusieurs travaux suivant différentes disciplines (Macombe, 2006; Mundler et al., 2008; Muller, 2009; Aubry et al., 2011; Mundler, 2011; Galt et al., 2011). Or, peu de chercheurs l’ont abordée à travers la question du travail (Dufour et al., 2010a; Bon et al., 2010; Galt, 2013). Au Québec particulièrement, malgré un engouement manifeste quant au développement de ces circuits, cette thématique est encore nouvelle et les références restent rares (Équiterre, 2005; Yorn et al., 2012; Boulianne, 2012; Mundler et Laughrea, 2016b).

Ce projet de recherche propose donc de contribuer à une meilleure connaissance de l’organisation du travail dans les exploitations agricoles commercialisant en circuits courts alimentaires au Québec afin d’étudier leurs conditions de viabilité. Pour ce faire, l’étude entend répondre à la question :

comment l’organisation du travail dans les exploitations agricoles québécoises commercialisant en circuits courts alimentaires influence-t-elle la viabilité financière (niveau de revenu suffisant), la viabilité sociale (environnement social et professionnel favorable) et la viabilité professionnelle (conditions de travail satisfaisantes) des agriculteurs ?

Cette étude poursuit alors les objectifs de :

- analyser comment les agriculteurs en circuits courts organisent leur travail entre les activités de production, de transformation et de distribution;

- mesurer les coûts et les bénéfices des exploitations pour chaque segment d’activité qu’elles intègrent (production, transformation (s’il y a lieu) et distribution) de manière à pouvoir estimer la productivité du travail de chacun des segments;

- comprendre comment s’insèrent les activités professionnelles agricoles des exploitants dans l’ensemble des activités professionnelles, sociales, familiales et domestiques du ménage; - cerner l’analyse portée par les agriculteurs sur leur travail et les éléments de satisfaction

qu’ils en retirent.

L’approche d’analyse retenue se base sur le concept de « système d’activités » (Curie et al., 1990). Ce concept traduit bien la dynamique des systèmes de commercialisation en circuits courts, soit en

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les positionnant au croisement de la vie professionnelle, de la vie personnelle et sociale, et de la vie familiale et domestique (Gasselin et al., 2012); la ferme familiale québécoise est l’archétype de ce concept. Quelques travaux l’ont d’ailleurs déjà éprouvé (Laurent et al., 1998; Mundler et al., 2008 et 2010). En outre, il faudra également considérer le fonctionnement global de ces systèmes et leurs implications économiques : selon les motivations propres à chaque ménage, chaque système aura des trajectoires différentes en termes d’organisation du travail, de productivité et de rémunération du travail. Notre approche va donc dans le même sens que Pratt (2009) qui souligne la nécessité d’étudier les circuits agroalimentaires alternatifs non pas avec une approche purement économique, mais plutôt : « en termes de leurs propres valeurs et priorités, plutôt que d’utiliser une terminologie qui assume qu’ils sont des individus maximisateurs de profit qui luttent pour demeurer compétitifs avec succès »5 (Pratt, 2009, p. 156). Notre angle d’approche se veut donc quantitatif et qualitatif.

1.6. Pertinence de la recherche

Dans la mesure où les circuits courts au Québec sont encore peu documentés, peu de moyens sont disponibles pour accompagner les producteurs dans leurs démarches et les aider à réagir adéquatement face aux problèmes rencontrés. Il faut toutefois souligner que la question du travail dans ces circuits reste très spécifique à chaque exploitation et qu’il est difficile de formaliser des procédures de soutien aux producteurs (Aubry et al., 2011; Dufour et Lanciano, 2012; Poissons et Saleilles, 2012). En effet, la diversification des activités et des productions, la multiplication des acteurs mobilisés et les décisions orientées vers la satisfaction du client obligent à une « adaptation […] permanente » (Poisson et Saleilles, 2012, p. 62). Ces auteures, s’appuyant sur les travaux de Dufour et Lanciano (2012), expliquent que : « l’appropriation des circuits courts s’appuie plutôt sur la capacité des agriculteurs à maîtriser l’incertitude, à affronter des périodes critiques et à activer des processus d’apprentissage permanents » (Poisson et Saleilles, 2012, p. 62). Selon elles, ce contexte d’appropriation dynamise les apprentissages en circuits courts par l’auto-construction des savoirs et par les échanges entre les différents réseaux d’acteurs. Sous cet angle, la maîtrise du fonctionnement de ces réseaux relève, d’une part, de l’expérience et, d’autre part, de l’ancrage socio-professionnel, soit le « système d’acteurs capables de transmettre [s]es savoirs et savoir-faire » (Poisson et Saleilles, 2012, p. 63).

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Quoi qu’il en soit, les mesures d’accompagnement "technique" dans les circuits courts ne sont pas pour autant totalement absentes. Beaucoup d’acteurs non spécifiques au milieu agricole, souvent des acteurs de développement local ou régional, appuient les projets de création d’entreprises s’orientant vers ces circuits ou bien les projets de reconversion des circuits longs vers les circuits courts (Poisson et Saleilles, 2012). Ces accompagnateurs jouent des rôles variés : « aider à la réflexion et à la décision, […] apporter une expertise et des réseaux, […] escorter le porteur [du projet] tout au long du processus d’incubation » (Verzat et Gaujard, 2009, pp. 7-8-9), etc. Au Québec, le programme Proximité du MAPAQ vise à occuper ces rôles (MAPAQ, 2013). L’objectif de ce programme est d’« amener les producteurs agricoles et les transformateurs artisans du secteur bioalimentaire à tirer profit des occasions d’affaires qu’offre la mise en marché de proximité » (AAC et MAPAQ, non daté, p. 2).

Au demeurant, Poisson et Saleilles (2012, p. 65) proposent que « l’accompagnement au développement de circuits courts alimentaires [se fasse à travers] le développement de pratiques d’accompagnement inter-sectorielles et territoriales » plus spécifiques au secteur agricole. Les conclusions tirées par Mundler (2010, p. 161) dans le secteur laitier vont dans le même sens : elles soulignent « l’importance de saisir la façon dont les représentations localement partagées se formalisent dans divers processus de développement. Ces représentations concernent à la fois l’avenir possible […] et le type d’exploitation apte à être compétitive » (Mundler, 2010, p. 161). Notre mémoire répond directement à ce souci d’ancrer l’accompagnement des agriculteurs dans les « conditions locales d’exercice des activités agricoles » (Mundler, 2011, p. 57) pour assurer leur développement et vient en appui au programme Proximité dans la mesure où, par l'analyse des dynamiques croisant l’organisation du travail, la productivité apparente du travail et la satisfaction au travail, cette recherche vise explicitement l'amélioration de la compétitivité des exploitations agricoles engagées dans la commercialisation en circuits courts. Les résultats pourront également accompagner les exploitants dans la gestion de leur entreprise agricole et plus précisément dans l’orientation de leur stratégie de commercialisation.

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2. Cadre conceptuel

Dans le premier chapitre, il a été établi que les producteurs commercialisant en circuits courts doivent, du fait d’un recours limité aux intermédiaires, maîtriser un large éventail de compétences non seulement dans la production primaire, mais également dans la transformation des produits (le cas échéant) et la distribution. Et cet éventail est d’autant plus large que leurs activités, leurs produits et leurs stratégies de commercialisation sont diversifiés. Qui plus est, cet élargissement de la profession d’agriculteur s’insère dans un ensemble variable de contraintes et ressources endogènes et exogènes à l’exploitation qui induit différents enjeux liés à la charge physique et mentale du travail, à la soutenabilité financière de l’exploitation et à la défaillance de moyens d’accompagnement. Ce faisant, il devient intuitif d’assumer que ces producteurs peuvent difficilement concurrencer à la fois les producteurs spécialisés, les firmes de transformation et les grandes chaînes de distribution, ne serait-ce que du point de vue de la division du travail où la productivité du travail croît avec la spécialisation des actifs. C’est sous cet angle de la productivité du travail que la viabilité des exploitations faisant des circuits courts l’axe principal de leur stratégie de commercialisation paraît naturellement mise à mal et soulève des questionnements.

Or, il a été montré que la viabilité des exploitations agricoles procède non seulement de facteurs économiques, mais aussi extra-économiques (Laurent et al., 1998; Bon et al., 2010; Dufour et Dedieu, 2010; Gafsi et Favreau, 2010; Galt, 2013). Selon la définition retenue, elle assimile trois dimensions : la dimension économique, la dimension sociale et la dimension professionnelle; lesquelles se manifestent idéalement dans la vie des exploitants dans des proportions qu’ils jugent satisfaisantes (niveau de rémunération, conditions de travail, qualité de vie, reconnaissance de leurs produits et de leurs pratiques, etc.). La viabilité s’articule sous cet angle à cheval entre les logiques du projet professionnel et du projet de vie des exploitants. De fait, elle doit être observée à travers la nature et l’organisation choisies par les exploitants pour leurs travaux tant agricoles que non agricoles.

A fortiori, de multiples formes de rapports sociaux, de normes et de stratégies d’entreprise émergent du pluralisme des profils des exploitants et de la façon dont ils interagissent avec leur milieu. Analyser les conditions de viabilité des exploitations agricoles commercialisant en circuits courts

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implique donc l’étude de situations complexes et diversifiées de travail avec des outils d’analyse appropriés.

2.1. Les méthodes classiques d’observation du travail agricole

Alexandre Tchayanov (1990; 1966) est un pionnier de la construction théorique du fonctionnement et de l’organisation de l’économie paysanne. Sa théorie de l’économie paysanne (Theory of Peasant

economy, publiée en 1925), formulée dans le contexte soviétique de la première moitié du XXe siècle, explique la logique des comportements non capitalistes dans le secteur agricole. L’auteur distingue clairement cette logique de celle industrielle, laquelle assimile plutôt les rapports quantitatifs entre salaires, intérêt, rente et profit (Dannequin et Diemer, 2000). Selon Tchayanov, l’économie paysanne repose sur la cellule familiale, sans salariat, qui s’autoapprovisionne et s’autofournit. La famille, en l’occurrence la main d’œuvre, est l’élément qui organise techniquement le processus de production : « la force de travail de la famille est une donnée de départ et c’est en fonction d’elle que sont fixés, sous une forme techniquement harmonieuse, les rapports des éléments productifs de l’exploitation entre eux » (Tchayanov, 1966; traduit par Berelowitch, 1990, p. 99). Or, Tchayanov montre aussi que la taille de l’exploitation, et plus précisément le volume de production, est conditionnée par la force de travail disponible de la famille :

Les liens « sont suffisants pour considérer comme statistiquement établie l’existence d’une liaison étroite entre les dimensions de la famille et le volume de son activité économique en général et même de son activité spécifiquement agricole. […] il faut interpréter le rapport entre les dimensions de la famille et celles de l’exploitation agricole plutôt comme une dépendance de la surface agricole par rapport aux dimensions de la famille et non l’inverse ». (Tchayanov, 1966; traduit par Berelowitch,

1990, pp. 67 et 71)

Ce sont donc les moyens de production de l’exploitation et la production qu’ils permettent qui a priori déterminent la demande, soit les besoins de consommation qui sont fonction de la taille du collectif familial. Cette logique s’oppose directement aux principes capitalistes qui impliquent que les moyens de production et le volume de production s’ajustent en permanence à la demande.

Quoi qu’il en soit, en dépit de l’influence notable des travaux de Tchayanov, le processus de modernisation de l’agriculture qui s’est accéléré à partir des années 1960 a favorisé l’application des théories économiques classiques au domaine de la gestion de l’entreprise agricole. L’analyse du travail agricole – son organisation, son efficacité productive, sa durée – a ainsi surtout fait l’objet de

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travaux reposant sur des logiques industrielles (théorie microéconomique de la firme) ignorant ainsi les logiques d’organisation centrée sur le ménage. En effet, les premiers travaux qui se sont intéressés à la mesure du travail agricole reposaient sur les hypothèses de l’additivité des tâches composant le système agricole et de la parfaite substituabilité des travailleurs au sein du collectif de travail. Ces travaux s’appuient de la sorte sur une conception taylorienne de l’organisation du travail où la productivité du travail, soit le temps de travail pour accomplir une tâche, est un facteur essentiel de la compétitivité des entreprises. Les méthodes d’analyse employées décomposent donc l’ensemble des tâches des exploitations et en enregistrent le temps de travail respectif. Elles produisent ainsi des mesures de temps annuel, des "budgets-temps" ou bien des "budgets-travail" (Brangeon et Jegouzo, 1988; Lacroix et Mollard, 1989). Le mode d’enregistrement périodique est souvent préféré au mode d’investigation déclaratif; parfois ces deux modes sont employés conjointement comme dans la méthode de reconstitution analytique (Lacroix et Mollard, 1989). Les mesures enregistrées, déclarées ou reconstituées permettent alors de mesurer la productivité du travail, puis, en agrégeant et en extrapolant les données, les performances globales de divers modèles de production qui peuvent être mis en comparaison.

D’autres méthodes se sont plutôt développées à des fins d’accompagnement des producteurs dans leur décision d’organisation du travail en employant des données comptables et des calculs économiques d’optimisation (Riollet, 1991) : la minimisation de la durée des tâches associée à un modèle de production sous contraintes. Celles-ci proposent des modèles de prise de décision agençant temps de travail et autres ressources humaines et physiques disponibles pour maximiser les performances économiques du système de production : elles produisent des diagnostics technico-économiques (Attonaty et Soler, 1991). Par exemple, des logiciels de planification, tels

Mecagest Pro ou Mecaflash, permettent d’optimiser les charges de mécanisation d’une exploitation

en tenant compte du système d’exploitation, des productions et des apports/contraintes externes (politiques fiscales, CUMA, réseau d’entraide, etc.) (CUMA, 2007).

2.1.1. Les enseignements tirés de ces méthodes

Ces mesures classiques du travail agricole, appliquées à divers systèmes de production situés dans différents contextes socioéconomiques, sont riches en enseignements quant aux facteurs explicatifs

Figure

Figure 2 : Structure organisationnelle d’un système d’activité complexe d’un ménage agricole commercialisant en circuits Ressources internes (humaines, matérielles, financières,
Tableau 4 : Quantification du travail  Type de
Tableau 6 : Prix au producteur de référence, productions laitières
Figure 4 : Synthèse de la méthodologie de recherche, étude de cas multiples
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