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LES ENJEUX DE LA TERRITORIALISATION DE L'EXPERTISE DANS LA SOCIÉTÉ DU RISQUE

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Academic year: 2021

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HAL Id: halshs-02511981

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02511981

Submitted on 19 Mar 2020

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LES ENJEUX DE LA TERRITORIALISATION DE

L’EXPERTISE DANS LA SOCIÉTÉ DU RISQUE

Michel Casteigts

To cite this version:

Michel Casteigts. LES ENJEUX DE LA TERRITORIALISATION DE L’EXPERTISE DANS LA SOCIÉTÉ DU RISQUE. Benchendikh F. (dir.). Expert(ise) et action publique locale, LexisNexis, p.131-148, 2017, 978-2-7110-2800-9. �halshs-02511981�

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LES ENJEUX DE LA TERRITORIALISATION DE L'EXPERTISE

DANS LA SOCIÉTÉ DU RISQUE

THE ISSUES OF THE TERRITORIALIZATION OF EXPERTISE

IN RISK SOCIETY

Michel Casteigts* Publié dans Benchendikh F. (dir.), Expert(ise) et action publique locale, Paris, LexisNexis, 2017, p.131-148.

Abstract

The relationships of the expertise and scientific knowledge on which it is based are complex and ambiguous. While science is intended to formulate universal statements, expertise endeavors to characterize a specific situation, in order to contribute to a particular decision, in a determined place and time. This means that the quality of its territorial anchoring is an essential condition for the validity of its conclusions, since its object is itself inscribed in a defined territory.

To better understand the dynamics at play, this paper firstly seeks to shed light on the relationships between expert discourse and scientific discourse. It then examines how societal and territorial changes modify collective expectations in expertise matters. It finally highlights the paradoxes inherent in expert discourse and in their limits, before identifying in conclusion the issue of expertise territorialization.

Keywords

expertise, territorialization, scientific knowledge, risk society

Résumé

Les relations de l'expertise et des savoirs scientifiques qui lui servent de base sont complexes et ambiguës. Alors que la science a vocation à formuler des énoncés universels, l'expertise s'attache à caractériser une situation déterminée, afin de contribuer à une décision particulière, située dans un lieu et un moment précis. C'est dire que la qualité de son ancrage territorial est une condition essentielle de la validité de ses conclusions, puisque son objet s'inscrit lui-même dans un territoire délimité.

Pour mieux cerner les dynamiques en jeu, cet article s'attache tout d'abord à éclairer les relations entre discours expert et discours scientifique. Il examine ensuite en quoi les mutations sociétales et territoriales modifient les attentes collectives en matière d'expertise, Il met enfin en évidence les paradoxes inhérents aux discours experts et à leurs limites avant d'identifier, en conclusion, l'enjeu d'une territorialisation de l'expertise.

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Mots-clés

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Introduction :

Le 8 juillet 1976, une violente explosion se produisait au sommet de la Soufrière, dôme volcanique de 1467 mètres et point culminant de l'île de la Guadeloupe. Cette éruption avait été précédée à partir de 1975 de nombreux micro-séismes, qui s'étaient intensifiés au début de 1976. Pris de panique, la plupart des habitants des environs ont fuit spontanément leur domicile : en quelques heures plusieurs dizaines de milliers de personnes quittèrent Basse-Terre pour la Grande-Basse-Terre. Le directeur du laboratoire local de physique du globe établit pourtant un diagnostic rassurant : l'éruption était de nature phréatique et ne semblait pas présenter de danger grave dans l'immédiat. Le célèbre volcanologue Haroun Tazieff, qui était venu faire une mission de reconnaissance dès le mois de mars, est arrivé le 13 juillet à la tête d'une mission scientifique. Il confirma que, malgré le caractère impressionnant de ces éruptions phréatiques, il n'y avait pas lieu de s'inquiéter. De retour à Paris, il indiquait dans un rapport du 23 juillet que « pour abréger le plus possible l'évacuation volontaire des habitants de la Basse Terre » il avait pris « l'attitude catégorique de déclarer sans danger, pour la période du 15 au 23 juillet tout au moins, la zone située au pied de La Soufrière (mais non pas sa partie sommitale)» 1. Cette prise de position tranchée provoqua une vive polémique sur la

nécessité d'ordonner une évacuation systématique des environs du volcan, entre Claude Allègre, nouveau directeur de l'Institut de physique du globe, et Haroun Tazieff. Claude Allègre, géophysicien de grand renom mais sans expérience volcanologique avérée, préconisa le départ de la population, en raison d'un risque d'intrusion magmatique, pendant qu'Haroun Tazieff réaffirmait que l’éruption était sans danger, les analyses d’échantillons prélevés sur le volcan montrant qu'il n’y avait pas de montée de magma. A l'instigation pressante de Claude Allègre le préfet décida l’évacuation, qui s’avéra inutile car l’éruption, qui était bien phréatique et non magmatique, ne fit d’autres dommages que matériels. La vie sociale fut désorganisée pendant de nombreux mois, en pure perte, et l'économie locale durablement déstabilisée.

Ces événements et les nombreuses controverses auxquelles ils ont donné lieu mettent en lumière les relations complexes et ambiguës de l'expertise et de ses fondements scientifiques. Alors que la science a vocation à formuler des énoncés à caractère universel, l'expertise s'attache à caractériser une situation déterminée afin de contribuer à une décision particulière, située dans l'espace et dans le temps. C'est dire que la qualité de son ancrage territorial est une condition essentielle de la validité de ses conclusions, dès lors que son objet s'inscrit lui-même dans un territoire délimité. Pour mieux cerner les dynamiques en jeu, il y a lieu tout d'abord d'éclairer les relations entre discours expert et discours scientifique (1), puis d'examiner en quoi les mutations sociétales et territoriales modifient les attentes collectives en matière d'expertise (2), de mettre en évidence les paradoxes inhérents aux discours experts (3) et leurs limites (4), avant d'identifier en conclusion l'enjeu d'une territorialisation de l'expertise.

1. L'expertise entre science et action publique 1.1 L'ère des certitudes

Le développement des sciences et leur mathématisation, à compter du milieu du 17ème siècle,

ont installé pendant de nombreuses années l'idée que le monde physique était déterministe, rationnel, et donc prévisible, fût-ce de façon probabiliste :

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« L'état présent du système de la Nature est évidemment une suite de ce qu'il était au moment précédent, et si nous concevons une intelligence qui, pour un instant donné, embrasse tous les rapports des êtres de cet Univers, elle pourra déterminer pour un temps quelconque pris dans le passé ou dans l'avenir la position respective, les mouvements et, plus généralement, les affections de tous ces êtres. […] L'esprit humain offre dans la perfection qu'il a su donner à l'astronomie une faible esquisse de cette intelligence […], dont il restera toujours infiniment éloigné. […] La probabilité est relative en partie à cette ignorance, et en partie à nos connaissances. »2

Par diffusion de ce modèle, tout au long du 19 ème siècle, se sont développées des théories qui

attribuaient au monde social la même rationalité et la même prévisibilité qu'au monde physique. Si, dans le sillage d’Adam Smith3, la science économique fut aux avant-postes de ce

mouvement4, elle n'en eut pas le monopole. La démographie bénéficia dès la fin du 17ème

siècle d'apports de la physique par l'intermédiaire notamment des hollandais Christian et Louis Huygens et de l'astronome britannique Halley, inventeur des tables de mortalité. La statistique s'est elle aussi développée par transferts des sciences physiques. Au delà des simples recueils de données auxquels procédèrent la plupart des gouvernements au 17 ème

siècle, dans le cadre de ce que les anglais avaient baptisé « l'arithmétique politique »5, les

premiers traitements statistiques élaborés, faisant appel au calcul de probabilités, sont dus au statisticien belge Adolphe Quetelet6.

Cet essor des sciences sociales sur le modèle des sciences « positives » a accompagné une mutation politique : la gouvernementalité fondée sur la raison d’État laissait progressivement la place à des techniques de gouvernement visant à la sécurité et au bien-être des populations, conditions de développement de l'économie industrielle7. Ainsi, les progrès de la médecine ont

permis la mise en place de politiques de santé publique et la prise en compte de préoccupations hygiénistes dans la construction. L'articulation qui s'est alors manifestée entre savoir et pouvoir, entre perfectionnement des techniques de gouvernement et mobilisation des connaissances, est toujours à l’œuvre. C'est elle qui est au fondement de la demande d'expertise, comme dispositif d'élaboration et de légitimation scientifiques de décisions politiques, particulièrement dans des situations marquées par les difficultés à mobiliser les connaissances ou à asseoir solidement les représentations de l'avenir.

1.2 Le temps de l'incertain

2 LAPLACE Pierre-Simon, Essai philosophique sur les probabilités, Paris, Courcier ; [En ligne] < http://www.e-rara.ch>, 1814, p. 3-6.

3 SMITH Adam, An inquiry into the nature and causes of the wealth of nations, London, W. Strahan, 1776 ; [En

ligne] <http://www.s4ulanguages.com>.

4 SAY Jean-Baptiste, Traité d'économie politique, Paris, Crapelet-Deterville, 1803 ; [En ligne]

<http://gallica.bnf.fr>; RICARDO David, On the Principles of Political Economy and Taxation, London, John Murray, 1817; COURNOT Augutin, Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses, Paris,

Hachette, 1838 ; [En ligne] <http://gallica.bnf.fr>.

5 Michel Foucault y fait écho en qualifiant la statistique de « science de l’État » (FOUCAULT Michel, Sécurité,

territoire, population. Cours au Collège de France - 1978 ; Paris, Gallimard-Seuil, Hautes Etudes, 2004, p. 104).

6 QUETELET Adolphe, Sur l’homme et le développement de ses facultés, ou Essai de physique sociale, Paris,

Bachelier, 1835 ; QUETELET Adolphe, Lettres à SAR le Duc Régnant de Saxe-Cobourg et Gotha sur la théorie

des probabilités appliquée aux sciences morales et politiques, Bruxelles, Hayez, 1846.

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Le contexte épistémologique a cependant changé. La science ne produit plus un discours de vérité à caractère définitif, elle ne fait que lever un voile partiel sur des ignorances dont elle recule à peine l'horizon. Cette remise en cause est venue de disciplines qui étaient à l'origine des certitudes antérieures : l'astronomie et la physique. A la fin du 19ème siècle, Henri Poincaré

a démontré que les équations de Newton ne permettaient pas d'attester la stabilité du système solaire et qu'un strict déterminisme ne garantissait pas la prédictibilité à long terme des systèmes dynamiques, un phénomène de « sensibilité aux conditions initiales » les rendant potentiellement instables. Cette découverte jetait la base de ce que l'on a appelé, dans la seconde moitié du 20ème siècle, la théorie du chaos et réintroduisait le spectre de l'incertitude dans les sciences exactes. En 1927, la formulation par Werner Heisenberg des « relations d'indétermination »8 a mis en cause, à l'autre extrémité des échelles du monde physique, le

principe de déterminisme. Par ailleurs, la crise de 1929, les justifications pseudo-scientifiques du nazisme et du stalinisme, la bombe d'Hiroshima, la fin des Trente Glorieuses, l'épidémie de SIDA, la catastrophe de Bhopal suivie de peu par celle de Tchernobyl, le réchauffement climatique, etc. ont conduit l'opinion à douter de la rationalité et de la prévisibilité du monde social, notamment dans ses relations avec la science et la technique.

Ces évolutions ont un effet paradoxal sur les attentes sociétales en matière d'expertise. Au regard de la complexité et de l'imprévisibilité du monde, jamais un besoin objectif de savoir expert ne s'est fait autant sentir. Mais simultanément, jamais les préventions collectives à l'égard des discours scientifiques et de leurs différentes déclinaisons n'ont été aussi fortes, avec comme conséquence la remise en cause de la légitimation croisée des dispositifs de gouvernement et des instances de production de savoir. Aux yeux de l'opinion, l'intérêt général ne s'incarne plus nécessairement dans l'articulation de l'action politique, porteuse d'une légitimité démocratique, et du travail scientifique, garant d'une rationalité cognitive. L'intervention de l'expert, élément central de cette articulation, s'en est trouvée profondément déstabilisée.

2. Les mutations récentes du contexte sociétal

Comme le note Ulrich Beck dans la préface de La société du risque, un terme caractérise l'idée que notre société se fait d'elle-même : le préfixe post9. Nous serions dans une société

post-industrielle, probablement post-idéologique, certainement post-coloniale, peut-être même post-démocratique, en tout cas post-moderne. D'un point de vue strictement sémantique, ces expressions qualifient une situation qui, de ces points de vue, serait en rupture avec les périodes précédentes, sans être porteuse d'un sens qui lui serait propre car, dans cette hypothèse, néo supplanterait post.

L’engouement pour ce type de formule date d'un ouvrage que Jean-François Lyotard a publié en 1979, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, sur commande du Conseil des universités du Québec10. La thèse formulée par Lyotard est relativement simple : depuis le

milieu du 19e siècle les discours sociaux dominants ont été centrés sur la notion de modernité

et structurés autour de grands récits antagonistes, comme le récit marxiste ou le récit libéral, 8 En raison d'une erreur de traduction de l'allemand vers l'anglais, la notion d'indétermination (Unbestimmtheit) a été remplacée par celle d'incertitude (Unsicherheit) et l'expression « principe d'incertitude » est la plus utilisée.

9 BECK Ulrich, Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986 ;

trad. La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Aubier Flammarion, Paris, 2001; édition citée Champs Flammarion 2003, p. 19.

10 La commande portait exactement sur « les problèmes du savoir dans les sociétés industrielles les plus développées », ce qui explique la présence d'un sous-titre qu'on oublie trop souvent.

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avec un noyau discursif consensuel, autour de la confiance en la science et de la croyance au progrès. La condition postmoderne, c'est l'épuisement de ces « grands discours » et leur incapacité à donner aujourd'hui sens à la vie collective : les mythes fondateurs de la modernité ne fonctionnent plus.

La portée de cette remise en cause des représentations les mieux établies est immense. Pour la mesurer, il est nécessaire d'esquisser une brève analyse des impacts de l'irruption du risque dans les sociétés contemporaines, des mutations technologiques, de l'avènement de la société du savoir, de la reconnaissance du développement durable comme modèle de développement et de l'émergence des régulations territoriales.

2.1 La société du risque

Quelques années plus tard, dans La société du risque, Beck considère cette crise de la modernité comme la conséquence du surgissement du risque dans le nouveau paysage sociétal, marqué par le « destin du danger », « un destin d'un genre nouveau auquel aucune performance ne permet d'échapper. Il s'apparente davantage au destin des états du Moyen Âge qu'aux situations de classe du XIXe siècle »11. Largement nourri par des réflexions sur la

catastrophe de Bhopal12, à la fois dans ses dimensions technologiques, économiques,

internationales, sociétales et éthiques, son ouvrage était prêt à être publié lorsqu'est survenue la catastrophe de Tchernobyl, ce qui ne pouvait que conforter ses analyses13.

Comme tout ouvrage fondateur, La société du risque a fait l'objet de nombreux malentendus et de multiples controverses, les secondes étant souvent alimentées par les premiers. Pour Beck, avec l’apparition de la société du risque, c'est le fondement même de nos sociétés qui se trouve modifié. Pendant près de deux siècles, la production et le partage des richesses ont été les véritables ressorts des sociétés industrielles. Aujourd'hui la maîtrise des risques et de l'exposition aux risques se substitue progressivement à la logique de la production et de la répartition des richesses comme moteur des dynamiques sociétales :

« L'hypothèse est la suivante : dans la société industrielle, la « logique » de la répartition des richesses domine la « logique » de la répartition du risque ; dans la société du risque le rapport s'inverse. Les forces de production ont perdu leur innocence dans la logique réflexive des processus de modernisation. La production du risque jette une ombre toujours plus dense sur le gain de pouvoir que représente le « progrès » technique et économique[…] On étudiera cette « logique » de la production et de la répartition du risque dans le cadre d'une comparaison avec la « logique » de la répartition des richesses. »14

Que progressivement la problématique du risque supplante celle des richesses transforme en profondeur les processus d'arbitrage dans les choix collectifs, auxquels participent très largement les experts. La nature même des attentes sociétales à l'égard de l'expertise se trouve modifiée : à une expertise centrée sur l'optimisation économique se substitue peu à peu une expertise centrée sur la connaissance et la prévention des risques. Cela s'accompagne 11 BECK Ulrich, op. cit., p. 14-15.

12 En 1984, l'explosion d'une usine chimique de la société Union Carbide fit, selon les estimations, entre 5000 et 20000 morts dans cette ville, capitale de l'État du Madhya Pradesh (Inde).

13 Beck a complété sa préface, écrite quelques jours avant Tchernobyl, par un avant-propos écrit quelques jours après.

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également d'un changement d'échelle géographique, et le plus souvent d'une multiplication des échelles15. La catastrophe de Fukushima en 2011 a mis en évidence que l'échelle de

manifestation de l'aléa initial (le tsunami) n'avait rien à voir avec l'échelle de la prévention de l'accident (la robustesse des installations nucléaires locales), et encore moins avec celle des effets matériels (contamination de l'air et de l'eau sur des milliers de kilomètres) ou des effets socio-politiques (à l'échelle planétaire avec, par exemple, la remise en cause de la politique énergétique de l'Allemagne).

2.2 Les mutations technologiques et la désagrégation de l'espace-temps sociétal

L'irruption du risque dans la vie collective est très largement liée aux mutations technologiques et à la désagrégation corrélative de la cohérence de l'espace-temps sociétal. Les sociétés fonctionnent selon des rythmes internes hétérogènes, parce que les technologies à l’œuvre dans leurs divers secteurs d'activité sont de plus différenciées. Pour prendre l'exemple des ajustements économiques, dans le champ de l'économie réelle ils ont au mieux le mois comme unité de compte et se jouent à des échelles qui restent généralement nationales ou continentales, alors qu'en matière d'économie financière les transactions à haute fréquence s'arbitrent en quelques millisecondes à l'échelle de la planète. Non seulement la cohérence de la régulation économique mais sa possibilité même ne peuvent que voler en éclat face à cette désarticulation de l'espace-temps.

Le sociologue anglais Anthony Giddens a consacré à cette question son ouvrage sur Les conséquences de la modernité16. Il y a notamment théorisé les « systèmes-experts » c'est à dire

des systèmes dans lesquels le savoir et l'expertise ne relèvent plus d'interventions humaines mais sont intégrés, « chosifiés » dans les dispositifs techniques :

« J’entends par systèmes experts, des domaines techniques ou de savoir-faire professionnel concernant de vastes secteurs de notre environnement matériel et social. La plupart des non-initiés ne consultent des professionnels – avocats, architectes, médecins, etc. – que de façon ponctuelle et irrégulière. Mais les systèmes regroupant les connaissances de ces experts jouent un rôle dans un grand nombre de nos actions coutumières. Par le simple fait d’être assis chez moi, je m’inscris dans un système expert, ou dans une série de systèmes experts, auxquels j’accorde ma confiance. »17

Cette relation à un système expert est localisée, puisqu'elle se situe dans un espace précis et à un moment donné, mais elle ouvre la voie à une relation dé-localisée et déphasée chronologiquement aux experts qui ont conçu le système. Cette disjonction de l'espace et du temps est le processus élémentaire à partir duquel se développent les processus beaucoup plus complexes de globalisation et de désagrégation de l'espace temps sociétal.

Ces systèmes experts, cette dé-localisation ne sont pas sans conséquences sur la perception de la société qu'ont les individus et sur les besoins d'information qu'ils éprouvent. Comme le souligne Giddens lui-même et comme l'a montré de façon beaucoup plus systématique Niklas 15 Dans un ouvrage postérieur, Die Weltrisikogesellschaft, Beck insiste sur les corrélations entre

développement des risques et processus de globalisation de l'économie et des sociétés. L'ouvrage n'ayant pas été publié en français, Beck a validé pas moins de trois traductions différentes (société mondiale du risque, société du risque mondial, société du risque globalisé).

16 GIDDENS Anthony, The Consequences of Modernity, Polity Press, Cambridge, 1990 ; trad. Les

Conséquences de la modernité, Paris, L'Harmattan, 1994.

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Luhman dans La confiance. Un mécanisme de réduction de la complexité sociale18, la stabilité

des sociétés se fonde habituellement sur des relations de confiance interpersonnelles et institutionnelles, dont les mécanismes sont fortement perturbés par le développement des systèmes-experts. Il faut donc étendre aux systèmes eux-mêmes la confiance accordée aux personnes et aux institutions, car « la nature des institutions modernes est intimement liée aux mécanismes de la confiance dans les systèmes abstraits »19. Un certain nombre d'épisodes

récents, comme les attentats du 11 septembre 2001, la crise financière de 2008 ou la catastrophe de Fukushima ont montré que cette confiance était mise à très rude épreuve par le fonctionnement concret des sociétés contemporaines. L'opinion perçoit comme une abstraction incompréhensible ce qui est, pour les techniciens qui les ont conçus et les professionnels qui les utilisent, la matérialité banale des systèmes-experts les plus élaborés. Les problématiques liées aux technologies nucléaires constituent un terrain privilégié d'observation des dynamiques qui découlent de ces écarts de perception. C'est un domaine marqué par une confrontation permanente entre des experts « officiels », qui ont contribué à la conception des installations ou qui conseillent ceux qui les gèrent, et des experts « alternatifs », mandatés par des mouvements d'opposants au nucléaire, dont la légitimité scientifique n'a généralement rien à envier à celle des premiers. Ces deux types d'expertises relèvent de rapports très contrastés à la technique, les unes partant d'un a-priori de confiance, les autres de méfiance. Mais leur ancrage territorial est également très différent, les experts officiels ayant une légitimité essentiellement technico-scientifique, et donc hors sol, les autres articulant un savoir scientifique réel avec une connaissance approfondie du terrain local. Certains sites comme La Hague dans le Cotentin ou Windscale-Sellafield en Grande Bretagne sont depuis des décennies aux avant-postes de ces controverses, qui ont donné lieu à une littérature abondante20. Force est de constater que l'absence de mécanismes incontestés de

médiation entre ces deux approches hypothèque l'émergence d'une expertise reconnue des systèmes-experts. Ces contradictions sont exacerbées par l'émergence de la société du savoir.

2.3 La société du savoir

Comme l'a très clairement indiqué le rapport de l'UNESCO « Vers les sociétés du savoir », il convient de bien faire la distinction entre société de l'information à moteur technologique et société du savoir à moteur cognitif21. Les deux sont évidemment fortement articulées mais

relèvent de logiques distinctes, à la fois du point de vue des mécanismes cognitifs et des dynamiques politiques et sociétales. Cela met en lumière les enjeux de la production de savoirs experts. En effet tout le monde s'accorde à considérer comme illusoire le rêve d'une connaissance universellement partagée. Ce que l'on peut partager, ce sont des données, des 18 LUHMANN Niklas, Vertrauen. Ein Mechanismus der Reduktion sozialer Komplexität, Stuttgart, Lucius &

Lucius, 1968 ; trad. La confiance. Un mécanisme de réduction de la complexité sociale, Paris, Economica, 2006.

19 BECK Ulrich, op. cit., p. 89-90.

20 Cf. notamment DE CARVALHO Lucie, « Le complexe nucléaire de Sellafield au cœur des controverses : le fait

technologique entre experts et profanes », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Volume 13 Numéro 2 | septembre 2013, mis en ligne le 06 octobre 2013, consulté le 22 janvier 2017, <http://vertigo.revues.org/14187> ; sur La Hague voir GODARD Olivier et Thierry HOMMEL, « Contestation

sociale et organisation de l’expertise scientifique des risques environnementaux et sanitaires », Politique et

Sociétés, Volume 26, numéro 2-3, 2007, p. 27-43, [En ligne], <http://id.erudit.org/iderudit/017662ar>.

21 UNESCO, 2005, Vers les sociétés du savoir. Rapport mondial, Paris, Editions UNESCO, p. 17 ; [En ligne] <http://unesdoc.unesco.org/images/0014/001419/141907f.pdf>.

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informations élémentaires, qui ne nous aident à comprendre le monde que si elles sont replacées dans des perspectives cognitives culturellement et territorialement déterminées. Plus que jamais la société a besoin d'une expertise qui produirait un savoir audible et légitime, que ce soit à partir d'informations brutes ré-élaborées ou de discours scientifiques trop complexes pour être directement accessibles à l'opinion. Mais cette expertise ne peut se soustraire à un impératif démocratique d'autant plus pressant qu'il intervient dans un contexte de partage du savoir :

« Si le savoir est la condition de la capacité des citoyens dans une société démocratique, il faut prendre garde que les écarts de savoir entre les citoyens dans une même démocratie ne conduisent à revêtir les plus savants d’entre eux d’une autorité excessive dans le débat public, et que la coïncidence de sociétés du savoir et d’un régime démocratique n’aboutisse à un pouvoir tutélaire conféré au cercle restreint des experts, spécialistes des affaires publiques. »22

Le management des savoirs occupe une place essentielle dans les stratégies des entreprises, des collectivités publiques et des instances organisées de la société civile : l'affirmation des territoires comme espaces de solidarité entre les unes et les autres implique naturellement des processus de mutualisation des connaissances (agences d’urbanisme, pôles de compétitivité, systèmes productifs locaux, réseaux d’échange réciproque de savoirs, réseaux de développement rural etc..). Dans cette mise en commun du savoir, le territoire devient une organisation apprenante et les discours experts contribuent significativement à ce partage de connaissances et à ces processus d'apprentissage collectif. L'expérience du Conseil de développement du Pays basque, créé en 1994, a mis en évidence comment les dynamiques cognitives peuvent contribuer de façon décisive à l'affirmation et à la compétitivité d'un territoire23. L'émergence progressive d'une capacité significative d'expertise locale y a

fortement concouru, au travers notamment de la mise en œuvre de nombreux processus d'évaluation des politiques mises en œuvre et des actions menées24.

2.4 Le développement durable

L'avènement du développement durable comme référence de l'action collective à l'échelle mondiale constitue une autre dimension majeure des bouleversements de nos sociétés. Il faut souligner ce que la rapidité de cette irruption a de singulier : le principe du développement durable, formulé pour la première fois en 1987 dans le cadre du rapport Brundtland25, a été

reconnu comme référence universelle d'action collective par la conférence de Rio, cinq ans plus tard, et a été intégré à des dispositifs institutionnels et juridiques « durs » dans la décennie 1990. Ainsi le traité d'Amsterdam26 a fait du développement durable un principe

22 Ibid., p. 189.

23 L'expérience fut suffisamment probante pour être étendue à l'ensemble de la France par la loi Voynet de 1999, le dispositif étant confirmé par la loi NOTRe de 2015.

24 CASTEIGTS M., « Transactions interculturelles et intégration territoriale. Le cas du Pays Basque », Pensée

plurielle, 2/2009 (n° 21), p. 179-193, [En ligne]

<http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2009-2-page-179.htm>.

25 Élaboré par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l'Organisation des Nations unies, sous la présidence de Mme Gro Harlem Brundtland, premier ministre de la Norvège, ce rapport a été publié en mars 1987 sous le titre Notre avenir à tous (Our Common Future).

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d'action de l'Union Européenne. En France, la réforme constitutionnelle du 31 mars 2005 l'a incorporé au « bloc de constitutionnalité », dans le cadre de l'adossement de la Charte de l'environnement au préambule de la constitution27. La rapidité de cette trajectoire est sans

précédent dans l'histoire de l'humanité, exception faite peut-être de l'apparition de la notion de liberté au 18ème siècle.

Dans une perspective de développement durable, les activités marchandes ne peuvent plus être l'axe unique de progrès et d'optimisation du fonctionnement de la société, puisqu'elles doivent nécessairement être mises en balance avec les enjeux sociaux et environnementaux. Cela est très cohérent avec les analyses de Beck, cette cohérence s'étendant d'ailleurs à la chronologie, puisque le rapport Brundtland a suivi d'un an la publication de La société du risque. Tout se passe donc comme si la montée en puissance du développement durable accompagnait la transition de la société industrielle vers la société du risque. L'omniprésence de la thématique du développement durable dans les champs les plus divers montre que, considéré comme « formation discursive » pour reprendre une expression foucaldienne28, il

s'agit probablement du premier « grand discours » des temps post-modernes. Le développement durable présente en outre l'avantage d'être une formation discursive mondialisée, c'est à dire adaptée à une société en voie de globalisation.

Le développement durable offre à l'expertise de grandes opportunités et comporte pour elle un certain nombre de défis. Ce que nous dit précisément l'article 6 de la charte de l'environnement, c'est que les décisions politiques devront être prises par arbitrages croisés entre préoccupations environnementales, économiques et sociales. Cela multiplie naturellement les occasions de mobilisation de savoirs experts, mais dans des conditions où l'expertise est nécessairement plurielle. On le constate concrètement à travers l'évolution de la jurisprudence sur les documents d'urbanisme, qui doivent comporter un projet local de développement durable : les tribunaux sont amenés à avoir une conception de plus en plus large et systémique de ces obligations, ce qui implique par exemple qu'une étude d'impact ne puisse plus être le fait de spécialistes d'un seul domaine, mais associe de multiples compétences29. Cela conduit à des modifications significatives de la posture de l'expert.

Par ailleurs, les impératifs du développement durable conduisent également à une évolution de l'échelle territoriale des décisions. Les arbitrages croisés sont généralement plus faciles à négocier dans le cadre de territoires restreints, infranationaux, où les effets de proximité favorisent les transactions entre acteurs.

2.5 L'émergence de régulations territoriales

Au cours des dernières décennies, les métamorphoses de la question territoriale ont donné lieu à des constats et interprétations multiples, qu'il n'est pas question ici de reprendre. Dans la plupart de ces analyses, les territoires sont des construits sociaux et la compréhension de leurs dynamiques passe par l'identification des mécanismes de « la construction sociale de la 27 Intégré au préambule de la constitution par la loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005, la Charte de l'environnement indique dans son article 6 que « les politiques publiques doivent promouvoir un

développement durable. A cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l'environnement, le développement économique et le progrès social. »

28 FOUCAULT Michel, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969 ; Collection Tel, 2008, p. 47-58.

29 ROLLIN Jerôme, « L'aménagement durable et la quête de la pluridisciplinarité : urbanisme et assainissement

individuel en Provence », in Mesini Béatrice (dir.). Aménagement durable des territoires méditerranéens, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Aix-en-Provence, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 2012, pp.197-213. [En ligne] <halshs-00986713>

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réalité » territoriale pour emprunter à P. Berger et T. Luckmann une formule fondatrice30.

Pendant longtemps a prévalu une conception juridique du territoire, comme « élément constitutif de l’État dont il forme l'assise géographique et dont il détermine le champ d'exercice des compétences » et comme « assise géographique des différentes collectivités ou personnes publiques territoriales »31. Les mutations récentes consacrent un divorce croissant

entre les réalités territoriales et ces logiques juridico-institutionnelles, les territoires étant de plus en plus structurés par les pratiques sociales dont ils sont le cadre et par la façon dont ces pratiques sont régulées et/ou se régulent.

Dès lors, il est naturel que les transformations de la donne territoriale soient directement liées au bouleversement du mode de régulation de la société, et notamment à la crise de l’État-nation comme dispositif de régulation intégrée de l'économique et du social. Pour « faire société », il faut en effet que des compromis soient trouvés entre classes, catégories ou groupes sociaux aux intérêts contradictoires, le mode de régulation caractérisant la façon dont sont collectivement construits et institués ces compromis32. Or, « chaque mode de régulation

comprend un type de rapport de la société à l'espace, et donc des dispositifs territoriaux particuliers » ; quand le principal dispositif territorial était l'État-nation, « tant les espaces supranationaux (blocs géopolitiques) qu'infranationaux (régions, municipalités, quartiers) s'articulaient à l’État-nation qui était le référent territorial qui faisait converger les acteurs sociaux, politiques et économiques. »33.

Aujourd'hui, la globalisation a rendu largement obsolète cette structuration spatiale et les dispositifs territoriaux cessent d'être organisés en référence aux emboîtements institutionnels centrés sur l’État, mais ils ne se calent pas pour autant systématiquement sur les collectivités infra-étatiques, conférant souvent à la société civile des fonctions importantes. En jouant un rôle essentiel dans le mode de régulation, à l'interface des activités marchandes et des biens et services publics, les territoires deviennent ainsi des acteurs collectifs, institutions socialement instituantes, à défaut d'être des institutions juridiquement instituées. Cette évolution pose à l'expertise des problèmes complexes, en rompant avec le monopole de la commande institutionnelle, sans pour autant définir clairement les contours d'une commande élargie. En témoignent de nombreuses controverses entre experts mandatés par des acteurs locaux aux intérêts contradictoires : de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) au Center Parcs de Roybon (Isère) en passant par le barrage de Sivens (Tarn), des projets collectifs importants sont remis en cause par ce remaniement des dispositifs d'arbitrage et de régulation..

3. Les paradoxes de l'expertise

Dans le champ de la décision publique, il existe peu d'experts patentés, consacrant à cette activité l'essentiel de leur temps, contrairement au secteur assurantiel ou, à un degré moindre, judiciaire. La plupart des missions d'expertise sont confiées à des personnes dont la compétence est reconnue dans le domaine concerné, justement parce qu'ils y exercent d'autres 30 BERGER P. AND T. LUCKMANN, The social construction of reality : a treatise in the sociology of knowledge,

Garden City (NY), Anchor Books, 1966 ; trad. La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens-Klincksiek,

1996.

31 CORNU Gérard, Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 1987 ; éd. citée Quadrige, 2007, P. 899.

32 BOYER Robert et SAILLARD Yves, Théorie de la régulation. L'état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002.

33 KLEIN Juan-Louis, « Territoire et développement. Du local à la solidarité internationale », in Massicotte Guy (dir.), Sciences du Territoire : Perspectives Québécoises, Québec, PUQ, 2008, p. 318.

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fonctions : chercheurs, managers, responsables techniques, etc. Plus qu'à la figure de l'expert comme acteur du jeu social et de la décision collective, il y a donc lieu de s'intéresser à l'expertise comme pratique discursive, produisant un discours singulier, en réponse à des attentes sociales ambivalentes.

3.1 L'expertise, un discours singulier

Dire que l'expertise est une pratique discursive singulière, c'est tout simplement constater qu'elle ne peut se ramener à aucune autre, qu'il s'agisse des discours politique, managérial, scientifique, technique ou des prises de position citoyennes. L'expertise implique évidemment la mise en œuvre de savoirs experts ; elle est donc indissociable de la mobilisation d'une connaissance considérée comme légitime par les instances de légitimation du savoir, c'est à dire, dans les pays développés et particulièrement en France, l'appareil universitaire et les institutions de recherche.

Mais ce discours expert, scientifique par son mode de légitimation, ne l'est plus par sa finalité car il s’inscrit dans des processus décisionnels de nature essentiellement politique. A cela il faut ajouter qu'en France prévaut une centralisation des décisions fondée traditionnellement sur un dialogue singulier entre le décideur et l'expert. Ce modèle, technocratique stricto sensu, a produit en France pléthore d'épisodes de réformes administratives, comportant des séquences dont la structure est restée invariante sur plusieurs décennies : rapport d'expert / décision politique / réformes législatives (contribuant à une irrépressible inflation normative) / mise en œuvre chaotique34.

Ce type de dispositifs ne renvoie pas à un dysfonctionnement récurrent de l'appareil décisionnel. Il est consubstantiel au mode de gouvernementalité qui s'est mis en place au XVIIIe siècle et qui a perduré jusqu'à la fin du XXe siècle. Ces principes de gouvernement se sont cristallisés en France plus solidement qu'ailleurs parce qu'ils sont inscrits dans l'héritage de la révolution française, qui a légué à la République, via l'empire, le principe d'alliance entre le prince et le savant, ainsi que l'instrumentalisation politique de la science et du savoir. Michel Foucault a montré que ce principe s'inscrit dans une évolution historique plus large et dans une « micro-physique du pouvoir » à portée beaucoup plus générale, car « le pouvoir quand il s'exerce dans ses mécanismes fins, ne peut pas le faire sans la formation, l'organisation et la mise en circulation d'un savoir ou plutôt, d'appareils de savoir... »35.

L'émergence d'instances territoriales de régulation transforme les modalités de ces mécanismes sans en remettre en cause la logique. C'est dire l'importance accrue des dispositifs territoriaux de savoir et d'expertise, notamment en matière de risques, dont la connaissance est largement liées à la qualité de la mémoire collective36. Cela explique la multiplication récente

des observatoires locaux des risques37.

34 CASTEIGTS Michel, BLAIS Dominique, COTTEN Michel et TROSA Sylvie, « Faut-il en finir avec la réforme

de l’Etat ? », Esprit, n° 12, décembre, 2008.

35 FOUCAULT Michel, « Corso del 14 gennaio 1976 » (Cours du 14 janvier 1976), in Fontana Alessandro et

Pasquino Pasquale (dir.), Microfisica del potere : interventi politici, Turin, Einaudi, 1977, p. 179-194 ; repris dans Dits et écrits II, Paris, Quarto Gallimard, 2001, p. 184.

36 Se reporter par exemple à BRETESCHÉ Sophie et PONNET Marie, « Le risque au défi de la mémoire

organisée : l’exemple de la gestion des mines d’uranium françaises », VertigO - la revue électronique en sciences

de l'environnement, [En ligne], Volume 16 Numéro 1 | mai 2016, mis en ligne le 22 septembre 2016, consulté le

03 février 2017, <http://vertigo.revues.org/17052>.

37 BOËDEC Morgan, « Les observatoires locaux des risques en plein essor », Localtis, 8 avril 2013, [En ligne] <http://www.localtis.info/cs/ContentServer?

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Le discours de l'expert ne relève donc pleinement ni du champ de la connaissance ni du champ de l'action, mais d'un entre-deux aux contours imprécis, qui se situe dans une extériorité ambiguë par rapport à chacun des deux champs. En France, cette ambiguïté est confirmée par le manque de lisibilité de la position institutionnelle du discours expert, dans la mesure où il existe un grand nombre de structures d'expertise « internes » à l’État (grands-corps, autorités administratives indépendantes, etc.), dont l'indépendance par rapport aux décideurs et aux contraintes de l'action est incertaine. Cela a des conséquences majeures sur la recevabilité sociale de leur expertise, notamment lorsque les décisions se prennent de façon décentralisée et/ou ont un impact fortement territorialisé. Les polémiques entourant la création d'un centre d'enfouissement profond de déchets nucléaires dans le département de la Meuse en 2025 en sont une bonne illustration, alors que la décision a été précédée d'une phase particulièrement longue d'expertises scientifiques multiples dans un laboratoire souterrain sous le territoire des communes de Bure (Meuse) et Saudron (Haute-Marne).

3.2 Les ambivalences des attentes sociales en matière d'expertise

A bien des points de vue, les ambivalences des attentes sociales en matière d'expertise se rapprochent de ce que l'on constate en matière d'évaluation, probablement parce que l'évaluation n'est rien d'autre qu'une procédure d'expertise portant sur l'efficacité ou l'efficience d'une politique publique. Ces ambivalences sont d'abord liées à l'hétérogénéité des moments de l'expertise : a priori comme outil d'aide à la décision ; en cours de processus comme assistance au pilotage ; a posteriori comme instrument d'évaluation. Cette diversité des moments de l'expertise recouvre un grand flou quant à ses enjeux. En effet, l'expertise peut répondre à trois grands types de préoccupations, qui se recoupent souvent dans les situations concrètes : rationalisation de la décision, maîtrise des risques, évaluation et imputabilité. La rationalisation de la décision peut relever de la faisabilité et de la décidabilité techniques, de l'optimisation économique ou de l'acceptabilité sociale. Très souvent ces trois problématiques sont simultanément mobilisées car chacun de ces registres alimente les systèmes de contraintes des deux autres.

A côté de la rationalisation, la réduction des risques constitue une seconde catégorie d'enjeux, dans un contexte global où le risque devient un élément de plus en plus central des décisions collectives. Il y a lieu de bien distinguer deux notions proches, qui du point de vue de l'expertise ont des significations fondamentalement différentes : le risque et l'incertitude. Une situation de risque combine un événement potentiellement dangereux, l'aléa, et ses impacts sur les individus, les populations ou les milieux concernés. Ces impacts dépendent du niveau d'exposition à l’aléa et de la vulnérabilité face à ses effets. Ces différents éléments pouvant faire l'objet d'une évaluation probabiliste, on considère que le risque est globalement probabilisable. Il n'en va pas de même de l'incertitude. Frank Knight, professeur d'économie à

l’Université de l’Iowa, a théorisé la distinction entre risque et incertitude dans Risk,

Uncertainty and Profit38. Dans les situations risquées, les évolutions potentielles sont connues

et la distribution de leurs probabilités est évaluable. Dans les états incertains, aucune hypothèse ne peut être énoncée de façon fiable quant à l’avenir. Le risque renvoie à une occurrence où les figures possibles du futur sont identifiées et probabilisables, l'incertitude caractérise une situation où elles sont inconnues. Les savoirs à mobiliser ne sont pas du tout les mêmes lorsqu'il y a lieu de probabiliser un risque identifié, dans une perspective de

pagename=Localtis/LOCActu/ArticleActualite&jid=1250265073974&cid=1250265066314&np=ex3403989>, consulté le 25 janvier 2017.

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prévention, ou de conjecturer en horizon incertain, dans une logique de précaution39. Le

domaine de l'expertise n'est donc pas la levée des incertitudes, qui relève des progrès de la connaissance scientifique, mais la gestion des risques probabilisables afin d'améliorer la prévision des aléas, de les réduire et d'en limiter les impacts, qu'ils soient matériels ou psychosociaux. Une des principales difficultés auxquelles se heurte l'expertise des risques concerne leur délimitation territoriale. Un risque bien identifié dans son principe peut être marqué d'incertitudes majeures dans ses traductions spatiales : il en va ainsi des avalanches en montagne, dont les mécanismes sont parfaitement identifiés, mais les occurrences concrètes largement imprévisibles40.

Troisième grand type d'enjeux auxquels doit répondre la mobilisation de savoirs experts, l'évaluation est une occasion privilégiée de mise en œuvre des procédures d'expertise. Si l'expert produit des données, il ne peut en tirer seul toutes les conclusions et c'est aux décideurs politiques, au système judiciaire ou à l'opinion publique de se prononcer en dernière instance : il s'agit d'enjeux relevant du contrôle démocratique et non de la mobilisation du savoir à des fins opérationnelles. Il en va ainsi notamment lorsque des questions d'imputabilité se jouent. L'expert ne peut pas être exclu de la recherche de responsabilité, car il lui appartient souvent d'établir les faits, mais il ne peut pas être appelé à prononcer un jugement. Il doit donc résister aux nombreuses pressions des décideurs politiques ou judiciaires, et de la société tout entière, soucieux de se défausser sur l'expert de la charge d'établir les responsabilités, cequi n'est en aucun cas un acte cognitif.

Une difficulté récurrente concerne la diffusion des analyses des experts et la tendance qu'ont souvent les décideurs politiques à confisquer des éléments importants de l'information produite et à se réserver les conclusions détaillées des expertises. Cela fait écho à un autre problème, celui de la pluralité de l'expertise dans des dynamiques de démocratie participative : l'expert est-il nécessairement à la diligence d'un seul des acteurs de la décision, ou tous les acteurs doivent-ils pouvoir disposer d'une capacité d'expertise ? La question se pose avec une acuité particulière pour les politiques, de plus en plus nombreuses, qui impliquent un partenariat entre l’État, des collectivités territoriales et des acteurs issus de la société civile : une dissymétrie dans les moyens d'expertise peut s'avérer non seulement peu justifiable politiquement mais très contre-productive41.

4. Les limites de l'expertise

Les effets des singularités du discours expert et de l'ambivalence des attentes sociales à son endroit sont accentués par certaines limites propres de l'expertise, qu'il s'agisse de la capacité 39L'article 5 de la charte de l'environnement sur le principe de précaution ne lève pas toute ambiguïté en la matière :« Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ». Cette formulation de compromis mélange fâcheusement la notion d'incertitude et l'évaluation des risques.

40 ANCEY Christophe (dir.), Dynamique des avalanches, CEMAGREF, Lausanne, Presses polytechniques et

universitaires romandes, 2006.

41 A titre d'exemple, se reporter à DECROP Geneviève , « L’expertise en question dans la gestion des risques

naturels : le cas des Ruines de Séchilienne », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Volume 14 Numéro 1 | mai 2014, mis en ligne le 05 mai 2014, consulté le 28 janvier 2017,

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de la science à en asseoir la légitimité, de la difficulté à fonder une commande publique sur des bases incontestables ou des aléas pesant sur l'acceptabilité sociale de ses conclusions.

4.1 Les limites intrinsèques des savoirs scientifiques qui sont au fondement de sa légitimité

Toutes ces contradictions expliquent sans doute les réticences que les scientifiques expriment quand l'opinion et les responsables politiques les sollicitent pour assurer une fonction d'expertise. Lors de son audition publique sur l’expertise scientifique par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, le 6 décembre 2005, le professeur Arnold Munnich, généticien et membre de l’Académie des sciences, a précisé dans sa déclaration liminaire :

« La science n’est pas une vérité. C’est un instantané de connaissances à un moment donné, ce qui est tout autre chose. Cet instantané change en fonction de données. Ces données, ce sont les concepts en cours, les idées ambiantes, les moyens d’exploration. La science brouille donc régulièrement les cartes pour le législateur. Elle ne fait pas bon ménage avec les certitudes. C’est pourquoi le savant n’a pas vocation à être un expert, et s’il devient un expert, il ne sera plus un savant. Je pense à ce verset du Coran : Si tu vois un savant s'approcher des marches du palais, tu dois douter de sa science.

L'opinion se fait de la science une image exactement inverse. Elle s'imagine que la science comprend tout, peut tout, maîtrise tout. Or, nous savons, nous scientifiques, que nous progressons par une succession d'erreurs. L'erreur est un outil d'accès à la

connaissance. »42.

Sans parler de certitude absolue, le décideur politique doit pourtant adosser ses choix à un corpus de connaissances relativement stable et consensuel. Or la science progresse à coups de controverses et aucun énoncé ne peut prétendre avoir un caractère scientifique s'il n'est pas intrinsèquement falsifiable. C'est dire qu'il est rare que dans le champ scientifique un discours de vérité soit totalement incontesté et puisse fonder une décision collective incontestable. En s'appuyant sur les connaissances scientifiques, l'expertise peut éclairer les doutes, elle ne les lève jamais tout à fait. Les controverses quant à la définition des zones inondables après la tempête Xynthia en attestent43.

On peut dire de façon plus fondamentale que le principal moteur d'une démarche scientifique et la garantie de sa qualité sont de s'appuyer sur une mise en doute permanente des acquis antérieurs. Or, si la science est indissociable du doute, c'est précisément pour lever les doutes que l'opinion publique et les décideurs se tournent vers les experts : bien que le savoir expert fonde l'essentiel de ses énonciations sur la connaissance scientifique, il le fait dans des perspectives radicalement différentes. Les réserves formulées par le professeur Munnich ne sont pas une simple coquetterie de scientifique mais traduisent une divergence fondamentale dans l'éthique et la problématique de la science et de l'expertise.

42 BIRRAUX Claude et REVOL Henri, Compte rendu de l'audition publique du 6 décembre 2005 sur l'expertise

scientifique, Paris, Rapport Assemblée Nationale – Sénat, 2006 ; [En ligne] < http://www.assemblee-nationale.fr/12/pdf/rap-off/i2890.pdf>.

43 MERCIER Denis et CHADENAS Céline , « La tempête Xynthia et la cartographie des « zones noires » sur

lelittoral français : analyse critique à partir de l’exemple de La Faute-sur-Mer (Vendée) », Norois [En ligne],222 | 2012, mis en ligne le 30 mars 2014, consulté le 30 septembre 2016, <http://norois.revues.org/3895>.

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4.2 Les limites liées à la commande qui lui est adressée

A ces limites fondées sur la nature de l'adossement scientifique de l'expertise, il faut ajouter les limites liées à l'objet et à la formulation mêmes de la commande qui lui est adressée. Le décideur politique s'adresse souvent à l'expert pour justifier une décision déjà prise, plus ou moins explicitement, plus que pour éclairer un choix ouvert : quand il estime ne pas avoir besoin de cette justification, il se passe de l'expertise. Indépendamment de ces arrière-pensées, la nature et la formulation d'une commande d'expertise reflètent généralement la méconnaissance qu'a le commanditaire des problèmes en jeu. Pour l'expert, il est donc nécessaire de s'abstraire de la façon dont les questions sont formulées, tout en restant fidèle à l'objet réel de la commande. Il y a là une nécessité d'interprétation dont la pertinence déterminera largement celle du processus ultérieur.

Les enjeux d'adéquation d'une demande d'expertise à son objet débordent cependant très largement le problème de sa formulation. Ils concernent également, et de façon plus fondamentale, les échelles de pertinence de l'expertise au regard de la nature des problèmes à régler, échelles territoriales comme échelles temporelles. En effet l'espace-temps dans lequel se situent les effets d'une décision, et les risques corrélatifs, n'est généralement pas celui de la décision, qui est lui-même différent de l'espace-temps de l'expertise. Il y a alors pour l'expert la nécessité de varier en permanence sa focale, en passant de l'échelle du processus décisionnel à celle des enjeux et à l'échelle interne de ses propres méthodes de travail. Cette problématique est particulièrement présente dans le domaine de l'aménagement et de l'urbanisme44. Les risques liés aux organismes génétiquement modifiés en fournissent une

autre illustration. En raison de l'irréversibilité des processus de contamination des milieux naturels par les OGM et en l'absence de barrières physique, réglementaire ou politique susceptible de s'y opposer, cette territorialité du risque ne peut être circonscrite à un périmètre déterminé : potentiellement c'est la terre entière qui est susceptible d'en être le théâtre. Par contre, la décision est prise par un nombre restreint d'instances, dans un cadre institutionnel délimité et sur une échelle territoriale restreinte45.

Il y a, entre la territorialité du risque et la territorialité de la décision, une forte différence d'échelle. Or l'expertise va devoir s'inscrire dans ces variations d'échelle, en prenant en compte non seulement la territorialité des effets matériels, mais également celles des décisions politiques, des enjeux économiques, des impacts commerciaux ou de la production du savoir scientifique46. Cela est d'autant plus vrai que l'échelle territoriale à laquelle se réfère le

commanditaire n'est pas nécessairement la plus pertinente, surtout en cas de partenariat entre collectivités de niveaux différents, qui impose, dans le champ même du politique, la prise en compte d'échelles multiples.

Sur toutes ces questions, l'expertise va avoir à adopter des positions de nature fondamentalement politique mais que le politique répugne à prendre, probablement par 44 LEFÈVRE Pierre et BONNIN-OLIVEIRA Séverine , « Expertise et planification territoriale dans

l’agglomération toulousaine : les recompositions centre-périphérie à l’œuvre », Sud-Ouest européen, 31 | 2011, p. 127-139.

45 GLON Éric, « Les OGM - Un Enjeu géographique majeur et un défi pour les pratiques démocratiques »,

Territoire en mouvement - Revue de géographie et aménagement [En ligne], 12 | 2012, mis en ligne le 01 janvier

2014, consulté le 28 janvier 2017, <http://tem.revues.org/1488>.

46 S'il y a un sujet faisant aujourd'hui l'objet de controverses, c'est bien celui des effets à long terme des manipulations génétiques. Dans le cas d'espèce, qui tend à devenir de plus en plus général, il y a lieu de prendre en compte un troisième type de territorialité, la fragmentation académique de la connaissance scientifique, car l'avis d'un expert en santé publique peut être radicalement différent de celui d'un expert en dynamiques écosystémiques.

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incapacité à les régler ex ante. Nous ne sommes plus sur le registre d'une commande adressée par le politique à un expert, qui doit dans ce cadre apporter des réponses. Nous sommes dans le cas de processus complexes d'interactions dans lesquels on demande à l'expert de définir la portée réelle de la commande et, selon la façon dont il va délimiter les référentiels espace-temps de sa mission, il peut aboutir à des conclusions radicalement différentes.

Au delà de la question de la pertinence de la formulation d'une commande, se pose aussi celle de sa nature même. L'initiative de la mission incombe à un cercle restreint de commanditaires et s'inscrit dans une stratégie politique déterminée. La meilleure façon de prévenir les polémiques qui affectent les démarches d'expertise serait d'en élargir le portage par une commande partenariale étendue à l'ensemble des parties prenantes. Cela, l'expert ne peut pas le décider lui même car il est nécessairement lié par des décisions qui se situent en amont de son intervention. Une des limites fondamentales du discours expert réside donc dans la façon dont les décideurs politiques envisagent les débats publics susceptibles d'accompagner sa production.

Cela conduit à une réflexion plus radicale sur la place de l'expertise dans le processus global de régulation. Face aux impératifs du maintien de la cohésion sociale, les modalités de la commande déterminent la contribution des savoirs experts aux processus transactionnels de gestion des tensions. Sont-ils placés très en amont dans lesdits processus, de telle façon que les stratégies de l'ensemble des acteurs puisse en tenir compte très tôt, ou l'expertise intervient-elle en aval dans une fonction de médiation ou d'arbitrage alors que les antagonismes se sont cristallisés ? Ces deux hypothèses conduisent à des dynamiques de mobilisation des savoirs et à des réceptions sociétales de l'expertise extrêmement dissemblables.

4.3 Les limites de l'acceptabilité sociale de ses conclusions

Ce qui précède éclaire probablement la limite fondamentale à laquelle se heurte toute démarche d'expertise, qui est celle de l'acceptabilité sociale de ses conclusions. Contrairement à un chercheur qui peut énoncer des points de vue radicalement différents de ceux de la doxa47, le discours expert ne peut avoir raison tout seul. Il n'est légitime que si il y a un

minimum d'acceptation de ses conclusions par le corps social, ce qui explique assez largement que soit apparues au cours des dernières années des tensions très nettes entre l'expertise scientifique ou technique, qui est l'expertise des sachants, et l'expertise profane (ou expertise d'usage), qui s'appuie sur l'expérience de parties-prenantes. Ces dernières n'ont pas une vision distanciée et abstraite des sujets en jeu, mais en ont une pratique concrète.

Ces tensions entre les deux sources de légitimité des discours experts renvoient à la place du débat public dans les procédures d'expertise sans les recouvrir tout à fait, car la notion même d'expertise profane traduit notre entrée dans la société de la connaissance où le savoir est nécessairement partagé. On ne produit pas un discours expert dans une société où il y a 80 % de bacheliers dans les mêmes conditions que dans une société où il y en avait 10 %. Par ailleurs, la multiplication des données immédiatement disponibles sur Internet, les innombrables forums dont la qualité est souvent incertaine mais dont la masse est telle qu'ils finissent toujours par produire un savoir moyen, pas totalement erroné, confèrent des bases vraisemblables à des argumentations citoyennes. Non seulement l'expert n'a plus le monopole de l'expertise, mais il n'a plus celui du savoir expert. Ses conclusions sont inévitablement soumises à une contre-expertise fondée sur d'autres bases, d'autres méthodes, d'autres théories 47 La relativité générale ou la mécanique quantique continuent à être perçues par la grande majorité de

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scientifiques, elles-mêmes légitimes. En outre, ces expertises citoyennes peuvent mobiliser des savoirs intrinsèquement experts puisque les experts sont aussi des citoyens : quand sur un sujet déterminé un expert compétent n'a pas été mis en situation d'expertise il peut parfaitement intervenir en tant que citoyen dans le débat public, tout en mobilisant son savoir de spécialiste48. Le développement de pratiques délibératives dans les politiques publiques

territoriales, notamment dans le domaine de l'aménagement et de l'urbanisme, a favorisé la multiplication de ce type de situations, où le niveau d'expertise des représentants de la société civile s'avère souvent décisif dans la conception ou la remise en cause de projets locaux49. Conclusion : l’enjeu d'une territorialisation de l'expertise

Paradoxalement l'opinion publique, qui se méfie de l'expertise au point de multiplier les contre-expertises, n'accepte pas non plus que l'expertise ne conclue pas clairement. Cette prudence est vécue comme une grave carence par des citoyens qui supportent de moins en moins l'imprévisibilité alors que leurs pratiques sociales en génèrent de plus en plus (ainsi la multiplication des déplacements aggrave sensiblement les risques épidémiques, de façon aléatoire). Il y a donc un enjeu sociétal majeur à définir les voies d'une convergence des discours experts, quelque soit leur adossement institutionnel.

Cela ne peut pas être dans une référence commune à une vérité substantielle, dans un contexte de laïcisation des représentations du monde et de la société. Non seulement les religions n'ont plus le monopole des discours de vérité, mais leurs discours ne sont perçus comme porteurs de vérité que par une fraction de plus en plus faible de la population. Le monde est entré dans une hégémonie du logico-rationnel, mais qui cette référence systématique au logico-rationnel implique nécessairement qu'une vérité établie par la raison soit contestable au nom d'un autre raisonnement, qu'une logique puisse être remise en cause au nom d'autres logiques. Et comme il n'y a plus de décalogue pour indiquer à la société ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas, le savoir expert ne peut fonder sa légitimité que sur une pratique délibérative, qui permet d'instaurer, au-delà du débat public, une « coproduction des savoirs »50.

Dans le contexte de la société du risque, la production du discours expert prend alors une dimension nouvelle, celle d'être un support essentiel d' « agir communicationnel », c'est à dire d' « interactions sociales au cours desquelles l'usage du langage orienté vers l'entente joue le rôle de coordonnateur de l'action »51. Cet agir communicationnel s’accommode mal

d'organisations trop complexes, d'intermédiations trop nombreuses, d’interactions trop diluées. La coproduction des savoirs, comme pratique délibérative nourrie par des expertises plurielles, implique que puissent jouer pleinement des effets de proximité spatiale dans les échanges de connaissances et dans le rapprochement des visions de l'avenir. C'est à l'échelle 48 SINTOMER Yves, « Prendre les décisions autrement. Réflexions à partir des conférences de citoyens »,

Colloque de rentrée, Science et démocratie, Collège de France, 18 octobre 2013, [En ligne]

<http://www.college-de-France.fr/site/colloque-2013/symposium-2013-10-18-14h30.htm>.

49 DEBOULET Agnès et NEZ Héloïse (dir.), 2013, Savoirs citoyens et démocratie urbaine, Rennes, Presses

universitaires de Rennes, 2013.

50 CALLON Michel, « Les différentes formes de démocratie technique », Annales des Mines, janvier 1998, p.

63-73.

51 HABERMAS JÜRGEN., Kommunikatives Handeln und detranszendentalisiert Vernunft, Stuttgart, Philip

Reclam, 2001; rééd. Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2005; trad. Idéalisations et communication. Agir

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de territoires infra-nationaux que les interactions entre acteurs locaux peuvent conduire à une mutualisation des savoirs et à la construction d'une représentation commune du monde52. Dans

ces processus les discours experts ont un rôle essentiel à jouer, dès lors qu'ils s'inscrivent dans un réseau de relations interpersonnelles et ne sont pas proférés ex cathedra53. C'est tout l'enjeu

d'une territorialisation de l'expertise, qui se rende accessible aux acteurs de terrain sans rien sacrifier de ses exigences scientifiques.

52 CASTEIGTS Michel, « Risques, développement durable et transactions discursives », Pensée Plurielle,

2/2013 (n° 33-34), p. 117-129, [En ligne] <http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2013-2-page-117.htm>.

53 BÉRARD Yann, « De la ville comme objet de recherche aux experts comme acteurs des politiques urbaines : le cas de l'agglomération rennaise », Droit et société, 2005/2 (n°60), p. 411-426.

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