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L'inquisition médiévale : l'Eglise a-t-elle perdu son âme ?

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Academic year: 2021

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L’inquisition médiévale : l’Eglise a-t-elle perdu son âme ? Grégory Woimbée

« Inquisition » est un mot qui inspire la terreur. Il fait naître toutes sortes d’images qui sont autant d’atteintes à la personne qu’un homme est capable d’infliger à ses contemporains. « Inquisition » fut pourtant le nom d’une institution chargée de traiter de crimes et délits contre la foi au sein d’une communauté qui partageait cette foi et pratiquait les normes qui en découlaient et dont elle voulait préserver à toute force l’homogénéité socio-religieuse. Ce pouvoir de discernement, de détermination et de répression de l’hérésie est paradoxalement assuré au nom d’un texte sacré qui célèbre la dignité humaine, confessant qu’un homme est toujours créé par amour et selon la ressemblance divine, et au nom de croyants appelés à tendre à une vie de charité. Comment la religion de la filiation adoptive et de la participation à la vie de Dieu en vue du salut, comment la religion qui professe que Dieu est la fin de l’homme, que la vie chrétienne est un témoignage rendu à l’Evangile, que l’ordre divin le plus intangible est celui de l’amour mutuel, comment le christianisme peut-il s’être doté d’une institution si contraire à ses aspirations les plus profondes et comment ses aspirations ont-elles pu historiquement céder sous le poids des inclinations politiques au contrôle social et religieux, se muer en tentation du pouvoir ? L’Eglise catholique elle-même peine à expliquer ce qui, avec le recul de l’histoire et l’aide des historiens, lui répugne au plus haut point et qui maintient en elle-même un profond sentiment de culpabilité1. L’acte officiel de repentance conduit par Jean-Paul II chercha à le dépasser, mais il faut reconnaître que la blessure reste ouverte parce que les victimes ne sont plus là, parce que la science historique n’est ni une morale, ni une rédemption, bien qu’elle puisse cependant apporter son aide à une nécessaire purification de la mémoire2.

Cette brève étude portera sur les origines et les commencements de l’Inquisition, n’abordant ni son développement ni ses formes ibérique ou romaine déployées au XVIe siècle. Elles continuent en d’autres contextes, à d’autres époques, par de nouveaux acteurs et pour de nouveaux motifs, ce dont le principe est arrêté au XIIIe siècle au terme d’une lente évolution, qui devait profondément transformer l’identité chrétienne et nourrir des pratiques ou des mentalités qui polluent jusqu’à nos jours les débats au-dedans, les actions au-dehors. Que doit savoir en priorité celui qui s’intéresse au phénomène de l’Inquisition et qui n’a qu’un temps limité à lui consacrer ? Il doit saisir le mécanisme qui y a conduit, la vision du monde sur laquelle il repose, les faits historiques que recouvrent les théories qu’il charrie. Qui veut comprendre l’inquisition doit s’intéresser au siècle qui précède l’établissement d’un tribunal officiel de la foi. Il en apprendra moins sur l’inquisition elle-même, mais il en comprendra davantage la raison d’être historique, politique et religieuse.

1 La vraie rupture n’est pas liée à la seule volonté de s’adapter aux changements de mentalités, mais à une profonde

réflexion anthropologique qui s’épanouit dans la déclaration de 1965 sur la liberté religieuse. La liberté religieuse n’est pas la transposition de la tolérance, de l’indifférentisme ou du relativisme religieux ambiants, mais l’implication profonde d’une vérité de foi, la création de tout homme à l’image de Dieu, et du droit procédant de cette dignité créaturale. L’Eglise a toujours professé cette dignité créaturale, elle ne l’a pas toujours traduite en un droit effectif de la personne supérieur et de sa conscience.

2 Jean-Paul II, dans Tertio Millenio Adveniente (1994), exhorte les Catholiques à prendre conscience de leur histoire et à

se repentir des « erreurs du passé », montrant qu’une communauté de foi est une à travers le temps. Les formes de persécutions religieuses conduites par l’Eglise sont particulièrement visées. Les meilleurs spécialistes de l’Inquisition furent invités à l’époque à un colloque organisé au Vatican pour aider au discernement de l’Eglise.

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I –Contexte d’un discours de lute contre l’hérésie

La doctrine de la foi définit les limites au-delà desquelles une affirmation n’est plus acceptable. L’hérésie est une opinion jugée contraire à la doctrine et sciemment voulue comme telle par celui qui la professe, si bien qu’elle est toujours liée à une remise en cause du magistère officiel, c’est-à-dire des autorités épiscopales, et qu’elle comporte en filigrane une attaque contre cette Eglise accusée d’être infidèle à l’enseignement du Christ. L’hérésie est d’une certaine manière une accusation d’hérésie portée contre l’Eglise. L’hérétique et son juge sont sur le même plan, s’accusent des mêmes crimes, se justifient de la même manière. L’un et l’autre agissent au nom d’une fidélité qui s’impose à eux.

Depuis l’officialisation de l’Eglise au IVe siècle, l’hérésie est punie de peines spirituelles, à effet temporels, puisque l’excommunication comme peine spirituelle la plus sévère implique une mise à l’écart, puisqu’une mise à l’écart religieuse dans une société qui se veut unitaire ou indivisible a nécessairement des effets sociaux et politiques. Mais la mise au ban n’est pas le bûcher ! Sur le plan théologique, une société composée exclusivement de chrétiens n’est pas pour autant une société chrétienne, car la cité des hommes n’est pas encore la cité de Dieu, même si le Dieu unique se tient au centre de sa représentation de soi et du monde. Une société de chrétiens ne signifie pas non plus une société homogène, mais l’existence d’un projet commun et de valeurs partagées. Il faut donc distinguer le projet (l’idéal d’une chrétienté, idéal en construction qui est sur cette terre en déséquilibre permanent) et la série des héritages, des appartenances, des usages, des enracinements qui le précèdent et qui restent prégnants au sein de la communauté humaine. La foi chrétienne n’écrit pas son histoire sur une page vierge. Elle ne peut non plus être extraite de cette écriture palimpseste.

L’inquisition n’a jamais été vue par l’Eglise comme une fin en soi, sauf peut-être par son propre personnel comme pour toute entité bureaucratique. Pour durer par-delà des contextes différents, elle a dû en effet développer des stratégies d’autopréservation et donc se prendre elle-même comme but. Son entreprise de légitimation historique est passée par une sacralisation des moyens. Les moyens justifiés par des circonstances exceptionnelles sont devenus des fins lorsqu’elles ont cessé et qu’ils veulent durer. Plutôt qu’un « bras armé de l’Eglise », l’inquisition un bras judiciaire, produisant des assertions et des décisions de justice qui n’auraient aucune suite sans le pouvoir séculier de police. Elle requiert donc sa collaboration. Et il n’est pas clair historiquement de savoir qui est l’auxiliaire de qui. Le pouvoir séculier qui s’en sert pour légitimer sa politique et maintenir l’ordre public, le pouvoir ecclésiastique pour renforcer son emprise sociale et maintenir l’unité religieuse ? Dès lors que le pouvoir civil n’a plus tiré partie de cette légitimation religieuse, il a continué à poursuivre l’hérésie ou la dissidence, mais sans recours à l’autorité symbolique de l’Eglise. La fonction répressive de la parole et de la pensée ont continué par d’autres moyens.

L’Inquisition est d’abord l’affirmation d’un monopole doctrinal, relevant de la charge ecclésiale d’enseigner et du Pape comme docteur suprême de l’Eglise. Avant d’être judiciaire, elle est donc un pouvoir pastoral. Le judiciaire est une façon de faire qui va cependant progressivement peser sur sa nature même de pouvoir social de l’Eglise au sein de la cité. Inséparables du Pape dont ils servent la revendication vis-à-vis des princes comme des évêques,

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3 les inquisiteurs choisis parmi les Dominicains et les Franciscains, ordres mendiants récemment approuvés, véritable bras missionnaire, reçoivent la possibilité de faire arrêter tout suspect d’hérésie sur la base de deux témoignages pouvant rester anonymes, puis ensuite d’interroger accusateurs et accusés, chargés de faire la preuve de ce qu’ils affirment ou de montrer leur innocence. La parole est primordiale, tout comme l’aptitude à se défendre, à répondre, à établir des stratégies sémantiques. Les interrogatoires encore disponibles constituent aujourd’hui une source documentaire essentielle. L’hérésie, tout comme le blasphème qui lui est souvent associé, est perçue comme la contre parole divine par excellence, la parole qui vient du diable, la parole qui divise la communauté de foi. La première peine pour l’hérétique est d’être déclaré publiquement hérétique, de porter sur lui un signe dont le message est clair pour tous et qui n’a d’autre sens que celui-ci : « Je suis un hérétique ». Il est traité en lépreux de l’ancienne loi ; « impur », il n’a d’autre option que le repentir, la rétractation par une déclaration de foi qu’il va professer publiquement et signer. La société ayant horreur de la récidive, elle est punie d’une manière souvent disproportionnée qui laisse peut de place à l’amendement, dans la mesure où il s’agit dès lors pour le tout d’affirmer son autorité sur la partie. En outre, qui aurait voulu pouvoir défendre l’accusé d’hérésie en risquant lui-même d’en être le complice ?

Si des camps existent, ils partagent une même vision du monde, ce qui fait d’eux des ennemis de l’intérieur, différents parce que semblables, semblables parce que différents. Le diable existe, et c’est l’autre qui l’incarne, sa parole, son action. L’élitiste le reconnaît dans la masse corrompu par le « système », les élites aux pouvoirs le combattent pour affermir leur domination sur la masse, toute division à l’aune de sa force étant l’occasion de consolider sa cohérence et son emprise sur la société. Qui peut contrôler ce qui n’est pas unifié ou cohérent ? Quel pouvoir peut se passer de l’unité ou de la cohérence de son champ d’action ?

La société médiévale est une société holiste. Elle n’est pas le type de contrat social que nous connaissons. C’est une société plus forte, à condition que l’unanimité et l’unité de tous les aspects soit préservée par-dessus tout. Tout ce qui vient menacer le consensus établi doit être éradiqué. C’est une question de vie ou de mort. L’Inquisition est l’instance d’une société de cette nature. D’une part, elle sert à maintenir le consensus, d’autre part elle n’existe qu’en raison du consensus. Elle peut évoluer dans ses combats, s’adapter aux circonstances, les choses signifiées par les mots qu’elle emploie peuvent changer, elle existe par et pour le consensus. La question est ensuite de savoir si elle combat l’hérésie ou l’hérétique parce qu’ils le sont, ou bien s’ils le sont parce qu’elle les combat. Les historiens ont découvert l’un et l’autre. L’hérésie comme le blasphème ne préexistent pas. Ce qu’on choisit de nommer ainsi dépend de facteurs politiques, de rivalités, de conflits qui activent une possibilité fondamentale : « C’est le diable ! »

Une société holiste dans laquelle Eglise et société ne font qu’un dans la tension qui les conduit à un état postmortem de félicité et d’unité avec Dieu, qui se considère en exil dans un monde où règne l’Adversaire, le Diviseur, ne peut faire aucun compromis. Les concessions relèvent des intérêts. Seule une société marchande en développe l’art et la nécessité. Les croyances sur lesquelles le consensus est établi sont nécessairement absolues et donc objet de querelles violentes. La nécessité absolue du concensus est redoublée par l’impossibilité absolue du compromis. L’hérétique ne pense pas autrement que celui qui le pourchasse, il n’est pas plus ouvert au compromis ou moins fanatique du point de vue de croyances qu’il refuse absolument de relativiser. Il n’est pas pragmatique et ses convictions l’emportent sur sa sécurité. Il ne croit

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4 pas en la paix ici-bas, il refuse l’hypocrisie qu’on lui propose. L’hérétique n’est pas le précurseur d’un individu qui s’élève contre le tout, l’hérétique n’est pas l’ancêtre du libéral comme une lecture anachronique a cherché à le représenter. Il vit en groupe et n’existe que par lui et pour lui. C’est son groupe qui incarne la vraie Eglise, la foi qu’il professe qui constitue le magistère authentique, la vie qu’il mène qui manifeste le véritable Evangile. L’hérésie est une contre Eglise et une contre société baties sur une même violence eschatologique.

Il n’est pas facile d’identifier les doctrines hérétiques : le seul fanatisme ne peut expliquer le nouveau rapport à l’hérésie qui se forge et qui va conduire à un crime d’hérésie identifié au crime de lèse-majesté. Le processus de diabolisation est une constante dans l’histoire . On ne peut donc connaître les hérétiques simplement à partir des comportements qu’on leur prête. On sait aujourd’hui que parler de néo-manichéisme ne présente pas de grand intérêt historique et qu’on a plutôt affaire à un courant de dissidence politico-religieuse, à un système complet qui ne peut pas être réduit à un courant pré-évangélique, même s’il inscrit durablement cette thématique dans le champ de l’histoire religieuse occidentale. C’est une réalité propre qui se développe sur plusieurs siècles et dans plusieurs pays. Au cœur des positions, il y a le refus de l’Eglise terrestre et l’idée que les institutions religieuses existantes ont perdu toute légitimité spirituelle et toute efficacité salvifique. Au point de départ, il y a une crise de confiance à l’égard de l’Eglise concrète. Ayant dissocié l’Eglise terrestre de la vraie Eglise qu’on prétend incarner, on finit aussi par contester tout l’ordre établi comme miroir des réalités célestes. C’est une désacralisation de l’ordre social médiéval qui est au cœur du catharisme. Son utopie est fondée sur une conception pessimiste de la vie, et donc dualiste, puisque le dualisme suppose au mieux la lutte entre deux principes contradictoires, au pire l’asservissement par le principe inférieur du principe supérieur.

Le peuple avait une image terrible des hérétiques. On leur imputait des actes immoraux, des meurtres d’enfants, des actes d’idolâtrie. Une fois ôtée la part d’imagination populaire, qui voyait d’un mauvais œil des groupes issues des catégories aisées et urbaines de la société, la doctrine professée représentait un danger réel pour la synthèse chrétienne médiévale. Le rejet de l’Eglise officielle et la constitution d’une contre-Eglise, le rejet des sacrements de l’Eglise officielle aboutissait à faire du catharisme non pas seulement une interprétation hétérodoxe d’un point de la foi chrétienne, mais encore à proposer un système religieux de substitution avec sa cosmogonie, son eschatologie, son anthropologie, sa morale et ses idées politiques. Avant d’être les héros du marketing d’office du tourisme, dont le roman doit servir aux constructions d’aires de parking pour auto-cars et aux stimulations d’une population vieillissante en quête de sensation forte, les Cathares ont semble-t-il existé, mais bien différents qu’on les imagine. Ils ne sont pas les gentils « anar » d’une autre époque ni les précurseurs d’une lutte prolétarienne avortée.

II – Le mécanisme de montée en puissance de l’option répressive (1139-1242)

La lutte contre les dissidents est une guerre conduite avec tous les moyens de la guerre et qui produit tous les effets de la guerre. Ce qu’elle vise, la défaite, c’est-à-dire la soumission totale de l’adversaire. L’Inquisition est en vis-à-vis d’ennemis : c’est eux ou la société qu’elle défend. Ce qui l’intéresse, c’est donc leur volonté. Il y certes l’âme qu’elle cherche à sauver, il y a surtout la volonté qu’elle entend soumettre. Cet écrasement moral est au cœur des procédures. L’Inquisition est sociale parce qu’elle est morale. Elle pardonne celui qui se rétracte, condamne celui qui n’entend pas céder. « Bureaucratie des consciences » est une expression utile, car elle

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5 montre bien l’importance de l’aspect administratif par rapport à l’aspect strictement théologique et judiciaire. Seule une administration peut aller jusqu’à gouverner les consciences. Un vrai tribunal attend la faute, l’administration la provoque.

La force de l’Inquisition est la violence qui l’appelle et qu’elle canalise. Elle se rend indispensable à celui qui ne peut éviter la guerre. La paix n’est pas l’absence de guerre, mais l’issue d’une victoire, lorsqu’il n’y a plus de guerre. Elle est également indispensable pour celui qui veut éviter les abus de la guerre et qui veut des règles. En cela elle canalise ce qu’elle institutionnalise. L’idée d’inquisition requiert la perception majoritaire d’un péril inédit et mortel autant que les circonstances qui en permettent et qui en modèlent l’établissement. Le catharisme va jouer ce rôle. Ce n’est pas le principe qu’il donne mais le sentiment qu’il crée. Ils font peur les Cathares, bien plus qu’ils séduisent, et aussi parce qu’ils séduisent au cœur des élites.

Au cours des XIIe et XIIIe siècles, la répugnance de l’Eglise à réprimer l’hérésie par la force recule. Ce changement sur un siècle s’explique par sa réelle progression tout au long du XIIe siècle, mais aussi par la volonté réformatrice de l’Eglise, car on est bien conscient que la dissidence naît souvent en réaction aux abus du clergé et qu’elle a toujours des prêtres, souvent animés par de grands idéaux, à sa tête. Le premier verrou cède en 1139 lorsque l’Eglise ne s’en tient plus strictement aux sanctions spirituelles et que le concile de Latran II demande que les autorités civiles prennent des sanctions temporelles à l’encontre des hérétiques. Latran II dénonce avec des mots d’une rare netteté la corruption du système et la nécessité d’une réforme profonde du clergé, car les troubles au sommet du pouvoir ecclésiastique avec le schisme d’Anaclet notamment ralentissent la progression de l’idéal grégorien promu par l’Eglise. La secte des Henriciens fait à la même époque des ravages dans le Midi. Le moine Henri a pu prêcher sans être inquiété pendant plus de dix-huit ans, avant que l’archevêque d’Arles ne le fasse arrêter en 1134. Traduit devant le concile de Pise et condamné par le pape Innocent II à la prison, il a même été remis en liberté et pu reprendre ses prédications hostiles. A Latran II, on prenait acte qu’il faut une répression plus sévère contre les meneurs de l’hérésie tout en privilégiant le moyen de la prédication.

Pierre Abélard et Arnaud de Brescia sont les premières victimes de la disposition. En 1140, le pape ordonne qu’on brûle leurs écrits et qu’on les enferme dans des couvents. Abélard se met sous la garde de l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable et Arnaud se rend en Suisse où il continue de prêcher, jusqu’à une seconde condamnation en 1148. Il faut dire qu’Arnaud de Brescia n’a pas été tendre envers la papauté. Etudiant à Paris dès 1115 avec Abélard dont il devient un disciple plein d’admiration, Arnaud est un jeune homme aussi impétueux que pur et pratique une pauvreté stricte. De retour à Brescia en 1119, il est ordonné prêtre et officie à la tête d’une communauté de chanoines réguliers. Lorsque son évêque, Manfred, réformateur zélé, s’attaque au clergé dissolu de son diocèse et doit faire face à la vindicte populaire, il dénonce et l’évêque et ses opposants. Avec l’évêque, il estime que les mœurs cléricales sont une cause de scandale, mais contre lui il condamne la possession des biens et les richesses accumulées par les instituts ecclésiastiquesn. Sa proposition de supprimer la propriété ecclésiastique le sépare tout net de l’idéal grégorien qui estime au contraire que la propriété est pour l’Eglise un gage d’indépendance à l’égard des puissants laïcs et d’évitement de main mise par eux sur l’Eglise. Il n’est pas moins tendre que saint Bernard lorsqu’il dénonce le luxe en vigueur dans le haut clergé, mais il en déduit qu’il faut abroger la propriété ecclésiastique. Alors que Manfred participe à

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6 Rome au concile de Latran II, il en profite pour soulever Brescia contre lui. Innocent II le dépose et le chasse d’Italie. Arnaud se rend à Paris auprès d’Abélard, lui-même menacé par le concile de Sens (1140). Alors qu’Abélard accepte de se retirer à Cluny, son disciple reste prêcher sur la montagne Sainte-Geneviève, radicalisant son propos et scandalisant jusqu’à ses amis et ses étudiants. Sur les conseils de saint Bernard, il est chassé de France. Après son passage à Zurich, on le retrouve en Bohème en 1143. On veut croire à sa conversion lorsqu’il vient demander pardon au pape Eugène III en 1146. Mais il reprend vite ses anciennes prédications et connaît le succès à Rome, au point d’y prendre la tête d’un soulèvement contre le Pape. Remis au bras séculier pour être exécuté, ses cendres du prêtre finissent dans le Tibre, pour éviter tout culte populaire. Adrien IV (1154-1159) devient alors l’allié et l’obligé de l’empereur Frédéric Barberousse qui a réprimé la révolte à Rome.

Or, les princes comme Frédéric ou Louis VII de France accusent continuellement l’Eglise de faiblesse envers les hérétiques et font pression sur elle pour obtenir le droit de les poursuivre. En 1162, Louis VII se plaint auprès du pape Alexandre III (1159-1181). En effet, son frère, Henri de France, Archevêque de Reims, alerté sur la progression des Cathares, ayant décidé de mener la répression avec l’aide du comte de Flandre, les hérétiques ont fait appel au pape Alexandre III et ce dernier s’est payé le luxe de rappeler à l’ordre l’Archevêque : « Mieux vaut absoudre des coupables que de s’attaquer, par une excessive sévérité, à vie d’innocents », concluant que « l’indulgence sied mieux aux gens d’Eglise que la dureté ». Louis VII écrit en sens contraire au pape. Alexandre III, alors qu’il est chassé de Rome par un anti-pape et se trouve réfugié en France, cède et engage, lors du concile de Tours en 1163, la société entière à la vigilance et à la surveillance. Les hérétiques, une fois découverts, doivent être chassés de leur pays, leurs biens confisqués, leurs assemblées secrètes démantelées et leurs meneurs emprisonnés par les princes.

La répression la plus violente vient d’un prince excommunié par le Pape, Henri II d’Angleterre. Alexandre III a pris le parti du primat d’Angleterre, Thomas Beckett, réfugié en France, dans l’affaire qui l’oppose à son Roi lorsque par les statuts de Clarendon ce dernier a placé l’Eglise d’Angleterre sous la juridiction royale. En 1165, Henri II fait arrêter des hérétiques arrivés de Flandres, alors marqués au fer rouge et exposés au peuple. Il promet que tout hérétique sera exterminé purement et simplement. Et même lorsqu’il se réconcilie avec la papauté en 1177, sa haine des hérétiques ne retombe pas. La voie répressive des princes s’impose donc à un pouvoir ecclésiastique affaibli. Le concile de Latran III franchit un nouveau pas en autorisant le recours à la force contre les hérétiques, tout en rappelant que l’Eglise a horreur du sang. Des sanctions pénales sont prévues pour les hérétiques du Midi, ceux de Gascogne, de l’Albigeois et du comté de Toulouse. Pour la première fois, l’Eglise appelle à la croisade contre des hérétiques. La guerre sainte est menée à l’intérieur de la Chrétienté et non plus à ses marches. Une indulgence de deux ans est accordée à tous ceux qui prendront les armes contre eux à l’appel des évêques, qui reçoivent même la faculté d’augmenter la durée de l’indulgence. Ces Croisés ont le même statut que leurs prédécesseurs et les évêques deviennent leurs protecteurs au nom de l’Eglise.

La paix de Constance (1183) met fin au conflit entre Frédéric Barberousse et le Saint-Siège. Le pape Lucius III (1181-1185) réunit un concile à Vérone en 1184. Il édicte une constitution majeure le 4 novembre décrétant que les Seigneurs prêteront main forte à l’Eglise,

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7 que les fidèles dénonceront les hérétiques, que les évêques feront la chasse aux hérétiques et que les hérétiques seront dépouillés de leur emploi, de leurs biens et déclarés infâmes. Une inquisition de type épiscopal est donc créée. On prévoit aussi l’excommunication de tous ceux qui ont protégé des hérétiques et de ceux qui ont reçu le consolamentum.3 Même les clercs jugés hérétiques seront livrés aux autorités séculières après avoir été privés de leur statut clérical par l’Eglise. On ne réprime non plus seulement des prédicateurs isolés, on organise une véritable chasse aux groupes dissidents ; il s’agit de débusquer les hérétiques et de sortir de la clandestinité une Eglise souterraine. Les condamnations officielles n’avaient jusqu’ici pas éradiqué le mouvement, elles l’avaient rendu souterrain. La constitution organise en outre la collaboration de tous, à tous les échelons sociaux. Vérone montre une sévérité inédite et donne à l’inquisition ses caractéristiques pérennes : premièrement une action qui manifeste l’unité de la société et qui requiert la complicité du plus

grand nombre, l’Eglise se réservant le pouvoir de dire qui est hérétique, mais requérant le concours

de tous pour tout le reste, deuxièmement une action de contrôle social, puisqu’il s’agit de lutter contre du souterrain, du clandestin, de l’indivisible. Par le premier trait, on a le sentiment que l’Eglise utilise la puissance publique, par le second, on comprend aussi qu’elle en devient l’auxiliaire.

L’Eglise, tenue jusqu’alors à des peines spirituelles et qui avait marqué très nettement sa répugnance à l’égard de châtiments temporels, ne cède vraiment qu’à la fin du XIIe siècle, dans un contexte peu propice à la papauté et sous la pression de princes insoumis comme l’Empereur et le Roi d’Angleterre ou de princes soumis à elle comme le Roi de France. Et ces pressions n’ont pas été simplement symboliques, elles se sont manifestées concrètement par des actions civiles contre les hérétiques. L’Eglise a ratifié plus qu’elle n’a suscité une politique répressive. C’est ce que montre les actes législatifs et la chronologie des faits.

En 1200, le pape Innocent III (1198-1216) réunit un concile à Avignon qui crée dans chaque paroisse une commission composée d’un prêtre et de deux ou trois laïcs intègres pour faire la chasse aux hérétiques. En 1203, Pierre de Castelnau et Raoul, deux moines cisterciens de l’abbaye de Fontfroide (Narbonne) sont nommés légats du Pape. Leur légation échoue. Innocent III envoie dans le Midi trois ans plus tard deux chanoines espagnols, dont le futur saint Dominique pour évangéliser le Languedoc. Le comte de Toulouse avait favorisé les hérétiques, nombreux parmi les élites, les laissant destabiliser une Eglise dont ils revendiquaient les biens. En 1207, Pierre de Castelnau excommunie Raymond VI et le Pape fait appel au Roi de France contre le Comte. Avec l’assassinat de Pierre de Castelnau en 1208, le Pape dépose le Comte et autorise la main mise sur ses domaines. La pénitence publique du comte ne parvient par à arrêter la levée d’armes des Seigneurs du Nord. La croisade contre les Albigeois reste tristement célèbre en raison de la mise à sac de Béziers en juillet 1209 et du massacre d’un grand nombre d’habitants. Simon de Montfort, dont la phrase apocryphe « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens », s’empare des terres du vicomte de Béziers.

Au concile de Latran IV en 1215, le Pape essaie de reprendre la main et de mettre fin aux dérives des Croisés, placés originellement sous la protection des évêques, en les soumettant au Saint-Siège. Tout en protégeant Raymond VI auquel il laisse finalement son comté, il laisse aussi

3 Baptême de l’Esprit qui efface tout péché et qui manifeste par le rite le rejet de l’Eglise officielle en affirmant que

ses sacrements et sa prière n’ont aucune efficacité en vue du salut. Rite central d’une contre-Eglise puisque les hérétiques recréent une hiérarchie sacerdotale pour le service du culte, prient en latin, se nomment « Chrétiens » et élisent parmi les « Parfaits » l’Evêque (Filius major) et le Diacre (Filius minor).

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8 aux Seigneurs du Nord leurs conquêtes pour ne pas perdre le soutien du Roi de France. Il refuse même la création de l’Ordre des Prêcheurs.4 Sur le champ de bataille, l’opposition entre Nord et Sud bat son plein. En juin 1218, Simon de Montfort est tué. Le Pape demande alors à Philippe Auguste de reprendre l’initiative mais ce dernier ne parvient toujours pas à s’emparer de Toulouse.

Fraîchement couronné, Frédéric II décide de prendre l’initiative de la lutte contre l’hérésie sans le Pape. En novembre 1220, il publie la Constitutio in basilica Sancti Petri. A sa suite, les décrets de 1224 et 1227 ordonnent que quiconque étant convaincu d'hérésie par l'évêque de son diocèse doit être arrêté par les autorités civiles et condamné au bûché, ses biens devant être confisqués. La législation impériale incorpore droit canonique et droit pénal civil, autre caractéristique majeure de ce qui deviendra l’inquisition. Le pape Grégoire IX (1227-1241), juriste, bien qu’adversaire de l'Empereur qu’il a excommunié, n'annule pas les dispositions impériales. Il semble accepter la solution juridique et la pénalisation de l'hérésie sur le modèle du droit civil, cherchant seulement à maintenir le principe que seule l'autorité ecclésiastique peut qualifier et déterminer l'hérésie. C’est désormais le droit pénal beaucoup plus sévère qui va s’appliquer en matière de crime contre la foi et non plus le droit pénal ecclésiastique. L’hérésie devient un crime de lèse-majesté qui mérite la mort. Là où le droit ecclésiastique prévoyaient des peines médicinales et visait la rémission et le retour en grâce, le droit civil prévoit l’anéantissement du coupable. L’Empereur contrôle une grande partie de l’Italie, et tandis que le pape Innocent III avait refusée la peine de mort et notamment le bûcher pour les hérétiques, le pape Grégoire IX adopte une position subtile. Il ne condamne pas ce qu’il ne peut empêcher mais il conduit en parallèle une politique d’alliance avec le Roi de France pour se défaire du bon vouloir des princes et des prélats locaux dans la lutte contre l’hérésie. Ce nouveau pas qui consiste, par une disposition civile, à faire du crime d’hérésie un crime de lèse-majesté, revient à tolérer tacitement la peine de mort pour les hérétiques que l’on livre au bras séculier. Et laisser inscrire une telle disposition dans le droit, c’est aussi l’inscrire dans la durée, au-delà de circonstances exceptionnelles, c’est laisser s’imposer à soi une norme contraire à la doctrine de l’Eglise.

Le 12 avril 1229, le traité de Meaux est passé entre le comte Raymond VII, Blanche de Castille et le légat du Pape. Le comté passe sous l’autorité du Roi de France et le comte s’engage à ses côtés dans la lutte contre les Cathares. En novembre, le concile de Toulouse, sous la direction du légat, édicte un règlement codifiant et encadrant la lutte contre les hérétiques. En 1231, Grégoire IX confirme que seule l’Eglise peut condamner pour le chef d’hérésie et que le bras séculier ne peut intervenir que pour appréhender les suspects et sanctionner les coupables, tout en laissant au bras séculier le soin de définir les peines temporelles adéquates. Le jugement séculier porte donc sur le supplice et non sur la sentence d’hérésie. Bien maidre consolation et terrible immixtion du pouvoir séculier dans le droit de l’Eglise.

En 1235, un frère dominicain, ancien Cathare, Robert le Bougre – saint Dominique est mort depuis longtemps – est nommé inquisiteur général pour la France. Certains évêques refusent de recevoir les inquisiteurs, d'autres dénoncent leur excès. Robert est rapidement dénoncé pour ses pratiques abusives par les Archevêques de Sens et de Reims. Le Pape soutient son inquisiteur tout en lui disant de ne rien faire sans les évêques. En 1239, Robert fait tuer 250

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9 hérétiques entraînant l’ouverture d’une enquête pontificale qui lui vaut la prison à vie. Quant aux Dominicains de Toulouse, ils sont également dénoncés pour abus par le comte Raymond VII, en conflit avec le Frère Guillaume Arnaud. Le pape demande la modération et saint Louis tente de jouer les médiateurs. A la mort de Grégoire IX en 1241, Arnaud reprend la répression. Raymond VII le fait tuer par le comte de Mirepoix à Avignonnet avec d'autres inquisiteurs. En représailles, la France met le siège devant Monségur et Raymond VII, comme son père avant lui, est excommunié. Le 16 mars 1244, la place forte se rend. Deux cents parfaits refusent de se convertir et sont brûlés.

Institution de compromis et de circonstances, l’Inquisition représente une sorte de fiction juridique qui maintient le monopole ecclésiastique sur la qualification d’hérésie. Le droit créé une distance théorique qui n’existe pas réellement dans les faits. L’Inquisition est bien l’institution de toute une société. Au fur et à mesure des conciles, des bulles, des édits civils, la dimension répressive prend le pas sur toute autre considération, les papes cèdant pour des raisons politiques qui leur font attacher plus d’importance à l’indépendance et à la défense institutionnelle de l’Eglise qu’à la cohérence de son action et de son message. Les choses ne se sont pas faites d’un bloc, mais par l’effet d’un glissement progressif. A vue historique, l’écart entre le XIe et le XIIIe siècle en la matière est vertigineux. La haine de l’hérésie l’emporta pratiquement sur tous les principes tenus par l’Eglise, malgré des légions d’hérésies, pendant le premier millénaire.

Eléments bibliographiques

- Buc, Philippe, Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident, Paris, Gallimard, 2017.

- Cardini, Franco et Montesano, Marina, La lunga storia dell’Inquisizione. Luci e ombre della

« legenda nera », Roma, Città Nuova, 2005.

- Moore, Robert I., Hérétiques. Résistances et répression dans l’Occident médiéval, Paris, Belin, 2017. - Testas, Guy et Testas, Jean, L’Inquisition, Paris, Puf, Que sais-je ? n°1237, 2001 (7e

Références

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