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La conscience et la mort. Le premier Sartre, Bergson, Freud et Ferenczi

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La conscience et la mort: Le premier Sartre, Bergson, Freud et Ferenczi

Author(s): Grégory Cormann

Source: Études sartriennes , 2014, No. 17/18, Repenser l'"Esquisse d'une théorie des

émotions" (2014), pp. 199-245

Published by: Classiques Garnier

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/45064066

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Le premier Sartre, Bergson, Freud et Ferenczi Gregory Cormann

Dès 1934, à la fin de La Transcendance de l'Ego, Sartre complique sa philosophie de la conscience - son cartésianisme - d'un « mage1 » appuyé à la psychanalyse. La psychanalyse s'est en effet cée de comprendre pourquoi « l'homme a l'impression de s'échapper sans cesse, de se déborder, de se surprendre2 ». Certes, il ne peut s'agir pour Sartre d'expliquer ce débordement angoissant de la conscience par la « thèse » de l'inconscient ; il n'en reste pas moins que la lyse peut arguer d'une « intuition juste »3 : la critique de l'Ego, cette « fausse représentation » de soi constituée par la conscience et par laquelle, pourtant, celle-ci se laisse « hypnotiser »4. En chemin, la noménologie s'affiche comme une discipline résolument pratique. La réduction est présentée comme une conversion capable - ce sont les derniers mots du premier travail important de Sartre - de « fonder losophiquement une morale et une politique absolument positives5 ». La psychanalyse met sur la voie de cette éthique de la phénoménologie qui consiste à assumer cette « angoisse qui s'impose à nous et que nous ne pouvons éviter6 », en même temps que les « théoriciens

1 V. de Coorebyter, dans J.-P. Sartre, La Transcendance de l'Ego et autres textes phénoménologiques , Vrin, Paris, 2003, p. 195, n. 95.

2 J.-P. Sartre dans ibid., p. 128. 3 Ibid., p. 127.

4 Ibid., p. 129. 5 Ibid., p. 131. 6 Ibid., p. 130.

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gauche » - Sartre pense certainement à Politzer et à Nizan - mettent au défi les phénoménologues de (re)plonger l'homme dans les « dangers » du monde et de donner « tout leur poids à ses angoisses et à ses frances, à ses révoltes aussi »7. C'est ce que Sartre appelle le « réalisme » de la phénoménologie. À l'opposé, l'idéalisme, que Sartre impute à Brunschvicg, « ne rencontre jamais de résistances extérieures » : il livre un monde dans lequel « la souffrance, la faim, la guerre se diluent dans un lent processus d'unification des idées »8.

Compte tenu du fait que Sartre entreprend par la suite de mettre en œuvre ce programme phénoménologique et d'élaborer un « nouveau traité des passions9 », dont L'Être et le Néant reformule les questions à partir de la psychanalyse existentielle, quelle place faut-il accorder au débat avec la psychanalyse dans ce programme ? On peut s'étonner que, jusqu'à présent, la question n'ait guère retenu l'attention des mentateurs de Sartre. Quels livres de Freud ont-ils été lus par Sartre ? La meilleure réponse qu'on puisse formuler aujourd'hui est que nous n'en savons rien. Peut-être les spécialistes de Sartre (et de Freud) considèrent-ils qu'il n'y a rien à tirer de ce type d'enquête. Pourquoi passer du temps à répondre à une question qui semble réglée d'avance ? Sartre a peut-être lu Freud, mais il ne pouvait rien y ver : il n'en était pas capable, et il n'en avait nul besoin.

Nous aimerions donner ici quelques gages à l'hypothèse opposée, selon laquelle Sartre a été un lecteur attentif de Freud dans les années 1930. Il le déclare lui-même dans un entretien de 1975 où il dit avoir lu

Freud dès la classe de philosophie et ses premières années à l'École normale supérieure, avant d'ajouter : « [...] j'ai approfondi pendant mes années de professorat la doctrine de Freud, toujours séparé de lui d'ailleurs par son idée de l'inconscient10. » Nous nous appuierons

7 Ibid., p. 130-131.

8 Ibidem.

y J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité », dans Situations , /, Gallimard, Paris, 2005, p. 32.

10 J.-P. Sartre, « Une vie pour la philosophie », entretien avec O. Pucciani, S. Gruenheck et M. Rybalka repris dans Le Magazine littéraire , n° 384, 2000,

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essentiellement sur Y Esquisse ďune théorie des émotions et sur les Carnets de la drôle de guerre , où Sartre se révèle être un excellent quoique étonnant - historien de la philosophie contemporaine, plus précisément ce qu'on pourrait appeler son archéologue. Avant L'Être et le Néant , ces ouvrages de Sartre - malgré le caractère partiel de ce qui nous en a été transmis, malgré des développements apparemment rapides, presque allusifs - se présentent comme une sorte de synthèse des principales herméneutiques totalitaires de la « réalité humaine » par rapport auxquelles Sartre élabore sa phénoménologie de l'homme

en situation 11 .

Sur le chemin emprunté ici, quelques points de repère et d'appui doivent être rappelés. Par des voies différentes, Jean-François Louette et Jean Bourgault ont cherché à débrouiller la relation de Sartre avec Freud. Leurs démarches sont comparables et complémentaires. Elles sont toutes deux rétrospectives : il s'agit pour eux de relire cette tion à partir de l'insistance de Freud dans l'œuvre du second Sartre, comme Les Séquestrés d' Altona (1959) ou L'Idiot de la famille 1972). Mais elles récapitulent l'œuvre sartrienne à partir de tions différentes. Celle, plus littéraire, de J.-F. Louette considère « fluence freudienne12 » sur la création sartrienne dans Les Séquestrés

11 Nous avons montré ailleurs que Sartre élabore sa philosophie par la

duction de synthèses originales des grandes pensées qui lui sont raines. L'Esquisse d'une théorie des émotions apparaît ainsi comme la

thèse de la première réception de Heidegger en France, en même temps que le même ouvrage donne une interprétation totalisante des principaux travaux de

Marcel Mauss bien avant la publication du recueil Sociologie et gie. Voir G. Cormann, « Émotion et réalité chez Sartre. Remarques à propos d'une anthropologie philosophique originale », Bulletin d'analyse nologique , vol. VIII, n° 1, 2012, p. 286-302 ; « Sartre, Heidegger et les Recherches Philosophiques - Koyré, Lévinas, Wahl. Éléments pour une archéologie de la philosophie française contemporaine », dans G. Cormann et

O. Feron (éd.), Questions anthropologiques et phénoménologie. Autour du

vail de Daniel Giovannangeli , Bmxelles, Ousia, 2014, p. 135-166.

12 J.-F. Louette, « Du Scénario Freud aux Séquestrés ď Altona », dans

Traces de Sartre , Ellug, Paris, 2009, p. 271 .

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ď Altona, mais aussi dans les nouvelles du Mur , comme Geneviève Idt y avait jadis insisté. Certains personnages, certaines scènes, tion d'une nouvelle, voire la cohérence même du recueil sartrien constituent des « variations » produites par Sartre sur la base des rents cas étudiés par Freud dans ses Cinq Psychanalyses , qui avaient fait l'objet de plusieurs traductions en français13. La lecture de J. gault, plus philosophique, s'intéresse pour sa part à l'herméneutique sartrienne, à la théorie de la lecture qu'on peut y trouver et qui exige de Sartre qu'il « s'expose à l'écriture14 ». Se plaçant dans les pas de rida15, J. Bourgault en vient finalement à rapprocher l'herméneutique sartrienne de la « spéculation » au sens que Freud donne à ce terme dans Au-delà du principe de plaisir. L'opposition de Sartre se ferait ainsi reconnaissance, à travers Derrida, de ce qu'elle a critiqué qu'au bout chez Freud : son biologisme16. Les détours par la gie, dont Derrida rappelle qu'ils sont thématisés par Freud lui-même dans l'incertitude de leurs résultats, auraient ainsi constitué pour Sartre un principe méthodologique négatif, invitant à ne jamais achever terprétation d'un texte. Qu'est-ce que Sartre doit alors à Freud ?

13 Élisabeth Roudinesco a fait le relevé des très nombreuses traductions de Freud en français de 1920 (date de la première traduction des Cinq leçons sur

la psychanalyse) à 1940 : voir son Histoire de la psychanalyse en France. T. 1, 1885-1939 , Fayard, Paris, 1994, p. 477-479. Dans un article récent, J.-F. Louette a soutenu l'hypothèse qu'on pouvait relire l'ensemble des nouvelles

du Mur comme autant de variations autour du cas du Président Schreber : voir

« À propos d'"Intimité" », Europe , n° 1014, 2013, p. 301.

14 J. Bourgault, « "On n'est pas impunément le fils de la belle Madame Le

Poittevin". Une lecture sartrienne du complexe d' Œdipe », Les Temps Modernes , n° 674-675, juillet-octobre 2013, p. 125.

15 Voir J. Derrida, La Carte postale : de Socrate à Freud et au-delà ,

marion, Paris, 1980, p. 408.

16 Rappelons les termes de l'entretien de 1970 accordé à la New Left : « Aujourd'hui encore, [...] je reste choqué par une chose qui était inévitable

chez Freud : son recours au langage physiologique et biologique pour exprimer

des idées qui n'étaient pas transmissibles sans cette médiation. » Cf. J.-P.

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Il semble [...] avoir trouvé en Freud un discours ouvert sur la gence, sur l'étrangeté du monde, dont il se pourrait bien que même

l'équivoque (entre physiologie et herméneutique) lui ait été comme un encouragement, ou une sorte d'autorisation à refuser toute analyse qui

prétendrait achever l'interprétation d'un texte. Une analyse

nable, en somme, ce serait ce que Sartre devrait à Freud17.

Peut-on trouver, chez Sartre, une confirmation de cet « ment » herméneutique ? Autrement dit, peut-on trouver dans l'œuvre philosophique du premier Sartre des traces précises de sa lecture de Freud ? Un article comme « Au-delà du principe de plaisir » joue-t-il un rôle dans l'élaboration d'ouvrages comme Y Esquisse d'une théorie des émotions , qui se revendique d'une « herméneutique de l'existence18 », ou L'Être et le Néant , qui s'achève en jetant les bases de la lyse existentielle ? Peut-on, enfin, trouver chez Sartre une œuvre qui se présente comme la transposition des grands récits spéculatifs freudiens comme celui qui soutient l'affirmation de l'instinct de mort ?

Approche de /'Esquisse d'une théorie des émotions : Bergson y Caillois, Freud et l'instinct de mort

Dans sa notice sur l'article « Visages » pour le Dictionnaire Sartre , Annette Lavers assume un rapprochement inattendu entre l'article de Sartre et le thème freudien de la pulsion de mort. De part et d'autre, soutient-elle, il s'agit, selon la formule de Sartre, de « comprendre la guerre et l'injustice et nos ardeurs sombres et le sadisme et les grandes terreurs19 ». Peut-être cela ne doit-il pas nous étonner outre mesure.

17 J. Bourgault, « "On n'est pas impunément le fils de la belle Madame Le Poittevin" », art. cit. y p. 124.

18 J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions y Hermann, Paris, 2010,

p. 14.

19 J.-P. Sartre, « Visages », dans M. Contât et M. Rybalka, Les Écrits de

Sartre y Gallimard, Paris, 1970, p. 560. Voir A. Lavers, notice « Visages », dans

F. Noudelmann et G. Philippe (éd.), Dictionnaire Sartre y Honoré Champion, Paris, 2004, p. 515.

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Nous avons rappelé que, dès La Transcendance de l'Ego, Sartre se donnait pour tâche de saisir l'homme dans la guerre. En 1939, il répète cette ambition au début de Y Esquisse d'une théorie des émotions : la phénoménologie « prend l'homme dans le monde, tel qu'il se présente à travers une multitude de situations : au café, en famille, à la

guerre20 ». Il en va donc de même chez Sartre - et les Carnets de la drôle de guerre ne feront que souligner cette proximité - que chez Freud dont l'ouverture d' « Au-delà du principe de plaisir » témoigne du fait que sa spéculation, publiée en 1920, renvoie à la « guerre effroyable qui vient juste de terminer son cours » et aux « névroses traumatiques » qu'elle a provoquées21. L'article de Freud est ment traduit en français par Samuel Jankélévitch dans les Essais de psychanalyse. En guise de confirmation, le recueil se termine par

ticle de Freud de 1915 sur « Quelques considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ». Il s'agissait alors pour Freud de s'interroger sur l'attitude à l'égard de la civilisation et de la mort que la régression constituée par la guerre moderne nous impose.

Vingt-cinq ans plus tard, alors que la Seconde Guerre mondiale approche, il semble bien que Sartre se soit tourné vers les réflexions de Freud sur la guerre. Sartre ferait donc déjà dans « Visages » et dans V Esquisse d'une théorie des émotions ce qu'il fera de façon tique dans son Journal de guerre en réfléchissant sur son être-en-guerre à partir des récits et des journaux d'écrivains qui ont connu la Première Guerre mondiale. Tout concourt à cette transposition. Pour Freud, qui n'est pas mobilisé en 1914, la guerre est pourtant un moment critique : deux de ses fils sont mobilisés, et c'est aussi le cas de nombre de ses élèves. En 1919 paraît un petit volume collectif sur Les Névroses de guerre , dans lequel Freud introduit des contributions de Karl Abraham, Sandor Ferenczi et Ernst Simmel qui avaient été mobilisés et qui ont servi comme médecins sur le front22. La célèbre correspondance avec

20 J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions , op. cit., p. 17.

21 S. Freud, Essais de psychanalyse (1927), Payot, Paris, 1965, p. 10.

22 Voir, en français, S. Freud, S. Ferenczi et K. Abraham, Sur les névroses

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Einstein, immédiatement diffusée en français, s'inscrit dans la nuité de ces réflexions freudiennes sur la guerre23.

Sartre connaissait probablement ces textes de Freud. En tout cas, il avait lu les Essais de psychanalyse. On doit aussi considérer que ces textes ont pu assez largement circuler dans des cercles proches de celui de Sartre. À la même époque, en 1937, le célèbre article de Roger Caillois sur « La mante religieuse » cite à la fois « Au-delà du principe de plaisir » et Pourquoi la guerre ? Dans son article, Caillois passe presque subrepticement d'une référence à Bergson à la reprise des thèses freudiennes. Au plus net, il s'agit pour lui de glisser d'une réflexion originale sur l'instinct à une autre. La comparaison des sociétés humaines et des sociétés d'insectes, que Bergson place aux deux « extrémités divergentes, mais également évoluées, du pement biologique24 », permet à l'auteur de U Évolution créatrice d'identifier chez l'homme ce qu'il appelle un instinct virtuel ou encore une fonction fabulatrice 25 . Pour Caillois, cela signifie que « le chemin

23 S. Freud, « Lettre à Einstein », dans Pourquoi la guerre ? , trad. B. Briod, Stock, Paris, 1933.

24 R. Caillois, « La mante religieuse » (1937), dans Œuvres , « Quarto », Gallimard, Paris, 2008, p. 202. L'article est d'abord publié dans la revue Mesures , où Sartre publie à son tour « La Chambre » en 1938 et où Kojève publie, début 1939, sa célèbre traduction de l'extrait de la Phénoménologie de l'Esprit sur la dialectique du maître et de l'esclave. Sartre a aussi pu lire ticle de Caillois dans le recueil Le Mythe et l'Homme paru chez Gallimard en 1938, dont il cite dans les Carnets de la drôle de guerre l'article sur « Paris, mythe modeme ».

25 H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932),

« Quadrige » (éd. critique par Frédéric Keck et Ghislain Waterlot), PUF, Paris, 2008, p. 23 (pour l'introduction du concept d'instinct virtuel) et p. 1 1 1 (pour la fabulation). Bergson introduit le concept d'instinct virtuel au premier chapitre des Deux Sources , mais c'est seulement au chapitre suivant, consacré à la

gion statique, qu'il définit ce qu'il appelle aussi les « instincts intellectuels » de l'humanité, à savoir des « réactions défensives contre ce qu'il y aurait d'exagérément et surtout de prématurément intelligent dans l'intelligence » (p. 168), à savoir les caractères dissolvants, individualisants, inquiétants ou

déprimants de celle-ci.

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est continu26 » de l'insecte à l'homme, des comportements du premier aux mythes du second. C'est cela qui explique selon lui la fascination des hommes pour la mante : « La mante dévore son mâle pendant le coït, l'homme imagine que des créatures féminines le dévoreront après l'avoir attiré dans leurs bras. Il y a la différence de l'acte à la représentation, mais la même orientation biologique organise le lélisme et détermine la convergence27. » Caillois rapproche tement son propos de la psychanalyse28. Dans l'aptitude au mimétisme des mantidés, il voit, par exemple, « le désir humain de réintégration à l'insensibilité originelle » - qu'il résume d'un mot de Flaubert qui fera plus tard fortune chez Sartre : « être la matière !29 » - ou, plus ment, une « esquisse de retour à l'inanimé »30. Quelques pages plus loin, Caillois convoque explicitement « Au-delà du principe de sir » et la « Lettre sur la guerre » de 1933 qui en reconduit la thèse principale :

Avec une petite dépense de spéculation, écrit Freud, nous en sommes arrivés à concevoir que cette pulsion agit au sein de tout être vivant

26 R. Caillois, « La mante religieuse », art. cit., p. 203.

27 Caillois ajoute : « la généralité du thème chez l'homme n'est pas plus

surprenante, car il faut bien attendre que la grande similitude de structure

nique et de développement biologique de tous les hommes, jointe à l'identité

des conditions extérieures de leur vie psychique, ait des répercussions rables dans leur monde psychique, tende à y établir un minimum de réactions semblables, et engendre par conséquent chez tous les mêmes tendances tives et conflits passionnels primordiaux » (p. 203).

28 Ce rapprochement, qui peut sembler étonnant, peut se réclamer des

rêts des psychanalystes eux-mêmes pour la vie des insectes. Le premier numéro de la Revue française de psychanalyse publie une lettre à Freud,

immédiatement traduite en français par Marie Bonaparte, qui accrédite ce type

d'approche : voir L. R. Delves Broughton, « Vues analytiques sur la Vie des Abeilles et des Termites » (lettre à Freud du 7 août 1927), Revue française de

psychanalyse , n° 1 , 1927, p. 562-567, et R. Amouroux, « De l'entomologie à la

psychanalyse », Gesnerus , n° 64, 2007, p. 219-230.

29 R. Caillois, art. cit., p. 205, n. 111. 30 Ibid., p. 206.

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et qu'elle tend à le vouer à la ruine, à ramener la vie à l'état de matière inanimée. Un tel penchant mériterait le nom d'instinct de

mort31.

Dans d'autres articles repris dans Le Mythe et l'Homme , Caillois complique la théorie bergsonienne de l'instinct (virtuel)32. Il en est ainsi, par exemple, dans l'article « Fonction du mythe » qui est d'abord publié dans les Recherches philosophiques en 1936, où Caillois tient que la puissance du mythe est « au-delà (ou en deçà, comme on voudra) de la force qui pousse l'être à persévérer dans son être, au-delà de l'instinct de conservation33 ». Reprenant la même référence à La Tentation de saint Antoine de Flaubert, le même volume, dans le pitre « Mimétisme et psychasthenic légendaire », reprend le thème psychanalytique d'une « sorte de regret de l'inconscience prénatale34 » qui pourrait constituer, non seulement l'idéal de la psychasthenic, mais celui de la connaissance elle-même. Caillois enfonce le clou lorsqu'il parle d'une tendance à « l'inertie de l'élan vital » :

... à côté de l'instinct de conservation qui en quelque manière polarise l'être vers la vie, se révèle très généralement une sorte ď instinct ď abandon le polarisant vers un mode d'existence réduite, qui, à la limite, ne connaîtrait plus ni conscience ni sensibilité : V inertie de l'élan vital , pour ainsi dire, cas particulier de la loi générale qui veut

31 Ibid., p. 207.

32 Pour une exploration de l'équivalent de l'instinct de mort chez Bergson

lui-même, cf. G. Sibertin-Blanc, « Comment se fait-il que tout ne soit pas

donné ? Attente, rythme et retard dans L'évolution créatrice », Ateliers

japonais sur L'Évolution créatrice de Bergson, 2007, www.europhilosophie.eu.

Dans cet article, le rapprochement entre Freud et Bergson s'appuie aussi sur un

renvoi à La Carte postale de Derrida.

33 R. Caillois, « Le mythe et l'homme », Recherches philosophiques , V,

1935-1936, p. 257 ; repris sous le titre « Fonction du mythe » dans Le Mythe et

l'Homme (1938), « Folio », Gallimard, Paris, 2002, p. 24, et dans Œuvres , p. 239.

34 R. Caillois, « Mimétisme et psychasthenic légendaire », dans Le Mythe

et l'Homme , p. 120.

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que toute action engendre en se développant, et proportionnellement à ce développement, une réaction qui la contrarie35.

Si toutefois Caillois conclut son texte sur « La mante religieuse » par un retour prudent à son bergsonisme initial, les réserves qu'il mule envers la psychanalyse ne concernent pas tant son biologisme que les schémas interprétatifs sociologiques et historiques (« le culier et l'anecdotique36 ») privilégiés par les psychanalystes dans leur analyse des mythes. Caillois s'emploie donc à réserver « le détail » de ce type d'études en se limitant à rappeler que chez l'homme le mythe est « l'équivalent d'un acte »37. Les mythes humains sont dès lors semble des « réactions et constellations affectives primordiales » par lesquelles les hommes répondent aux exigences des « lois de la vie mentaire »38.

Y a-t-il un rapport entre ces considérations de Caillois et la théorie phénoménologique des émotions de Sartre ? Peut-on y retrouver pui d'une double référence à Bergson et à Freud ? Le point est difficile. Malgré le bergsonisme de jeunesse de Sartre39, Bergson semble être le

35 Ibid., p. 121.

36 R. Caillois, « La mante religieuse », p. 210.

37 Ibidem. 38 Ibid., p. 211.

39 Dans l'entretien déjà cité de 1975, Sartre raconte que son intérêt pour la

philosophie est apparu en classe de khâgne lorsque son professeur lui a

conseillé de travailler sur Y Essai sur les données immédiates de la conscience :

« J'ai trouvé dans ce volume la description de ce que je croyais être ma vie

psychologique. J'en ai été saisi, c'est devenu un thème de réflexion pour moi. Je me suis dit que je ferai de la philo, envisageant alors tout simplement

ci comme une description méthodique des états intérieurs de l'homme, de la

vie psychologique, le tout devant servir de méthode et d'instrument pour mes œuvres littéraires. » Cf. J.-P. Sartre, « Une vie pour la philosophie », art. cit.,

p. 40. Sur les critiques du Sartre phénoménologue à Bergson, nous renvoyons à l'ouvrage classique de Florence Caeymaex, Sartre, Merleau-Ponty, Bergson. Les phénoménologies existentialistes et leur héritage bergsonien, Olms, Hildesheim, 2005.

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grand absent de Y Esquisse d'une théorie des émotions. Et la lyse, qui travaille en sous-main les nouvelles « recherches phiques » en France dans les années 1930, ne semble qu'une étape paratoire - elle bénéfice d'un chapitre séparé de YEsquisse - dans l'élaboration de Sartre. Il faut pourtant relever que la question de la guerre est décisive dans le dernier ouvrage de Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion. Les capacités de destruction accrue des technologies mécaniques humaines rendent de plus en plus dangereuses, soutient-il, notre nature originelle qui consiste à nous préparer à la guerre et à assurer pour cela la participation disciplinée des individus au maintien de la cohésion sociale. Le dernier chapitre des Deux Sources ne revient donc pas sans motif sur ce que Bergson appelle l'« instinct de guerre40 ». Peut-on rapprocher ces « Remarques finales » de l'instinct de mort ? Lorsque Bergson fait référence dans ces pages à la « "science psychique" » de l'« inconscient »41, on naît d'abord ses préoccupations anciennes pour le spiritisme et pour la télépathie. Mais cette « terre incognita » dont on vient seulement de commencer « l'exploration » a des accents freudiens : Bergson tient en effet que la recherche du « plaisir » signifie fondamentalement que les hommes ne sont absolument pas « sûrs de survivre » ; plus damentalement, son adresse finale consiste à interpeller l'humanité pour « voir d'abord si elle veut continuer à vivre »42. Rétroactivement, ces remarques finales attirent l'attention sur la présence fantomatique de Freud dans Les Deux Sources de la morale et de la religion. On a récemment fait remarquer que Bergson discutait implicitement Totem et tabou dans son premier chapitre, alors que le second chapitre définit

40 H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion , p. 307.

Dans cette page, Bergson renvoie explicitement à la Première Guerre mondiale

et à « celles qu'on entrevoit pour l'avenir ». 41 Ibid., p. 335-336.

42 Ibid., p. 337-338. Les éditeurs scientifiques des Deux Sources font

mêmes référence à « Au-delà du principe de plaisir », mais à propos du passage précédemment évoqué (la page 307) et non des considérations finales du livre, qui semblent pourtant y faire une référence plus appuyée.

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la fonction fabulatrice en s' appuyant sur la définition freudienne du fantasme43. Il nous paraît plus décisif d'attirer l'attention sur la place de la représentation de la mort dans la description que ce second pitre fait de la fonction fabulatrice. Contrairement aux animaux, tient Bergson, les hommes savent qu'ils doivent mourir44. Cette sentation de la mort risque bien de troubler les hommes et de les cher d'agir. Du coup, une compensation est nécessaire « pour rendre à la vie son élan45 » - c'est le sens des représentations imaginaires duites par la fonction fabulatrice, qui consiste à peupler le monde tentions et à tourner les « événements vers l'homme46 ». Il n'y a donc chez Bergson aucun désintérêt pour la question de la mort. Il s'agit simplement que l'homme ne se laisse pas fasciner par elle, afin qu'il puisse agir, inscrire cette action dans la durée et la communiquer à autrui47. Toutefois, dans la mesure où les références de Sartre aux

43 Voir les remarques des éditeurs scientifiques des Deux Sources , p.

379, n. 45 et 46 ; p. 417-418, n. 16.

44 H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion , p. 135, 216. Bergson développe notamment ce point à partir de sa relecture de La talité primitive de Lévy-Bruhl, dont il remarque, à propos des développements

sur la causalité mystique, que les événements décrits par l'anthropologue concernent des événements humains ou qui ont une signification humaine,

« plus spécialement encore la mort ou la maladie d'un homme » (p. 150). 45 Ibid., p. 144.

46 Ibid., p. 186.

47 Nous faisons écho ici, à larges traits, à l'important article d'A. Janvier,

« Le problème de la mort et le statut de l'intelligence dans L'Évolution

trice », Annales bergsoniennes , IV, 2008, p. 467-482. Dans cet article, Antoine

Janvier établit que, dès L'Évolution créatrice, l'intuition bergsonienne

n'ignore pas la mort. Il s'agit bien plutôt de comprendre que l'intuition « fait comme si la mort n'existait pas » : « L'intuition est intuition du tout vital parce

qu'elle n'est ni l'instinct ni l'intelligence, et qu'elle se risque à jouer le tout.

Elle dépasse ainsi une ligne singulière de l'évolution, comme si le tout était là,

tout en sachant qu'il n'est pas donné. [...] Le "comme si" de l'intuition

implique à la fois la prudence, qui ne refuse ou n'ignore pas la tension propre

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Deux Sources de la morale et de la religion sont rares et relativement tardives48, un autre détour s'impose si l'on veut accorder l'attention qu'ils requièrent aux rapports du jeune Sartre avec Freud, et prolonger du coup le repérage des spéculations freudiennes dans son œuvre : ticle de Lacan sur « Les complexes familiaux dans la formation de dividu » qui propose une critique serrée de la fonction de l'instinct dans les théories psychanalytiques49. Ce n'est qu'à la condition d'un tel détour, strictement justifié, qu'on pourra comprendre la place qu'occupent et Bergson et Freud dans la mise au point de la nologie sartrienne.

L'Esquisse au miroir de Lacan : de la critique de V instinct à la négativité de la conscience

Dans son grand article de 1938, Lacan rapproche en effet à son tour la démarche bergsonienne et la psychanalyse. Dans Les Deux Sources de la morale et de la religion , soutient-il, Bergson aurait donné la mule abstraite de la dynamique expérientielle du complexe d 'Œdipe

victoire de la vie sur la mort, d'une "théorie [qui] voudrait tout embrasser". » Un « vitalisme radical » ne voit dès lors pas tant la mort comme un « danger »

que comme « une alliée de circonstance » dans « la construction de formes

comme autant de "lieux de passage", de "transmission" ou d' "échange" du tout

vital » (p. 481-482).

48 J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale , Gallimard, Paris, 1983, p. 117, 177. Nous réservons pour une autre étude une confrontation directe entre

Sartre et Bergson, qui reviendra sur les rapports entre Y Esquisse et Les Deux

Sources de la morale et de la religion ainsi que sur le respect, par Sartre, des critiques adressées par Bergson à l'idée de néant.

49 Sartre a sans doute pris connaissance de ce texte dès sa publication dans

Y Encyclopédie française en 1938 ; en tout état de cause, il le cite dès les

Cahiers pour une morale , donc peu après L'Être et le Néant , sur le point

sif du stade du miroir : cf. J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale , op. cit., p. 380.

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avec, d'une part, le « "tout de l'obligation" par quoi il désigne le lien qui clôt le groupe humain sur sa cohérence » et, d'autre part, « un élan transcendant de la vie dans tout mouvement qui ouvre ce groupe en universalisant ce lien »50. Bergson retrouverait ainsi, selon une approche sociologique, ce qui, dans « la psychologie de l'homme moderne51 », « réaliste] le plus humainement le conflit de l'homme avec son angoisse le plus archaïque52 ». L' « expérience » - on pourrait dire l'expérience « critique » - que la psychanalyse a pu faire de la famille conjugale moderne a fait reconnaître que l'homme ne peut se comprendre que par les « antinomies qui constituent ses rapports avec la nature et avec la société »53. Il en va ainsi, par exemple, du complexe d'Œdipe dans lequel « le psychanalyste comme le sociologue peuvent

reconnaître dans l'interdiction de la mère la forme concrète de

gation primordiale [et] démontrer un procès réel de 1' "ouverture" du lien social dans l'autorité paternaliste54 ». Pourtant, selon Lacan, le conflit œdipien ne constitue qu'une des « crises majeures de la humaine55 ». L'identification du complexe d'Œdipe sert simplement

50 J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l'individu. Essai d'analyse d'une fonction en psychologie » (1938), dans Autres écrits ,

Seuil, Paris, 2001 , p. 57. 51 Ibid., p. 58-59.

52ģ Ibid., p. 59. ^ Ibidem.

54 Ibid., p. 57.

55 Ibid., p. 55. Le vocabulaire de ces pages du texte sur « La famille » indique également l'influence de Kojève, dont Lacan suit le séminaire sur la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel. L'angoisse, comme expérience la plus

originelle de la réalité humaine, rejoint en particulier le rapprochement opéré

par Kojève entre Hegel et Heidegger : voir A. Kojève, compte rendu de

A. Delp, Tragisch Existenz . Zur Philosophie Martin Heidegger , Herder, 1935,

dans Recherches Philosophiques , V, 1935-1936, p. 415-419. Dans le même

numéro de la revue, Lacan, qui rend compte du grand livre de Minkowski sur

Le Temps vécu , reproche à Minkowski une double négligence à l'égard de la psychanalyse et de Heidegger. Minkowski aurait ainsi raté les principaux

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de modèle pour une critique de la notion d'instinct en psychanalyse. Dans ce cadre, Lacan se donne pour ambition de donner une prétation plus satisfaisante de l'instinct de mort que celle fournie par Freud. Dans la perspective biologisante de ce dernier, l'instinct de mort désigne la tendance de l'être humain à rejoindre « l'équilibre [...] de la vie intra-utérine56 », à rejoindre l'état prénatal. Chez Freud, mais aussi chez Rank ou chez Ferenczi auxquels Lacan fait d'évidence sion, l'instinct de mort serait comme une « survie de l'état pré-natal57 » dans la vie ou comme une tendance à survivre de l'état prénatal. À suivre cette perspective, la naissance en tant que telle constitue un matisme qu'il faut considérer comme la source sinon unique, du moins principale, des angoisses humaines. Pour Lacan, l'instinct de mort n'est pas un renvoi à un état biologique antérieur qu'il s'agirait de rejoindre ; l'instinct de mort renvoie, au contraire, à une insuffisance vitale qu'il s'agit de suppléer par une fonction sociale. Si un enfant veut rester dans les jupes de sa mère, ce n'est pas parce qu'il veut retrouver son habitat prénatal, mais parce que sa mère lui a apporté un appui social qui supplée le retard de développement physiologique, qui pallie sa prématuration 58 . S'il convient de substituer le concept de

les abstractions de la philosophie bergsonienne : cf. J. Lacan, compte rendu de

E. Minkowski, Le Temps vécu. Études phénoménologiques et giques , Delachaux, 1933, dans Recherches Philosophiques , V, 1935-1936, p. 425-431. Ce numéro des Recherches philosophiques est celui dans lequel Caillois publie son étude sur le mythe ; on y trouve aussi l'article « De sion » de Lévinas et « Le labyrinthe » de Bataille. Il va sans dire que

semble de ces textes a constitué un matériau de base essentiel et un laboratoire

pour l'élaboration de la pensée sartrienne. Sartre publie La Transcendance de l'Ego dans le numéro suivant de la revue, qui accueille aussi un compte rendu de son livre sur L'Imagination.

56 J. Lacan, art. cit., p. 33. 57 Ibidem.

58 Lacan découvre cette théorie de la prématuration dans les travaux de Bolk ainsi que dans une série de travaux psychanalytiques, notamment chez

Freud. Une telle théorie engage une conception du corps comme corps d'abord

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complexe à celui ď instinct, c'est parce que ce qui est donné à notre expérience ne renvoie pas à la régulation d'une fonction vitale, mais à la « régulation d'une fonction sociale59 » qui prend différentes formes au cours du développement de l'enfant. Du coup, si on peut voir dans le sevrage humain « la source du désir de la mort60 », une série tudes humaines doivent faire l'objet d'une réinterprétation, et au mier chef le fameux jeu de la bobine dont Freud part dans « Au-delà du principe de plaisir ». Ces comportements désignent, selon Lacan, non pas la nostalgie d'un état antérieur mais, par la reproduction du malaise subi, l'assomption du manque que je suis. C'est d'ailleurs cette assomption qu'exprime la joie de l'enfant lorsqu'il répète indéfiniment la disparition de l'objet61.

On comprend ainsi la double thèse portée par la « rectification62 » lacanienne de la psychanalyse : l'homme est un être social ; l'homme est négativité. Plus précisément, comme le précise B. Ogilvie, « l'être humain n'est pas seulement, par essence, un être social, mais il est un être social dans la mesure où il n'est pas autre chose63 » : l'être humain est un être social parce qu'il n'est pas64.

« morcelé » (ibid., p. 42) qui doit être « recollé » pour devenir un corps propre capable d'agir dans le monde de façon autonome. Le stade du miroir constitue un moment fondamental de ce processus d'unification.

™ Ibid., p. 34-35. ™ Ibid., p. 40. 51 Ibidem.

62 Nous reprenons ici le terme de Bertrand Ogilvie qui parle, de façon plus spécifique, de la « rectification [...] du thème freudien de l'instinct de mort » ;

cf. B. Ogilvie, Lacan. La formation du concept de sujet ( 1932-1949 ), PUF, Paris, 2005, p. 93.

63 Ibid., p. 88.

64 On retrouve ici l'influence de Kojève sur l'interprétation et la critique

lacaniennes de la psychanalyse. Voir ibid., p. 87, où B. Ogilvie rappelle que la

position de Lacan est certes indexée sur les travaux de Bolk, mais doit

mentalement être considérée comme l'élaboration d'une intuition clinique

l'instinct de mort freudien - qui suit une thématique philosophique : la

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Il ne peut être question ici de suivre l'ensemble des ments de Lacan dans l'article sur « Les complexes familiaux », pas plus que les enjeux spécifiques de la reprise lacanienne de logie kojévienne pour la psychanalyse à venir de Lacan. Ce qui importe est d'indiquer brièvement comment, pour Sartre, Lacan condense une série de thèses présentes dans l'air du temps65. damment de ses méandres, l'article de Lacan donne en effet à Sartre un point d'appui dont on peut identifier la marque dans Y Esquisse d'une théorie des émotions 66 . Certes, Y Esquisse ne définit pas explicitement la conscience comme négativité ; elle ne définit pas non plus l'être humain comme un être prématuré. Aucune référence n'est faite à Lacan, à Kojève ou à Bolk. On peut toutefois retrouver dans Y Esquisse

un certain nombre de traits de l'article sur « La famille ». Comme on

l'a souvent signalé pour en faire le reproche à Sartre, les émotions qui sont décrites par Sartre comme des « conduites d'évasion » sont des émotions négatives : la peur, la tristesse, la colère. Et on a pu s'étonner, par surcroît, que Sartre y ajoute l'émotion de joie. Si on fait thèse que Sartre s'est approprié les thèses principales de l'article de Lacan, comme celui-ci semble d'ailleurs y inviter67, on comprend que l'émotion au sens de Sartre ne peut pas être réduite à une simple conduite d'échec, mais qu'elle désigne la façon dont la conscience, jamais assurée de son être-au-monde, cherche à réguler ce rapport au monde nécessairement difficile. L'émotion est la manière par laquelle

65 Ibid., p. 88.

66 Ainsi que dans l'article « Visages » évoqué plus haut, qui lui est porain et dont nous avons vu la proximité avec les préoccupations développées par Freud par le biais du concept d'instinct de mort.

67 Lacan soutient en effet que sa définition du complexe vaut aussi bien pour des phénomènes conscients que pour les effets psychiques inconscients pour lesquels Freud a d'abord forgé ce concept. Il fait aussi remarquer que le

concept de complexe permet d'éclairer un ensemble très large de réactions de

l'homme face au monde, « qui peut intéresser toutes les fonctions organiques depuis l'émotion jusqu'à la conduite adaptée à l'objet » (Sartre aurait

duit par conscience « magique » et conscience « pragmatique »). Voir J. Lacan, art. cit., p. 28-29.

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la conscience cherche à conjurer le rapport essentiellement négatif qu'elle entretient avec le monde. La joie qu'un amoureux peut fester sur le quai d'une gare ne peut donc être simplement comprise comme l'anticipation insouciante, parce que magique, du plaisir à venir68. Elle consiste en même temps, et peut-être plus ment, à faire l'épreuve de ce qui, dans ce rapport au monde anticipé, est indifférence du monde, de moi-même ou des deux à ce rapport. Dans cette optique, je ne peux jamais être assuré de la pérennité de cette relation, toujours susceptible de se défaire. Mais il faut aussi comprendre que je ne peux vraiment jouir du monde - l'amour en est l'exemple privilégié - qu'à condition de faire en même temps l'épreuve de l'impossibilité de ce rapport (les difficultés et aléas de cet amour, son échec possible, l'échec d'autres amours aujourd'hui éteintes ou qui n'ont jamais vu le jour, etc.).

Deux autres dimensions de l'émotion sartrienne font signe vers la théorie lacanienne du stade du miroir. D'une part, la dimension corpo relie de l'émotion : à défaut de pouvoir agir sur le monde, j'agis sur mon propre corps en tant qu'il s'agit de la dernière portion de monde qui me soit encore accessible. D'autre part, la dimension sociale de l'émotion : la dernière partie de l'Esquisse soutient que la magie est d'abord magie du monde et que l'émotion a essentiellement à voir avec la régulation des rapports intersubjectifs. Faut-il en déduire que Sartre endosse l'hypothèse de la prématuration spécifique de l'homme ? Le corps chez Sartre est-il d'abord un corps morcelé, un corps impuissant qui constitue le premier obstacle que je dois dépasser pour pouvoir agir dans et sur le monde ? Il semble bien, en tout cas, que Sartre décrive ma possibilité d'agir magiquement sur le monde (c'est la première forme d'émotion qu'il identifie) comme une certaine façon d'agir sur mon corps lorsqu'il ne lui est plus possible d'agir sur le monde. Tout se passe donc comme si Sartre dégageait la possibilité que conserve la conscience de régresser en deçà du corps propre et de retrouver, par-delà les menaces que charrie cette expérience

68 Nous développons ici librement l'exemple de Sartre dans Y Esquisse, p. 49-50.

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relie, les sourdes puissances de liberté qui s'y trouvent encore nibles. Pour reprendre une formule suggestive de Lacan, il s'agit alors de « mimer la mutilation69 », de refaire l'expérience d'un corps rieur au corps propre, qui a dû vivre les avatars de son unification mais peut, en retour, s'ouvrir aux possibilités extrêmes de son nouveau cellement. Aux limites du sacrifice, voire du suicide, l'émotion chez Sartre doit donc être considérée comme une technique du corps en un sens limite, rudimentaire. Aussi, si la conscience sartrienne ne peut pas faire l'expérience de l'instinct de mort, il n'en reste pas moins qu'elle doit pouvoir consentir à son « évanouissement » et à son « sement », bref à sa « dégradation »70, si elle veut faire face à la culté du monde et rester en relation avec les projets qui sont alors empêchés. C'est pour cela que Sartre peut affirmer en même temps que la conscience qui s'émeut se rapproche tout uniment des « consciences du sommeil, du rêve et de l'hystérie », mais qu'on ne peut pas dire a priori si la nouvelle conduite dans un monde nouveau, qui est magique, « sera en "diminution de vie" ou en "accroissement" »71.

Cela signifie également qu'on ne peut pas se contenter d'une lyse statique des émotions72 : ce point de vue statique doit être plété par l'analyse dynamique des conduites d'émotion en situation. Nous tenterons ici d'en donner une illustration à partir de la réflexion autobiographique que le soldat Sartre entreprend lors de sa tion à la frontière franco-allemande en septembre 1939. Nous ferons l'hypothèse que le Journal de guerre de Sartre est aussi le lieu de sa

69 J. Lacan, art. cit., p. 72.

70 J.-R Sartre, Esquisse ďune théorie des émotions , p. 45 et 54. 71 Ibid., p. 54.

72 Un point de vue statique signifie d'abord que l'émotion réalise

ment les « conditions corporelles qui accompagnent ordinairement le passage de la veille au sommeil » (p. 46). Ensuite , que cet évanouissement de la conscience est « passage à une conscience de rêve », à une conscience « lisante » (p. 46, note). Enfin , que la conscience est « captive » du monde magique qu'elle a constitué. On pourrait dire, en un premier temps, que c'est seulement de ce point de vue d'une statique des émotions qu'on pourrait

confondre la conscience préréflexive sartrienne avec l'inconscient freudien.

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mise au point avec Freud et avec les freudiens. C'est dans ce monde d'horreurs et de joies (on retrouve les catégories de V Esquisse) que Sartre s'applique, au plus près de la psychanalyse, à s'en démarquer radicalement. Dans les Carnets de la drôle de guerre , Sartre marque en effet un écart définitif avec la psychanalyse : c'est là que s'élabore la définition de la conscience comme néant. Mais le projet même du nal récupère, dans leur mouvement le plus fondamental, la facture de certaines spéculations freudiennes. A chaque fois, la discussion de Sartre avec la psychanalyse pourrait bien se resserrer autour d'une relation double - de refus et de reprise - des travaux de Sandor Ferenczi qui concerne, d'une part, l'interprétation ontologique du queux et, d'autre part, la généalogie de la psychanalyse existentielle.

Les Carnets de la drôle de guerre à rebours de L'Être et le Néant : Ferenczi et la psychanalyse des choses derrière Bachelard et

Marie Bonaparte

On a souvent fait remarquer que les célèbres analyses de Sartre sur le thème du visqueux ou du trou, qui se retrouveront plus tard dans L'Être et le Néant , ont été présentées une première fois dans les nets de la drôle de guerre. A notre connaissance, on ne s'est toutefois pas intéressé de près aux différences notables qui existent entre les deux développements73.

Dans L'Être et le Néant , Sartre élabore longuement la catégorie existentielle du visqueux1 4. Il s'agit pour lui de faire une véritable « psychanalyse des choses » - autrement dit une « psychanalyse des 73 Cf. J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre ( 1939-1940 ), dans Les Mots et autres écrits autobiographiques , « Bibliothèque de la Pléiade », mard, Paris, 2010, p. 433-438 ; L'Être et le Néant (1943), « Tel » (éd. corrigée avec index), Gallimard, Paris, 1996, p. 657-660. Nous désignerons désormais les Carnets de la drôle de guerre , dans leur réédition en « Pléiade », par le sigle CDG.

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structures présexuelles75 » - qui soit, contrairement à celle de lard, assurée de ses principes. Sartre reproche en effet à Bachelard d'avoir rabattu son herméneutique sur les « postulats » freudiens, la sexualité au premier chef, mais aussi la mort (mise en italiques par Sartre, probablement pour renvoyer à la pulsion de mort), le « tisme de la naissance » ou la « volonté de puissance ». Dans L'Eau et les Rêves , où Sartre retrouve le thème du visqueux76, Bachelard ne cite pourtant ni Freud ni Ferenczi, ni Rank ni Adler auxquelles les notions citées par Sartre renvoient de façon emblématique. Mais Sartre les a peut-être retrouvées sous les nombreuses références de Bachelard à l'ouvrage de Marie Bonaparte sur Edgar Allan Poe, qui a longtemps représenté un modèle d'interprétation psychanalytique de la littérature77. Un long passage de U Eau et les Rêves , à la charnière des chapitres 4 et 5, qui articule le thème de la viscosité de l'eau, la nation des enfants pour les pâtes et les symboles maternels, a pu retenir l'attention de Sartre78. Ce dernier a en tout cas pu y retrouver les constellations symboliques qui l'avaient intéressé lorsqu'il a lu Y duction à la psychanalyse , une des premières traductions de Freud en français (1922), citée dès le diplôme sur L'Image dans la vie gique de 192779.

75 Ibid., p. 649.

76 G. Bachelard, L'Eau et les Rêves (1942), José Corti, Paris, 201 1 , p. 122.

77 M. Bonaparte, Edgar Poe. Étude psychanalytique , Denoël, Paris, 1933.

Sartre cite le nom de Poe dans L'Être et le Néant , p. 645 et 647. 78 Voir G. Bachelard, L'Eau et les Rêves , op. cit., p. 121-134.

79 On peut, par exemple, penser aux pages de Y Introduction à la

nalyse que Freud consacre au symbolisme de l'eau dans les rêves : « on se plonge dans l'eau ou on sort de l'eau, ce qui veut dire qu'on enfante ou qu'on naît ». L'eau symbolise la naissance, explique Freud - qui s'appuie ment sur Rank mais certainement aussi sur Ferenczi -, parce que « chaque

homme passe la première phase de son existence dans l'eau », mais aussi parce que, du point de vue phylogénétique, « tous les mammifères terrestres, y pris les ancêtres de l'homme, descendent d'animaux aquatiques ». Cf. S. Freud, Introduction à la psychanalyse (1917), Payot, Paris, 1973, p. 145. J.-F. Louette

a montré comment Sartre a réutilisé ces pages dans Les Séquestrés d' Altona

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En 1943, Sartre n'en est certes plus là. Précisément parce que les Carnets de la drôle de guerre ont été le lieu de sa mise au point avec « les freudiens ». Le point de départ de Sartre est comparable à celui de Bachelard : « L'enfant qui plonge par mégarde sa main dans une poix visqueuse et la retire en pleurant de dégoût vient de faire une rience humaine80. » A la suite, Sartre formule le projet d'un « taire [des] catégories réelles d'où l'homme vient lentement à même81 ». Il cite la viscosité , l'élasticité, la friabilité. Selon lui, comme pour les freudiens, l'homme s'apprend sur le monde - mais dans la stricte mesure où la réalité humaine se jette dans le monde « par une trouée de néant82 ». L'analyse du trou a pour fonction d'opérer le glissement d'une interprétation de type freudien à une interprétation existentielle et de mettre sur la voie, selon le vocabulaire de L'Être et le Néant, d'une « phénoménologie ontologique83 ». ment, les catégories du trou et du visqueux apparaissent comme sèquement sartriennes. Le trou semble désigner la conscience, définie

au moment de mettre en scène la double noyade de Frantz et de son père : voir

J.-F. Louette, « L'expression de la folie dans Les Séquestrés d' Altona », art.

cit., p. 319.

80 CDG, p. 433. 81 CDG, p. 434. 82 CDG, p. 433.

83 J.-P. Sartre, L'Etre et le Néant, p. 613 : « La vérité humaine de la

sonne doit pouvoir être établie [...] par une phénoménologie ontologique - la nomenclature des désirs empiriques doit faire l'objet de recherches ment psychologiques ; l'observation et l'induction, au besoin l'expérience pourront servir à dresser cette liste et à indiquer au philosophe les relations

compréhensibles qui peuvent unir entre eux différents désirs, différents portements, à mettre en lumière certaines liaisons concrètes entre des tions" expérimentalement définies (et qui ne naissent, au fond, que des

tions apportées, au nom de la positivitě, à la situation fondamentale du sujet dans le monde) et le sujet d'expérience. Mais, à l'établissement et à la

cation des désirs fondamentaux ou personnes , aucune de ces deux méthodes ne saurait convenir. Il ne saurait être question, en effet, de déterminer a priori et ontologiquement ce qui apparaît dans toute l'imprévisibilité d'un acte libre. »

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comme « trou d'être84 » ; plus précisément, dans L'Être et le Néant , le trou est présenté comme « l'image vide » de la conscience : « je n'ai qu'à m'y couler pour me faire exister dans le monde qui m'attend »85. Le visqueux, pour sa part, désigne chez Sartre « l'antivaleur86 » par laquelle le pour-soi se sent menacé d'être absorbé par la facticité qu'il cherche pourtant à fonder.

... la réalité-humaine est désir d'être-en-soi. Mais l'en-soi qu'elle

désire ne saurait être pur en-soi contingent et absurde, comparable en

tout point à celui qu'elle rencontre et qu'elle néantit. La néantisation,

nous l'avons vu, est en effet assimilable à une révolte de l'en-soi qui se néantit contre sa contingence87.

Tout cela semble aller de soi. Mais le Journal de guerre oblige à considérer que Sartre élabore ses catégories à partir d'un débat coup plus serré qu'on ne le croit avec les spéculations tiques les plus spécifiques, voire les plus extravagantes. Il ne se contente pas d'emprunter à des textes canoniques de Freud certains de ses exemples, comme la viscosité ou l'élasticité (nous reviendrons en conclusion sur l'exemple de la friabilité). On trouve certes la tique de la viscosité de la libido dans Y Introduction à la lyse 88 , et la question de l'élasticité dans « Au-delà du principe de

84 La formule revient plusieurs fois dans L'Être et le Néant , p. 115, 182,

531.

85 Ibid., p. 659. 86 Ibid., p. 657. 87 Ibid., p. 611.

88 Voir S. Freud, Introduction à la psychanalyse , p. 325-327 : « La cité et la mobilité de la libido sont loin d'être complètes chez tous les hommes

[...]. La principale des restrictions est celle qui porte sur la mobilité de la

libido, ce qui a pour effet de ne faire dépendre la satisfaction de l'individu que d'un très petit nombre d'objets à atteindre et de buts à réaliser. [...] La ténacité avec laquelle la libido adhère à certaines directions ou à certains objets, la

cosité pour ainsi dire de la libido, nous apparaît comme un facteur

dant, variant d'un individu à un autre et dont les causes nous sont totalement

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sir »89. L'analyse du trou, et de la fascination qu'il exerce sur les hommes, telle qu'elle est développée dans les Carnets de la drôle de guerre , vient elle aussi du giron psychanalytique90. L'analyse

inconnues. » Freud nuance cependant l'importance de cette viscosité de la libido dans 1' etiologie des névroses et veille à rappeler que la psychanalyse

s'intéresse aussi « au côté non sexuel de la personnalité », notamment dans les

travaux de Ferenczi sur « les phases de développements du moi » (p. 330-331).

Le travail auquel Freud renvoie allusivement est probablement le grand article

que Ferenczi publie en 1913 sur « Le développement du sens de réalité et ses stades » qu'on peut lire en français dans S. Ferenczi, L'Enfant dans l'adulte , Payot, Paris, 2010, p. 41-69.

89 Voir S. Freud, Au-delà du principe de plaisir , PUF, Paris, 2011, p. 36 :

« Ainsi une pulsion serait une poussée inhérente à l'organique doué de vie en

vue de la réinstauration d'un état antérieur que cet être doué de vie a dû donner sous l'influence de forces perturbatrices externes, elle serait une sorte

d'élasticité organique ou, si l'on veut, la manifestation de l'inertie dans la vie

organique. » La première traduction française de l'article date de 1927.

90 Comme on le sait, la définition de la conscience comme « trou dans l'être » se trouve aussi dans les cours de Kojève sur la Phénoménologie de

l'esprit de Hegel ě. cf. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel , Gallimard,

Paris, 1947, p. 486, n. 1. L'ontologie phénoménologie sartrienne est du coup

souvent rapportée à la lecture anthropologique de Hegel entreprise par Kojève entre 1933 et 1939. Voir, notamment, D. Pirotte, Alexandre Kojève. Un système anthropologique , PUF, Paris, 2005. Après avoir montré que Sartre n'avait sans doute pas lu de livres de Hegel au moment de rédiger L'Être et le Néant , mais seulement les Morceaux choisis publiés par Henri Lefebvre et Norbert

man en 1939 (V. de Coorebyter, « Quand et comment Sartre a-t-il découvert Hegel ? », Bulletin d'information du Groupe d'Etudes Sartriennes , n° 11,

1997, p. 84-85), Vincent de Coorebyter formule, sur l'influence hégélienne, des réserves qui demandent à tout le moins de faire ce rapprochement avec prudence. Il s'agit en effet de se demander si « le jeu sur les tensions et les

indépassables contradictions de l'en-soi et du pour-soi » chez Sartre est

tible à la dialectique dans son sens hégélien, ou s'il ne faut pas plutôt y voir,

selon la suggestion de Sartre lui-même, une influence de Platon (V. de byter, « L'Être et le Néant , ou le roman de la matière », Les Temps Modernes , n° 667, 2012, p. 6-7). Il n'est pas possible de régler ici cette question difficile ; signalons simplement que ces deux interprétations ne sont pas incompatibles.

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trienne est en effet anticipée, d'une façon très frappante, dans vrage qui a certainement poussé le plus loin les spéculations de Freud : Thalassa, de Sandor Ferenczi.

Selon Ferenczi, la sexualité humaine ne peut se comprendre que comme une récapitulation de l'histoire :

En s 'identifiant à la verge pénétrant dans le vagin et aux zoïdes se répandant dans le corps de la femme, l'individu reproduit ainsi symboliquement le danger mortel que nos ancêtres animaux ont victorieusement surmonté, grâce à un environnement favorable, lors de la catastrophe géologique de l'assèchement des océans91.

Du même mouvement, toute naissance d'un enfant est la « tion de cette phase de lutte par le lointain descendant des animaux

Autour de la question de la dialectique chez le premier Sartre se joue le rapport

de Sartre - et de sa définition de la conscience comme non-être - à l'œuvre de

Jean Wahl. Ce demier est l'auteur de deux ouvrages qui ont été importants pour Sartre, Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel

der, Paris, 1929), mais aussi, parue trois ans plus tôt chez le même éditeur, son

Étude sur le Parmenide de Platon. Dans son article célèbre, « Vers le concret », publié en ouverture des Recherches philosophiques en 1932, Wahl associe résolument Platon et Hegel (dans un passage où sont aussi convoqués Heidegger et Bergson) lorsqu'il en vient à définir le réalisme qu'il promeut comme un réalisme « dialectique ». Il définit alors la dialectique, qu'il veut prendre dans un sens non hégélien, comme un « effort » de la pensée vers le réel qui est « quelque chose d'autre qu'elle ». Si, pour Platon et Hegel, « le néant apparaît surtout comme une altérité », Wahl suggère que cette altérité dissimule « l'idée de négation ». La dialectique naît du choc de la « rencontre de l'esprit avec l'objet » et c'est « dans cette mort momentanée » que l'esprit s'éprouve comme puissance de négation. Cf. J. Wahl, « Vers le concret », Recherches philosophiques , I, 1931-1932, p. 18-20. Sur la relation entre la

conclusion de L'Être et le Néant et l'article de Wahl, nous nous permettons de

renvoyer à notre « Sartre, Heidegger et les Recherches Philosophiques », art.

cit., p. 162.

91 S. Ferenczi, Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle (1924), Payot, Paris, 2012, p. 118-119.

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archiprimitifs92 ». C'est dans ce contexte que l'intérêt des enfants pour les trous et les cavités est mobilisé par Ferenczi :

Dans la biographie de beaucoup d'enfants on retrouve le fait du fert à la terre de l'amour pour la mère interdit par la suite du complexe d 'Œdipe ; l'enfant effectue des tentatives de coït sur des trous creusés

dans la terre ou essaye de parvenir à une régression complète en se cachant dans des trous. Je n'oublierai jamais le cas d'un jeune sexuel indissolublement fixé à sa mère qui, jusque dans l'adolescence, restait pendant des heures allongé au fond d'une baignoire remplie d'eau et, pour pouvoir se maintenir dans cette situation rappelant l'existence archaïque aquatique, respirait par un tuyau émergeant de l'eau, qu'il tenait dans sa bouche93.

En fait, l'exemple ne vient pas au hasard chez Ferenczi. Le nalyste l'a déjà utilisé, dix ans plus tôt, dans l'article sur « Le pement du sens de réalité et ses stades ». Il y explique les relations de symbolisation qui s'instaurent entre le corps humain et le monde (par exemple l'identification de « tout objet concave [avec] un vagin ou un anus94 »). Selon Ferenczi, il s'agit d'y voir la persistance dans le chisme humain, par-delà la distinction du moi et du non-moi, du venir de ce qui apportait à l'enfant la pleine satisfaction de ses sions, à savoir « la puissance que lui procuraient] les fonctions crétion et des activités telles que sucer, manger, toucher les zones gènes95 ». La même année, Ferenczi publie une autre note, « Sur togenèse des symboles », où l'exemple du trou fait de nouveau l'objet

92 Ibid., p. 131. 93 Ibid., p. 117.

94 S. Ferenczi, « Le développement du sens de réalité et ses stades », art.

cit., p. 58.

95 Ibidem. Ferenczi conclut : « Ainsi s'établissent ces relations profondes, persistant toute la vie entre le corps humain et le monde des objets, que nous appelons relations symboliques. À ce stade l'enfant ne voit dans le monde que

des reproductions de sa corporéité et, d'autre part, il apprend à figurer au

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de plusieurs remarques concernant ce que l'auteur appelle la « sation du monde ». C'est peut-être ce genre de remarques qui quera des années plus tard les sarcasmes de Sartre :

À ce stade [de l'animisme], les petits garçons désignent tous les objets longs ou anguleux par la manière puérile avec laquelle ils ont pris

bitude de nommer leur organe génital, dans chaque trou ils voient volontiers un anus, dans chaque liquide de l'urine et dans chaque

matière molle de la matière fécale. [...] Un garçon de deux ans appelait tout ce qui pouvait être ouvert, une porte, et entre autres les jambes de

ses parents, puisqu'il pouvait également les ouvrir et les fermer [...]. Cela ne m'étonnerait pas non plus, si dans la rêverie du petit garçon que j'ai mentionnée plus haut, la porte nous revienne justement

comme symbole du giron parental96 [...].

Dans les Carnets de la drôle de guerre, Sartre s'accorde avec ceux qu'il appelle « les freudiens » pour considérer que ce type d'exemple n'est pas innocent : « l'action innocente de l'enfant qui joue à creuser des trous n'était pas du tout si innocente »91. Il ne croit toutefois pas que l'existant soit capable de « deviner » la ressemblance de ces trous fascinants avec la forme d'un anus (on pourrait faire le même nement avec le vagin) que l'enfant, tout de suite attiré par les trous qu'il cherche à remplir, ne peut que difficilement connaître :

... je n'empêche point les freudiens de composer des hymnes à l'anus, mais il n'en demeure pas moins que le culte du trou est antérieur à celui de l'anus, et qu'il s'applique à un grand nombre d'objets. Et mets fort bien qu'il se charge peu à peu de sexualité, mais j'imagine qu'il est d'abord présexuel, c'est-à-dire qu'il contient la sexualité à 96 S. Ferenczi, « Sur l'ontogenèse des symboles » (1913), lyse-paris.com, consulté le 6 mai 2014.

97 CDG, p. 434. L'Être et le Néant le redira sous une forme presque nique - « Il n'y a pas d'enfant "innocent" » (p. 658) - qui décalque (et décale)

la formule freudienne selon laquelle l'enfant est un pervers polymorphe. Cf. S.

Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité , trad. B. Reverchon- Jouve, Gallimard, Paris, 1962, p. 86.

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l'état indifférencié et qu'il la déborde. Je pense que le plaisir que prend l'enfant à donner des lavements [...]98 est présexuel : c'est le plaisir de pénétrer dans un trou. Et la situation « pénétration dans un trou » est

elle-même présexuelle. Entendons par là qu'elle n'est ni gique ni historique, elle ne suppose pas de liaison réalisée au cours de l'expérience humaine entre les orifices et nos désirs. Mais dès qu'un

homme surgit dans le monde, les trous, les crevasses, toutes les

vations qui l'entourent deviennent humaines. Le monde est un royaume de trous".

Sartre n'est pas tendre. Un des exemples qui suivent tourne en cule ceux qui croient aux « fariboles » de la psychanalyse, à l'instar de cette mère qui interprète le plaisir que son enfant prend à se cacher comme un « désir de retourner à l'état prénatal100 ». Sartre ajoute : « [...] elle se sentait flattée comme si l'enfant frappait à la porte et lait rentrer dans l'intimité de son giron101. » En effet, pour Sartre, si les trous, excavations et cratères du monde sont l'image vide de la conscience, c'est que « le trou, c'est d'abord ce qui n'est pas 102 ». Ainsi du jeu de cachette : « Entrer dans une cachette, c'est ment s'ensevelir dans un trou, s'anéantir en s'identifiant au vide qui constitue le trou103. » Il n'en reste pas moins que, pour Sartre comme pour Freud et quelques-uns de ses collaborateurs, le trou n'est pas un exemple ou un symbole parmi d'autres. Pour les freudiens, il désigne le désir de retourner à l'inertie de la vie non organique, alors que, dans la perspective de Sartre, le trou représente la négativité ontologique de la conscience et les aléas de ses rapports avec l'en-soi. On comprend dès lors que c'est sur ce point qu'il porte le fer contre la psychanalyse

98 Dans le passage élidé, Sartre raconte un exemple personnel où, petit garçon, il est surpris par sa grand-mère alors qu'il est en train de donner un

lavement à une petite fille.

99 CDG, p. 434-435.

100 CDG, p. 435.

101 CDG . D. 435-436.

102 CDG, p. 435.

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et contre l'interprétation biologisante qui pouvait en être faite par des auteurs comme Roger Caillois.

Cela suffit-il pour conclure que Sartre a lu Ferenczi ? Il n'est pas facile d'avancer ici des certitudes104. On peut seulement, en l'absence de toute référence explicite, estimer qu'il est très improbable que Sartre ignorât les thèses principales du psychanalyste hongrois, ment ses développements phylogénétiques. On fera d'abord remarquer qu'un lecteur assidu de Freud, comme Sartre l'était à l'évidence, ne pouvait pas ignorer les travaux de Ferenczi : ils sont cités dans la part des textes de Freud. C'est par exemple le cas dans l'article « lyse terminée et analyse interminable » qui est traduit dans la Revue française de psychanalyse en 1939, dans lequel Freud discute les

thèses de ses élèves Rank (sur le traumatisme de la naissance) et Ferenczi105. Deux éléments biographiques corroborent peut-être cette hypothèse. D'une part, Sartre a fréquenté à l'École normale supérieure Georges Politzer, qui était d'origine hongroise comme Ferenczi et qui a suivi le séminaire de Ferenczi à Vienne au début de son exil106.

D'autre part, Sartre était à Berlin en 1933-1934, peu de temps après le décès du psychanalyste. Il a ainsi pu devenir plus familier de son œuvre à cette occasion. Si c'est le cas, un article comme « Le pement du sens de réalité et ses stades » ou le grand ouvrage de Ferenczi, Thalassa , ont dû alors retenir l'attention de Sartre.

104 Sur la réception de Ferenczi en France, les données ne remontent pas en

deçà des années 1950, lorsque Daniel Lagache - qui fut proche de Sartre - et

Lacan font droit au travail de Ferenczi qui était alors largement oublié, avant

que Nicolas Abraham et Maria Torok ne se consacrent à faire connaître

l'œuvre plus largement et en montrent la fertilité par leurs propres travaux.

Voir J. Dupont, « L'introduction de Ferenczi en France », Le Coq-Héron , n° 180, 2005, p. 105-110. Nous nous appliquons ici à donner une contribution

à la « préhistoire » de cette réception de Ferenczi en France.

105 S. Freud, « L'analyse finie et l'analyse infinie » (1937), Revue française de psychanalyse , vol. 11, n° 1, 1939, p. 3-38.

106 E. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France. T. 2, 1925-1985 ,

Fayard, Paris, 1994, p. 75.

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Dans son article de 1913, Ferenczi interroge en profondeur la nition de l'animisme enfantin que donne Freud dans Totem et tabou , à savoir la croyance de l'enfant dans la toute-puissance de sa pensée. On pourrait croire que Ferenczi ne fait que reprendre, sur le vif, pour la développer et en préciser la portée, la conception freudienne de la « mégalomanie107 » de l'enfant. Dans cette perspective, Ferenczi ne ferait que décrire les différents stades d'acquisition du principe de lité au détriment du principe de plaisir. En réalité, il en va autrement. L'article de Ferenczi constitue tout à la fois une critique radicale, quoique en toute proximité, de l'anthropologie (ontogenèse et genese) freudienne et une relance du travail de Freud en direction du concept d'instinct de mort108. Si on lit correctement Ferenczi, on se rend compte que l'enfant, après sa naissance, ne vit à aucun moment intégralement sous le principe de plaisir. Le « sens de réalité » est contemporain de la naissance, dût-il se développer selon différents stades : ce sont les réponses de l'entourage humain de l'enfant qui mettent à celui-ci d'accorder foi à ses croyances. De telles croyances constituent du coup, selon Ferenczi, autant de tentatives pour conjurer, de façon hallucinatoire, la toute-puissance originelle109.

107 S. Ferenczi, « Le développement du sens de réalité et ses stades », p. 49.

108 Ferenczi écrit qu'il n'a pas pu tenir compte du livre de Freud lorsqu'il

rédigeait son article. On ne peut toutefois pas douter qu'il était depuis

temps au courant du travail de son maître. Voir ibid ., p. 45, n. 1 . S'agissant de

Freud, on notera qu'il cite favorablement l'article de Ferenczi dans « Au-delà du principe de plaisir » (S. Freud, Essais de psychanalyse , p. 53).

109 À tout prendre, c'est lorsque l'homme dort qu'il reproduit

ment la situation intra-utérine en se détournant des tâches à accomplir

vissement de ses besoins, réactions aux sollicitations et contraintes externes) de façon à pouvoir assurer sa croissance ou la régénération de ses forces.

Ferenczi note aussi que l'efficacité des actes du magicien dans les sociétés

mitives se rapproche de la régression épileptique par laquelle l'individu cuerait périodiquement le déplaisir accumulé. Il ajoute : « Les trépignements

irrationnels, la crispation des poings, les grincements de dents, etc., qui

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