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Péché de Jeunesse, Donatien MOISDON

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Donatien Moisdon

Péché de Jeunesse. Roman

Autres œuvres de Donatien Moisdon :

Romans :

L’École du Serpent L’École du Mépris Vieille Tortue Quadrille Orphelin du Futur Nouvelles :

Amours, délices et… larmes, Tome I Amours, délices et… larmes, Tome II Poèmes : Le Terrier du Dragon

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Why dost thou hold the treasure fast

Of youth’s delight, when youth is past ?

(Emily Bronte)

Mais pourquoi s’accrocher aux joies de la jeunesse

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AOUT 1963

Toronto, six heures et demie. L’air encore frais s’embue. Le ciel où quelques traînées blanches s’étirent en cirrus, annonce un temps très chaud, une menace, un monstre peu pressé, un bourreau qui enfile ses gants et fait jouer ses phalanges avant de torturer sa victime.

Je n’ai pas de climatiseur. J’hésite depuis deux ans, mais chaque année, vers le mois de septembre, lorsque je me décide enfin à en accepter les frais, la météo se calme. Je remets cette dépense à l’été suivant. Les fenêtres à guillotine, remontées, exposent leur moustiquaire métallique, brune de rouille et de poussière.

Les tapis, les tentures s’imprègnent de cette légère odeur de charbon qui se mêle au souffle des villes. Le soleil entre à plein par les carreaux de la cuisine dont il fait ressortir la crasse extérieure. La lumière pénètre jusqu’au salon.

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Dans ce salon, on trouve pêle-mêle un mur jaune avec deux fenêtres, un sofa brun sous les deux fenêtres, une table à thé couverte de revues, mais aussi de cendriers, ainsi que de verres qui auraient dû être rapportés à la cuisine, et finalement de rapports légaux. Au sol, un tapis vert. On passe à un autre mur avec des étagères croulant sous les livres et les bibelots. Il y a une télévision, bien sûr, et dans un recoin, la porte d’entrée. Un pan de mur prolonge ce recoin. Y est accroché un tableau abstrait laissé là par le précédent locataire. Le pan de mur est lui-même prolongé par une cloison à claire-voie en billes japonaises derrière laquelle se trouve la chambre. Au milieu du salon, un gros fauteuil vert. Contre le mur de la cuisine, des étagères avec encore des livres, mais aussi des disques, un électrophone flanqué de ses haut-parleurs ; et sous les étagères, un petit bureau métallique avec sa machine à écrire portative. Devant le bureau, une chaise tubulaire au coussin marron et dossier à ressort.

06h31. La radio, CHFI, se déclenche et me somme, cheveux en bataille, de sortir du lit. Un pigeon se pose sur le rebord de la fenêtre de la salle de bain dont la porte, grand ouverte, donne directement sur la chambre. Un deuxième pigeon. Le voisin du dessus

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actionne la chasse d’eau. Je geins comme une malade. Au prix d’un immense effort, je repousse le drap, et projette les jambes hors du lit, puis je m’assieds, les coudes aux genoux, les doigts sur les yeux. Je reste longtemps sans bouger. La vie envahit ma conscience, la blesse, la viole avec l’arrivée d’une autre journée. Une de plus à souffrir, une de moins à exister.

À chaque réveil, je crois me trouver devant un beau joujou. Il me suffirait d’allonger le bras pour le toucher, mais comme en un mauvais rêve, il m’est impossible de faire le moindre mouvement. J’entends, dans un corridor, les pas lourds de mon ogre. Il va venir prendre le jouet, l’enlever à jamais, puis me laisser sans vie, sans goût, sans rien. Je perçois dans mon cœur des hurlements d’effroi.

Tous les dossiers, toutes les pauses café au bureau me rappellent que le monstre s’approche, que je n’ai toujours pas saisi le jouet.

“Eh bien, qu’avez-vous, Nuala ?” me dit monsieur Cathran. “Vous êtes dans la lune depuis vingt minutes.”

Je me ressaisis. Il n’est pas méchant, bien au contraire : il veut simplement parler, comme d’habitude. Il a cinquante ans. Il est

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chauve, corpulent, porte des complets bruns et de grosses bagues. Il commence la plupart de ses phrases en se grattant la gorge, comme pour s’excuser. “La fin de semaine approche. Moi et la famille, on va aller pêcher en Muskoka. Vous connaissez pas ? C’est for-mi-da-ble. Je vous inviterais bien, mais avec ma femme, pas question. Et puis, c’est bien simple, moi je ne fais que des conneries. L’autre jour, je rapporte à la maison une énorme truite. Je la mets dans le frigo sans rien dire, puis je me déshabille, et je vais prendre un bain. Vingt minutes plus tard, voilà ma femme, furieuse, qui entre dans la salle de bain. Moi, j’étais dans les bulles jusqu’au cou, décontracté au possible. La truite avait dégouliné sur un gâteau de riz. C’est vrai, quoi : c’est l’histoire de ma vie. Je suis nul.”

Il rit bruyamment de sa gaffe. Il rit, et ses hoquets sonores se perdent dans l’espace, s’amenuisent, s’éteignent. Les jambes pendantes, les mains ramenées sur le rebord du lit, la tête sur la poitrine, j’essaie de remonter à la surface.

Je suis nue. Je dors sans pyjama. Je cherche avec les pieds, puis trouve mes pantoufles bleues aux pompons en queue de lapin. Je les enfile. Je me lève lentement. Je

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pousse un long soupir qui racle mes poumons de fumeuse, et finalement je me dirige vers la salle de bain.

J’ai enfilé une robe de chambre bleu pâle et je grignote mon pain grillé en regardant les hommes de la station-service arriver au boulot. Je les surplombe du deuxième étage. Dans leur survêtement de travail, ils avancent à grands pas, vont chercher un seau d’eau, déplacent la camionnette de dépannage. On sent qu’ils aiment ce qu’ils font. Ils sont heureux. J’ai l’impression d’être un vieux monsieur grincheux accroché au rebord d’une gouttière, observant une bande de moineaux becquetant et jacassant.

Je suis également un chat angora au pelage admirable de blancheur. Je me penche au-dessus des poissons, mais ne peux pas les attraper car j’ai peur de salir mon iridescente fourrure. Une patte levée, je les regarde, puis me fige. Le temps passe, les poissons fuient. Le chat-statue à la patte levée reste exposé aux froids, aux pluies et à l’indifférence. Dans la boue et la suie, dans la noirceur des orages et la pâleur des neiges, il fait maintenant partie du paysage.

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En ville, le métro continue à hoqueter son cri de canard avant de démarrer. Les portes se referment dans un grand éternuement de ferraille. La foule grogne, et va, et vient. Les autos tournent en rond, sans fin.

Je grignote mon pain brûlé. Le regard fixe, je dois ressembler à une petite fille sourde qui ne comprend pas pourquoi les gens, soudain, se fâchent. Mes pupilles s’hypnotisent sur la branche poussiéreuse d’un érable. Dans un instant, il me faudra plonger dans ce monde où il est nécessaire de survivre. Les bas tirés sur des jarretelles, un complet vert me prenant bien la taille, j’aurai l’air d’une jeune femme parfaitement heureuse d’être en vie et d’avoir une profession. Il me faudra prétendre trouver agréable l’idée de passer huit heures par jour et cinq jours par semaine dans le même bureau. En hiver, j’y entre avant qu’il fasse jour. J’en ressors, qu’il fait déjà noir.

Pendant ces mois d’hiver, justement ; pendant que sous un dur ciel bleu, le givre s’accroche aux fils télégraphiques ; pendant qu’un moineau obstiné fait choir en s’envolant, la neige d’une branche ; pendant que les lacs dorment sous un scintillement de

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glace, que les chiens, dans les parcs, se poursuivent et se poudrent de blanc, pendant tout cela, penchée sur mon bureau en bois de peuplier, je travaille sur des fiches juridiques.

Oh, le lourd égoïsme de celles qui ont trouvé un mari pour faire cela à leur place ! Oui, je pense souvent au mariage. Je pense aussi parfois que je n’aurais pas le courage d’aimer vraiment un homme tout en vivant de son encagement volontaire. Il me faudrait le mépriser un peu pour aller prendre le thé à quatre heures de l’après-midi chez une amie pendant que le pauvre naïf se demanderait s’il n’a pas fait une erreur dans son évaluation de la marge bénéficiaire du deuxième trimestre pour les succursales du Manitoba.

J’avale la dernière gorgée de mon café, et je repousse la tasse vers le centre de la table, une tasse où scintillent des cristaux de sucre parmi lesquels se contorsionne un ruisselet de café au lait.

Retour vers la salle de bain, car c’est maintenant le rituel de la beauté ; rituel glacé d’une religion oubliée ; vieux prêtre dans sa cabane, accroupi devant l’encens et les dentelles ; vieux chercheur d’or agitant son tamis avec une obstination de désespéré ;

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vieux trappeur qui laisse ses pièges où seuls vont s’agiter insectes et graminées, et qui les retrouve chaque matin un peu plus rouillés et un peu plus morts.

Ce sont d’abord les dents : froide révolte des gencives, éveil des parois de la bouche ; puis la peau du visage : bienfaisante et consciencieuse promenade du gant de toilette et du savon jusqu’à ce que les oreilles rougissent et que le cou s’enflamme. Le corps entier enfin, renaissant à la vie sous l’eau volontairement réglée presque froide de la douche. Le déodorant : les coudes en l’air, et quelques secondes, pour laisser aérer le produit. Le brossage des cheveux : longs souvenirs des jours où ils auréolaient l’enfance et huit ans de bonheur, plage fine comme vison. Le maquillage : invisible masque entre moi-même et la réalité de la rue, puis celle, impitoyable, du travail au bureau. Parfum : chaque geste est un don, chaque pas un sillon, mais qui jamais a pu s’y laisser prendre ? N’est-ce pas, Madame Rochas ?

L’habillage : une blanche culotte, raidie de propreté. Un tailleur d’été vert printemps. Pas de soutien-gorge : ma poitrine est minuscule, et je ne m’en plains pas, loin de là. Des bas ? Non, j’ai changé d’avis :

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aujourd’hui il fera très chaud. Alors, des socquettes simplement et des chaussures basses pour aborder la ville et sa cohue.

Dans le sac à main : des pièces de monnaie, un peigne, un tube d’aspirine, le porte-monnaie, un tube de rouge à lèvres, quelques pastilles de menthe, deux ou trois Tampax, un carnet, un paquet de mouchoirs en papier, un crayon-bille et des jetons de métro. Je suis prête. Je n’ai plus qu’à partir. Les clefs sont sur la télé. Je les mets dans le sac. Je repasse par la chambre, attire le drap du lit vers l’oreiller, puis d’un coup sec, tue la radio. Silence… Je m’assieds sur le bord du lit.

Comme un acteur qui se prépare à entrer en scène, j’ai le trac. Tous les matins, je suis prête un quart d’heure trop tôt.

Je me relève, attrape mon sac à main et y cherche mes clefs. Je les repère entre le rouge à lèvres et le crayon bille. Je peux donc tirer la porte derrière moi en sortant : j’ai mes clefs. Tout va bien. Un dernier regard à l’appartement, au cocon où je dorlote ma solitude et ma fierté : il est temps d’aller au travail.

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En descendant l’escalier, j’essaie d’imaginer l’appartement sans moi. Les draps doivent encore exhaler cette odeur de sommeil et d’oubli dont ils sont imprégnés. Les senteurs du pain grillé, du café, du savon et du parfum doivent se mêler en une calme symphonie domestique offrant une apparence de bonheur et de paix. Une partie de moi reste engourdie entre ces murs pendant que le vrai moi affronte les éléments. Ce soir, je reviendrai, un peu plus fanée, un peu plus salie. Je reviendrai avec un gémissement de plaisir m’enfoncer dans cet espace restreint, composé de tout ce qui, dans ma vie, n’est ni combat ni esclavage.

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SEPTEMBRE 1947

Sur la vieille radio de la salle à manger, j’écoutais le concerto pour piano N°5 de Beethoven. N’étant jamais allée au concert, je ne connaissais de la musique que cette version aplatie, étouffée, que le pauvre haut-parleur du poste arrivait péniblement à filtrer. Les fesses sur le rebord d’une chaise, les coudes sur la table, les yeux à demi fermés, je me laissais néanmoins emporter par le souffle beethovénien. Mon cœur battait plus vite. Je pensais m’évanouir quand, atteignant le sommet d’une vague, je bondissais dans les airs et m’y maintenais un instant avant de retomber dans un jaillissement de violons. Ou bien, j’avais l’impression que tout mon corps se rapetissait, cessait de faire partie d’un cadre physique, cessait presque d’exister. Je demeurais, pur esprit, progressant sur la crête immatérielle d’un solo de piano. Pendant l’adagio, je contemplais, le cœur serré, de grands jardins mordorés où deux personnes qui s’aimaient devaient se séparer. Mon souffle devenait plus ample. J’aurais voulu partager mon gémissement intérieur avec un être doux, fort, sensible et réconfortant.

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Comme une épée coupant une tenture en soie, la voix aigre de ma mère déchira la musique.

“Ma petite fille, ma petite fille, pas si fort, voyons ! C’est vraiment pas le moment d’écouter de la musique. Y a tellement de choses à faire ! Ah là là là là là là !”

Je retombai dans la salle à manger avec un grand sursaut de frayeur. La tête me tournait, mes doigts tremblaient. Jeune animal blessé, j’agrippai le rebord de la table, et avalant ma salive, essayai, souffle court, de remonter à la surface. La crécelle reprit : “Nuala, je t’ai dit de baisser la radio.”

La radio ! Pour cet être rigide, Beethoven c’était « la radio », un instrument à bruit sans plus d’importance que celui dont se servent (on ne peut pas dire écoutent) les maçons ou les charpentiers derrière les miaulements de leurs scies ou les tambourinades de leurs marteaux. Hurle alors dans un coin le pauvre appareil déglingué, ayant perdu ses boutons de réglage, et nasillant sous les traînées de plâtre et de peinture. Je me levai lentement et allai fermer la fameuse radio d’un coup sec.

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“J’ai pas dit de la fermer, mais de la baisser.”

“C’est pas la peine de la baisser si on ne peut rien entendre.”

“Ne répond pas ! Tiens, va me chercher de l’herbe pour les lapins. Ça va te changer les idées de toutes ces fadaises.”

“Ce ne sont pas fadaises.”

Ma mère haussa les épaules, et avec un regard exacerbé où il y avait une longue habitude d’exagération théâtrale, elle déclama : “Mais si, ce sont des fadaises. En tout cas, c’est pas pour les gens comme nous.” Les gens comme nous… Qui étions-nous, étions-nous, les gens comme nous ? Des citoyens de deuxième classe ? Des mendiants au festin de l’homme riche, comme dans les évangiles ? Des exclus ? “Allons” reprit ma mère d’un ton plus doux “va vite ramasser de l’herbe pour les lapins.”

C’était là mon domaine, la tâche qui m’était traditionnellement dévolue. Tous les jours, j’attrapais le panier aux lapins, le couteau aux lapins, et traversant la cuisine, m’enfuyais vers les champs. Cette fois, en passant la porte, je levai le panier, et du revers

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de la manche, essuyai les larmes qui coulaient sur mes joues. Je ne détestais pas les lapins, car ils me fournissaient l’occasion de bien des heures de précieuse solitude. Mon panier au bras, je tournais à gauche sur un sentier en essayant d’éviter le contact avec d’énormes orties qui semblaient se pencher pour mieux vous griffer les mollets. Je passais ensuite sur une allée plus dégagée, longeais la maison des Ettrick, que mes parents leur louaient, et atteignais, parmi les chiendents et les bleuets, le grand tilleul aux senteurs pures couvert d’une fine mousse blanche, et qui, au printemps, bruissait de ses milliers d’abeilles. Quelques semaines plus tard, il laissait tomber silencieusement des ailettes parfumées.

Presque sous le tilleul, il y avait un puits dont le dessus était fermé de lourdes planches grises. Chaque fois qu’on tirait de l’eau, un seau, bien cabossé, attaché à une corde, mouillait la margelle de ses débordements. Pour le descendre il fallait d’abord soulever la première planche, celle en demi-lune. Au fond d’un tunnel vertical bordé de délicates fougères à rangées de points ocre, et alors que l’on recevait au visage une fraîcheur de source et de feuilles humides, on s’apercevait soi-même en contre-jour du ciel, vingt mètres

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plus bas, sur le miroir de l’eau. Sous l’autre planche, celle qui ne s’enlevait que tous les dix ans pour curer le puits, il y avait des araignées.

Sur les pierres en granit couraient parfois aussi de petits insectes noirs qui, lorsqu’on les dérangeait, redressaient agressivement la queue. J’avais essayé de me renseigner à l’école. Non : les instits ne connaissaient pas le nom de ces bestioles. D’après la maîtresse, je les avais imaginées, car enfin, tout le monde sait bien qu’il n’y a pas de scorpions en Irlande. N’ayant pas eu le courage de capturer un spécimen, et de le mettre dans une boîte d’allumettes, je n’ai jamais su si oui ou non il s’agissait de scorpions. Ce dont j’étais certaine, c’est que je n’avais pas rêvé. Ce dont je devenais aussi de plus en plus certaine, c’est que presque tous les adultes sont obsédés par le besoin de se sentir supérieurs aux autres êtres humains. Les enfants deviennent alors des proies faciles sur qui exercer leur mépris. À bonne école, ces mêmes enfants apprennent ainsi à rabaisser l’humanité entière.

Je passais un petit pont : deux planches au-dessus d’un ruisseau bordé de chardons, où s’étiraient dans le courant de séduisantes

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touffes de cresson. Je me penchais parfois sur la fraîcheur de ce petit monde qui, pour les animalcules qu’il abritait, représentait LE monde. Ce milieu était-il aussi paisible et silencieux qu’il en donnait l’impression, ou au contraire, n’était-ce qu’un microcosme en parallèle de notre monde, un petit univers gouverné lui aussi par la raison du plus fort ?

Le pont franchi, on arrivait dans le

premier champ, comme on l’appelait : un

demi-hectare de prairie en pente douce. Au bas, s’épanouissait une rangée de cormiers, le parfum doucereux des cormes attirant à l’automne les guêpes et les frelons. On s’aventurait quand même sous les branches afin de ramasser prudemment des fruits qui devenaient alors un dessert improvisé, surtout s’il était servi accompagné d’un filet de crème. Les adultes faisaient macérer les cormes dans du whiskey.

Sur un côté de ce premier champ, s’étirait une végétation épineuse, sorte de forêt-galerie miniature. Il s’agissait, disait-on, d’une ancienne grand-route. En débordaient les ronces et les ciguës. Les crapauds y poussaient de petits cris flûtés. Là où avaient cahoté les carrosses, galopé les coursiers, haleté les soldats et traînassé les mendiants de

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cent générations, se glissaient maintenant des furets silencieux, se nichaient des hiboux.

Arrivé en haut du premier champ on atteignait le deuxième champ, toujours en pente et beaucoup plus élevé. La vue s’y étendait au-dessus des cormiers. On apercevait alors les têtes de sapins du domaine Quennsell et les toits massifs du château qui grisaillaient comme une armure. Je me demandais souvent ce que les gens riches faisaient à longueur de journée. On les voyait arriver dans leur grosse voiture blanche, et repartir de même, sans un mot, sans un contact avec les habitants de la région. Ils s’absentaient des mois entiers. Leurs serviteurs disaient qu’ils étaient à Londres, Paris, Cannes ou Taormina. Ils avaient une petite fille du même âge que moi.

Plus loin encore, au-delà des toits de Quennsell, il y avait la mer.

Je remontais lentement du premier champ vers le deuxième. Ayant laissé le panier sur l’herbe, je passais la lame de mon vieux couteau tout rouillé sous le col d’un pissenlit ou d’un plantain, et lui coupais la tête en tournant d’un coup ferme. Quand j’en avais une demi-douzaine à la main gauche,

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j’allais les jeter dans le panier puis recommençais jusqu’à ce qu’il y en ait assez pour nourrir trois gros lapins à l’inextinguible appétit. Ils avaient aussi droit aux épluchures de légumes, telles les cosses de petits pois ou les fils de haricots verts. C’était du recyclage avant la lettre. Nous y aidaient aussi dans cet effort inconscient pour sauver la planète le guano des poules, la litière des lapins, la pile de compost et même la fosse des toilettes, c’est-à-dire de la « petite maison dans le jardin » dont l’onctueuse merde contribuait, après six mois de maturité, à nous redonner de merveilleux fruits et légumes.

Peu après mon altercation avec ma mère, je me retrouvai seule, un jour, à la maison. Mes parents étaient partis en ville et m’avaient recommandée d’être bien sage. Bien sage ? Mais qu’aurais-je pu faire pour ne pas l’être ? Je n’allais tout de même pas me mettre à casser la vaisselle ou déchirer les rideaux. Cependant, une immense sérénité, comme de l’encre dans un buvard, s’épanouissait dans mon âme. La maison, soudain calmée, n’existait plus que pour moi. Des rayons de soleil, déversés par la demi-lune de la porte d’entrée, venaient s’affaler jusque sur les marches de l’escalier. Le chat aux yeux de mandarin, les infimes

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craquements des meubles et de la charpente, tout cela n’existait plus que pour moi. Je parcourus mon domaine lentement, allant du grenier qui sentait la souris, au débarras où l’on entassait le bois de chauffage ; de la chambre d’amis flairant la lavande et la naphtaline, à la salle à manger où dominait la vieille horloge et son balancier en laiton : un royaume temporaire qui me donnait des illusions de puissance et de possession. Je touchais, je regardais avec des yeux de propriétaire… enfin, pas exactement car je ne confondais plus depuis longtemps le rêve et la réalité. Je ne fantasmais pas sur la maison de mes parents, mais sur les sensations que me donneraient plus tard le fait d’être seule dans MA maison, une maison qui serait avant tout silencieuse. Je n’imaginais pas devoir un jour partager avec quelqu’un l’endroit où je choisirais de vivre.

Je passais d’une pièce à l’autre sans bruit pour ne pas commettre le sacrilège de briser un silence dont s’enivrais mon âme. Le cœur battant, je finis par m’accouder à l’une des fenêtres de la salle à manger. De l’autre côté de la vitre, des roses s’avançaient comme pour me caresser le nez. Je songeai un instant à chercher un programme de musique classique à la radio, et à le mettre à pleine

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puissance, comme un cri de triomphe et de revanche. Mais non : le silence était vraiment trop précieux. Je ne voulais pas le détruire. Je remontai lentement dans ma chambre, et là aussi m’approchai de la fenêtre. Sur la droite, j’apercevais les toits du château de Quennsell ; devant moi, une prairie bosselée où affleuraient d’énormes blocs de granit, restes de quelque monument mégalithique disloqué par le fanatisme religieux ; prairie ingrate où les ajoncs se rassemblaient en sombres masses. Ailleurs, près de la raideur des hautes herbes, s’effilochaient de menues notes de bruyère. Au bas de cette prairie commençait le domaine de Quennsell : arbres centenaires vert sombre d’où çà et là se détachaient les formes graciles de branches d’orme évoquant les tapisseries médiévales avec leurs tours à échauguettes et les chiens élégants couchés aux pieds de dames au regard vide.

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OCTOBRE 1963

J’entre dans le bâtiment administratif. Je dis bonjour à la réceptionniste – une grosse fille au sourire à la fois narquois et niais – puis je m’enfonce entre les bureaux vert foncé, et atteins finalement la petite cage où monsieur Cathran et moi dévidons nos journées.

C’est une pièce longue et étroite. Pour faire « moderne » les parpaings apparents du mur ont été simplement peints en jaune. Au fond, il y a une cloison vitrée derrière laquelle monsieur Bombasco, un immigrant italien, fume des cigares, boit du café et entretient d’interminables discussions avec ses subordonnés. Je ne connais pas le vrai nom de ce Bombasco… Macho vulgaire jusqu’à la moelle, il est, paraît-il, assez fier de ce surnom que d’autres auraient considéré comme une insulte. On l’entend grasseyer lourdement, monotonement, puis soudain éclater d’un rire dur, un peu forcé, un peu sale. Un jour pourtant, j’avais mentionné en passant dans un couloir que l’Italie avait la réputation d’être le plus beau pays du monde. Bombasco passait près de moi. “Ah non, alors !” Se mit-il à rugir. “On voit bien que vous n’avez pas

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grandi à neuf personnes dans un deux-pièces avec les chiottes au fond du jardin.” J’avais envie de répondre Mais nous aussi on avait les

chiottes au fond du jardin. Il continuait : “Quand

on quitte ce pays de merde, on secoue la poussière de ses sandales. Jamais je n’y retournerai.”

Je n’ai pas pu m’empêcher d’ajouter : “Même pas en vacances ?” Il s’éloigna sans répondre, mais non sans laisser derrière lui sa forte odeur de cigare. Je ne savais quoi penser. Me revenaient en tête les descriptions de voyageurs et les rares photos entrevues dans Woman’s Way : villages perchés sur des collines, pins parasol se détachant à la crête d’une ondulation campagnarde, longs repas al fresco sous les vérandas au milieu des rires et de l’appréciation bruyante d’un osso bucco ou d’un pollo cacciatore accompagné d’un gouleyant vin rouge, comme on en trouve ici dans les restaurants italiens de Toronto. L’enfance nous forme ou nous déforme. Moi, j’ai fui l’Irlande pour échapper à… quoi ? À la pauvreté ? Non : pas à l’abjecte pauvreté, pas à la misère, mais à une médiocrité financière immuable. C’est pour cela que je travaille ici, dans ce bureau étroit aux cloisons caca d’oie.

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Sur le mur de gauche, il y a deux petites fenêtres horizontales en verre cathédrale. Derrière le mur de droite : un climatiseur en été qui devient chaufferie en hiver. Il gronde sourdement quatre heures sur vingt-quatre. Le bureau de monsieur Cathran fait face au mien. La pièce est si exiguë qu’il n’a pas été possible de les disposer autrement.

Je sais que je ne suis pas aimée au travail. Il m’est impossible de prendre le moindre intérêt aux conversations qui ont lieu à la cantine, au déjeuner ou pendant les poses café. Ne me passionnant ni pour les marques de lessive, ni pour les bébés, la pêche, la chasse, le foot ou le hockey sur glace, on me dit fière. On me méprise. Je ne suis pas de leur monde. Je n’aime pas la neige, ai-je eu le malheur de dire un jour. Pourquoi ne pas retourner en Irlande, alors ? D’ailleurs, décréta un grand maigre aux yeux de cheval emballé, la neige n’a jamais fait de mal à personne. En hiver, les Canadiens se font fort d’aimer la neige. En été, ils ne vont pas jusqu’à dire qu’ils aiment les moustiques, mais ils prétendent qu’ils n’y font pas attention. Il leur faut, après tout, justifier leur présence sur cet endroit mélancolique et nu de la planète ; mais comme, au fond d’eux-mêmes, ils détestent à la fois la neige et les

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moustiques, voilà deux sujets de conversation qu’un immigrant ferait bien d’éviter.

Monsieur Cathran, en dépit de sa passion pour la pêche et pour le nord (pas le grand nord, juste la région de Parry Sound à deux ou trois cents kilomètres de Toronto) me voit d’un œil plus doux. Je crois que je l’intrigue. Pas très heureux en mariage, semble-t-il, Cathran envie peut-être mon indépendance. Nous sommes deux malheureux qui s’envient l’un l’autre. Pourtant, je voudrais bien, comme lui, être mariée, avoir une maison à moi, une vie stable et des goûts simples. J’aimerais prendre plaisir, comme il le fait, à inviter quelques amis afin de regarder un match de hockey à la télé en buvant de la bière… mais je sais que je n’y arriverai jamais.

Il m’a un peu tiré les vers du nez ; alors, il sait que j’aime la musique classique. Dans sa famille, on passe de My fair Lady au rock and roll. Le reste est ignoré ou ridiculisé. Il fut un temps, m’a-t-il confié, où étudiant en droit, il ne dédaignait pas les concerts et les opéras. Vingt ans plus tard, il est encore sous le charme de « L’invitation à la valse » ou de « Lucia de Lamermoor ». Il aimait aussi les

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films des grands réalisateurs de cette époque : Orson Welles, Alfred Hitchcock, Serguei Eisenstein et bien d’autres… Maintenant, sa pleurnichante tribu et son épouse à la fois débordée et énervée lui imposent les films qu’ils veulent aller voir et la musique qu’il doit subir. Pas un instant de silence dans la maison où la télévision et les marmots hurlent à qui mieux mieux sur accompagnement de récriminations. Je sais qu’il aimerait bien m’inviter chez lui, ne serait-ce qu’une fois, mais je sais aussi qu’il ne le fera pas. Il aurait honte des bourrelets de graisse et de la mauvaise humeur de sa femme, du vacarme des gosses et de l’odeur de nourrisson qui, me confesse-t-il, s’est incrustée jusque dans les murs et les meubles.

“Hé ! Nuala, vous ne sortez pas assez. Vous avez besoin de vous faire des amis. Vous n’avez rien à me raconter quand vous revenez au bureau le lundi matin.”

Je souris poliment. Malgré sa gentillesse, il pense peut-être à ces prouesses sexuelles – probablement imaginaires – dont Bombasco et ses congénères font leurs délices. Comme si une femme allait se confier à un homme pour ces choses-là ! Mais qu’en sais-je vraiment puisque, de toute façon, je

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n’aurais rien à raconter ? Je suis dans la situation d’une personne qui parlerait voitures alors qu’elle n’a même pas son permis. Si l’on me demandait quels sont mes centres d’intérêt, je répondrais musique classique, bien sûr, mais je n’ai jamais étudié le solfège, et je ne joue d’aucun instrument. Je peux seulement me qualifier de mélomane. Même chose pour la lecture et le cinéma. Je broute à la surface de la culture sans y participer. J’envie ceux qui s’adonnent passionnément à un jeu, une technique, une exploration ou une science. Pourquoi ne puis-je développer une obsession dévorante pour les dinosaures, les plantes d’appartement ou la natation ?

Cathran continue : “Je ne sais pas, moi. Il y a des associations de jeunes femmes. Vous êtes catholique, je crois ?”

Il a dû voir mes épaules se raidir de dégoût, mes yeux se fermer à-demi, mes lèvres se serrer. S’il connaissait un peu mieux l’Irlande, il ne s’aventurerait pas sur ce terrain. Depuis des années je me répète qu’il ne faut pas blâmer les autres pour ce qui nous arrive, mais serais-je ce que je suis sans la lourde hypocrisie de l’église catholique ? Cathran se racle la gorge : “Il y a d’autres

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choses… Tenez, faites-moi plaisir : je vous invite à l’exposition de photos qui se tient à la galerie Moos en ce moment. On ira samedi après-midi. Je dirai à ma femme que j’ai du travail au bureau. Elle va hurler, mais vous, ma petite, il faut absolument vous sortir de votre coquille ou vous allez finir à l’asile.”

Je frémis quand il prononce le mot « asile ». J’ai envie de me redresser de toute ma hauteur et de lui dire : “Cher monsieur, je vous serais reconnaissante de bien vouloir vous mêler de vos affaires.” Mais, tel un prisonnier torturé qui signe une confession ridicule, je suis si lasse que je me laisse convaincre. Je lui souris faiblement. Ce bon gros a raison, au fond. Je ne saurais dire pourquoi, mais j’ai la certitude qu’il n’essaie pas de me draguer. Une différence de vingt ans suffit-elle à créer un instinct paternel ? Non, même pas : il est sympa, c’est tout. Alors, d’accord pour la galerie Moos.

Les larges surfaces vitrées de l’entrée reflètent en milliers de taches lumineuses les mouvantes couleurs de la circulation et des piétons. Il pleut. La rue chuinte sous les pneus et, luisante, dégage une humide odeur d’essence. Nous sommes arrivés devant la galerie. Bien peu de gens à l’intérieur. Nous

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entrons. La porte se referme derrière nous avec un chuintement de feutre, et nous pénétrons dans un monde merveilleusement isolé de la ville, un cocon où des relents de colle se mêlent aux senteurs acidulées de plantes fraîchement disposées devant les colonnes. Une grosse dame essoufflée, chapeau blanc, chevilles gonflées, progresse lentement, péniblement, d’une photo à l’autre. L’air faussement dégagé, deux étudiants aux longs cheveux caquètent en aspirant la fumée de leurs extra-longues cigarettes. Dans un coin, assise en face d’une petite table en bois blanc, une jeune femme signe des paperasses. Elle est magnifique de jeunesse et de fraîcheur. On dirait une lycéenne, et pas n’importe quelle lycéenne ; on dirait… Carolyn. Mon esprit vogue à la façon d’un nuage de fumée qui se disperse au gré du vent. J’ai envie de prendre cette jeune femme dans mes bras, de la serrer contre moi, et de ne jamais la laisser partir. Je dois arrêter de la regarder fixement : elle me croirait fort impolie si elle s’en apercevait.

Cathran et moi progressons de panneau en panneau. Avant d’arriver à la galerie, il m’a payé une tasse de chocolat. J’ai eu envie de l’embrasser sur les deux joues ; pas à cause du chocolat, mais parce qu’il n’a pas l’air d’être

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comme ces hommes qui, ayant décidé de faire quelque chose, la font, puis s’en vont ; les mêmes qui ont horreur de s’arrêter sur les aires de repos d’autoroute pour se détendre. Cathran paraît plus malléable, plus disponible, plus décontracté. Il sait s’arrêter, lui. Il est, je le sens, tenté de se laisser aller à des digressions. Lorsqu’il est en vacances, je l’imagine volontiers quittant la grand’ route pour prendre un chemin de campagne, rien que pour voir où cela mène.

Un peu effrayé de son audace, il est là, près de moi, dans la galerie, goguenard, défiant à distance la tyrannie de sa famille, se balançant d’un pied sur l’autre comme un ours sorti de sa cage et qui, en liberté, ne sait que répéter le dandinement de ses années de prison.

Tout à l’heure pourtant, il a réellement oublié. Moi aussi. En face de nos tasses de chocolat au Lothean Mews, un café en terrasses entouré d’arbres et de boutiques, il est redevenu un instant le jeune homme charmant de ses années sauvages. Il a parlé politique. Il a joint les mains, et levant les yeux au ciel, il a chanté sur l’air de la liturgie grégorienne : “De Pearson et Diefenbaker, délivrez-nous, seigneur !” J’ai ri, soudain

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capable d’être moi-même, d’oublier le passé, d’oublier le futur ; capable, comme une enfant, de jouir du moment présent avec une intensité éternelle. Il y avait la buée mauve du chocolat, sa mousse où flottait un peu de crème, sa course veloutée des lèvres à la gorge. Il y avait les gens autour de moi, assis sur leur chaise de métal, immortels eux aussi, buvant, riant.

Nous nous arrêtons devant l’un des panneaux. La photo représente une petite fille se penchant pour respirer un œillet. Perfection en noir et blanc d’un sujet plutôt banal. On y sent malgré tout la fraîcheur d’un dimanche matin, le savon, l’eau de Cologne, les habits frais et neufs, la tendresse rebondie d’une peau tachée de rousseur. Je murmure : “Excellent !”

“Pourtant, je vous assure, je n’ai pas l’intention d’avoir des enfants.” La jeune femme qui était assise au bureau se tient maintenant près de monsieur Cathran. Le cœur bondit dans ma poitrine, et je rougis jusqu’aux oreilles. Je capte également les effluves de son parfum ; assez cher, me semble-t-il. Elle sourit franchement, mais sans ouvrir la bouche, ce qui lui plisse les

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paupières, et lui donne l’aspect d’un diablotin qui vient de commettre une énormité.

“C’est vous qui avez pris ces photos ?” demande Cathran.

“Celle-là, oui, mais pas toutes. Nous sommes cinq exposants.”

Je renchéris : “Félicitations : elles sont superbes.”

“Je n’ai pas beaucoup de succès. En général, les galeries préfèrent les sujets torturés, les effets spéciaux…”

“Pas beaucoup de visiteurs, en effet.” “Heureusement que j’ai ce que mes parents auraient appelé « un vrai boulot », autrement je crèverais de faim.”

“Et ça consiste en quoi ?”

“Je travaille pour la compagnie du gaz. J’ai une licence en droit. Je m’occupe des petits problèmes qui se posent lorsqu’on a besoin de creuser des tranchées sur des propriétés privées pour y poser des tuyaux. Ça n’a pas l’air très folichon, mais c’est intéressant parce que je me déplace

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beaucoup. J’aime aller voir les gens, essayer de les apprivoiser. Ça me sort du bureau. Et vous ?”

“Je suis secrétaire dans un grand cabinet juridique. Rapports légaux, la plupart du temps. C’est donc un peu aussi notre rayon, à toutes deux, n’est-ce pas ?”

Cathran me regarde avec un sourire en coin. Il finit par grommeler : “Nuala est une secrétaire exceptionnelle. Elle pourrait me remplacer, et personne ne s’en apercevrait. C’est même un peu effrayant quand j’y pense.” Il s’incline vers la jeune femme avec des airs de conspirateur : “N’allez rien dire à mon patron, surtout. Il serait capable de me virer. Mais vous devez être Lesley Relm. C’est le seul nom féminin sur la liste des photographes.”

“En effet. Et vous, Nuala, vous êtes irlandaise, n’est-ce pas ?”

“Les accents ne mentent pas. Et vous ? Écossaise ?”

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Cathran demande : “Vous en avez encore pour longtemps à monter la garde ici ?”

“Cinq minutes. Andrew doit venir me remplacer.”

“Allons prendre un verre tous les trois, si vous avez le temps.” Il tend la main : “Je m’appelle Ralph Cathran, mais appelez-moi Ralph, tout simplement.”

Pendant qu’ils se serrent la main, je ne peux m’empêcher d’ajouter : “Moi, je dois être de la vieille école. Jamais je ne pourrais l’appeler Ralph. Après tout, c’est mon patron.”

Il reprend : “Ça viendra, ça viendra. Il n’y a pas assez longtemps que vous êtes au Canada. Ici, tout le monde emploie les prénoms. Mais je comprends. J’ai déjà eu des collègues du vieux continent. Les prénoms, ça vient tout seul, avec le temps.”

“Quel est ton nom de famille ?” me demande Lesley.

“Sheerin. Assez peu commun. Le seul dans l’annuaire, en fait.”

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Le lendemain, allongée sur le divan, j’attends les premières notes du concerto pour la main gauche de Maurice Ravel. Le temps est frais ; les feuilles roussissent déjà ; l’hiver est au coin de la rue, et dans quelques semaines nous aurons droit aux passe-montagnes, hockey sur glace, journées courtes, maisons surchauffées, trottoirs glissants et pneus à neige miaulant sur la chaussée.

Pour l’instant, le ciel est ravissant, car clair et pâle. Malgré l’envie que j’en avais, je n’ai pas eu le courage d’aller à Edwards Gardens, mon parc préféré. J’ai laissé le poison de la paresse paralyser mes muscles et mon cerveau. Après avoir déjeuné d’un restant de porc froid et deux œufs sur le plat, j’ai apporté mon café dans la salle de séjour, l’ai posé sur la table basse, et j’ai feuilleté les programmes de télévision, ainsi que l’édition dominicale du Globe and Mail. Puis je suis allée mettre un disque sur l’électrophone, et poussant un grand soupir de chien blasé, je me suis allongée sur le sofa.

Tout revers a sa médaille. Malgré ma solitude et la vie apparemment absurde que je poursuis, j’ai gagné le rare privilège de pouvoir écouter de la musique. Cela peut

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paraître bien banal à ceux qui peuvent le faire quand ils le veulent, mais pour moi c’est une amère victoire. De la maison de mes parents, où le moindre son harmonieux était banni, je me suis retrouvée pensionnaire au collège. Là, si l’on excepte les sempiternels exercices de piano de ces demoiselles, il n’y avait pas moyen d’écouter quoi que ce soit. Plus tard, à Londres, j’ai connu une certaine indépendance, mais j’étais en colocation et devais subir ce que choisissaient mes colocataires, au demeurant fort sympathiques toutes les deux. J’ai beau aimer Ray Charles ou Chubby Checker, ils ne supportent guère la comparaison avec Khatchatourian ou Gounod. Il m’arrivait d’aller à des concerts gratuits. Pas question, en effet, d’acheter un billet pour le Royal Albert Hall ; encore moins Covent Garden. Mon salaire de misère n’aurait pas résisté.

Mon salaire, ici, au Canada, m’a permis d’acheter un équipement stéréophonique de qualité. Vivant en appartement, je ne peux pas lui donner beaucoup de puissance, mais la qualité du son est réelle. J’aime l’intimité, le calme et la sécurité d’un appartement bien à moi. Je sors de moins en moins. Il faut, en effet, composer avec le brouhaha inconfortable de la foule, les piétinements à

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l’entrée et à la sortie des théâtres, l’aller-retour en métro, la course sous la pluie, le nez rougi de froid, les chaussures mouillées. Ajoutons la fatigue, la tension nerveuse et la dépense physique de tout ce rite compliqué.

Je ne me suis pas habillée. À quoi bon, puisque je n’ai pas l’intention de sortir ? J’ai simplement passé une robe de chambre unie et blanche sur mes sous-vêtements. Je presse ma joue contre la couverture écossaise étalée sur le sofa. Intérieurement, je souris. Ce Canada si dur, si provincial, m’a tout de même donné, après des années de frustration et de larmes, un électrophone de qualité, un appareil que d’aucuns trouveraient bien ordinaire car ils le possèdent sans l’apprécier et presque sans le savoir, mais qui reste le symbole de ma liberté.

L’aiguille du tourne-disque descend. La musique commence. Je ferme les yeux, et me prépare à jouir de l’évasion qu’elle me procure, comme d’autres jouissent d’une drogue. Un doux oubli de moi m’enveloppe et m’isole. Je ne suis plus à Toronto, au deuxième étage d’un immeuble de Gloucester Street. Je suis quelque part en un pays méditerranéen où de pâles roses s’agrippent aux colonnes des patios pendant

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que fontaines et cigales susurrent dans les premières chaleurs de la matinée, et que la sèche odeur de pin maritime se mêle à celles, intermittentes, de thym et de lavande. Au loin, bien sûr, et comme toujours, la mer, ma grande privation. Pourquoi a-t-il fallu que je pense à la mer ? Elle est le sang et la vie de mon âme, sang et vie des paysages irlandais, si variés, si humains dans leur constante offrande de beauté ! J’ai quitté tout cela car j’avais l’impression de foncer sur une voie sans issue avant de m’écraser contre un mur. J’ai quitté Carolyn pour les mêmes raisons, et je lui ai brisé le cœur. J’ai brisé nos deux cœurs.

La veille de mon départ pour le Canada, je suis allée, suivie de mes parents, offrir à la mer une dernière visite. Mon père, marchant lourdement, plissait les paupières pour scruter tour à tour les falaises et les bateaux de pêche. Cet intérêt soudain était trop artificiel pour cacher sa tristesse. Ma mère, habituellement si acariâtre, était devenue douce et calme. Pourquoi fallait-il que je parte pour qu’il en soit ainsi ? Pour la dernière fois, j’admirais le va-et-vient iodé du varech, le manège criard des goélands et le scintillement des puces de mer sur le sable. Le vent chuintait dans les replis déchiquetés de la

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côte, et agitait les herbes qui en duvetaient les crêtes. Maman, la tête enveloppée d’un foulard, m’avait prise en photo pendant que Papa se mouchait bruyamment. Dans ce doux instant de pardon mutuel, j’avais pressenti la nudité, la monotonie et la désespérance des paysages canadiens.

La réalité dépassa en laideur tous les efforts de l’imagination. Je trouvai en Ontario un désert ondulant. Les déprimantes petites villes et leurs maisons en bois à la peinture écaillée, suaient l’ennui et la médiocrité. Ce désert était découpé en rigides carrés de terrains entourés de clôtures rébarbatives hérissées de panneaux : Propriété privée, défense

d’entrer. Presque tous les endroits qui

présentent une certaine valeur esthétique sont interdits au public. Les autres attirent tant de monde qu’en ce pays immense, l’un des moins peuplés de la planète, il est pratiquement impossible de trouver un coin de nature qui ne soit ni privé ni envahi de visiteurs. Le bord des lacs est privé. On veut aller voir un lac ? On ne voit que l’arrière des maisons qui le bordent. Seuls les parcs provinciaux offrent la possibilité de s’approcher de l’eau. Il faut alors payer le privilège de s’asseoir sur l’herbe en compagnie de cent mille autres citadins à la

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recherche d’un coin tranquille. Comparé à la splendide générosité des paysages irlandais, le sud de l’Ontario n’est guère qu’un terrain vague. J’ai souvent imaginé ce que les Canadiens ou les Américains auraient fait des rivages irlandais. Des falaises privées succédant à des plages privées auraient partout occulté la vue sur la mer. Il faut bien, n’est-ce pas, barrer le chemin aux indésirables : infirmières, instituteurs, secrétaires et autres ignobles créatures.

Au début, et dès que j’ai pu m’acheter une voiture, j’ai parcouru la région dans tous les sens, recherchant presque inconsciemment une plage ensoleillée, propre et tranquille, et qui appartînt à tout le monde, ou encore un champ au flanc d’une colline dont il aurait suffi de pousser la barrière pour aller jouir d’une belle vue. Naïvement, j’attendais, à chaque tournant de la route, un petit restaurant ombragé de platanes, avec spécialité de la maison et tonnelles entrelacées de plantes grimpantes. Je cherchais une rivière aux berges fraîches où l’on aurait pu se promener sur un chemin de halage ombragé de peupliers. Encore maintenant, trois ans après mon arrivée, je continue à vouloir retrouver un peu de cette

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Irlande où le niveau de vie est bas, mais où la beauté s’offre à tous.

Et pourtant, comme des centaines de milliers d’immigrés avant moi, je reste au Canada. Pour un charmant appartement bien à moi, pour des habits élégants et abordables, pour une voiture, un téléphone, une télé ; pour un travail bien payé, j’ai choisi le confort, et j’ai renoncé à la beauté. Est-ce une forme de prostitution ? Me suis-je trahie moi-même ?

Heureusement, il y a Toronto. Les rues, larges et droites, ne changent pas brusquement de nom comme elles le font, par exemple, à Pittsburgh. Il n’y a ni Harlem ni Watts, du moins pas encore. Le tout est relativement propre, relativement détendu et à l’échelle humaine, tout en restant une grande ville. Cafés à terrasse, restaurants chinois (évidemment) mais aussi français, grecs, hongrois, espagnols et autres.

On frappe à ma porte. Cela me mets mal à l’aise, me fait presque peur, car je n’ai jamais de visiteurs. Ce doit être le concierge apportant une circulaire pour l’immeuble, ou venant m’annoncer que l’on va couper l’eau ou encore l’électricité pendant quelques

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heures pour effectuer des travaux. Je me lève, et vais ouvrir.

Plissant son visage rondouillet d’un sourire auquel on ne résiste pas, Lesley est appuyée au chambranle, et me regarde malicieusement. Elle porte une robe violette sans manches, droite, toute simple et cependant fort élégante qui s’arrête juste au-dessus des genoux. Pendant quelques secondes, je la fixe sans comprendre, car enfin on n’arrive pas chez les gens comme cela, on téléphone, on prévient ; mais la joie de vivre émanant de toute la personne de Lesley annihile les élans conformistes qui me raidissaient, si bien que je suis enchantée de cette visite inopinée. Je ne dirais pas que je m’ennuyais ou que je souffrais de la solitude ; je ne le dirais pas, mais alors je me mentirais à moi-même. J’invite Lesley à rentrer.

Elle regarde l’électrophone. “Mais c’est de la grande musique que tu écoutes là !” S’exclame-t-elle, alors que j’éteins l’électrophone. “Moi, je n’y connais rien mais les gens qui écoutent de la musique classique m’intimident toujours.”

“Tu n’es pas de ceux qui pensent que c’est du snobisme, alors ?”

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“Si on se met en robe du soir, et si on arrive à la salle de concert en limousine, peut-être, mais quand on l’écoute seule, ça m’étonnerait.” Elle s’assied sur le sofa sans y être invitée, envoie valser ses mocassins sur le tapis, et replie ses jambes sur les coussins ; jambes élégantes et sensuelles. Sa robe remonte presque jusqu’à la culotte. Comme dans la galerie de photos, je dois me retenir pour ne pas me laisser hypnotiser par ces jambes, ne pas imaginer mes lèvres courant sur le galbe des cuisses.

Il y a un côté masculin chez Lesley : l’énergie et le sans-gêne d’un garçon manqué. En même temps, un charme féminin qui me bouleverse : une minceur idéale et une souplesse de roseau. Lesley donne l’impression d’être douée d’une aisance naturelle que rien ne saurait altérer. Je l’imagine très bien blaguant avec des personnages que l’on dit importants ; avec John Kennedy, qui apprécierait certainement sa silhouette, ou Jean XXIII qui aimerait son naturel et sa gaité ; et elle prétend que ceux qui écoutent de la musique classique l’intimident ? Comme quoi, face à des situations différentes, on peut être tour à tour craintif et assuré. Je suggère : “Une tasse de thé ?”

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“Volontiers. C’est gentil chez toi. J’aime beaucoup ce petit tableau. C’est fait par quelqu’un que tu connais ?”

Mais je ne connais personne ; tout au moins personne d’ « important ». Lesley, en revanche, semble faire partie du tout Toronto. Elle n’en a rien dit, mais je le sens. Cela émane de sa personne, comme la sérénité peut émaner de certains moines.

Lesley parle des gens qu’elle a connus, et qui la fascinent. Pas de personnes célèbres, en tout cas. Elle a rencontré un petit diamantaire, et s’est informée de sa vie. Il a expliqué qu’il n’y a plus de travail de nos jours pour les gens comme lui. Tailler des diamants, c’est tout ce qu’il sait faire. Il parle, il parle, et ne comprend pas pourquoi cette jeune femme s’intéresse à sa vie. Elle le prend en photo, promet de le revoir. Il sourit tristement, et n’y croit pas. Puis un jour elle le revoit, et lui paye l’apéritif.

“Pourquoi me dis-tu tout cela ?” Car enfin, c’est bien joli, mais il y a une certaine dose de vantardise là-dedans. Est-ce qu’elle en invente la moitié ? Où veut-elle en venir ? Je scrute le visage de cette étrangère assise sur mon sofa, chaussures envoyées sur

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le tapis, jambes repliées et jupe relevée. “Pourquoi ?” dit-elle en regardant le plafond comme pour y chercher une réponse “Mais c’est parce que je t’aime bien, et c’est parce que j’ai deviné que tu es le bourreau de toi-même, et que cela te rend extrêmement malheureuse.” Son regard, maintenant, se porte sur moi “J’ai senti que tu étais très intelligente ; beaucoup plus intelligente que moi, j’en suis sûre ; beaucoup plus instruite aussi. Je voudrais que nous soyons amies. Tu serais d’accord ?”

Est-elle lesbienne ? Je sens, une fois de plus, mes joues rougir comme sous la bouffée brûlante d’un four qu’on vient d’ouvrir. Je pense à Carolyn, mais c’était il y a bien longtemps. On m’a toujours dit que les aventures entre jeunes filles ne portaient pas à conséquence, que cela passerait en arrivant à l’âge adulte. Pourtant, je n’ai rien oublié. Carolyn habite en moi, à la fois comme un grand bonheur et comme une torture. Elle m’a transmis le don de voir les femmes telles que les hommes les voient, et de les désirer comme ils les désirent.

Lesley aussi a dû connaître l’amour entre adolescentes ; et chez elle aussi, cela dure encore. Je l’attire. C’est flatteur, mais

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cela ne correspond plus au moi que je voudrais être. L’idéal pour une femme n’est-il pas de se trouver un mari ? Le poids de la famille et de la société nous dit que c’est la voie normale, la voie toute tracée.

Je regarde Lesley. Mes yeux descendent de son visage aux hanches. Je remarque son ventre parfaitement plat. J’imagine la douceur de la peau sous la robe, mais il est possible que je me trompe. Sa remarque sur l’amitié n’est peut-être que l’expression d’une nature enthousiaste et gamine. Et puis, elle est photographe. J’avais déjà rencontré un photographe à Londres. Ce jeune homme, bourré de talent, amoureux de sa petite amie, n’avait pas peur de le dire quand il trouvait qu’un homme était beau. Aucune trace d’homosexualité là-dedans. C’est le photographe qui s’exprimait. Est-ce ainsi que Lesley me dévisage ?

Je ne sais plus quoi dire. Ma gorge est serrée. Même en admettant que la requête d’amitié soit des plus innocentes, il existe un autre obstacle : dans ma sainte famille, les mots amour et amitié étaient décrits comme des grands mots. On les accueillait seulement avec un sourire sceptique au coin des lèvres.

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sentiment que l’on trouve dans les romans ou dans les films, pas dans la vie. Amour… parlons-en, ou plutôt n’en parlons surtout pas, à moins qu’on y ajoutât rapidement, précipitamment de ses parents, de ses enfants ou mieux encore de la sainte vierge, du petit Jésus… Autrement, c’était un mot sale, un point, c’est tout.

J’ai beau condamner cette mentalité, j’ai beau m’en être séparée de six mille kilomètres, le fait de parler d’amitié, comme cela, tout de go, me semble aussi embarrassant que si, au bureau le regard de monsieur Cathran était remonté sous ma jupe. Finalement, du bout des lèvres, je murmure à Lesley que oui, j’accepte son amitié. Je dois avoir cet air niais qu’adoptent les saintes nitouches… mais en fin de compte, c’est bien ce que je suis : une sainte nitouche, et agréablement étonnée de voir que Lesley semble l’avoir compris. Elle me fixe avec des prunelles de naja hypnotiseur. On dirait qu’elle a décidé de percer, de pulvériser cette coquille de conformisme et de souffrance qui étouffe mon âme. Moi, petite fille adulte, je semble exercer sur Lesley une fascination qu’elle ne cherche pas à cacher. Elle souhaite que nous passions

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ensemble à peu près deux soirées par semaine.

Elle commence à se raconter, disant qu’elle va peut-être me choquer. Elle me fait peur mais je tombe des nues quand elle dit que, bien au contraire, c’est moi qui lui fait peur. Elle répète que je suis plus intelligente qu’elle, mais qu’elle a besoin d’une amie qui enrichisse sa vie, et à qui elle puisse tout dire.

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NOVEMBRE 1963

Tous les mardis soir, vers dix-neuf heures, je rends visite à Lesley. C’est devenu une tradition. À cette heure, dans les rues, déjà presque désertes, je conduis ma Rambler gris acier. Comparée aux autres voitures, elle est décrite ici comme « petite », alors qu’en Irlande, avec son moteur de 3 litres, elle serait vue comme une grosse. Chaque fois que je la sors du garage souterrain (à cent mètres de chez moi) le doux grasseyement de ses six cylindres et le souple fonctionnement de la boîte de vitesse automatique me donnent un intense frémissement de plaisir.

Je longe la rivière Don, ses arbres et ses pelouses, et je tourne dans la cour de la maison où loge Lesley. Souvent, je suis en avance, et j’écoute une station de musique classique pour tuer le temps. S’il fait beau, il m’arrive d’aller faire un tour à pied.

Les visites à Lesley sont devenues comme une tradition. Délicieusement horrifiée, magnétiquement attirée par mon amie, je contemple une vie si différente de la mienne que, de semaine en semaine, je me détends, et par osmose, commence à évoluer.

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J’en fais autant au travail. Même les petites secrétaires, grasses et puériles, qui jacassent d’un bureau à l’autre, s’en sont aperçues. Je commence à sourire sans contrainte, mais (précise Mr. Cathran) avec élégance. Il ajoute que j’ai de très belles dents.

Lorsque les autres parlent, je commence à les écouter. Je m’intéresse à leurs problèmes. Je les trouve moins mesquins. Peu à peu, j’apprends à sympathiser avec les peines de cœur, les peines d’argent, les peines tout court… Je ne suis pas si constipée que cela ; je gagne à être connue, paraît-il.

Je ne veux pas voir en Lesley une idole, et la copier aveuglément, mais je pense avoir compris les grandes lignes de sa mentalité. J’essaie donc consciemment d’atteindre au même équilibre par les mêmes solutions. Pour la première fois, je ressens l’ivresse du perpétuel perfectionnement de soi-même. Ce monde nouveau me donne un peu le vertige. Tout est si neuf ! L’éducation qui a marqué mon enfance consistait à la fois à résister et à se conformer : résister aux tentations, et surtout résister aux plaisirs, ce qui menait à les critiquer sans les connaître et à les mépriser. Résultat : un caractère aigri, un être

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peu sortable. Il fallait se conformer à une certaine idée du Christ, idée forgée et modifiée lentement au cours des siècles, car lorsqu’on a mis de côté les opinions toutes faites, cet homme devait être à la fois quelqu’un de sympathique et de fascinant, une sorte de Ghandi israélien.

L’existence, selon mes éducateurs consistait à se renier soi-même. On nous abreuvait de termes tels que s’enrichir qui renforcent l’idée d’une addition à nous-mêmes, et non d’un perfectionnement initié par une volonté l’intérieure.

Je ne veux plus chercher à refuser ou à imiter. Je dois me découvrir et me perfectionner. L’être humain est aussi délicat à piloter qu’un petit avion happé par la tempête. Beaucoup, découragés par la complexité des manœuvres à effectuer, restent sur le sol, et regardent des jeux télévisés. D’autres se cassent la gueule au décollage. Le jour où j’ai rencontré Lesley, j’ai commencé à rouler sur la piste d’envol.

Cette Lesley, qui a certainement bien assez de son propre avion à piloter, a pris le temps de se pencher sur mes efforts maladroits, et de m’indiquer ce qu’il fallait

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faire pour que je puisse vivre ma vie, expression qui, dans mon milieu, évoquait immanquablement des images de prostitution et de débauche ; expression maintenant, pour moi, chargée de sens et d’émotions. La vie, c’est nous. Nul n’aurait conscience de la réalité de l’univers si nous, infinitésimales poussières, n’existions pas. Visite après visite, comme une dévote retourne à son confesseur, ou une riche oisive à son psychiatre, je poursuis mon apprentissage. Un bonheur que je n’avais jamais connu vient me récompenser de ces efforts vers un meilleur moi-même.

Avec l’aide de Lesley, je découvre qu’une gaffe ou une erreur sont des choses qu’il faut ressentir avec autant de douleur que d’aucuns ressentent le péché. La même situation se rencontre rarement deux fois. C’est en cela que la notion de péché pèche, car un péché ressemble à une pastille de menthe tirée à des millions d’exemplaires, et toutes semblables. L’erreur, au contraire, c’est quelque chose qui vous a pris de vitesse ; c’est un virage négocié trop rapidement, la distraction d’une demi-seconde que le torero ou le duelliste paie d’une plaie béante. Le péché, lui, reste une décision libre et lente. Il est masochiste, car il va à l’encontre des

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convictions de celui qui le commet, et sadique s’il va à l’encontre du bien-être des autres. On pourrait difficilement appeler

erreur le fait de condamner une jeune fille à

l’ignoble supplice du bûcher, le seul tort de la victime ayant consisté à être belle et indépendante, ou encore simplette et bizarre. Cela suffisait, il y a moins de trois siècles, pour en faire une sorcière. On invoquait cette excuse pour “donner un beau spectacle à la population”. Si l’évêque de Lodène n’a pas prononcé exactement cette phrase, il est sans état d’âme (et avec lui des centaines d’autres ecclésiastiques) passé à la pratique.

L’erreur consiste à choisir soit l’inaction soit une action impropre face à une situation donnée. Par contraste, le péché est véritablement mortel. Il accumule sur les épaules de l’individu un poids qui peut le tuer, poids que les simagrées de la repentance peuvent temporairement soulager, mais qui reste collé à son auteur. Le péché, est horrible, répétitif et stérile. L’erreur, au contraire est un outil efficace dans l’élaboration de notre personnalité.

Les fins de semaine de Lesley se divisent en deux sortes. Il y a celles où elle va danser au Club Outre-Mer, et celles où elle

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n’y va pas. Dans le premier cas, vers vingt heures le vendredi, je gare la Rambler près de la haie de rosiers qui, à quelques mètres du flanc de la maison, laisse assez de place pour deux voitures, et je descends les marches qui mènent au sous-sol. C’est là, dans cet endroit plutôt sombre, que réside l’amie. L’appartement est, en fait, un demi-sous-sol. Sur trois côtés, près du plafond, d’étroites fenêtres horizontales donnent sur la pelouse, au ras de l’herbe, si bien que souvent, un chat, un écureuil ou un pigeon observe innocemment de haut en bas les activités de Lesley. Il n’y a que deux pièces et une salle de bain, mais l’ensemble offre beaucoup plus d’espace vital qu’il n’y en a chez moi. La grande pièce comporte une partie cuisine, à droite quand on entre, et une partie salle de séjour cum chambre à coucher à gauche. Un gigantesque sofa, relique de quelque hôtel des années 1920, forme une frontière symbolique entre les deux zones. Le long du mur, à quelques mètres du sofa, se dresse un ensemble hétéroclite d’étagères, de boîtes, mais aussi de tiroirs attachés ensemble par des clous, et recouverts de peinture brune. J’ai surnommé cette forme de sculpture

l’Arche de Noë. On y trouve un vieux poste de

télévision, des bouteilles vides, des bibelots, une (fausse) tête miniature de Jivaro, des

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appareils photo de collection, des rangées de livres, des galets presse-papier, des boîtes vert pâle de pellicules Ilford et pas mal de poussière. La vérité, c’est qu’en débit de son indéniable charme et de sa générosité, en dépit également d’un bon salaire à la compagnie du gaz, Lesley est pingre pour elle-même (sang écossais ne saurait mentir). À l’exception de ses vêtements, parfums et accessoires de toilette, je ne pense pas qu’elle ait jamais acheté quoi que ce soit de neuf. Et cela comprend certainement sa voiture : une Ford Zodiac avec 160 000 Km au compteur. Lesley chine, marchande et récupère. Elle y trouve beaucoup de plaisir.

Côté chambre à coucher s’étale, avec la morgue d’un roi fainéant, un grand lit double drapé d’un dessus blanc. Près du lit, un rideau jaune tendu dans l’encadrement d’une porte basse, donne sur une autre pièce, plus petite : une deuxième chambre.

Je descends donc les marches qui mènent à l’appartement. Il me faut traverser un débarras où se contorsionnent les tuyaux du chauffage central, et où, baignant dans une odeur de ciment humide, sont empilés toutes sortes de vieux bidons, pots de peinture et

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rouleaux de grillage. Je frappe à la porte et perçois un lointain “Entre, entre.”

J’ouvre la porte. L’appartement fleure bon le savon, le bain et le parfum. Lesley aime

Eau de Joy de Patou, ou parfois Jolie Madame

de Balmain. Fraîche et rose, elle ajuste sur le devant de sa robe une petite agrafe en or. Pour ce soir, elle a choisi une tenue assez courte, aux reflets multicolores, mais en teintes délavées, avec ceinture et boutons dorés. J’avais personnellement jeté mon dévolu sur une robe assez courte également, de couleur vert pâle, avec ceinturon et col bleu pâle. Lesley attrape son sac à main au vol, et se tourne vers moi : “Bon, je suis prête. On y va ?”

Je me sens enveloppée d’une vague de chaleur et d’amitié. J’ai envie de prendre Lesley dans mes bras, de la serrer bien fort, de l’embrasser dans le cou… de l’embrasser tout court, et de ne plus jamais la laisser partir. J’ai aussi envie de me pincer, comme pour me réveiller, chaque fois que je viens ici, chaque fois que Lesley me fait des confidences ou partage mes loisirs. Je n’ai rien ressenti de tel depuis Carolyn, mais cette fois je ne souffre plus de cette anxiété qui consistait à être l’inspiratrice ; je suis

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simplement l’élève, soumise et heureuse. Je m’abandonne à la main puissante d’un guide, tels que, je suppose, auraient dû l’être mes parents ; ils se croyaient des guides, mais ils n’étaient que des manuels de permis de conduire. Je lève un œil d’enfant comblée vers mon vrai guide.

On remonte l’escalier presque en courant. On s’installe dans la voiture de Lesley. Malgré son âge, elle (la voiture, pas Lesley) est en parfait état. Je m’y sens bien. Lesley conduit prudemment, mais avec confiance. La radio, le son réglé très bas, presque au niveau d’un grésillement, chantonne quelque chose. La vie est douce, la vie est belle. C’est pour moi un sentiment tellement neuf que j’en savoure, incrédule, chaque moment, chaque seconde. Dans dix minutes, nous arriverons au Club Outre-Mer. Installées à une table, nous commanderons nos poisons préférés : un Manhattan pour Lesley, un Bellini pour moi. Il ne restera plus qu’à attendre une invitation à danser de la part de ces messieurs.

Le samedi, Lesley dort jusqu’à midi ou quatorze heures. J’arrive chez elle vers dix-neuf heures, et nous retournons au club. Le dimanche, après une autre grasse matinée et

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