NOUVEAUX ASPECTS
DU CORPORATISME
Le Corporatisme, 1 vol. m-80 écu de 67 pages. Librairie du
Recueil Sirey, 1935.
La Crise du Capitalisme, 1 vol. in-8° écu de 138 pages. Librai¬
rie du Recueil Sirey, 1934.
Doctrines Sociales et Science Economique, 1 vol. in-8° de 204 pages. Librairie du Recueil Sirey, 1929.
Léon Duguit et l'Economie Politique, 1 brochure in-8° de
40 pages. Librairie du Recueil Sirey, 1933.
LesDoctrinesEconomiquesen France depuis 1870, 1 vol. in-16 de 220 pages. Collection Armand Colin, 3e édit., 1934,
avec un appendice sur «Les doctrines devant la crise actuelle».
Georges Sorel (1847-1922), 1 vol. in-12 de 67 pages. Collection
« Etudes surle Devenir Social », tomeXXII, Rivière, 1927.
fp OAtyfrhW S 426288
GAETAN PIROU
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE DROIT DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS
NOUVEAUX ASPECTS
DU CORPORATISME
CORPORATISME ET
RÉGIME
POLITIQUE CORPORATISMEET CLASSE
OUVRIÈRE
CORPORATISME
ET PATRONAT
LIBRAIRIE DU RECUEIL SIREY, PARIS
.
■
NOUVEAUX ASPECTS
DU CORPORATISME
La voguedu corporatismesepoursuitet s'étend.
Les catholiques sociaux viennent de lui consa¬
crer, à Angers, une semaine d'études attentives,
ouverte par une leçon magistrale de M. Eugène
Duthoit \ On annonce l'inauguration prochaine,
à Paris, d'un Institut d'études corporatives et so¬
ciales, auquel les professeurs Georges Blondel, Oli¬
vier-Martin, Louis Le Fur, ont accordé leur pa¬
tronage. La revue L'Homme nouveau dédie au
corporatisme son numéro spécial de vacances (juillet-août 1935), et ses jeunes collaborateurs
accueillent le mot et la chose avec une sympathie marquée.
Le « Mouvement TravaillisteFrançais» qui vient
d'êtrecréé par quelques dissidents de l'Association
des Croix de Feu et Volontaires Nationaux inscrit à son programme « l'organisation corporative de
l'économie ». M. Dorgères, chef du Front Paysan
1 Eugène Duthoit, Par une autorité corporative vers une économie ordonnée, Chronique sociale deFrance, Lyon, 1935.
dans son discours du 25 août, à Rouen,
proclame,
en même temps que la
faillite de l'économie libé¬
rale et de l'économie étatiste, le règne
prochain
« d'une économie corporative ». Le
docteur Au-
dain, approuvé par la
Presse Médicale, préconise
la création d'une « corporation
sanitaire
».A l'étranger, même faveur
générale. Un homme
d'Etat roumain, M. MihaïlManoïlesco,
affirme
que« le xxe siècle sera le siècle du corporatisme, com¬
me le xixe a été le siècle du libéralisme » \ Le
lea¬
derdes catholiques
espagnols, M. Gil Roblès, dans
sa préface à la
traduction d'un livre de M. André
Tardieu, assure que le
corporatisme réalise
un(( ordre nouveau » qui transformera à
la fois l'éco¬
nomie et l'Etat. Un sénateur italien, M. G. de
Mi-
chelis 2, nous présente la
formule corporative
comme capable, si on
la
porteà l'échelle interna¬
tionale, d'assurer l'aménagement
rationnel du
monde. A ne retenir que la
production des
pre¬miers mois de 1935, livres, brochures,
articles
surle corporatisme,
suffisent à remplir
un rayonde
bibliothèque. Cette
littérature récente apporte-
t-elle quelque élément nouveau
susceptible de
mo¬difier les données du problème tel
qu'on pouvait
3 MihaïlManoïlesco, Le siècle du corporatisme, Alcan, 19-34,
p. 7.
2 G. de Michelis, La corporation dans le monde, Denoël et
Steele, 1935.
NOUVEL EXAMEN 9 le poser l'an dernier Est-elle de nature à lever les obstacles et à dissiper les doutes 2 qu'un exa¬
men critique laissait entrevoir?
1 Gaëtan Pirou, Le corporatisme, Librairie du Recueil Sirey, 1934.
2 Pour laréponse des corporatistes aux objections qui leur
ont été adressées au cours des discussions récentes, cf.
Jacques Valdour, Organisation Corporative de la Société et de la Profession, A. Rousseau, 1935, pp. 55-61.
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Quand on discute des mérites et des défauts du corporatisme, on a presque toujours présente à l'esprit l'expérience italienne. Les uns y voient la
preuve que la corporation n'est pas uniquement
un souvenir du passé et qu'elle peut prendre place
dans l'agencement d'une société moderne et dyna¬
mique. Les autres tirent du spectacle de l'Italie
actuelle la conviction que le corporatisme n'est qu'une apparence, derrière laquelle agit effective¬
ment une dictature politique — qui, ajoutent cer¬
tains, est elle-même la servante des intérêts capita¬
listes. Un excellent petit livre, objectif et précis, de
M. Georges Bourgin 1, nous fournit à cet égard un ensemble de renseignements qui aident à compren¬
dre les origines, l'évolution, la physionomie
actuelle du fascisme. Avec l'intelligence compré-
hensive de l'historien, M. G. Bourgin décrit la
courbe assez sinueuse du corporatisme italien. De
ce récit, deux conclusions se dégagent : 1° jusqu'à
1 Georges Bourgin, L'Etat corporatif en Italie, Editions Montaigne, 1935.
présent, les corporations n'ont pas
vraiment fonc¬
tionné, et la loi de 1934, qui leur apporte l'exis¬
tence officielle, n'est pas encore, sauf quelques cas exceptionnels, entrée réellement en
application.
Nous en avons, au reste, un autre témoignage tout
récent 1 : lorsque M. Henri de Kérillis fut reçu par leministre Rossoni, il lui fit remarquer que le cor¬
poratisme n'était guère
qu'un
«cadre
» et une« façade »; son interlocuteur, nous raconte-t-il, ne trouva « pas grand chose à répondre » ; 2°
Quant
à savoir quel esprit anime, dans l'ordre
économi¬
que, cepouvoir dictatorial qui estla
force agissante
derrière l'apparence corporative, il semble ici
qu'il
faillesegarder d'une appréciationtrop
tranchante.
M. G. Bourgin rappelle justement que Mussolini
a gardé de ses attaches sorelliennes,
de
sa jeunesse révolutionnaire, de ses origines ouvrières, une suf¬fisante empreinte pour qu'on doive voir en
lui
autre chose qu'un simple chien de garde du
capi¬
talisme. Si l'on sereporte, d'ailleurs, à la série des
discours dans lesquels le « Duce » a tenté de défi¬
nir sa position surles problèmes
économiques,
on croit apercevoir, en dépit d'uncertain
flottement,une tendance générale à considérer que le
capita¬
lisme représente une catégorie historique
qui
nesera pas éternelle, mais qu'il conserve pourtant
assez de force et de vertu technique pour qu'il
1 Echo de Paris, 23 juillet 1935.
LE CONGRÈS DE ROME 15 soit peut-être imprudent de vouloir trop vite se
passer de ses services.
Sur cette question délicate, certaines lumières
nous sont apportées par les comptes rendus du congrès qui réunit à Rome, en mai 1935, une qua¬
rantaine de fascistes italiens et une vingtaine de Français, jeunes et de tendances politiques très diverses \ Cette réunion avait été organisée par l'Institut national de culture fasciste, avec le désir de montrer aux Français que le corporatisme ita¬
lien est animé d'un esprit audacieux et novateur,
qu'il se préoccupe beaucoup moins de la défense
des intérêts acquis que dela création d'une société rénovée. Aussi n'est-il pas étonnant que l'ailegau¬
che du fascisme ait eu une part prépondérante
dans les conversations, officielles etofficieuses. Les déclarations habiles de Rossoni, de Fontanelli, de Spirito, sur l'orientation anticapitaliste de la doc¬
trine fasciste, paraissent avoir séduit quelques-uns
de leurs interlocuteurs, cependant que d'autres de¬
meuraient plus circonspects. Au total, il faut rete¬
nir de ce curieux congrès qu'au sein du fascisme
1 Cf. sur ce congrès : les articles de M. Raymond Millet, dans Le Temps des 11, 20, 24 juin et 10 juillet 1935 ; de M. Pierre Ganivet, dans L'Homme réel, juillet 1935 ; de M. A. Ulmann, dans L'Information sociale du 20 juin ; les lettres de MM. P. Marion et G. Roditi, dans L'Information sociale du 11 juillet 1935 ; la communication de M. Emma¬
nuel Mounier à l'Union pour la vérité, 6 juillet 1935.
subsiste une tendance
de gauche, qui conserve
l'espoir de
faire triompher ses vues \ En somme
— etnousrejoignons
ici M. G. Bourgin et ses pru¬
dentes conclusions — on ne
peut, pour l'instant,
porter un
jugement définitif sur l'expérience ita¬
lienne. Il se peut que,
dans l'avenir, elle s'inflé¬
chisse décidément en un sens
anticapitaliste. Il se
peut
même qu'elle aboutisse à un véritable corpo¬
ratisme. Dansle présent,
elle demeure caractérisée
par
l'emprise quasi totale du politique sur l'écono¬
mique et la
subordination des préoccupations so¬
ciales aux fins
nationales.
*
* *
Une impression
analogue, exclusive de conclu¬
sions
péremptoires,
sedégage de l'expérience
allemandetelle
qu'elle
nousest décrite, en son évo¬
lution récente et en ses
aspects actuels, par quel¬
quesbons
observateurs. Dans un ouvrage extrême¬
mentdistingué et
brillant2
—quesa superstructure
philosophique rend parfois un peu artificiel —
M. Max Hermant nous
indique
cequ'est devenue
l'idée corporative
dans le régime hitlérien. Il mon¬
tre fortement comment
l'esprit corporatif a été
1 Mais qui, pour le moment,
semble bien ne représenter
qu'une minorité assez mal vue
du pouvoir officiel. Cf. à cet
égard les faits curieux
rapportés
parM. Ganivet dans l'ar¬
ticle précité de L'Homme réel, pp.
25-28.
2 Max Hermant, Idoles allemandes, Grasset,
1935.
HITLÉRISME ET FASCISME 17
« dénaturé, dévié, décoloré » par le Troisième Reich, pour aboutir finalement à un embrigade¬
ment totalitaire sous le signe d'une mystique
nationale et d'une organisation fortement militari¬
sée. « Son but réel, ce n'est pas la corporation,
c'est l'incorporation \ » Faut-il en conclure,
comme le fait M. Hermant, que l'hitlérisme est en
complète opposition avec le fascisme? Ce serait
vrai si le corporatisme italien était, comme il le croit, opposé à l'étatisme et si l'on pouvait y dis¬
cerner, « avec le clairon de l'ordre et de la gran¬
deur nationale, la voix d'une certaine fantaisie et d'une certaine liberté humaine » 2. Avouons que
jusqu'à maintenant le clairon a sonné si fort qu'il
faut une oreille singulièrement fine pour entendre
cette modulation individualiste que M. Max Her¬
mant a cru percevoir. Cen'est pas à dire naturelle¬
ment qu'hitlérisme et fascismerendentexactement le même son. Le système allemand comporte plus
de brutalité etplus de romantisme ; il ades préten¬
tions historico-philosophiques plus orgueilleuses, mais, en vérité, ni l'Allemagne, ni l'Italie ne nous offrent de réalisation corporative véritable 3.
Quant à savoir si ce pseudo-corporatisme hitlé-
1 Max Hermant, op. cit., p. 253.
2 Id., ibid.
3 Cf. la chronique de M. H. Laufenburger surLa vie écono¬
mique en Allemagne, Revue d'Economie Politique, juillet- août 1935, pp. 1359 et s.
rien vise ou non, et aboutit ou non, à la suppres¬
sion du capitalisme, là encore les observateurs
récents paraissent d'accord pour apporter une
réponse plutôt négative, tout enréservant certaines possibilités d'avenir. M. François-Perroux consa¬
cre une partiedeson suggestifouvrage, Les mythes
hitlériens 1, à discriminer ce que l'économie hitlé¬
rienne comporte de capitalisme et d'anticapita¬
lisme. Il apporte à cette recherche ses qualités
ordinaires de finesse, appliquées sur une documen¬
tation directe obtenue au cours d'un long séjour
én terre allemande. L'aboutissant de cette analyse
est la distinction de trois tendances au sein du
«deutscher Sozialismus»: 1° un retour au précapi¬
talisme, auquel se rattache la politique agricole de
Walter Darré ; 2° un essai de consolidation et de discipline du capitalisme industriel obtenu, entre autres, par la disparition du droit de grève et des organisations ouvrières indépendantes ; 3° une
aspiration à une économie commune, dépassant le capitalisme, qui paraît correspondre à un désir profond des masses national-socialistes, mais qui, jusqu'à présent, a peu pénétré dans les institu¬
tions 2.
Au terme d'un exposé extrêmement fouillé des aspects sociaux de la Révolution hitlérienne, un
1 François-Perroux, Les mythes hitlériens, Lyon, Bosc frères, 1935.
2 Id., op. cit., pp. 99 et s.
l'énigme allemande 19
de nos meilleurs spécialistes du germanisme,
M. Edmond Vermeil, montre, lui aussi : 1° que le national-socialisme oscille entre capitalisme et socialisme ; 2° que, en fait et jusqu'à maintenant,
ila laissé intact l'anciensystème socialet n'a abouti qu'à une complète militarisation du pays. Mais
M. Vermeil ne dissimule pas que l'hitlérisme est
« un phénomène confus, embrouillé, tortueux et déconcertant» \ Et, posant en termes catégoriques
la question économique cruciale : le national-
socialisme est-il un simple instrument entre les
mains des anciennes classes dirigeantes? est-il
l'instrument dont se servira, au contraire, la révo¬
lution sociale à venir? M. Vermeil répond : « On
ne peut le savoir... L'Allemagne est et reste une
énigme 2. »
*
* *
Cependant, les théoriciens du corporatisme,
dans les pays autres que l'Italie et l'Allemagne, marquents une volonté croissante de désolidariser
leur doctrine de ces compromettantes réalisations, qui, à l'usage, apparaissent comme de simples et ingénieux camouflages de la dictature politique et
1 Edmond Vermeil, Essai sur les origines sociales de la révolution hitlérienne, Année politique, avril 1935.
2 Vermeil, art. cit., pp. 76-77.
3 A l'exception de M. Manoïlesco, qui, dans son livre pré¬
cité, construit une théorie générale sur la base du corpora¬
tisme d'Etat.
du nationalisme économique. Très nette, en ce sens, est l'attitude des catholiques sociaux : de plus enplus, ils vontchercher leurs
exemples dans
des pays demeurés, par ailleurs, fidèles à la démo¬
cratie et au parlementarisme \ C'est alors du côté
de la Suisse, de la Hollande, de la Belgique, que l'on setourne. A lavérité, les réalisations corpora¬
tives quel'onydécouvre n'ont encorequ'un carac¬
tère fragmentaire et une portée limitée. Il s'agit
de lois votées en ces trois dernières années, et qui
ont pour objet soit de transformer en règles obli¬
gatoires pour tous, dans la profession, les accords passés entre syndicats patronaux et syndicats ou¬
vriers, soit de créer des conseils paritaires, qui reçoivent certaines attributions réglementaires en matière d'apprentissage et de contrat de travail.
Dans le même sens, on invoque aussi la politique
américaine des codes et le projet Flandin sur les
accords professionnels, dont nous reparlerons
ultérieurement. Ce sont là, déclare-t-on, autant de symptômes d'une évolution, dont le terme sera le corporatismed'association, lequel s'oppose au cor¬
poratisme de dictature en ce qu'il ne supprime pas les libertés syndicales et en ce qu'il ne transforme
pas la structure constitutionnelle de l'Etat : tout
1 E. Duthoit, op. cit., pp. 17-18, et les collections de la
Documentation catholique, ainsi que des Dossiers de L'Ac¬
tion populaire de 1934 et 1935. Cf. également Jacques Val-
dottr, op. cit., pp. 79-87.
corporatisme d'association 21
au contraire, renforçant l'action collective, que l'on dote depouvoirs légauxsanslui ravir sonindé¬
pendance, et déchargeant l'Etat de fonctions qu'il
est malarmépourremplir, cecorporatisme assure¬
rait en fait, comme le veut la doctrine, l'ordre par les intéressés ; il disciplinerait l'économie sans ris¬
quer de la cristalliser.
Il conviendra de suivre, sans préjugé hostile
comme sans aveuglement, ces expériences et ces
projets. Bornons-nous à dire, pour l'instant, que les difficultés maîtresses précédemment signalées 1
nous semblent subsisteretdeviendraient sansdoute
aiguës le jour où le corporatisme d'association
aurait pris une certaine envergure. D'une part, l'attribution de pouvoirs réglementaires aux grou¬
pes professionnels modifie leur caractère et la
nature de leur action ; elle limite ou supprime les
libertés et l'initiative des isolés, et, en cela, elle est foncièrement antilibérale : auxnécessités de l'ordre et de la discipline, elle sacrifie l'initiative et la
liberté individuelles. C'est un choix qui peut se
justifier, encore faut-il ne pas s'en dissimuler les
termes. D'autre part, l'octroi de pouvoirs étendus
aux groupes économiques, dans un régime politi¬
que qui, par ailleurs, demeure démocratique et parlementaire, risque d'entraîner un déséquilibre
1 Cf. G. Pirou, op. cit., pp. 48 et s., 62 et s.
entre une puissance économique renforcée et offi¬
cialisée et des institutions politiques auxquelles manquent trop souvent l'autorité et la stabilité.
L'équilibre ne pourrait être rétabli que si, parallè¬
lement à l'aménagement du corporatisme d'asso¬
ciation, on poursuivait un renforcement et une concentration du pouvoir politique — qui n'impli¬
que pas sans doute nécessairement la forme dicta¬
toriale et totalitaire que connaissent aujourd'hui
l'Italieet l'Allemagne, mais qui supposedu moins,
par une technique à découvrir, l'intégration des
groupes dans l'Etat et la subordination des forces économiques au pouvoir politique \
*
* *
Corporatisme d'Etat et corporatisme d'associa¬
tion se sont jusqu'àprésent développés sur le plan national, et les applications qui ont été faites, jus¬
qu'ici, du principe corporatif, épousent la variété
des conditions psychologiques, économiques, poli¬
tiques des divers pays. Mais il n'y a aucune diffi¬
culté à concevoir l'extension du corporatisme
d'association dans le domaineinternational2, d'au¬
tant que déjà, à l'heure actuelle, les cartels patro-
1 Cf. Jean Goy, La place de la profession dans la réforme de l'Etat, éd. de l'Action combattante, 15, rue Vézelay, Paris (8e), une brochure, 1935.
2 Cf. E. Duthoit, op. cit., pp. 19-21.
CORPORATISME INTERNATIONAL 23 naux comme les syndicats ouvriers s'agrègent
volontiers à des formations internationales. Plus
paradoxale semble l'idée de transposer à l'échelle
internationale le corporatisme du type fasciste, s'il
est vrai que ce corporatisme, dans son fonctionne¬
ment concret comme dans sonesprit, est fortement imprégné de nationalisme. C'est pourtant ce qu'a
voulujiaire M. G. de Michelis \
Son ouvrage débute par une citation de Musso¬
lini. Il est tout entier imprégné d'un sentiment d'admirationpourlefascisme. Le système qui régit
actuellement la nation italienney est donné comme
« l'escorte la plus sûre » qui puisse accompagner l'humanité sur le chemin du progrès. En même temps, M. de Michelis s'élève contre le dogme de
la souveraineté nationale. Il signale avec satisfac¬
tion les atteintes que lui a portées la Société des Nations. Il dénonce comme une des causes du dé¬
sordre actuel l'accumulation des mesures protec¬
tionnistes, qui font obstacle à la libre circulation des hommes, des marchandises, des capitaux. Et le principe corporatif lui paraît fournir le moyen de
réaliser dans lemonde, par-dessus les frontières, la
coordination générale des énergies et des activités.
L'argumentationdeM. de Michelisest d'unerare
élégance. Ilramène lesrègles essentielles ducorpo-
1 G. de Michelis, La corporation dans le monde, Denoël et Steele, 1935.
ratisme (p.
274
et s.) àquelques principes extrê¬
mement généraux : 1° Respect
de la propriété pri¬
véeet del'initiativeindividuelle ;2° Orientation de
l'activité économique dans un sens conforme à
l'intérêt collectif ; 3° Mise sur le pied d'égalité des
diverses forces économiques engagées dans le pro¬
cessus de la production et des échanges.
De la
combinaison de ces trois principes, M. de
Michelis
tire, avec une habileté consommée, tout un pro¬
gramme d'aménagement
économique du monde.
Les trois grands éléments de la
production
: terre,matières premières,
travail humain,
serontharmo¬
nieusement associés dans des combinaisons qui permettront
de tirer de chacun de
cestrois élé¬
ments le rendement maximum. Disparaîtront les
entraves que met, à
l'exécution de
cescombinai¬
sons, l'existence des
frontières politiques. Une
nation riche en hommes, pauvre en terre et en capitaux, recevra
ainsi la possibilité de trouver
dans le monde un emploi pour sa
main-d'œuvre.
On nepourra refuser à cette
main-d'œuvre les
sur¬faces territoriales nécessaires à son installation,
nonplusque les concours
financiers indispensables
à son utilisation. Il existe précisément sur
la pla¬
nète des terres peu peuplées, peu
civilisées,
peu industrialisées. M. de Michelis indique qu'on entrouve en particulier en
Afrique,
et que,dans
ce continent, lespaysà densitédémographique élevée
CORPORATISME ET NATIONALISME 25
pourraient déverser les abondantes réserves hu¬
maines dont ils disposent.
La version italienne du livre de M. de Michelis a
paru en mai 1934. La traduction française a été publiéeaudébut de 1935. Les événementssurvenus
depuis lors jettent sur la doctrine de M. de Miche-
lis unelumière unpeucrue, qui risque de gêner les
yeux trop délicats. En tout cas, le paradoxe que
nous avions cru apercevoir est maintenant dissipé.
Ce corporatisme prétendument international ne
risque certes pas d'entrer en conflit avec les aspi¬
rations et les intérêts du nationalisme italien.
II
Corporatisme
et classe ouvrièreLes discussions soulevées par le principe et les
modalités de la doctrinecorporatisteont amené ses théoriciens à préciser sur quelques points délicats
leur position exacte. En ce qui concerne le sort
réservé par un régime corporatiste aux intérêts et
aux revendications des masses ouvrières, deux questions ont particulièrement retenu l'attention
en ces derniers temps :
1° En fait, à l'heure actuelle, plusieurs organi¬
sations, divergentes par leur esprit et leur orienta¬
tion, se partagent les ouvriers syndiqués, cepen¬
dant qu'un très grand nombre de travailleurs
demeurent en dehors detouteformation syndicale.
Cette multiplicité et cette inorganisation sont en contradiction avec le principe corporatif qui sup¬
pose, semble-t-il, l'encadrement de la masse des ouvriers, par profession et par région, dans un
organisme unique, en face duquel se placerait l'or¬
ganisme patronal parallèle, cependant que la cor¬
poration jetterait un pont entre ces deux piliers de
l'édifice et dégagerait, au-dessus des oppositions
de classe, le bien commun professionnel. Aussi,
certains corporatistes estiment-ils que le fonction¬
nement correct du système implique la disparition
du syndicalisme facultatifet son remplacement par le syndicat obligatoire et unique. Mais cette solu¬
tion présente des inconvénients graves ; elle subs¬
titue l'artificiel au spontané, elle anéantit ces idéo¬
logies diverses qui donnent à chacune des forma¬
tions syndicales son originalité et son âme. C'est pourquoi les théoriciens récents de la doctrine cor¬
poratiste s'orientent vers des solutions moins radi¬
cales, qui maintiendraient au sein de la corpora¬
tion une certaine dose de liberté syndicale \ Tel serait, par exemple, le système de l'affiliation obli¬
gatoire à un syndicat librement choisi : tous les
ouvriers seraient nécessairement syndiqués, mais
chacun d'eux adhérerait au groupement, confes¬
sionnel ou laïque, réformiste ou révolutionnaire, qui correspondrait à ses préférences personnelles.
Chacun des syndicats ainsi constitués déléguerait
à la corporation des représentants, en nombre pro¬
portionnel à son importance numérique. D'autres,
allant moins loin encore dans la substitution de
l'obligation à la liberté, proposent de conserver le
1 Cf. un curieux essai de description de ce que pourrait être concrètement l'organisation corporative d'une branche particulière de production (sur l'exemple de la menuiserie) dans la brochure de M. Bouvier-Ajam, La question du cor¬
poratisme, 1935, pp. 25 et s.
CRAINTES SYNDICALISTES 31
syndicalisme facultatif en donnant aux syndicats
certainsprivilèges, telque celui dedresser les listes
de candidats entre lesquels s'exercerait le choix de
la masse ouvrière pour l'élection de ses délégués
à la corporation, ou accorderaient aux seuls syn¬
diqués le droit de vote pour cette élection.
Seulement, ces ingénieux systèmes ont suscité
des craintes —inattendues mais bien naturelles — dans les rangs du syndicalisme chrétien. Les ou¬
vriers catholiques n'ont assurément aucune pré¬
vention contre le principe du corporatisme, qui figure, depuis longtemps, au centre de la doctrine catholique-sociale. Mais lorsqu'ils envisagent,
d'une manière réaliste, les perspectives d'avenir
que leur offre l'avènement éventuel d'un régime corporatif, ils sont amenés à s'apercevoir soit que le syndicalisme confessionnel serait condamné à
disparaître (si l'on adoptait la solution d'un syn¬
dicat obligatoire, unique et nécessairement neu¬
tre), soit qu'en tout cas, il serait, au sein de la corporation, relégué à l'arrière-plan en raison de l'infériorité numérique de ses effectifs.
M. Brèthe de la Gressaye, corporatiste con¬
vaincu, a très loyalement souligné la difficulté, au
cours d'un remarquable article de la revue Politi¬
que \ Le syndicalisme confessionnel n'a aucune
1 Du syndicat à la corporation, Politique, janvier 1935. Cf., du même auteur, La représentation professionnelle et cor¬
porative, numéro spécial des Archives de philosophie du
chance, dans l'avenir prochain, de grouper la majorité des ouvriers ouemployés. Et même, si les
efforts tentés actuellement en vue d'une fusion de la C. G. T. et de la C. G. T. U. aboutissent, comme
il est probable, d'ici peu, la supériorité en effectifs
de la confédération ainsi créée sera écrasante par rapport à la Confédération des travailleurs chré¬
tiens. Dès lors, tout système qui organise, au sein
de la corporation, la représentation ouvrière en fonction du nombre, aboutira à subordonner le
syndicalisme catholique ausyndicalisme laïque. On conçoit que les dirigeants des formations confes¬
sionnelles soient peu enchantés de cette perspec¬
tive et qu'ils préfèrent encore l'inorganisation actuelle, avec la sphère d'action, restreinte mais autonome, qu'elle confère aux groupements ou¬
vriers catholiques.
Il y a plus : si l'on se rappelle que le syndica¬
lisme non confessionnel, quelque différentes que
soient, à l'heure actuelle, ses doctrines, suivant qu'il s'agit de la C. G. T. ou de la C. G. T. U., est du moins unanime dans l'affirmation du principe
de la lutte de classes, on aperçoit qu'ilne sera sans doute pas aisé d'intégrer un tel syndicalisme dans
un système corporatif qui entend nécessairement
faire prédominer sur l'antagonisme de classe la
droit et de sociologie juridique, sur Lacrise de l'Etat, Librai¬
rie du Recueil Sirey, 1934.
ATTITUDE DE LA C.G.T. 33 communauté de l'intérêt professionnel, voire de
l'intérêt national. Or, si le corporatisme a gagné, dans certains
milieux de gauche, des
adhérents (dont le symptôme le plus récent est
ce numéro deL'Homme nouveau déjà signalé, au¬
quel ont collaboré plusieurs jeunes
écrivains néo¬
socialistes), il est incontestable que, dans son ensemble, le syndicalisme ouvrier de gauche y
de¬
meure extrêmement hostile. On s'en convaincra si
l'on se reporte au numéro
spécial de la
revueL'Homme réel 1 — en qui revit un peu de
la
flamme du syndicalisme
révolutionnaire d'avant
guerre. Le syndicalisme et le
corporatisme
y sontdressés l'un en face de l'autre comme deux forces et, surtout, deux esprits irréductiblement antago¬
nistes. Au seuil de ce fascicule, M. Edouard Dol-
léans marque l'opposition en traits
vigoureux,
etl'éditorial qui précèdeson
article
estplus catégori¬
que encore, puisqu'il se
termine
par ceslignes
:« Entre le syndicalisme et le
corporatisme, il faut
choisir. Il faut opter. Nous sommes
syndica¬
listes 2. » La même note est apportée par la série
de conférences et d'études surleplan de la C. G. T.
faites àl'Institutsupérieur ouvrier, et
qui viennent
d'être publiées en brochure.
MM. G. Lefranc,
1 Syndicalisme et corporations, L'homme réel, nos 15-16,
13, rue Valette, Paris (5e).
2 Op. cit., p. 5.
R. Lacoste, L. Laurat, y prennent position
de
la façon laplus nette contrelecorporatisme \
2° Le conflit entreles aspirations des masses ou¬
vrières et le programme corporatiste se retrouve quandon sedemande
quelle
partd'action
etde
res¬ponsabilité la corporation
accorderait à l'élément,
ouvrier dans ses réglementations. On sait que M. Mathon propose à cet égard une
dichotomie
qui, ouvrant aux ouvriers l'accèsde la corporation
sociale, leur fermerait celui de la corporation éco¬
nomique 2. M. Eugène Duthoit
3
poussele morcel¬
lement plus loin. Il prévoit quatre
sections dis¬
tinctes dans le conseil corporatif : La section économique examinera toutes les
questions qui
serapportent au quantum de
la production, à la fixa¬
tion desprix, àl'organisation
de la
vente :elle
seracomposée des seuls chefs
d'entreprise. La section
du travail étudiera les problèmes qui naissent
des
conventions collectives, et les projets de réglemen¬
tation du travail et des salaires : elle sera mixte
et paritaire. Une troisième
section traitera de
toutcequi touche àla
gestion du patrimoine corporatif
1 Crise et plans, brochure éditée par le «Centre confédéral
d'éducation ouvrière», 211, rue Lafayette, 1935. — Cf. éga¬
lement S***, Le corporatisme en France, L'Information
sociale, 20 juin 1935; R. Lacoste, Du corporatisme aux natio¬
nalisations, La République (supplément), 27 juillet 1935.
2 Gaétan Pirou, op. cit., pp. 58-59.
3 Op. cit., pp. 46-48.
DICHOTOMIE CORPORATISTE 35
etanfinancement des entreprises : au sein de cette
section financière prendront
place,
àcôté des chefs
d'entreprises, des
techniciens
etdes comptables.
Une quatrième section
examinerait les problèmes
techniques (organisation
scientifique du travail,
re¬cherche du meilleur rendement, etc.) : une place importante y serait faite aux
ingénieurs
;patrons
et ouvriers y seraient également
représentés. En
somme, ce système maintient le
principe posé
parM. Mathon : élimination des ouvriers pour tout ce qui concernel'aménagement
proprement économi¬
que de
l'entreprise. Et c'est
en ce sensaussi
que paraît s'être prononcéM. Brèthe de La Gressaye à
laSemaine sociale d'Angers. La position de
l'Ecole
catholiqueest doncbiendéterminée.
Pourtant, il est d'autres corporatistes
qui expri¬
ment un avis assez différent \ M. F. Baconnier, protagoniste du
corporatisme d'Action française,
amaintes fois déclaré qu'iln'admettait
point la divi¬
sion de la corporation endeux
branches, l'une éco¬
nomique, l'autre
sociale. Commentant la leçon de
M. Brèthe de La Gressaye à la Semaine
sociale
d'Angers 2, il rappelle quele bien
communde la
profession importe
également à
tous ceuxqui
envivent et que « le chômage, pour
l'ouvrier, n'est
pas moins
redoutable
quela faillite
pourle
pa¬tron ». Même pour le
conseil économique de la
1 Cf. M. Bouvier-Ajam, op. cit., p. 16.
2 Actionp-ançaise, page économique et sociale, 4 août1935.
corporation, une place devrait donc être faite aux représentants ouvriers. C'est également ce que penseM. Paul Chanson 1J dont letémoignage offre
un intérêt particulier, du fait qu'il émane d'un patron catholique. Or, c'est au double titre de catholique et de patron que M. Chanson préconise
l'intervention conjointe de délégués patronaux et de délégués ouvriers dans l'établissement de la charte économique de la corporation. En tant que
catholique, il invoque l'encyclique Quadragesimo Anno, qui lui paraît ouvrir la voie à une cogestion
de l'entreprise et ne limiter nullement au social proprement dit les intérêts communs de la profes¬
sion 2. En tant que président du Syndicat patronal
maritime du port de Calais, il tire de son expé¬
rience l'impression que, contrairement à l'opinion générale, ouvrierset patrons sontmoins divisés par les questions économiques que par les questions sociales, en sorte que c'est en les initiant aux pro¬
blèmes économiques, à leur complexité, à leurs difficultés, qu'on les amènera le plus aisément à apercevoir la communauté d'intérêts qui souvent les unit au patronat.
1 Les droits du travailleur et le corporatisme, Desclée de Brouwer, 1935.
2 Selon cet auteur, l'encyclique Quadragesimo Anno mar¬
que la répudiation par l'Eglise du libéralisme économique, alors que l'encyclique Rerum Novarum condamnait seule¬
ment le libéralisme social.
HOSTILITÉ OUVRIÈRE 37
Toutefois, ces auteurs accordent qu'ilest difficile
de nepasréserver le pouvoir de décision à ceux qui
ont la responsabilité effective et pécuniaire, si bien
que, même quand onadopte l'interprétation la plus large, il apparaît bien que le régime corporatif
refusera aux ouvriers tout droit de regard, à plus
forte raison toute intervention active dans la mar¬
che même de l'entreprise. Or si, par ailleurs,
l'arme de la grève leur est enlevée —- comme le veut, de toute évidence, la logique du corpora¬
tisme -— leur condition risque finalement d'être
moins bonne, et leurs intérêts moins bien défendus
que dans le régime actuel, où la gestion purement patronale a comme contrepartie la possibilité de pression des masses ouvrières; parla cessation col¬
lective et concertée du travail, afin d'obtenir que leurs salaires soient portés, ou maintenus, au niveau que permet la conjoncture économique. Si
l'on ajoute qu'en Italie, d'après les témoignages
des observateurs impartiaux, le montant des salai¬
res réels est plus déprimé que dans les autres grands pays de l'Europe occidentale, on achèvera
de comprendre pourquoi les milieux ouvriers de¬
meurent, dans leur généralité, hostiles au corpora¬
tisme : ils craignent que son avènement ne se tra¬
duise à la fois par l'abaissement de leur niveau de
vie matériel et la perte de leur indépendance spi¬
rituelle.
Moins homogène, et traversée de courants con¬
tradictoires, est l'attitude du patronat français à l'égard de l'idée corporative. Danstoutesles indus¬
tries, on en parle, mais beaucoup hésitent à en accueillir le principe. Finalement c'est, suivant les
branches de production, tantôt la note sympathi¬
que, tantôt uneréserve méfiante qui l'emporte.
Cette diversité de réaction s'est marquée au len¬
demain du dépôt, par legouvernementFlandin, du projet de loi sur les accords professionnels. Sans doute, les auteurs du projet s'étaient défendus de
faire du corporatisme ; ils avaient insisté sur ce que l'innovation qu'ils proposaient ne vaudrait
que comme mesure exceptionnelle, limitée au temps de crise : elle ne s'appliquerait que dans les
industriesoù la majorité des entreprises le deman¬
derait, et la réglementation adoptée pourrait tou¬
jours être annulée dès que les intéressés en mani¬
festeraient la volonté. Rien, donc, affirmait-on, qui ressemble à une organisation permanente de
l'ensemble de la production. Il n'enrestepasmoins