1 Cf. M. Bouvier-Ajam, op. cit., p. 16.
2 Actionp-ançaise, page économique et sociale, 4 août1935.
corporation, une place devrait donc être faite aux représentants ouvriers. C'est également ce que penseM. Paul Chanson 1J dont letémoignage offre
un intérêt particulier, du fait qu'il émane d'un patron catholique. Or, c'est au double titre de catholique et de patron que M. Chanson préconise
l'intervention conjointe de délégués patronaux et de délégués ouvriers dans l'établissement de la charte économique de la corporation. En tant que
catholique, il invoque l'encyclique Quadragesimo Anno, qui lui paraît ouvrir la voie à une cogestion
de l'entreprise et ne limiter nullement au social proprement dit les intérêts communs de la profes¬
sion 2. En tant que président du Syndicat patronal
maritime du port de Calais, il tire de son expé¬
rience l'impression que, contrairement à l'opinion générale, ouvrierset patrons sontmoins divisés par les questions économiques que par les questions sociales, en sorte que c'est en les initiant aux pro¬
blèmes économiques, à leur complexité, à leurs difficultés, qu'on les amènera le plus aisément à apercevoir la communauté d'intérêts qui souvent les unit au patronat.
1 Les droits du travailleur et le corporatisme, Desclée de Brouwer, 1935.
2 Selon cet auteur, l'encyclique Quadragesimo Anno mar¬
que la répudiation par l'Eglise du libéralisme économique, alors que l'encyclique Rerum Novarum condamnait seule¬
ment le libéralisme social.
HOSTILITÉ OUVRIÈRE 37
Toutefois, ces auteurs accordent qu'ilest difficile
de nepasréserver le pouvoir de décision à ceux qui
ont la responsabilité effective et pécuniaire, si bien
que, même quand onadopte l'interprétation la plus large, il apparaît bien que le régime corporatif
refusera aux ouvriers tout droit de regard, à plus
forte raison toute intervention active dans la mar¬
che même de l'entreprise. Or si, par ailleurs,
l'arme de la grève leur est enlevée —- comme le veut, de toute évidence, la logique du corpora¬
tisme -— leur condition risque finalement d'être
moins bonne, et leurs intérêts moins bien défendus
que dans le régime actuel, où la gestion purement patronale a comme contrepartie la possibilité de pression des masses ouvrières; parla cessation col¬
lective et concertée du travail, afin d'obtenir que leurs salaires soient portés, ou maintenus, au niveau que permet la conjoncture économique. Si
l'on ajoute qu'en Italie, d'après les témoignages
des observateurs impartiaux, le montant des salai¬
res réels est plus déprimé que dans les autres grands pays de l'Europe occidentale, on achèvera
de comprendre pourquoi les milieux ouvriers de¬
meurent, dans leur généralité, hostiles au corpora¬
tisme : ils craignent que son avènement ne se tra¬
duise à la fois par l'abaissement de leur niveau de
vie matériel et la perte de leur indépendance spi¬
rituelle.
Moins homogène, et traversée de courants con¬
tradictoires, est l'attitude du patronat français à l'égard de l'idée corporative. Danstoutesles indus¬
tries, on en parle, mais beaucoup hésitent à en accueillir le principe. Finalement c'est, suivant les
branches de production, tantôt la note sympathi¬
que, tantôt uneréserve méfiante qui l'emporte.
Cette diversité de réaction s'est marquée au len¬
demain du dépôt, par legouvernementFlandin, du projet de loi sur les accords professionnels. Sans doute, les auteurs du projet s'étaient défendus de
faire du corporatisme ; ils avaient insisté sur ce que l'innovation qu'ils proposaient ne vaudrait
que comme mesure exceptionnelle, limitée au temps de crise : elle ne s'appliquerait que dans les
industriesoù la majorité des entreprises le deman¬
derait, et la réglementation adoptée pourrait tou¬
jours être annulée dès que les intéressés en mani¬
festeraient la volonté. Rien, donc, affirmait-on, qui ressemble à une organisation permanente de
l'ensemble de la production. Il n'enrestepasmoins
que le projet de loi comportait une innovation de principe, puisqu'il permettait d'imposer à une mi¬
norité de réfractaires et d'isolés la volonté majori¬
taire. En cela, donnant à la règle commune pri¬
mauté sur l'initiative individuelle, conférant, en certains cas, à l'accord professionnel le droit de
limiter la production, de fermer des usines, d'inter¬
dire la création d'établissements nouveaux, le pro¬
jet gouvernemental tournait le dos au libéralisme
traditionnel et faisait au moins un pas sur la route
du corporatisme. Personne, au reste, ne s'y est trompé, mais, si l'on a bien saisi la portée de la
réforme envisagée, il s'en fautquetoutesles indus¬
tries l'aient accueillie de la même manière \
Sché-matiquement, on peut dire que le projet a été vu favorablement dans les branches de production qui présentaientcedouble caractère : 1°d'être particu¬
lièrement touchées par la crise, la surproduction,
l'avilissement des prix ; 2° de n'avoir pu d'elles-mêmes, par une action spontanée et volontaire,
réaliser l'entente et la discipline des producteurs.
Tel était le cas, par exemple, de l'industrie du cuir
et de la plupart des industries textiles. On sait d'ailleurs, que le texte gouvernemental tirait son
1 Cf. P. Jéramec, La production industrielle, Revue d'éco¬
nomie politique, mai-juin 1935, pp. 801 et s. J. Dessirier,
Secteurs « abrité» et « non abrité» dans le déséquilibre actuel de l'économie française, Revue d'Economie Politique, juillet-août 1935, pp. 1330 et s.
LE PROJET FLANDIN 43
origine d'une sollicitation adressée aux pouvoirs publics par les cotonniers et les soyeux du Nord et
de la région lyonnaise. A l'opposé, d'autres indus¬
tries ont accueilli sans nul plaisir la perspective de
l'entente obligatoire et contrôlée. Il en fut ainsi de
la plupart des industries métallurgiques (abstrac¬
tion faite de la petite métallurgie, dont la situation
est très particulière). Le bulletin de la Société
d'études et d'informations économiques 1 fit immé¬
diatement les plus sérieuses réserves, et aussi
le journal Le Temps.
A ces résistances de la première heure s'en ajoutèrent d'autres, plus générales, quand le pro¬
jet primitif eut été compliqué et alourdi, par la
Chambre des députés, de dispositions de carac¬
tère social, qui inquiétèrent l'ensemble du patro¬
nat. Sans doute, est-ce à cet état d'esprit que l'on
doit rattacher le peu d'empressement mis par le
Sénat à voterle texte de la Chambre. Mais, même
s'il ne devait jamais aboutir directement, le projet
Flandin-Marchandeau n'aura pas été vain : tout d'abord, il a amené certaines branches de produc¬
tion à réaliser, sur le plan volontaire, une entente qu'elles craignaient de se voir imposer ; puis, il a
obligé le patronat français tout entier à examiner
en face le problème du corporatisme.
1 Voir le Supplément au Bulletin quotidien de la S. E. I. E.
du 29 mars 1935.
Là encore se sont affirmées deux tendances di¬
vergentes \
En faveur d'une réorganisation corporative de l'économie, préconisée dès l'an dernier par M. Eu¬
gène Mathon, industriel du Nord et animateur du
Comité de la Laine, se sont prononcés MM. Cha-boche, L. Laîné, Ollivier et Pierre Lucius. Ce der¬
nier, qui, dans des ouvrages antérieurs, avait déjà marqué sa position de doctrine, en a tenté l'appli¬
cation concrète pourl'industrie des cuirs et peaux;
la campagne qu'il a menée à cet égard dans des
organes techniques lui a fourni la matière d'un
intéressant volume : Une grande industrie dans la
tourmente 2, où il expose, avec des détails impres¬
sionnants, la détresse de cette industrie en même temps que les perspectives de redressement que lui apporterait une organisation professionnelle qui réglementerait la production, défendrait la qualité,
rendrait possible le relèvement de prix trop avilis.
Il semble que cette campagne ne soit pas restée
sans écho et qu'un certain nombre de dirigeants
des organisations syndicales de la chaussure met¬
tent leur espoir dans la création d'une corporation
du cuir, dont ils attendent surtout qu'elle les
dé-1 Sur l'attitude du patronat français à l'égard du corpora¬
tisme avant 1935 cf. la bibliographie donnée dans G. Pirotj,
Le Corporatisme, p. 65 en note, à laquelle il faut joindre le
numéro de juillet 1934 de la revue Questions du Jour, inti¬
tulé : Prétendus Intérêts Communs.
2 Les Œuvres françaises, 1935.
LE COMITÉ DES FORGES 45 barrasse de la production de basse qualité et de la
concurrence étrangère.
Par contre, les dirigeants des grandes organisa¬
tions métallurgiques mènent contre le corpora¬
tisme une ardente campagne. La manifestation la plus significative en est la publication, par la
Société d'études et d'informations économiques,
d'un travail de MM. Edouard Bonnefous et Marcel
Tardy, qui constitue un véritable réquisitoire con¬
tre la doctrine corporatiste \ Dès sa parution, cet
ouvrage était l'objet d'un compte rendu enthou¬
siasteàla premièrepage du Temps, qui en approu¬
vait sans réserve les conclusions 2. L'attitude prise
ainsi par les interprètes du Comité des forges n'a
rien de surprenant. Il faut toutefois bien en saisir
l'exacte signification.
Combattre le corporatisme en lui opposant la
concurrence est, certes, une attitude très soutena-ble en doctrine. Il ne faudrait pas nous pousser
beaucoup pour nous faire dire qu'à certaines épo¬
ques la liberté concurrentielle est, au regard de
l'intérêt général, préférable à la réglementation corporative, parce qu'elle est plus capable de sus¬
citer les inventions, d'éveiller les énergies indivi¬
duelles, de promouvoir le progrès technique. Mais
encore faut-il, pour qu'il en soit ainsi, que la
con-1 Le corporatisme, publications de la S. E. T. E. (tiré au ronéo), 1935.
2 Numéro du 11 juin 1935.
currénce existe effectivement. Or, dans les bran¬
chesd'industriequi alimententla campagnecontre
lecorporatisme, il estmanifeste quela concurrence
est fortement battue en brèche et que l'action des grandes organisations patronales tend à la suppri¬
mer aussi complètement qu'il est possible. Dans
Je suis partout \ M. P. Gaxotte a malicieusement reproduit des déclarations faites, en mai 1935, aux assemblées générales de Saint-Gobain et de la Compagnie générale d'électricité, qui ne laissent
aucun doute à cet égard. On y pourrait joindre le rapport présenté à la dernière assemblée générale
du Comité des forges 2, et qui souligne l'action
des ententes métallurgiques en vue de la stabilisa¬
tion des prix et de la sauvegarde des bénéfices. Si éloigné que nous soyons des conceptions politiques
et sociales de M. P. Gaxotte, nous ne pouvons que lui donner notre plein assentiment lorsqu'il écrit :
« Soyons honnêtes et loyaux avec nous-mêmes. Je
veuxbien professer le libéralisme économique avec MM. Tardy et Bonnefous, mais que ceux-ci récla¬
ment la dissolution des syndicats patronaux et ou¬
vriers, l'abaissement des barrières douanières, la suppression des contingentements et qu'ils n'es¬
saient pas, au nom du libéralisme, de défendre le régime actuel, qui a tousles inconvénients dont ils
1 Numéro du 6 juillet 1935.
2 Supplément économique du « Temps », numéro du 18 juin 1935.
INTÉRÊTS ET DOCTRINE 47
chargent le corporatisme sans en avoir aucun des avantages \ »
En vérité, quand une industrie cartellisée rejette
le corporatisme, ce n'est point la concurrence
qu'elle préfère à la réglementation ; c'est le mono¬
pole privé et libre qu'elle estime meilleur que le monopole organisé et contrôlé. Et il va sans dire
que c'est là uneattitudetout à fait naturelle quand
on défend certains intérêts particuliers. Il faut seu¬
lement segarder de donneràcette défenseun revê¬
tement doctrinal que nous serions naïfs de pren¬
dre au sérieux.
1 Gaxotte, ibid.
Conclusion
En dernière analyse, l'examen
critique des
tra¬vaux récents sur le corporatisme montre, nous semble-t-il, que ses défenseurs
n'ont point réussi
à triompher pleinement des