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Benda contre Bergson

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Benda contre Bergson

ENGEL, Pascal

ENGEL, Pascal. Benda contre Bergson. In: Bergson en bataille. Paris : Ed. de Minuit, 2008.

p. 384-397

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:5045

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Un tonton flingueur inspiré : Benda contre Bergson

JULIEN BENDA,

Le bergsonisme ou une philosophie de la mobilité, Paris, Mercure de France 1910 [B]

Une philosophie pathétique, Cahiers de la quinzaine, 2, 15ème série, 1913 [PP]

Sur le succès du bergsonisme, Paris, Mercure de France, 1914 [SB]

Comme certains de ses [Ribot] élèves s’inquiétaient de l’action naissante de Bergson, « Il faut vous résigner, leur dit il, y en a pour cinquante ans du retour du mysticisme dans la philosophie.

Péguy, à qui je rapportai ce mot me répliqua avec hauteur : « Il s’est trompé, il y en a pour plusieurs siècles » (Benda, La jeunesse d’un clerc, p.41)

Il en est des polémiques philosophiques comme des intrigues de romans policiers : il y a plusieurs combinaisons possibles de victimes et d’assassins, les victimes peuvent l’avoir bien cherché et les assassins sont plus ou moins sympathiques. Dans le cas des diatribes de Benda contre Bergson, on a considéré qu’elles ne jugeaient que leur auteur. Benda, a-t-on dit, attaque plus le bergsonisme et l’influence « belphégorienne » de Bergson sur « Byzance » que Bergson lui-même. A travers Bergson il visait Sorel et Péguy, plus tard Thibaudet et les courants littéraires et politiques inspirés par le bergsonisme et on a jugé qu’il s’attaquait à un fantoche de paille1. Benda a été traité comme un pamphlétaire indigne de sa cible, au même titre que Politzer deux décennies après. L’affaire semblait entendue, et un silence méprisant entoura cette polémique2. Le clerc a été renvoyé à son donjon pour y broyer éternellement du noir. La philosophie, et la philosophie de Bergson en particulier, a jugé la postérité, ont besoin de finesse et de tact, pas de tontons flingueurs. Il y a cependant des romans policiers (comme Le vallon d’Agatha Christie) où un coupable est immédiatement identifié, mais où l’on s’aperçoit à la fin que la victime n’était pas si nette, que l’assassin avait d’excellentes raisons de commettre son forfait et que le coupable n’était pas celui qu’on croyait.

Au moment où paraît en 1910 le premier écrit de Benda contre Bergson, ce dernier est au sommet de sa gloire. Benda est un écrivain débutant, qui a pris des positions dreyfusardes, publié Dialogues à Byzance, Mon premier testament, l’Ordination (qui rata de peu le

1 E Dolléans , NRF , mai 1914, p. 885, cité par Antoine Compagnon, Les antimodernes, Gallimard 2006, p. 295

2 François Azouvi, La gloire de Bergson, Paris, Gallimard 2007, ne lui consacre que de deux pages, p. 204-206 . Philippe Soulez et Fréderic Worms, Bergson, PUF, 1997, repr. 2002, en disent à peine plus.

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Goncourt) et il est l’un des piliers des Cahiers de la quinzaine3 , où il côtoie Péguy et Sorel, avec lesquels il a noué une amitié orageuse4 En écrivant contre Bergson, Benda écrit d’abord contre ses amis des Cahiers : « L’irrationalisme de la maison était grandement entretenu par le cours de Bergson, auquel ces docteurs se rendaient le jeudi comme au pied d’un nouveau Thabor et d’où ils revenaient diversement frappés selon leurs diathèses respectives, mais tous prêts à se croiser pour cette « durée » qui rompait avec les « vues » sur la vie et devenait la vie elle-même »(JC, p.157).

Que reproche Benda à Bergson ? D’être un irrationaliste et un romantique, ennemi de l’intellect, apôtre du sentiment et de la « mobilité » qu’il prétendrait atteindre par un pouvoir mystérieux d’intuition, de jeter de la poudre aux yeux et de conforter les tendances les plus obscurantistes de la société contemporaine. Benda est violent : « philosophie pathétique »,

« boulangisme intellectuel » (PP, p.15), style « féminin » (PP, p.19) et « mobile » propre à plaire aux mondaines et à enchanter « les princes de l’oblique et les clercs de la pirouette (B., p..43), esprit « faible et étroit » (B, p.101). Il reproche à Bergson d’être le reflet des pires travers de son époque, telle qu’il la décrira inlassablement à partir de Belphégor (1918) : esthétisme, « volonté que l’art soit une union mystique avec l’essence des choses », soif du nouveau et du changement, haine de tout déterminisme, culte de l’émotion, de la vie et du mouvement, des atmosphère éthérées et confuses et religion de l’action, de l’énergie, de la volonté humaine au détriment des idéaux de connaissance et de contemplation (PP, p.83).

Contre Bergson, il défend les droits de la raison, de l’intellect, de l’abstraction, de la science, de la théorie et d’une esthétique littéraire qui ne reposerait pas sur le sentiment.

Benda n’est pas le premier à s’attaquer publiquement à Bergson. Couturat l’avait épinglé à travers une critique acide des vues de son disciple Le Roy, Borel avait étrillé les conceptions bergsoniennes de l’espace et de la géométrie, Le Dantec avait critiqué ses vues sur la biologie

5, et last but not least, Russell l’avait mis à mal dans une conférence à Cambridge en 1912.

Mais ce sont là, nous disent les historiens, des critiques venues du sérail académique, alors que Benda est un publiciste qui cherche à se faire une réputation à bon compte. Les

contemporains comme la postérité on vu dans ses trois livres des règlements de comptes personnels et l’expression d’une haine en fait dirigée contre ses propres démons6 .

3 L.A. Revah Julien Benda, Un misanthrope juif dans la France de Maurras, Paris, Plon 1991, 1991, p.115-120 Compagnon 2006, p. 294

4 cf. La jeunesse d’un clerc , Paris , Gallimard 1937, reed 1969 pp.133-217 ( désormais : JC)

5 cf. Philippe Soulez et Frédéric Worms, op.cit, p. 117-118

6 Selon l’interprétation de Revah, op.cit , Benda est un juif refoulant son judaïsme, qui retourne contre Israël et ses enfants (dont Bergson) sa haine de « Grec » contre Jérusalem, et en fait contre lui-même. Ce thème – moins ses attendus psychanalytiques - avait déjà été décliné par Albert Thibaudet ( Compagnon, op.cit. p. 328)

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Mais la polémique de Benda contre le bergsonisme était-elle aussi insignifiante ? Sa violence pamphlétaire lui a nui. Revenant sur l’épisode trente ans plus tard, il écrit :

« La réaction du siècle fut significative. Il m’asséna, avec un redoublement de conviction, que Bergson était un merveilleux professeur de « vie », de sympathie à la palpitation des choses, de jaillissements irrationnels, ce que je n’avais jamais nié ; que mes misérables ergotages ne parvenaient qu’à prouver ma totale impuissance à connaître ces états et à en sentir la

grandeur…Quant à la critique, unique et étroite, que j’avais adressée à la doctrine, il n’en fut jamais question, et j’attends encore aujourd’hui qu’on me démontre qu’il est faux que l’intuition bergsonienne ne puisse, sans sortir de soi, faire une science. » (JC, p.204)

Benda n’est certes pas un philosophe professionnel, et il se le verra reprocher amèrement.

Mais il a des critiques et des arguments précis. Il a une formation scientifique (il a démissionné de Centrale par mépris pour les choses vulgairement techniques). Il a lu

Poincaré, Oswald, Mach, Bernard, Darwin, Spencer, Huxley, Haeckel, et Ribot est un de ses auteurs de chevet. Il a lu Bergson de près, et distingue clairement sa philosophie du

bergsonisme. Sa principale critique, nous dit-il, portait, « et uniquement », sur un point précis :

« Je laissais intacte la méthode bergsonienne en tant que productrice de d’émotion esthétique, religieuse, philosophique, voire scientifique, mais niais expressément qu’elle pût, comme elle y prétendait, sans sortir d’elle-même, devenir méthode de science, en tant que la science est un ensemble de concepts, lequel d’ailleurs n’ignore nullement qu’il ne peut atteindre le réel. Je montrais que, sous le terme d’intuition, essence de la méthode, Bergson confondait des états proprement distincts dont tous étaient intellectuels, sauf un, qui consistait dans la coïncidence avec la vie elle-même, que cette coïncidence formait une excellente préparation à la science de la vie, mais que cette science n’était possible, en tant que science, que si l’on sortait de cet état et accédait à un maniement de concepts, lequel sonnait la

négation expresse de la méthode» ( JC, op.cit p.204)

Benda vise la thèse selon laquelle la philosophie a pour objectif de saisir la nature intime de la vie non par l’intelligence et le concept, mais par l’intuition en se faisant elle-même vie et mouvement. L’intuition selon Bergson n’est pas incompatible avec la science, mais la dépasse en l’intégrant. Benda a parfaitement vu que Bergson ne donne pas au mot « intuition » son sens usuel de sentiment ou d’inspiration confuse, et que ce terme recouvre une « méthode », destinée à saisir intimement la nature de la vie et de la durée. Mais il dénonce chez lui une double confusion. La première est celle de la connaissance de la vie et de la vie elle-même, de la pensée et de la chose : la pensée de la durée doit se faire elle-même durée, la connaissance du changeant doit être changeante. Mais, objecte Benda dans une veine très spinoziste, ce n’est pas parce que la chose est telle ou telle que notre concept, notre représentation ou notre pensée de la chose doit être telle ou telle. La seconde confusion tient aux sens multiples de la

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notion d’intuition, tantôt appréhension immédiate et singulière que Bergson sépare fortement de l’intelligence, tantôt dotée des caractères de la connaissance conceptuelle et intellectuelle.

Benda ne recense pas moins de quatre sens du mot « intuition » chez Bergson : (1)

connaissance absolue de l’objet en lui-même, au sens de ce que l’on appelle classiquement l’intuition intellectuelle, (2) l’intelligence en tant qu’elle forge des concepts nouveaux et non

« tout faits », (3) l’effort intellectuel en vue de trouver un sens, (4) l’instinct , en tant que tendance de la vie organique, par opposition à l’intelligence. Benda ne reproche pas, comme Russell, à Bergson d’assimiler la pensée à l’instinct7, mais il lui reproche de glisser d’un sens à l’autre. Il l’accuse de promouvoir l’intuition au sens (4) de « sympathie » et d’« instinct devenu désintéressé, conscient de la lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de

l’élargir indéfiniment » qui nous « conduit à l’intérieur même de la vie » (B, p. 51), mais de la fourbir sous le couvert des sens (1), (2) ou (3). Il ne voit pas en quoi la connaissance serait

« une chose capable de fluidité, de mobilité, au sens propre », et il ne sait pas ce qu’est « un concept fluide » : « Nous comprenons très bien ce qu’est le concept d’une fluidité, le concept d’une chose en train de changer , d’une chose se faisant ; mais cela , c’est un concept

parfaitement rigide, parfaitement défini » et il ne voit pas en quoi la connaissance devrait être

« commensurable avec son objet » (B, p. 55-56).

Ces objections de Benda ne me semblent pas si mal venues. Si l’intuition peut être une méthode comment peut-elle à la fois jouir des privilèges du concept et de ceux de la

connaissance immédiate? Ces ambiguïtés demeurent dans les exposés contemporains. Selon Deleuze, « l’intuition comme méthode » consiste en trois règles : porter l’épreuve du vrai et du faux dans les problèmes et dénoncer les faux problèmes, lutter contre l’illusion, retrouver les vraies différences de nature et les articulations du réel, et poser les problèmes en fonction plutôt du temps que de l’espace. Si l’intuition est une méthode philosophique, si elle s’appuie sur des règles, elle peut difficilement, comme Deleuze l’indique bien, être une inspiration ou une sympathie confuse. Elle est donc typiquement le produit de l’intelligence et du concept.

Mais en même temps elle a pour but de « dépasser l’état de l’expérience vers les conditions de l’expérience, mais ces conditions ne sont ni générales ni abstraites, elles ne sont pas plus larges que le conditionné, ce sont les conditions de l’expérience réelle. » 8 Et Deleuze d’expliquer que ces conditions nous donnent les articulations de la nature elle-même. De quelle manière l’intuition comme méthode parvient à accomplir de tels exploits, on ne nous le

7 “L’instinct est à son mieux chez les fourmis, les abeilles, et Bergson”.( Russell, « The Philosophy of Bergson » (1912), in Collected Papers, VI, Routledge, London, 1992, p. 526)

8 Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF 1966, reed Quadrige, 1998, p. 17

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dit pas. Dans une veine que n’aurait pas reniée Frege, Benda demande : qu’est-ce qu’un concept fluide sinon un concept dont les conditions d’application sont nécessairement vagues, et par conséquent pas un concept du tout ?

Benda est loin d’être le seul à formuler ces critiques. Russell les partage, et le statut de l’intuition avait fait l’objet d’une discussion approfondie au sein du courant pragmatiste, que Bergson, en lecteur de James, connaissait bien. Or il y a pragmatisme et pragmatisme. Le pragmatisme de James, qui revendique la notion d’expérience « pure », une vérité qui se

« crée » et n’est pas « statique », est fort différent de celui de Peirce, qui dans ses fameux articles « anticartésiens » de 1878, parus dans la Revue philosophique avait dénoncé

l’intuition comme faux fuyant en philosophie.9 Il avait notamment soulevé une question que Benda retrouve: quel est le critère par lequel on reconnaît qu’on a une intuition ? Si c’est l’intuition, comment peut-elle être à elle-même son propre critère et n’est-ce pas circulaire?

Bergson lui- même avait répondu implicitement à Benda:

« Nous ne dirons rien de celui qui voudrait que notre « intuition » fût instinct ou sentiment.

Pas une ligne de ce que nous avons écrit ne se prête à cette interprétation. Et dans tout ce que nous avons écrit, il y a l’affirmation du contraire : notre intuition est réflexion. Mais parce que nous appelions l’attention sur la mobilité qui est au fond des choses, on a prétendu que nous encouragions je ne sais quel relâchement de l’esprit. » (La pensée et le mouvant, éd. du Centenaire , PUF 1959, p.1328 )

Les commentateurs ont renchéri : loin d’être un anti-intellectualiste, Bergson est le parangon de l’intellectualisme, loin de revendiquer l’instinct, il revendique au contraire les pouvoirs les plus réflexifs de l’intelligence10. Péguy (certes un expert !) n’avait pas hésité à dire sa Note sur Bergson et la philosophie contemporaine (1914) que le bergsonisme était

« un nouveau rationalisme ». Selon les bergsoniens c’est totalement mécomprendre le maître que de l’enfermer dans des oppositions massives comme raison/ intuition, intellect/ sentiment, ou intelligence/ instinct, alors qu’au contraire il se place à la racine de ces oppositions et entend les dépasser en dénonçant les « faux problèmes ». Ce type de réponse satisfaisait parfaitement le désir de synthèse des contemporains (qui n’a pas rêvé, de Cousin à Ravaisson, d’une doctrine qui concilierait raison et intuition, intellect et instinct, positivisme et

spiritualisme ?). Bergson, bien qu’il ne cesse d’axer sa philosophie sur des oppositions comme temps/ espace, durée / étendue, mémoire habitude/ mémoire souvenir, instinct/

intelligence, vise non pas à opposer les thèses à la manière des antinomies kantiennes ou des

9 Peirce, « Comment rendre nos idées claires » , Revue philosophique, 1879, 37-59 , tr. fr. in C. Peirce, Oeuvres, I. Pragmatisme et pragmatisme, Paris, Cerf, 2002.

10 Léon Husson, L’intellectualisme de Bergson , Paris, PUF 1947

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contradictions dialectiques, mais à « intégrer » la raison statique et la raison dynamique. Il est en cela bien plus proche d’auteurs comme James, Whitehead et des philosophies américaines du « processus »11. Benda, en lecteur de Renouvier 12, objecte qu’il ne parvient pas à concilier les contraires. Comme Russell à la même époque, il incarne les objections de la raison

« analytique » contre ces philosophies « synthétiques ». Le rationalisme « souple » de

Bergson entend dépasser les concepts-vêtements « trop larges » par des concepts plus seyants.

L’un de ces concepts est celui de « durée » interprété à la lumière du calcul infinitésimal. Le concept (la métaphore ?) de l’infinitésimale est très fréquent chez Bergson qui va jusqu’ à déclarer qu’ « un des objets de la métaphysique est d’opérer des différentiations et des intégrations qualitatives », et que la pensée infinitésimale est « un effort pour substituer au tout fait ce qui se fait » 13. Benda exprime son incrédulité :

« Ce passage témoigne des idées les plus fausses sur le sens de l’analyse infinitésimale…

celle-ci ne consiste pas à « substituer au tout fait le se faisant, ni de suivre la « génération » des grandeurs, ni de saisir le mouvement « dans sa tendance à changer » ni d’adopter aucune

« continuité mobile ». L’analyse infinitésimale a pour effort de substituer à un tout fait, difficile à atteindre, un ensemble de petites parties aliquotes – d’éléments – de ce tout fait, plus faciles à atteindre, et dont la somme constituera la grandeur recherchée. Il arrive qu’au cours de l’opération, et pour la commodité de la pensée on considère une suite de valeurs de plus en plus petites comme une chose changeante, mouvante contradictoire…mais il est clair que c’est là une pure fiction de l’esprit, un pur symbole (un algorithme) et que jamais le mathématicien n’a cru à l’existence de cette chose ni à la possibilité de la saisir. ». (B:124) Benda est clairement du côté de Leibniz dans l’interprétation du calcul, et Bergson semble être du côté de Newton, mais est-ce que l’on est pour autant autorisé à considérer les grandeurs « fluentes » comme manifestations du « se faisant »? 14

L’irrationalisme des contemporains passe par une révérence pour la science, à condition que celle-ci s’accorde avec les doctrines qui l’attirent chez Bergson : le rejet de la

spatialisation du temps, le dualisme de l’esprit et du corps et la doctrine de l’élan vital contre l’évolutionnisme « vulgaire »: « Ce qui se réveille avec le Bergsonisme, ce qui reprend confiance, ce qui s’arme de nouveau, c’est l’éternelle prétention des mystiques d’être en même temps des docteurs, c’est l’éternelle prétention de ceux qui adorent d’être en même temps ceux qui comprennent, c’est l’éternelle prétention de ceux qui agissent d’être en même temps ceux qui expliquent. » (B : 101) Dès le début, nombre de scientifiques ont senti le tour de passe-passe et n’ont pas apprécié que soient célébrées si aisément les noces de la science et

11 Cf. Jean Wahl, Les philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique , Paris, Alcan 1920, réed. Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2005.

12 JC, p. 140, cité par Antoine Compagnon, op.cit 298.

13 La pensée et le mouvant ed. du Centenaire, PUF p. 1422

14 Louis Millet, Bergson et le calcul infinitésimal , Paris, PUF , 1974, p .149

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du spirituel. Ces réserves ont culminé dans un épisode que Benda n’a commenté que plus tard, celui du « débat » avec Einstein dans Durée et simultanéité. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Bergson n’est pas parvenu à convaincre ses interlocuteurs scientifiques que leurs vues et les siennes étaient faites les unes pour les autres.

Les objections de Benda contre Bergson ont leur source non seulement dans le kantisme de Renouvier mais aussi chez Lachelier qui dans « Psychologie et métaphysique » (1885) s’était opposé à la tentative de Maine de Biran et de Cousin de fonder la métaphysique sur la

psychologie ; il niait qu’on puisse conclure des proposition sur la liberté ou la substance à partir de l’introspection du moi psychologique. Bergson réinstaure les droits d’une enquête métaphysique fondée sur la psychologie, fondée sur un « empirisme vrai » qui se propose de

« serrer d’aussi près que possible l’original lui-même, d’en approfondir la vie, et par une espèce d’auscultation spirituelle d’en sentir palpiter l’âme » (Introduction à la métaphysique ; ed. du Centenaire, p. 1408).

De quel « rationalisme » s’agit-il donc ? Il a d’abord un fort penchant pour l’idéalisme: le réel n’existe que par l’activité de l’esprit ; mariage de kantisme et de spiritualisme. On ne peut trouver évidente la doctrine bergsonienne du possible comme projection illusoire à partir du réel que si le possible s’entend en un sens purement épistémique comme relatif à notre capacité psychologique à nous le représenter (la même remarque vaut pour l’analyse bergsonienne du désordre et du néant). 15 Le rationalisme français déteste la logique et

l’empirisme (et a fortiori l’empirisme logique). Enfin le rationalisme français est syncrétique, éclectique et conciliateur : il n’aime ni les oppositions tranchées ni les « ismes » et quand il y en utilise, il aime à les fondre les uns dans les autres (ceci s’harmonise très bien avec la doctrine scolaire, issue d’Alain, selon laquelle « les philosophes ont, en un sens, tous dit la même chose »). C’est pourquoi Brunschvicg détestait la classification des doctrines de

Renouvier, qui lui paraissait « figer l’activité spirituelle »16. En un mot, conclut Benda, le soi- disant rationalisme français est… bergsonien : il est idéaliste, intuitionniste, fait fi des

principes de la logique et est mobiliste. Benda a parfaitement vu comment l’influence bergsonienne s’est étendue à la philosophie des sciences. On veut en tout un rationalisme

« assoupli », « plastique » (Le Roy), « ouvert » (Brunschvicg) « fluide » (Bachelard recycle Bergson avec son « surrationalisme »). En fait, si l’on réfléchit à ces diverses doctrines

« rationalistes », ce qui frappe est qu’elles sont, pour la plupart, tout autant des doctrines de

15 cf. P.Engel, « Plenitude and Contingency : modal concepts in XIXth Century French philosophy », in S.

Knuuttila, ed. Modern Modalities, Dordrecht, Kluwer, 1992, pp. 179-237

16 Léon Brunschvicg, L’Orientation du rationalisme, Paris, Alcan, 1920.

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l’irrationalisme. La manière dont on parle de la raison ressemble étrangement à celle dont on parle du sentiment, et les attributs dont on pare l’intelligence sont ceux qui sont supposés s’appliquer à l’art. Les « rationalistes » français sont si convaincus que la durée imprègne tout qu’ils en sont venus à confondre le caractère changeant des produits de la raison (les oeuvres scientifiques) avec le caractère changeant des principes rationnels et de la vérité elle-même, qui sont, quant à eux, parfaitement immuables17.

Le dernier reproche que fait Benda à Bergson et au bergsonisme est de verser dans le pragmatisme. Là aussi, sa charge est parallèle à celle que mena Russell à la même époque contre James. Benda voit très bien les affinités – que Bergson a lui-même toujours reconnues - entre les thèses de l’auteur de l’Evolution créatrice et l’empirisme radical de James. Il rapproche immédiatement l’exaltation du « pur vouloir » et du « pur agir » de Bergson à la

« la religion de l’action, de l’énergie, de la pensée humaine » (PP,p. 83). Il pensait sans doute plus à Sorel et à Nietzsche, mais il a des accents très semblables à ceux de Peirce quand ce dernier critiquait la doctrine de la « volonté de croire » de James comme « suicidaire »18 : « Nous avouons ne croire guère à l’efficace des sentiments qu’on décide d’avoir. Sainte Thérèse n’avait point décidé d’être aimante, ni Du Guesclin d’être brave, ni d’Assas d’être dévoué, et on imagine mal les anciens chrétiens souffrant le martyre pour une croyance qu’ils eussent seulement résolu d’avoir , tout en pensant que la croyance adverse peut aussi bien se soutenir ; leur héroïsme d’ailleurs n’en serait que plus grand encore. Au reste cette attitude nous paraît révéler le dernier degré de l’incroyance : faut-il être assez certain qu’on ne croit pas pour décider que l’on va croire ! ( PP : 133-134)

Ce n’est que plus tard, dans la Trahison des clercs (1927), que Benda assimilera la pensée bergsonienne à une forme de pragmatisme. A cette époque, les adversaires sont aussi

Maurras, Barrès, Nietzsche et les marxistes, mais le bergsonisme reste visé aux côtés du pragmatisme en tant que tentative pour « humilier les valeurs de connaissance devant les valeurs de l’action »19 .

Bergson est devenu en 1927 le responsable principal du déclin des « valeurs cléricales » au sens de Benda : « statiques », « désintéressées » et « rationnelles » :

« La philosophie, qui jadis élevait l’homme à se sentir existant parce que pensant, à

prononcer : « je pense donc je suis » l’élève maintenant à dire : « J’agis donc je suis » , « Je pense donc je ne suis pas »… Elle lui enseignait jadis que son âme est divine en tant qu’elle

17 De quelques constantes de l’esprit humain, Paris, Gallimard 1945, p. 119.

18 C.S. Peirce, lettre à James, mars 1909, cité par R.B. Perry, The Thought and Character of William James, Harvard University Press, 1948, p. 291 : « « J’ai pensé que ce que vous dites dans votre Volonté de croire était exagéré et de nature à blesser un homme sérieux, mais dire ce que vous dites à présent me semble encore plus suicidaire ; je ne suis pas très heureux d’être classé [ parmi les pragmatistes] à côté de Bergson, qui me semble faire de son mieux pour brouiller toutes les distinctions ».

19 La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1927, seconde éd ,, 1975, p. 285

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ressemble à l’âme de Pythagore enchaînant des concepts ; elle lui annonce aujourd’hui qu’elle l’est en tant qu’elle est pareille à celle du petit poulet qui brise sa coquille [Evolution

créatrice, p. 216] … la vraie formule du bergsonisme est : « je m’accrois donc je suis »20. Là aussi, on trouvera la charge grossière. Bergson est-il pragmatiste au sens où il

assimilerait le vrai à l’utile ? Non, et il prend soin de le dire dans sa préface au Pragmatisme de James. Replacer l’action et le mouvement volontaire au sein de l’intelligence et soutenir que le cerveau est essentiellement au service de l’action, selon la thèse de Matière et

mémoire, est une chose, et que réduire les valeurs théoriques aux valeurs pratiques en est une autre Les bergsoniens pourront encore trouver qu’il y a quelque ironie à traiter Bergson de traître aux valeurs « cléricales » alors qu’il n’a cessé de défendre les valeurs de l’esprit, a vécu une vie parfaitement contemplative, s’est engagé politiquement pendant la guerre et a joué un rôle important au sein de la SDN, institution que Benda lui-même admirait.21 Benda s’est ici trompé: il n’y a pas de lien direct d’implication entre la thèse psychologique du primat de l’action sur la pensée et une réduction des valeurs théoriques aux valeurs pratiques. En revanche, il n’a pas tort de voir un lien entre les thèses de Bergson et les tendances

antiréalistes de la philosophie des sciences française chez Duhem et Le Roy : la science est avant tout un instrument d’action et de prédiction.22 Quand il revient sur ce sujet dans Tradition de l’existentialisme (1947) où il assimile l’existentialisme heideggerien et sartrien aux « philosophies de la vie », Benda voit en les sophistes les « premiers pragmatistes » et dans l’existentialisme l’une des conséquences lointaines d’une « démocratisation de la philosophie », qui s’est mise, à partir du XIXème siècle, « à adopter la hiérarchie des valeurs caractéristique du peuple – plus exactement du siècle - plaçant résolument « inquiétude de la vie » au-dessus de l’idée. »23 Bergson, nous dit-il, a été un philosophe populaire, en un sens où ni le platonisme, ni le spinozisme, ni le kantisme ne l’ont été:

« L’époque a-t-elle été victime d’un malentendu complet en tressant des lauriers à un

philosophe qui la confortait dans son culte de l’instinct et du sentiment, de la pensée confuse et de la mobilité contre l’intelligence, le concept et la raison ? Tous deux communient dans le culte de l’esprit, et toute l’époque y communie ; mais ce n’est pas au même sens. Notons le caractère très particulier du succès du bergsonisme : ce n’est point une philosophie qui impose au grand public des idées à lui étrangères, c’est une philosophie qui lui porte les idées qu’il voulait avoir ( PP, p.48) »

20 La Trahison.., op.cit p. 253

21 Philippe Soulez, Bergson Politique, Paris PUF 1989. Ironie de la vie du clerc, Benda se retrouva même attaqué comme un « chien de garde de la bourgeoise, aux côtés de Bergson et de Brunschvicg, par Politzer ( Les chiens de garde , 1932, reed. Agone, Marseille, 1998) (Compagnon, op.cit, 294)

22 cf. A. Brenner , Les origines françaises de la philosophie des sciences, Paris, PUF 2004

23 Tradition de l’existentialisme, Paris, Grasset, 1947, reed. 1997.

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L’histoire faite par François Azouvi (op.cit) de la rencontre entre une pensée et une époque ne semble pas aller contre ce jugement de Benda. Certains, comme Swift ou Kraus, font un diagnostic sur l’esprit de leur temps par la satire, d’autres, comme Flaubert ou Musil, le font par le roman. Benda le fait à travers ce qu’il appelle le « style d’idées », en se réclamant de l’absolu et de l’impersonnel, mais en leur donnant un tour tellement personnel que l’on a l’impression que quand ses contemporains attaquent la raison c’est lui-même qui est visé.

Comme le remarque Antoine Compagnon, il avoue « aimer moins la raison que la passion de la raison » 24

Benda se mit tout le monde à dos. On ne retint que sa haine. Il fut certainement injuste avec nombre de ses adversaires, y compris Bergson. Mais l’injustice et la passion qu’il met dans ses jugements n’est pas incompatible avec la lucidité. Un philosophe ne se réduit pas à son époque. Mais l’époque peut-elle être victime d’un malentendu complet quand elle tresse des lauriers à un philosophe qui lui tend un miroir? Se trompa-t-elle en renvoyant le clerc à ses chères études pour ne plus voir en lui qu’un Alceste de la troisième république des lettres ? Il dénonça, de Belphégor (1918) à La France Byzantine (1945), un temps où l’on aime à confondre philosophie et littérature, où l’on considère que la philosophie doit

nécessairement être populaire, qu’elle ne doit s’occuper que des problèmes de l’action et de la morale et laisser de côté ceux de la métaphysique et de la connaissance, qu’elle ne peut pas être théorique parce que croire est plus important que connaître, que ses conceptions ne sont ni vraies ni fausses mais doivent avant tout édifier, et où l’on déteste les conflits, les

oppositions et les polémiques parce qu’ « en un sens » tout le monde a raison. Mais ce qu’attaque Benda est-il vraiment révolu ? N’y a-t-il pas quelque rapport entre le fait que les valeurs du clerc nous semblent si vieillottes et le regain d’intérêt contemporain pour

Bergson ? A Benda on répliqua que Bergson « portait des consolations ». On nous dit aujourd’hui qu’il est un « antidote à la dépression » 25. Quand nous reconnaissons dans sa polémique contre Bergson des traits dont souffre également notre époque sommes-nous vraiment victimes d’un « mouvement rétrograde du vrai »? Peut-être n’y-a-t-il pas tant d’illusion que cela dans de telles rétrospections. On peut être un tonton flingueur inspiré.

Pascal Engel

24 Antoine Compagnon, Les antimodernes, op. cit.p .319.

25 Le point du 10.01.2008 : « Bergson nous aide à nous ressaisir ».

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