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Mobilité et variabilité. La valeur emblématique du MUDAM

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Mobilité et variabilité

La valeur emblématique du MUDAM

Comment définir la ville créative ? Selon Elsa Vivant,

ces deux dernières décennies, de nombreuses villes ont connu une renaissance notoire en mettant en scène leur vie culturelle au sein d’opérations d’urbanisme par la création d’équipements spectaculaires ou d’un quartier culturel, l’organisation d’événements, ou encore par la reconnaissance et le soutien des pratiques artistiques nouvelles1.

Il en va ainsi de la ville de Luxembourg, capitale européenne de la culture en 1995 et en 2007, dont la Philharmonie de Luxembourg, conçue par l’architecte Christian de Portzamparc et inaugurée le 26 juin 2005, le Musée d’art moderne grand-duc Jean (MUDAM), pensé par I.

M. Pei et ouvert au public le 1er juillet 2006 ou, de manière plus générale, le quartier du Kirchberg constituent des lieux spectaculaires de cristallisation de la vitalité culturelle.

Parlera-t-on avec Elsa Vivant de « restructuration urbaine », de « revalorisation foncière » et de « requalification symbolique », ou encore de « gentrification » de la ville2 » ? Sans doute le

« potentiel d’attractivité », selon l’expression de Bertrand Westphal3, s’en trouve-t-il accru, même si le contexte n’est aucunement comparable à celui qui a vu l’implantation du musée Guggenheim à Bilbao, par exemple4.

Une autre définition de la ville créative, complémentaire, est toutefois possible : Bertrand Westphal met en avant la mobilité5. Tel sera donc notre point de départ, la mobilité étant approchée ici sous l’angle du principe de variation et des tensions auxquelles il donne lieu. La mobilité n’est dès lors pas seulement d’ordre topologique. On peut distinguer deux cas de figure : soit la variété remet en cause un invariant ; soit c’est le principe même de la variation qui est schématisé. Et deux configurations méritent considération : les variétés sont co- présentes ou se relaient les unes les autres.

Le principe de variation ainsi conçu sera décliné de quatre manières : la dynamique des formes est liée à l’itération du geste créateur, le principe de variation est intrinsèque au phénomène de la création, il autorise plusieurs points de vue en réception et il peut caractériser le statut social de certains lieux culturels.

Retenant le MUDAM, qui englobe des fondations du Fort Thüngen (XVIIIe siècle), comme objet d’étude privilégié, nous réinterrogerons les notions de créativité et de création, les hypothèses à vérifier pouvant être formulées ainsi : la créativité présuppose la création ; la création, en l’occurrence architecturale, est une re-création engageant une double logique, non seulement spatiale, mais temporelle. Nous mettons en exergue une phrase de I. M. Pei qui

1 VIVANT E., Qu’est-ce que la ville créative ?, Paris, Puf, 2009, p. 11-12.

2 Ibid., p. 68.

3 WESTPHAL B., « Notes géocritiques sur la ville créative », Épistémocritique, vol. IX, 2011. Disponible sur :

<www.epistemocritique.org/> (consulté le 20 décembre 2014).

4 E. Vivant note que le vaste projet urbain lancé dans la ville de Bilbao a des visées avant tout économiques, à travers le réaménagement des friches industrielles et portuaires. Cf. Qu’est-ce que la ville créative, op. cit., p. 68.

Aussi ne s’agira-t-il pas, dans cet article, de s’étendre sur l’impact proprement économique de la Philharmonie ou du MUDAM.

5 La créativité est entendue comme une « création inchoative, sous-tendue par une mobilité intrinsèque ». Cf.

« Notes géocritiques sur la ville créative », art. cit.

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résume un des enjeux majeurs de cette réflexion : « J’ai le sentiment qu’en construisant à cet endroit, nous pouvons donner vie à ce qui s’y trouve6 ». Ces points feront l’objet des deux premières parties de cette étude. Ensuite, dans quelle mesure l’espace culturel dont le MUDAM est un élément central autorise-t-il, voire appelle-t-il une approche esthésique et esthétique selon des points de vue multiples ? Nous avancerons des éléments de réponse dans la troisième partie. Enfin, nous viserons, dans la quatrième partie, à préciser le statut culturel, mais aussi social du MUDAM et de l’enceinte.

À cet effet, notre réflexion s’inscrira dans les cadres théoriques de la sémiotique. Quatre points méritent d’être mis en avant : i) l’architecture ne saurait être analysée qu’en rapport avec l’espace : « l’architecture s’insère dans l’espace, le divise, le caractérise », écrit Manar Hammad7 ; ii) l’ensemble met en œuvre un processus sémiosique par solidarisation d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu8 ; iii) la construction du sens est tributaire en définitive de la cofondation de l’objet et d’un sujet sensible et cognitif, que ce soit en production ou en réception ; iv) on entrevoit l’intérêt d’une approche énonciative qui retient les niveaux de pertinence distingués par Jacques Fontanille9 : celui du texte, celui du support et celui de l’objet ; celui de la scène prédicative attribuant des rôles modaux au texte, au support, à l’objet et à l’environnement, mais aussi, plus largement, au contexte culturel, social, historique et politique. Enfin, le complexe architectural considéré (MUDAM + fortifications) ne signifie qu’en relation avec une situation sémiotique et des stratégies énonciatives, que chapeaute une forme de vie.

1. La créativité et l’itération

D’entrée, des considérations aspectuelle et modale s’imposent. La créativité, ou l’inventivité, est tributaire d’une dynamique incessante, à jamais relancée. « La “créativité”, écrit Bertrand Westphal, pointe un processus permanent et non une action que l’on suscite. Parler de

“créativité dans le cadre urbain”, c’est indiquer qu’en soi ce cadre est sujet à une création constante, inscrite dans la durée qui régit les lieux10». Il est fait choix de l’energeia instamment restaurée, de la force et de la potentialité, en amont ou au delà de toute fixation et stabilisation : l’acte de négation, éminemment récursif, s’applique à ce qui est là, déjà donné.

C’est ouvrir grand l’éventail des possibles, faire prévaloir l’interstitiel et, avec lui, maintenir la tension, toujours vive.

Concrètement, la ville créative met en œuvre de manière récurrente l’ouverture brusque après la fermeture, l’expansion après la condensation. Le mouvement est nécessairement heurté, empêché et, comme dirait Claude Zilberberg11, concessif : malgré cela. Sur le mode de l’itération créative, la ville créative cultive le dé- ou excentrement, à travers la rupture réitérée.

6 Cf. Collectif, Mudam. Le bâtiment de Ieoh Ming Pei, Luxembourg, Imprimerie Centrale, 2009, p. 9.

7 HAMMAD M., Lire l’espace, comprendre l’architecture. Essais sémiotiques, Limoges, Pulim, 2006, p. 3.

8 Cf. aussi RENIER A., « Les espaces opérateurs de la sémiosis architecturale », Actes sémiotiques, [en ligne], 2008, no 111. Disponible sur : <http://epublications.unilim.fr/revues/as/2939> (consulté le 20/12/2014).

9 FONTANILLE J., Pratiques sémiotiques, Paris, Puf, 2008.

10 WESTPHAL B., art. cit.

11 ZILBERBERG C., Des formes de vie aux valeurs, Puf, Paris, 2011.

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La récursivité créative s’observe surtout au niveau du quartier du Kirchberg. Abritant le MUDAM, la Philharmonie, des institutions européennes, des établissements bancaires, des commerces, des centres de sports et de loisirs, des îlots urbains et des parcs, et se muant en un espace artistique qui accueille nombre d’œuvres sculpturales12, il constitue un « tiers-espace », selon l’expression que Bertrand Westphal emprunte à Soja. D’une part, ex-centré, il se construit contre la centralité de la ville et de la gare. En même temps, le « positionnement au centre et en périphérie ne constitue qu’une étape transitoire », note Bertrand Westphal13. En ce sens, le Kirchberg fait choix d’une mobilité et d’une remise en perspective des éléments permanentes. Contre une monopolisation centralisatrice, il privilégie ce que Pierre Boudon appellerait sans doute une « acentration14 ».

Ainsi, du point de vue énonciatif, il est ce tissu ou ce texte qui intègre le principe du non- achèvement, de l’inaccompli et de la variation – la cohésion et la cohérence ne sont toujours que provisoires, destinées à être remises en question et renouvelées. On en évalue les conséquences au niveau du MUDAM : ce dernier est continûment remis en scène. En effet, il n’est pas seulement un événement de sens ponctuel : toujours en devenir, il signifie à l’intérieur de l’ensemble mouvant qui, sans cesse, le recontextualise. La processualité de la créativité apparaît comme une action à chaque fois « instauratrice15 ». Le « tiers-espace » ne se caractérise par aucune dispersion ni aucun éclatement, mais des variétés se procurent continuellement des limites provisoires. Elles signifient, sans doute, au prisme de la post- ou hypermodernité. C’est dire la fin du grand récit qui a perdu sa « crédibilité », au sens où l’entend Lyotard16, c’est-à-dire pour nous d’un tout de sens clôturé, suturé de part en part et saturé une fois pour toutes.

2. La création et la re-création

Mais le principe de variation n’est pas seulement lié à l’itération créative. Fondamentalement, il est inhérent au MUDAM et à ses alentours.

Pour serrer de plus près cette forme de mobilité supplémentaire, articulons la notion de créativité avec celle de création, caractérisée par une aspectualité ponctuelle. La production des différences est solidaire, dans ce cas, de la répétition créatrice. La création, qui correspond à l’événement de sens, est de l’ordre de la re-création et elle est traversée par une tension permanente entre le déjà fait et l’à-faire. La re-création est coiffée par une forme de vie, c’est-à-dire par une prise de position du sujet qui, dans un contexte culturel, économique, social et politique particulier, tient compte des formes pertinentes antérieurement schématisées tout en proclamant une discontinuité dans la durée. Le nouveau est à la fois

« inaugural » et « sérial », selon les termes de Claude Zilberberg17.

12 Cf., par exemple, Exchange (1996) de Richard Serra, Sarreguemines (1993) de Frank Stella, Clitunno (1992) de Markus Müpertz, L’Africaine (1993) de Lucien Wercollier, Trophy (1965) de Wim Delvoye et Élément d’architecture contorsionniste IV (1969) de Jean Dubuffet.

13 WESTPHAL B., art. cit.

14 BOUDON P., « Territorialité et édification », Actes Sémiotiques [en ligne], 2014, no 117. Disponible sur :

<http:/epublications.unilim.fr/revues/as/5228> (consulté le 20/12/2014).

15 Cf. SOURIAU É., « L’œuvre à faire », dans Les différents modes d’existence, Paris, Puf, [1943] 2009, p. 195- 217.

16 LYOTARD J.-F., 1979, La Condition postmoderne, Minuit, Paris, 1979, p. 63.

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Concrètement, le MUDAM étant construit sur l’emplacement d’un ancien fort, le processus de la re-création peut être approché des points de vue de la stratification de l’espace et de la densification temporelle.

Il est remarquable que le feuilleté des niveaux superposés pour ainsi dire se déplie et, jouant sur la contiguïté, devienne visible. Revêtant une forme spectaculaire, il est même exhibé. En effet, les douves et les fortifications ne restent pas dans l’« arrière-plan » du musée qui en porterait la marque, mais elles sont articulées avec le musée qu’elles entourent à l’instar d’une enceinte. Il ne suffit pas de dire que la surface du musée garde des traces ou des empreintes des fortifications signifiant en leur absence. Du point de vue énonciatif, celles-ci ne sont ni potentialisées, ni virtualisées. D’une part, elles sont actualisées à travers une nouvelle construction qui en fournit une version actuelle18. D’autre part, révélées grâce à des fouilles archéologiques, elles sont réalisées pleinement.

Du point de vue temporel, le complexe architectural comprenant les fortifications et le musée invite le visiteur à nouer dans le maintenant les rétentions aux protentions. En même temps, le passé, devenu un re-présent, selon la formule de Jean-Claude Coquet, informe le futur. Nous ne suivrons donc pas Mandelstam, quand il affirme : « Ma mémoire est non pas d’amour mais d’hostilité, et elle travaille non à reproduire, mais à écarter le passé19 », même si on peut supposer que, pour qu’il y ait création véritable, la force protensive doive, en définitive, l’emporter sur la force rétensive. Si, selon Pierluigi Basso Fossali, l’abstraction, qui ouvre le syntagme de la création, « est la version consciente de l’oubli, nécessaire au dépassement de l’expérience archivée20 », il s’agit, selon le régime de sens de la persévérance en vigueur dans notre exemple21, à la fois d’instruire de nouvelles possibilités et de donner une forme de reconnaissance à ce qui a été. D’une part, « pour s’opposer à la fatalité du retour en arrière, une relance continue de l’invention est nécessaire », écrit Anne Beyaert-Geslin 22 ; d’autre part, le déjà accompli ne perd pas son intérêt.

3. Les points de vue du visiteur

L’inhérence du principe de variation est confirmée d’une autre manière : le MUDAM et ses alentours exigent du visiteur une pluralité de points de vue. Le sujet sensible et percevant est impliqué dans une dynamique d’exploration de l’espace grâce à la participation de son corps.

En particulier, l’environnement intervient dans l’interprétation du complexe architectural 17 Cf. ZILBERBERG C., « L’apparaître du nouveau n’est qu’un reparaître pour un tenant de la nouveauté mémorielle », « Spatialité et affectivité », Actes sémiotiques [En ligne]. 2010, n° 113. Disponible sur :

<http://epublications.unilim.fr/revues/as/2528> (consulté le 20/12/2014).

18 Dans la partie gauche de la face est du bâtiment, reliée par un pont suspendu à une tourelle coiffée d’une coupole en verre, l’architecture muséale ménage des ouvertures étagées, plus ou moins exiguës, qui rappellent les meurtrières d’un château fort.

19 MANDELSTAM O., Le bruit du temps, trad. C. Levenson, Lausanne, L’Âge d’homme, [1925] 1968, p. 77.

Cité par DELEUZE G. et GUATTARI F., Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 167.

20 BASSO FOSSALI P., « Création et restructuration identitaire. Pour une sémiotique de la créativité », Actes Sémiotiques, 2006, [en ligne]. Disponible sur : <epublications.unilim.fr/revues/as/3066> (consulté le 20/12/2014).

21 La création accepte également d’autres régimes, en relation avec des degrés d’amplitude de la création : au moins l’originalité disruptive, quand l’ancien est réduit à la portion congrue, et la constance imitative, quand il prédomine et que l’identique est reconduit ; dans ce cas, la création touche à sa limite.

22 BEYAERT-GESLIN A, Sémiotique du design, Paris, Puf, 2012, p. 181.

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considéré comme un ensemble textuel, qui dispose des ensembles de figures sémiotiques sur des supports tri-dimensionnels. Le sujet affecte aux éléments sensibles et matériels du plan de l’expression des formes du contenu, des axiologies et des rôles actantiels. On peut dégager les étapes d’un parcours.

Ainsi, première étape, mettant en œuvre une suite d’oppositions systématiques autour des catégories /fermé/ vs /ouvert/, /exigu/ vs /vaste/, /concentré/ vs /dilaté/, /dense/ vs /rare/, des espaces de verdure ménagent l’accès à une place dégagée, le parvis du musée ; ils sont rythmés par des rangées serrées d’arbres bordant des sentiers de largeurs différentes, qui s’entrecroisent perpendiculairement (carrefour) ou coupent en diagonale deux plans légèrement inclinés, dans le sens de la descente et de la montée. Ils fonctionnent ainsi comme des éléments médiationnels, c’est-à-dire comme des intermédiaires grâce auxquels se négocient des proximités et des distances, toute une approche polysensorielle qui met dans le jeu au moins la vue et le toucher. Tout se passe comme si la révélation du complexe architectural, que les arbres ont dérobé partiellement au regard et qui, d’un coup, fait valoir des rapports scalaires entre le visiteur et l’édifice, sanctionnait un parcours initiatique : au cours de la traversée de la partie boisée, le visiteur a fait l’expérience de la perte des repères ; il s’est trouvé confronté somatiquement non pas à un espace raréfié, mais au trop-plein, qui a freiné sa progression, tout comme les deux plans légèrement inclinés, qu’il a fallu amorcer prudemment. Au delà des rangées d’arbres, le visiteur est saisi vivement par le spectacle et mis en demeure – deuxième étape de ce qui ressemble à une quête identitaire –, d’amorcer la construction du sens du complexe architectural.

Au cours de cette deuxième étape, le visiteur adopte plusieurs points de vue successifs, qui renvoient à des stratégies différentes23. D’abord sensible à des contours, plus ou moins imprécis, le regard opère ensuite une sorte de balayage en passant les éléments en revue. Il isole ensuite un signe distinctif représentatif (sans doute l’imposante construction en verre de forme pyramidale, surmontée d’une lanterne, coiffant la partie de l’édifice qui rappelle le donjon) et, organisant les propriétés à travers une opposition entre le (parvis du) musée centralisateur et la périphérie, entre la concentricité et l’ « exocentricité », il établit un point de vue surplombant : sur le principe des compositions méréologiques, il constitue une totalité en tout. Déchiffrer et comprendre le complexe architectural signifie établir des différences, catégoriser et construire des rapports entre les éléments perceptibles, en dégageant, en dernière instance, non seulement des régularités, mais des règles et la syntaxe qu’elles gouvernent. Le visiteur articule ainsi les lignes courbes avec les lignes obliques et droites. Il est sensible à l’entrejeu de l’horizontalité des douves et de la verticalité du musée, de l’extériorité et de l’intériorité24. Il capte les variations chromatiques (la pierre des vestiges noircie par l’âge et la pierre claire du musée) ou constate des différences de densité ou de texture entre les matériaux (la pierre, le verre, le métal, le bois). Il trace des formes, faisant signifier les pleins et les vides. À la faveur d’une attention spécifique25, génératrice de

23 Au sujet des stratégies et des points de vue, cf. FONTANILLE J., Sémiotique et littérature. Essais de méthode, Paris, Puf, 1999.

24 Cf. la « matrice locologique » selon BOUDON P., art. cit.

25 GENETTE G., L’œuvre de l’art, Paris, Seuil, 2010.

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(dis)satisfaction26, toutes ces propriétés du complexe architectural fournissent sa base au jugement proprement esthétique.

Troisième étape : l’accès au musée est médié par un large passage qui enjambe les douves et les fortifications27. Le MUDAM lui-même, qui redistribue l’espace à travers ses prolongements tentaculaires, médie l’accès au Fort Thüngen et aux douves. Il le fait doublement : en demandant à des passerelles de franchir celles-ci et aux larges baies vitrées d’imposer un cadrage et un angle de vue inédits, d’instaurer un jeu sur l’accessibilité et l’inaccessibilité, sur l’obstruction et l’exposition28. On y verra un autre exemple de variation.

L’exposition l’emporte-t-elle, la baie devient un lieu de transit, ménageant le passage entre l’intérieur et l’extérieur.

4. L’opérativité sociale

Enfin, la mobilité et la tension qu’elle occasionne sont liées aux statuts socioculturels variables que le musée, en raison de son opérativité sociale, accorde aux fortifications. En quoi le MUDAM infléchit-il leur perception sociale ? C’est la médiatisation de l’objet qui retient notre attention, en ce qu’elle met dans le jeu des médias supportés par une structuration socio-culturelle, économique et politique, qui exerce ses propres contraintes.

Après Jean Davallon, nous dirons que le musée est un média29 à la condition expresse que ce dernier soit redéfini comme un dispositif gérant une relation sociale dans un espace social. La

« matrice institutionnelle » responsable de l’opérativité sociale du musée se constitue à partir d’une double réalité. D’abord, l’exposition donne lieu à l’autonomisation des œuvres, soustraites au pouvoir politique et soumises au jugement critique du public. Le discours du musée présentant des œuvres se double, dira-t-on, d’un métadiscours, scientifiquement fondé et proposé, par le biais d’un dispositif communicationnel, au partage et à la discussion.

Ensuite, le patrimoine se caractérise par le statut particulier accordé aux objets, le geste de la patrimonialisation30 réclamant une rupture dans la continuité de la mémoire et donnant lieu à une présentification de l’objet venu du passé.

Cette double fonction du musée comme média sous-tend le rapport variable que le MUDAM noue avec les fortifications. L’hypothèse est en effet que les fonctions de présentation et de patrimonialisation ne s’exercent pas seulement à l’intérieur du MUDAM, mais encore sur ses entours immédiats. L’esthétisation – les douves sont elles-mêmes « présentées » au public –, mais aussi leur muséalisation en constituent un signe particulièrement révélateur. En effet, 26 Cf. SCHAEFFER J.-M., « Objets esthétiques ? », L’Homme, 170, 2004, p. 38 : « […] pour qu’une attention cognitive relève d’une conduite esthétique, il faut qu’elle soit finalisée par la satisfaction prise à l’activité attentionnelle elle-même. Il est important d’insister sur le fait que c’est l’activité d’attention elle-même qui doit être satisfaisante, mais que les sentiments éventuellement induits par ce sur quoi elle porte peuvent être des plus divers. […] pour qu’on puisse parler d’une conduite esthétique, il faut que le (dé)plaisir soit le régulateur de l’activité de discernement et il faut que la source de la (dis)satisfaction soit cette même activité de discernement ».

27 Cf. la distinction entre les « configurations d’enveloppement » et les « configuration de liaison », BOUDON

P., art. cit.

28 FONTANILLE J., Les espaces subjectifs. Introduction à la sémiotique de l’observateur, Paris, Hachette, 1989, p. 56.

29 DAVALLON J., « Le musée est-il vraiment un média ? », dans Publics et Musées, no 2, 1992, p. 99-123.

30 Cf. DAVALLON J., Le don du patrimoine. Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Lavoisier, 2006, p. 119.

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elles deviennent un lieu d’exposition au même titre que l’intérieur du bâtiment : ainsi, en 2009, Nicolay Polissky installe dans le Grand Hall du MUDAM, mais aussi dans une des douves de la forteresse une série de constructions monumentales en orme et en jonc, de machines futuristes renvoyant tant à l’art populaire qu’à des architectures utopistes russes du

XXe siècle. Large Hadron Collider se veut inspiré librement de l’accélérateur de particules inauguré en 2008 dans les environs de Genève. Significativement, en raison de leur caractère éphémère, qui fait que leur identité spécifique ou qualitative, selon Genette, change au gré des saisons et des intempéries, ces œuvres portent en accéléré les marques de l’usure du temps.

On voit ici à quel point le statut des douves est instable : au croisement des « valeurs de contemporanéité » et des « valeurs de remémoration31 », l’esthétisation et la muséalisation des douves rivalisent avec leur patrimonialisation, c’est-à-dire avec la mise en avant d’un savoir non plus artistique, mais historique. S’imposant comme une alternative par rapport à l’artistisation, la présence de la valeur patrimoniale se trouve redoublée. Le rapport n’est pas dénué de tensions, la patrimonialisation pouvant aussi pâtir de la spectacularisation des douves objet et lieu d’exposition.

Concluons. Nous avons essayé de montrer en quoi le MUDAM et, plus largement, le Kirchberg misent sur la créativité et la re-création, réclament une multiplicité de points de vue et confèrent des statuts socioculturels alternatifs. Le MUDAM et ses alentours se donnent à lire, en définitive, comme l’incarnation symbolique d’un projet collectif, qui accroît la cohésion d’une communauté. On peut supposer que les valeurs de la mobilité et de la variation n’y sont pas étrangères.

Bibliographie

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31 Cf. DAVALLON J. au sujet d’A. Riegl, dans Le don du patrimoine, op. cit., p. 67.

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