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LA CONSCIENCE 11

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LA CONSCIENCE

1 LA CONSCIENCE DE SOI

A. Conscience psychologique et conscience morale

Étymologiquement, le mot conscience signifie « savoir ensemble », « savoir rassemblé » (cum scientia) : la conscience est cette lumière qui ramasse et unifie toute notre expérience.

« Conscience ajoute à science ceci que les connaissances sont ensemble », écrit notamment Alain. On distingue généralement la conscience spontanée, par laquelle nous nous apercevons simplement de ce qui se passe en nous et en dehors de nous, et la conscience réflé- chie, qui désigne le retour (ou ré-flexion) de notre esprit sur lui- même. Surpris ou déçu, je peux prendre la mesure de ma surprise ou de ma déception, en faisant retour sur moi-même et en analysant mes propres réactions.

Faculté qu’a notre esprit de saisir ce qui se passe en nous ou hors de nous, la conscience dite « psychologique » se prolonge en conscience morale, quand le sujet juge de la valeur morale de ses propres intentions ou de ses propres actes. Pour Rousseau, c’est par la conscience morale, « principe inné de justice et de vertu », « juge infaillible du bien et du mal », que l’homme peut s’élever au-dessus des bêtes et se rendre « semblable à Dieu ».

L’essentiel pour comprendre

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B. « Je pense, donc je suis »

Le cogito de Descartes (« Je pense, donc je suis ») est tout simple- ment l’affirmation que je suis en toute certitude une chose qui pense, un sujet doué de conscience. Descartes, à la recherche des vérités pre- mières, décide de faire table rase de tout ce qu’il a appris jusque-là.

Mais il a beau douter de tout ce qu’il voit et de tout ce qu’il pense, il a beau imaginer que quelque diable rusé le fait se tromper toujours, la réalité de sa propre pensée s’impose à lui comme une évidence abso- lue. Quoi que je pense, je ne puis nier que je pense, et donc que j’existe au moment même où je pense : « Cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit », conclut Descartes dans ses Méditations métaphysiques. Le sujet conscient de soi est ainsi posé comme ce que la pensée ne saurait éliminer sans se nier elle-même.

Cependant les premiers lecteurs de Descartes ne comprirent pas ce que signifiait le cogito. Ainsi le philosophe Pierre Gassendi (1592- 1655) lui écrit : « Vous pouviez inférer la même chose de quelque autre que ce fût de vos actions » et dire par exemple : « Je mange donc je suis », ou bien « Je me promène donc je suis ». Descartes lui répondra qu’il a précisément révoqué en doute tous les actes que nous connais- sons par nos sens, parce qu’ils peuvent être illusoires (je puis rêver, immobile dans mon lit, que je suis en train de manger ou de me pro- mener). Ainsi, il ne faut pas dire : « Je me promène, donc je suis », mais bien « Je pense que je me promène, donc je suis ». La présence de ma pensée à elle-même est la seule certitude qui résiste à l’épreuve du doute. Même l’existence de mon propre corps est remise en question.

A. Toute conscience est « tension vers »

Mais la conscience ne fait pas du sujet pensant un simple spectateur des choses, car le sujet est d’abord un sujet engagé dans le monde. Ainsi le mot intentionnalité, employé d’abord par le psychologue allemand Franz Brentano (1838-1917) et rendu célèbre par Husserl, signifie que toute conscience est mise en relation d’un sujet et d’un objet : « Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose », pré-

Chapitre 1 La conscience

2 LA CONSCIENCE ET LE MONDE

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cise Husserl dans ses Méditations cartésiennes. Considérons des « états de conscience » tels qu’une perception, un souvenir, une émotion. Je vois des passants sur le trottoir d’en face ; cette perception n’est pas un état intérieur, elle est un acte de ma conscience qui vise un objet du monde extérieur. De même, si je me souviens d’une journée de vacances, ce sou- venir n’est pas une réalité purement intérieure, c’est un acte par lequel ma conscience se dirige vers un événement qui a eu lieu dans le passé.

On pourrait en dire autant de l’émotion, du sentiment. L’amour, par exemple, n’est pas quelque chose de purement intérieur ; c’est une cer- taine façon de me diriger vers autrui. Je ne vois pas (ou je ne vise pas) les personnes que j’aime de la même façon que je vois celles qui me laissent indifférent.

B. La conscience comme séparation

Prendre conscience du monde, c’est poser le monde comme objet – comme objet d’étonnement ou d’exploration – en face du sujet que je suis. Dès lors que l’enfant commence à parler de lui à la première per- sonne du singulier (et non plus à la troisième personne), dès lors qu’il dit je, il met le monde à distance et affirme son identité personnelle ; « aupa- ravant, écrit Kant, il ne faisait que se sentir ; maintenant il se pense ».

Ma conscience me sépare non seulement du monde, mais aussi, comme l’a bien vu Sartre, de moi-même. Par exemple, prendre conscience que je suis timide, c’est ne plus être timide aussi simple- ment, aussi ingénument. Désormais, il y a le « moi » qui est timide et le « je » qui sait que le moi est timide. Tandis que les choses sans conscience (ce livre, cette chaise) existent massivement, sont en soi (elles ne sont que ce qu’elles sont), l’homme, qui est conscient de ses propres états de conscience, qui est pour soi, se voit condamné par là à n’être jamais ce qu’il est, à ne jamais coïncider exactement avec soi.

Conscient de n’être pas ce que je suis, je ne puis que jouer à être ce que je ne suis pas. Toute conscience est comédie…

A. Le moi se révèle dans l’effort

Mais la conscience ne me sépare de l’objet que pour mieux assurer ma prise sur lui. On peut, en s’aidant des analyses de certains philo-

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3 LA CONSCIENCE ET LACTION

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sophes, montrer que la conscience est à la racine de l’effort, du choix, de la synthèse mentale.

Pour Maine de Biran (1766-1824), la conscience de soi relève d’un « sens intime » qui s’éveille avec le sentiment de l’effort, moteur volontaire. Au lieu du « Je pense, donc je suis » de Descartes, Maine de Biran pose un « Je fais effort, donc je suis ». Ainsi je lève le bras, et ma conscience s’éveille dans le sentiment du moi qui s’affirme en triomphant de l’inertie de mon corps. En effet, le moi ne peut prendre conscience de son existence qu’en s’opposant à un objet résistant qui se distingue de lui. La conscience apparaît alors comme la maîtrise du moi sur le « corps propre », comme une force agissante qui se révèle dans l’expérience de l’effort moteur, racine de la volonté libre.

B. « Conscience signifie choix »

Cependant, la conscience claire ne s’attache qu’à un petit nombre de nos attitudes. Ainsi l’automatisme de l’habitude est inconscient ; il s’exerce sans qu’on y pense. Le cycliste maintient son équilibre en imprimant sans cesse à son guidon de petits mouvements. Cette acti- vité est automatique, inconsciente. En fait, la conscience remplit une fonction de sélection, et semble au service de l’adaptation biologique.

Elle apparaît chaque fois que l’automatisme de l’habitude ne suffit plus pour résoudre le problème qui nous sollicite.

C’est Bergson qui a développé avec le plus de force l’idée que

« conscience signifie choix ». Il a montré que la conscience était étroi- tement liée à l’action. Ma tâche actuelle sollicite ma conscience. Je mobilise par exemple tous les souvenirs qui me sont utiles pour agir dans le moment présent. D’autres souvenirs, au contraire, restent inconscients : c’est la masse des souvenirs dont l’évocation serait tout à fait inutile pour mon activité présente. Telle « un pont jeté entre le passé et l’avenir », ma conscience rassemble et organise mes expé- riences passées pour me préparer à affronter les événements à venir.

Être conscient, c’est chercher la meilleure solution d’un problème, c’est m’aviser que je peux agir de telle manière, de telle autre ou de telle autre encore. On peut dire, en ce sens, que la conscience est liberté.

Chapitre 1 La conscience

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A. La conscience n’est pas le tout de l’activité psychique

La conscience est synthèse, unification du réel : ce caractère essen- tiel se trouve inscrit, on l’a vu, dans l’étymologie même du mot conscience – le latin cum scientia, qui signifie littéralement « savoir ensemble ».

Pour Freud pourtant, la conscience n’est pas le tout de l’activité psychique. Il se produit en nous des phénomènes psychiques dont nous n’avons pas même conscience, mais qui déterminent certains de nos actes conscients. Ainsi nous croyons nous connaître, mais nous sommes incapables de dire pourquoi nous ne pouvons supporter la vue de tel ou tel animal pourtant inoffensif (une souris, une araignée, etc.), pourquoi nous faisons des rêves si délirants. Nous croyons nous connaître, mais il y a en nous comme un étranger qui se manifeste de temps en temps dans nos manies, dans nos rêves ou dans nos actes manqués, et qui s’évertue à se dérober à nos regards introspectifs. Cet étranger insaisissable, Freud l’appelle l’inconscient.

B. Le moi n’est pas maître dans sa propre maison

Pour Freud, il y a des raisons aux conduites les plus déraison- nables, et un sens derrière les discours qui paraissent les plus insensés

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L’INCONSCIENT

1 L’HYPOTHÈSE DE LINCONSCIENT

L’essentiel pour comprendre

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(le discours du rêve notamment). Seulement la signification de ces dis- cours échappe à ceux-là mêmes qui les tiennent. Si la conscience échoue ainsi à lire en nous « comme dans un livre ouvert », c’est que certaines pulsions, certains désirs incompatibles avec nos exigences morales ont été « refoulés » hors de notre conscience, mais continuent cependant de se manifester sur le mode symbolique, dans nos symp- tômes névrotiques (angoisses, phobies, obsessions, etc.), mais aussi dans nos rêves et dans nos actes manqués (lapsus, oublis involontaires, etc.).

L’inconscient est fait de tous ces contenus psychiques refoulés, qui sont les causes réelles – mais enfouies et inaperçues – de nombre de nos pensées et de nos conduites. Notre psychisme est ainsi le théâtre d’un conflit permanent dans lequel le moi doit composer non seule- ment avec la réalité, mais avec les pressions contradictoires du ça et du surmoi. Freud appelle surmoi la censure primitive inconsciente for- mée par l’intériorisation, dans la petite enfance, des interdictions morales, familiales et sociales. Le ça, c’est la dynamique aveugle des pulsions vitales, notamment sexuelles, et des désirs refoulés, qui ten- dent à se satisfaire en forçant ou en trompant le surmoi.

A. Théorie des pulsions et sexualité infantile

Les pulsions érotiques, qu’elles soient narcissiques (amour de soi- même) ou objectales (amour d’un objet autre que le moi), sont régies par le principe de plaisir – toute tension désagréable entraîne un dynamisme correcteur qui tend à réduire cette tension, c’est-à-dire à supprimer le déplaisir au profit du plaisir – et réglées par le principe de réalité – qui nous invite à ajourner la satisfaction, à la reporter à plus tard pour tenir compte des obstacles imposés par le monde extérieur.

Freud a montré que l’énergie sexuelle, ou libido, n’apparaît pas à la puberté, mais à la naissance, et que l’enfant passe par différents stades où s’investit successivement sa sensualité : stade oral (ou buccal, période de la tétée), stade anal (entre un et trois ans, la libido anale doit se soumettre au difficile apprentissage de la propreté), et stade phallique lorsque, vers quatre-cinq ans, la curiosité pour les organes reproducteurs s’éveille. C’est à cette époque que se développe le

2 LES ENSEIGNEMENTS DE LA PSYCHANALYSE

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complexe d’Œdipe : l’enfant éprouve un attachement érotique envers le parent du sexe opposé et s’identifie – faute de pouvoir le supplan- ter – au parent du même sexe. Par exemple, pour le petit garçon, « la mère est ce qu’il voudrait avoir, le père ce qu’il voudrait être ».

B. La cure psychanalytique

Un grand nombre de troubles de la personnalité et de maladies ner- veuses seraient dus, selon Freud, au refoulement de conflits psy- chiques infantiles. Ainsi Dora, l’une de ses patientes, était aphone par intermittences. En fait, ces périodes d’aphonie correspondaient aux absences de l’homme qu’elle aimait – amour qu’elle refusait de s’avouer à elle-même (cet homme était marié, donc son amour lui apparaissait comme coupable). Le symptôme signifiait : je refuse de parler quand celui que j’aime n’est pas là, mais il signifiait cela à l’insu du sujet, qui refoulait ses propres sentiments. D’où la formula- tion de Freud : « Les névroses sont des produits, non de la sexualité, mais du conflit entre le moi et la sexualité. »

Pour guérir les patients atteints de ce type de troubles, Freud met au point une méthode originale – la psychanalyse –, fondée sur l’ex- ploration de l’inconscient à l’aide des associations libres. Allongé sur un divan, le malade est invité par l’analyste à raconter ses rêves (au cours des rêves, la censure du surmoi se relâche et laisse s’accomplir des désirs inconscients, non sans les déformer et les travestir) et à dire toutes les pensées qui lui viennent à l’esprit, même et surtout celles qui lui paraissent ridicules ou inconvenantes. Cette « cure par la parole », qui nécessite souvent de nombreuses séances, permet de vaincre les résistances du patient et de ramener jusqu’à sa conscience les éléments psychiques refoulés.

A. L’inconscient n’est pas un autre moi

La notion d’inconscient est inconcevable, contradictoire si nous définissons la psychologie comme l’étude de la vie intérieure, de la conscience. Une conscience inconsciente, cela n’a pas de sens !

Pour Descartes, on l’a vu, la conscience est identifiée à la pensée.

Tout ce qui, en moi, échappe à la conscience appartient donc à cette

Chapitre 2 L’inconscient

3 CRITIQUES DE LA THÉORIE FREUDIENNE

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partie de moi qui n’est point pensée, à savoir mon corps. En digne héritier de Descartes, Alain affirme à son tour : « Savoir, c’est savoir qu’on sait ». Autrement dit, nul ne peut penser sans avoir conscience de penser. Tout ce qui se passe en nous sans que nous l’ayons voulu relève du corps, et non de notre psychisme. Tel est le cas du rêve, qui n’est, selon Alain, qu’un simple mécanisme corporel. Le mot incons- cient renverrait donc au corps, à des mécanismes purement physiolo- giques, comme le sont la respiration ou la digestion. Or, gonfler l’inconscient au point d’en faire une sorte de monstre qui habiterait chacun de nous constitue une faute, et même « la faute capitale », dit Alain. À ce compte-là en effet, personne ne serait vraiment respon- sable de ses actes, et tous les crimes pourraient être mis sur le compte de l’inconscient de leurs auteurs…

B. L’homme est liberté

Le point de vue de Sartre, élève d’Alain, s’inscrit aussi dans la ligne cartésienne. Comment le psychisme humain peut-il censurer ce qu’il ne connaît pas ? Si certains de mes désirs sont inconscients, c’est qu’ils ne sont pas connus, et donc qu’ils ne sont pas non plus suscep- tibles d’être refoulés. Pour Sartre, l’inconscient n’existe pas. Ce qui existe en revanche, c’est la mauvaise foi, cette comédie par laquelle je fais semblant d’être ce que je ne suis pas (à l’exemple de ce garçon de café qui, de façon un peu trop appuyée, « joue à être garçon de café »).

Mais la mauvaise foi est une attitude consciente : « La seule façon d’exister pour la conscience, écrit Sartre dans L’Imagination, c’est d’avoir conscience qu’elle existe ».

En invoquant des causes inconscientes pour expliquer – voire pour justifier – nos pensées et nos actes, nous nous mentons à nous- mêmes ; nous tentons de nous persuader que ce n’est pas nous qui décidons, mais que nous sommes gouvernés par des pulsions ou par des tendances contre lesquelles nous ne pouvons rien. Mais refuser la conscience, c’est refuser la liberté. Il n’y a pas de tempérament lâche, dit Sartre ; le lâche est responsable de sa lâcheté. Chacun choisit d’être ce qu’il est, sans excuses. « Il n’y a pas de déterminisme, écrit Sartre, l’homme est libre, l’homme est liberté ».

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A. Le désir est regret d’une absence

L’origine étymologique du mot désir est assez curieuse mais très éclairante. Le verbe latin desiderare, d’où il est issu, dérive, avec le verbe considerare, de sidus, qui signifie « étoile ». Ces deux verbes appartiennent à la langue des augures, des présages inspirés par l’ob- servation du ciel étoilé. Considerare, c’est contempler un astre, alors que desiderare, c’est regretter son absence. Le désir, au sens étymolo- gique, c’est le regret d’un astre disparu ; c’est la nostalgie d’une étoile.

Déjà ici l’ambiguïté du désir se révèle : d’un côté, cruel constat d’une absence, d’un manque, d’une privation ; de l’autre, pressenti- ment d’un bien susceptible de nous combler.

B. Nous désirons ce qui nous manque

Platon a admirablement posé le problème dans le mythe où il raconte la naissance d’Éros, ce demi-dieu qui personnifie l’amour, le désir. Éros serait le fils de Poros (dieu de la richesse, de l’abondance) et de la mendiante Pénia. C’est donc un démon, qui tient le milieu entre les dieux et les mortels. Éros ne peut être de nature purement divine : les dieux ne désirent pas, puisqu’ils sont comblés. Mais le désir ne peut être non plus, comme la pauvre Pénia, pure indigence,

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LE DÉSIR

1 DÉSIR ET MANQUE

L’essentiel pour comprendre

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Chapitre 3 Le désir

car « l’ignorance a ceci de terrible que quand on n’a ni beauté, ni bonté, ni science, on croit en posséder suffisamment. Or, quand on ne sait pas qu’on manque d’une chose, on ne la désire pas ». Si donc l’Amour est amour de la beauté, c’est qu’il n’est ni absolument beau, ni tout à fait laid. De même, si l’Amour est amour du savoir (ce que proprement on appelle « philosophie »), c’est qu’il est un mixte d’ignorance et de savoir.

C. Ce n’est pas ici que le désir sera satisfait

Nous trouvons donc chez Platon deux thèmes qui sont présents à l’arrière-fond de presque toutes les théories du désir :

– Le désir renvoie à une expérience passée, le désir réclame la résur- rection d’un bonheur disparu. Tout désir peut ainsi être interprété comme la quête d’un paradis devenu inaccessible, qu’il s’agisse du jardin d’Éden, de la chaleur rassurante du ventre maternel ou du « vert paradis des amours enfantines ».

– Le désir postule l’existence d’un autre monde que le monde réel : le monde intelligible selon Platon (monde idéal des essences simples et éternelles), ou bien le royaume de l’imaginaire et des fantasmes que décrit Freud.

Dans les deux hypothèses cependant, une conséquence est iden- tique, à savoir qu’il est de l’essence du désir de ne pouvoir être satis- fait (ici-bas). Il semble qu’aucun objet donné en ce monde ne puisse combler le désir.

A. Le désir est négation de son objet

C’est une véritable dialectique du désir que développe Hegel dans La Phénoménologie de l’esprit (1807). Pour lui, la conscience ne devient

« conscience de soi » qu’en détruisant l’objet qu’elle a posé en face d’elle. Cet objet, d’abord posé comme autonome, est ensuite anéanti par la force destructrice du désir. Ainsi, dans le désir-besoin (désir dont la satisfaction est nécessaire au maintien de la vie), l’objet même du désir est à la fois élu et nié par le désir. Par exemple, le désir de manger un fruit entraîne la consommation, la négation du fruit – lequel est en effet supprimé par le simple fait que je l’assimile à ma propre substance.

2 DOMINER SES DÉSIRS

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B. Certains désirs ne méritent pas d’être satisfaits

Épicure, à la suite de Platon, suggère de faire la part entre les désirs qui méritent d’être satisfaits et ceux qui ne le méritent pas. C’est l’affection (plaisir ou douleur) qui servira de règle. Si le désir d’une nourriture riche et abondante se traduit par une indigestion, alors mieux vaut laisser ce désir inassouvi. À l’inverse, il faut savoir parfois supporter de légères souffrances pour s’épargner de plus grandes souf- frances à l’avenir.

C’est donc « en comparant et en examinant attentivement ce qui est utile et ce qui est nuisible » que l’on pourra distinguer les désirs naturels (désirs conformes à la nature de l’homme) et les désirs vains, qui plon- gent le sujet dans une perpétuelle agitation. Seront ainsi rejetés les désirs de puissance ou de célébrité, parce qu’ils génèrent davantage d’afflic- tions (inquiétude, peurs, dépendance, conflits, etc.) que de profits.

C. Il faut ne vouloir que ce qui doit arriver

Mais que répondre à celui qui se plaint de n’avoir pas à manger, pas de toit ou pas de travail ? « Abstiens-toi et supporte », disaient les stoï- ciens. Le stoïcisme enseigne en effet l’acceptation de tout ce qui est : abstiens-toi de gémir et supporte avec fermeté les coups du sort !

Le stoïcien Épictète distingue les choses qui sont en notre pouvoir (nos jugements, nos tendances, nos désirs) et les choses qui ne sont pas en notre pouvoir (le corps, la richesse, la réputation). L’unique souhait du désir, nous rappelle Épictète, est d’atteindre l’objet désiré.

Or, si nous investissons de notre désir des objets qui ne dépendent pas de nous, il est fort probable que nous ne parviendrons pas à les obte- nir, et que nous en serons malheureux. Pour vivre heureux, il suffit donc de s’appliquer à ne vouloir que ce qui doit arriver.

A. L’homme est un être de désir

Contre Platon, Spinoza refuse de définir le désir à partir de l’idéal dont il serait le manque. Pour lui, le désir est l’essence même de l’homme, l’effort que tout homme déploie pour « persévérer dans son être ». Il ne faut pas entendre par là un simple « instinct de conservation », mais plu- tôt un instinct de développement et d’épanouissement de soi.

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3 LE DÉSIR, OU LA PUISSANCE DEXISTER

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Chapitre 3 Le désir

Aussi le désir est-il premier au regard de l’objet désiré. Nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, dit Spinoza, mais au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous la désirons. Ce qui rend les objets désirables à nos yeux ne se trouve donc pas dans les objets désirés, mais bien en nous-mêmes, en tant que ces objets favorisent ou augmentent notre puissance d’être.

Quant au sentiment que nous éprouvons lorsque nous prenons conscience que tel ou tel objet a fortifié notre « puissance d’agir », Spinoza l’appelle tout simplement la joie.

B. Ne faites que ce qui vous plaît

Au XIXe siècle, Fourier concevra une philosophie révolutionnaire, fondée sur la réalisation du désir. Le matérialisme de Fourier se masque sous l’apparence d’une philosophie de la providence. Les attractions, dit Fourier (et il entend par là l’ensemble de nos désirs),

« sont proportionnelles aux destinées ». Autrement dit, nos désirs sont l’indice de ce que Dieu attend de nous. Et la société nouvelle que Fourier veut instaurer est une société où tous nos désirs seront satis- faits. Certes, dans notre société, dans ce que Fourier appelle avec mépris la société « civilisée », chacun ne peut satisfaire ses désirs qu’au détriment d’autrui. Mais précisément, il faut changer la société et construire un monde nouveau où les désirs de chacun pourront, sans nuire à quiconque, se réaliser dans l’harmonie universelle.

C. Libérez le désir !

Dans L’Anti-Œdipe (1972), écrit en collaboration avec Félix Guattari, Gilles Deleuze (1925-1995) s’en prend violemment à la psychanalyse freudienne, qui restreint la signification du désir au conflit « papa- maman-bébé ». Sa thèse prend corps dans le concept de « machine dési- rante » : l’inconscient n’est pas un théâtre, mais une usine, une machine, dont la seule fonction est de produire. Or, en ramenant tous les cas qu’elle observe au sempiternel conflit œdipien (désir d’épouser le parent du sexe opposé, désir de tuer le parent du même sexe), la psychanalyse enracine de nouveau le désir dans l’interdit, donc dans le manque.

Deleuze et Guattari voient au contraire dans le désir une force affirma- tive, une puissance de subversion qui ne demande qu’à investir les corps et les objets. « Libérez le désir ! », tel pourrait être leur mot d’ordre.

Seul le désir est en mesure de briser la routine pour inventer de nou- velles normes de vie ; seul le désir peut outrepasser les limites et, dans un élan de joie, nous réconcilier avec la vie.

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A. Sensation et perception

Pour désigner la connaissance sensible de l’univers, nous disposons de deux termes : sensation et perception. La sensation paraît être le donné le plus élémentaire, ce qui est vécu immédiatement par un sujet incarné : le chaud, le froid, le rouge, le piquant, le sucré. Et encore l’usage de tels mots pour exprimer les sensations trahit-il leur essence.

Une sensation exprimée par des mots est déjà interprétée, conceptua- lisée ; une sensation pure serait ineffable.

B. Qu’est-ce que la perception ?

La perception paraît plus élaborée, elle porte sur un objet significatif et situé dans l’espace. Par exemple, je perçois à quelques mètres de moi une chaise. La perception suppose toute une construction mentale par laquelle les sensations vécues sont extériorisées (ce qui aboutit à la perception d’un objet dans l’espace) et interprétées (je perçois des objets significatifs, non pas des lignes et des couleurs, mais des mai- sons, des champs, des hommes, etc.). La perception serait donc un ensemble de sensations transformées, extériorisées, interprétées. Je me dis par exemple que pour « percevoir » cette chaise, il faut que j’aie préalablement la « sensation » de certaines lignes, de certaines cou-

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LA PERCEPTION

1 DE LA QUALITÉ SENTIE À LOBJET PERÇU

L’essentiel pour comprendre

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leurs que j’interprète ensuite et que j’organise pour aboutir à la per- ception de cet objet : la chaise.

A. Toute perception est jugement

La théorie qui insiste sur ce caractère construit, élaboré de la perception, est appelée « théorie intellectualiste ». Ce serait en effet l’intelligence qui, grâce à son travail d’interprétation, transforme les sensations en per- ceptions, opère un travail de synthèse pour donner à la diversité des sen- sations une cohésion et un sens. Dans ses Éléments de philosophie (1941), Alain a bien mis en évidence ce surplus intellectuel qui est dans la perception. Par exemple, je dis que je perçois un cube. Or, je n’ai pas vraiment la sensation d’un cube, puisque le cube possède par définition six faces et douze arêtes, et qu’il m’est impossible de les voir toutes simultanément ; j’aurais au mieux la sensation de trois faces et de neuf arêtes. Donc, lorsque je dis que je perçois un cube, en réalité je juge d’après les trois faces et les neuf arêtes que c’est un cube. En regardant le cube sous un autre point de vue, je verrais d’autres faces ; mon juge- ment fait la synthèse de ces perspectives diverses. Ainsi, comme dit Alain, « un objet est pensé et non pas senti ».

B. Exemple de la perception des distances

De même, la perception de la distance serait le résultat d’un travail intellectuel. Je ne vois pas la distance puisque chaque rayon lumineux, de si loin qu’il me parvienne, frappe la rétine à bout portant. Mais j’interprète la grandeur apparente des objets, les ombres et les lumières. Berkeley prétendait qu’un aveugle-né rendu soudainement à la vision croirait que les objets « touchent » ses yeux, et que c’est seulement par expérience et par raisonnement qu’il apprendrait à reconnaître les distances.

Alain raconte qu’assoupi dans un wagon de chemin de fer, il regarde distraitement le paysage, quand il aperçoit soudain dans l’herbe, à côté d’une vache, un monstre à six pattes, noir et velu, d’une taille énorme.

Bien vite, il reconnaît à quelques centimètres de lui une mouche sur la vitre du compartiment ! En reconnaissant la mouche, il lui a restitué aussitôt la distance qui correspondait à sa grandeur apparente.

2 LA THÉORIE INTELLECTUALISTE DE LA PERCEPTION

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A. La théorie de la forme

Mais une célèbre école psychologique, l’école de la Gestalt ou de la

« forme », fondée en 1910 par les Allemands Wertheimer, Koffka et Köhler, prétend que les intellectualistes ont exagéré le rôle de l’intel- ligence et des constructions mentales dans la perception. Ce n’est pas l’intelligence qui construit une forme avec des sensations dispersées, mais la forme qui est sentie, ou perçue d’emblée. Toute perception serait d’emblée perception d’un ensemble. Pour la théorie intellectua- liste, les sensations sont la matière de la perception, et c’est le juge- ment et la mémoire qui leur donnent une forme. Mais pour la Gestalt- theorie (ou « psychologie de la forme »), il n’y a plus de distinction entre sensation et perception. La forme est inséparable de la matière et nous est donnée intuitivement avec la matière : les objets se découpent d’eux-mêmes – du fait de leur structure propre – sur un fond indiffé- rencié. J’ouvre les yeux, non sur une poussière de lignes et de couleurs en désordre, mais sur un monde d’objets qui, indépendamment de mes habitudes et de mes jugements, se trouve d’emblée organisé selon la loi de la « bonne forme », la plus simple et la plus cohérente.

B. Le rôle du sujet dans la perception

Pourtant, dans la perception, le sujet percevant n’est pas un spectateur passif de formes objectives. Le ciel bleu dans une rue étroite dessine au-dessus des maisons un rectangle qui constitue une très bonne forme. Or, ce n’est pas le ciel qui est vu comme figure, ni les lignes des toits comme simples bords du ciel ; ce sont au contraire les mai- sons qui sont perçues comme « figure » et le rectangle du ciel, malgré sa forme géométrique, joue seulement le rôle de fond. Les objets qui ont un sens humain (ici les maisons), les objets qui sont investis par mes préoccupations subjectives, sont valorisés dans le champ percep- tif. Sans doute n’est-il pas question de revenir à l’intellectualisme qui a exagéré la part des raisonnements, des opérations intellec- tuelles dans la perception. Mais il ne faut pas oublier le rôle du sujet dans la perception, du sujet affectif et vivant. La perception ne peut se comprendre qu’à partir de l’être vivant, de ses besoins, de ses valeurs. Le monde perçu est plein de nous-mêmes ; mais ce n’est pas le moi intellectuel qu’il reflète. Le monde perçu qui sourit de notre joie ou grimace de nos angoisses n’est pas le monde objectif de la science.

Chapitre 8 La perception

3 CRITIQUE DE LA THÉORIE INTELLECTUALISTE

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A. Qu’est-ce que juger ?

Le jugement est un acte de l’esprit, une « décision mentale par laquelle nous arrêtons d’une façon réfléchie le contenu d’une assertion et nous le posons à titre de vérité », écrit André Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Ainsi, lorsque je dis :

« Ce professeur est indulgent » ou bien « Cette robe est noire », je porte des jugements. Et gardons-nous de penser que le jugement soit asservi aux catégories de la grammaire (sujet, verbe, attribut) et nécessairement prisonnier d’une forme de langage. « Oui ! », « Non ! », « Splendide ! »,

« Raté ! » sont des jugements, au même titre que « Le ciel est bleu ». Le jugement n’est pas une liaison de concepts préalables. Le jugement est un acte, et c’est au contraire le concept qui s’explique à partir du jugement.

Mais nous devons ici envisager le problème du jugement du point de vue psychologique. Le jugement se présente comme une affirma- tion ; il suppose la croyance, c’est-à-dire l’assentiment de l’esprit à la proposition énoncée. Mais quel est donc le fondement de la croyance ?

B. La thèse intellectualiste

Nous croyons, disait saint Thomas, à cause de l’évidence des signes : « Nous croyons quand nous voyons qu’il faut croire ». De

17 17

LE JUGEMENT

1 LES SOURCES DE LA CROYANCE

L’essentiel pour comprendre

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même, pour Spinoza, la croyance est déterminée par la clarté intrin- sèque de l’idée. C’est l’évidence propre à une idée qui explique que nous donnions notre assentiment à cette idée : telle est la théorie « intel- lectualiste » de la croyance. La croyance résulte de l’évidence, le doute de la contradiction ou de la confusion des idées. Dès qu’une idée vraie occupe mon esprit, je ne peux pas m’empêcher de croire : c’est l’idée elle-même qui s’affirme vraie en moi, qui s’impose à ma croyance.

L’idée, en effet, n’est pas une « peinture muette », elle s’affirme d’elle- même. En somme, pour Spinoza, l’ordre psychologique de la croyance serait le reflet de la nature de l’idée. Ou bien l’idée est obscure, confuse, et je demeure incertain ; ou bien l’idée est claire, évidente, et je suis assuré de sa vérité. L’ordre psychologique de la certitude ne fait qu’un avec l’ordre logique de l’évidence, qui se confond lui-même avec l’ordre de l’être, l’ordre ontologique.

C. La thèse volontariste

À cet intellectualisme ingénu, on peut opposer un fait d’expérience : le fait psychologique de l’erreur. On peut affirmer quelque chose de faux, tout en étant absolument certain que c’est vrai ! La conclusion s’impose : ce n’est pas seulement ni même essentiellement l’intelligence qui nous fait croire, c’est autre chose, et cette autre chose est peut-être la volonté.

Tel est du moins le point de vue « volontariste ». C’est, par opposition à l’intellectualisme de Spinoza, le point de vue de Descartes (voir le texte p. 105). Selon Descartes, le principe de l’assentiment réside dans la volonté. C’est autre chose, nous dit-il, « de voir un homme qui court et d’assurer qu’on le voit ». L’entendement propose ses représentations, ses idées, mais c’est la volonté, considérée ici comme « puissance d’élire », qui dispose, qui affirme ou qui nie. Ainsi Descartes explique-t-il l’erreur : l’erreur est une affirmation « précipitée » de la volonté qui décide d’ac- corder son assentiment à une idée qui n’est ni claire, ni distincte.

A. Rôle de l’attention dans le jugement

À première vue, la thèse volontariste paraît contestable. Je n’ai pas l’impression de pouvoir croire ce que je veux, de disposer librement

2 NÉCESSITÉ DUN EXAMEN MÉTHODIQUE DE NOS JUGEMENTS

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Chapitre 17 Le jugement

de mon assentiment. Se contraindre à croire par un coup de force de la volonté, n’est-ce pas avouer qu’en réalité on doute ? On a pu dire, en ce sens, que toute volonté de croire est une raison de douter. Et de même, puis-je refuser par un acte volontaire de croire à l’évidence ? Une fois établi le « Je pense, donc je suis », Descartes lui-même pou- vait-il douter par volonté de cette évidence décisive ?

Mais Descartes nous fait observer que la volonté ne détermine la croyance qu’indirectement, par l’intermédiaire de l’attention. Il nous est donc toujours possible, écrit Descartes au Père Mesland, « de nous retenir […] d’admettre une vérité évidente » (lettre du 9 février 1645).

En somme, s’il est vrai qu’on ne croit que ce qu’on voit, il faut ajou- ter qu’on ne voit que ce qu’on regarde, et préciser alors qu’on regarde ce qu’on veut. Ainsi, nos désirs, nos passions tournent notre attention vers telles ou telles considérations qui leur sont favorables, et la détournent des arguments qui leur seraient contraires. Les preuves les meilleures restent « mortes », dit Alain, pour qui refuse de les prendre en considération, de les rendre vivantes par le travail de sa réflexion attentive.

On ne s’étonnera pas, dès lors, que nos croyances les plus chères ne soient pas toujours les plus faciles à démontrer, les plus évidentes.

Beaucoup d’hommes ont donné leur vie pour des convictions reli- gieuses, politiques ou philosophiques qui ne sont pas démontrables à la manière d’un théorème. Aucun homme, en revanche, n’est mort pour un théorème, ou pour une loi physique susceptible d’être prouvée rationnellement.

B. Est vraie la croyance fondée en raison

En réalité, l’intellectualisme et le volontarisme ont raison tous les deux, mais sur des plans différents. Les volontaristes nous donnent une psychologie de l’erreur, souvent fine et pénétrante, tandis que les intellectualistes nous proposent une morale de la croyance, et nous disent à quelles conditions une connaissance est vraie.

Certes la volonté, les tendances, les passions, l’être humain actif et charnel, jouent un grand rôle dans la psychologie de la croyance. Mais cela n’explique de nos croyances que ce qu’elles contiennent de faux.

S’il faut connaître cette mécanique subtile des tendances et des pas- sions, c’est pour en purifier nos croyances – et non pour les asseoir sur un tel fondement. Car la vérité ne saurait se définir à partir de la per- sonne vivante tout entière, instincts et passions compris. La recherche

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de la vérité suppose une ascèse, un effort pour me délivrer de l’imagi- nation, des besoins et des passions, pour rompre avec cet ordre du corps que les romantiques nommaient l’« ordre du cœur ». La croyance vraie, c’est la croyance fondée en raison et qui, par là, échappe aux motivations purement psychologiques. Le logicien Bertrand Russell (1872-1970) disait qu’on ne peut faire la psycholo- gie que des idées fausses, les idées vraies concernant seulement la logique.

C. « Croire que… » et « croire en… »

Toutefois, la volonté peut jouer un rôle parfaitement légitime dans une certaine catégorie de croyances. Il est, par exemple, des certitudes morales qui trouvent un fondement valable dans l’action, dans une expérience où tout l’être est engagé. Mais il convient préalablement de distinguer entre « croire en » et « croire que ». « Croire que » (par exemple, croire qu’il fera beau demain, croire que telle théorie phy- sique est fausse) relève de la juridiction de la raison qui a pleinement droit et devoir de régler la croyance. Mais il n’en va pas de même pour l’acte de « croire en ». « Croire en » (par exemple, croire en la fidélité d’un ami) exige un acte de foi, puisque le comportement d’une per- sonne émane pour une part de la liberté et que les relations entre per- sonnes ne se situent pas sur le même plan que la connaissance des choses. Mon acte de foi pourra même contribuer à sauvegarder la fidé- lité de mon ami : si je lui fais confiance, il ne voudra pas me décevoir.

Dans l’un de ses Propos daté du 11 août 1912, Alain montre ainsi combien il est important, dans les relations qu’on a avec les autres, de donner d’abord sa confiance : « Si je me crois haï, je serai haï ; pour l’amour, de même. Si je crois que l’enfant que j’instruis est incapable d’apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes dis- cours le rendra stupide ; au contraire ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bon- homme. »

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A. Force, masse, pesanteur

Nous prendrons un exemple classique : celui du concept de pesanteur et de ses notions connexes, celles de force (un poids n’est qu’un exemple particulier de force, la force étant toute cause capable de pro- duire ou de modifier le mouvement d’un corps) et de masse ou quan- tité de matière (dans la physique classique, celle construite par Newton en 1687, le rapport des masses de deux corps est égal au rapport de leur poids, rapport constant et indépendant du lieu). Ces concepts sont devenus des concepts scientifiques à partir de Newton. Ils ont certes subi depuis, notamment avec Einstein, des transformations impor- tantes. Mais nous allons nous intéresser avant tout, dans ce chapitre, au passage de la connaissance immédiate, « préscientifique », à la connaissance scientifique, et nous allons voir qu’un concept scienti- fique se forme, non pas dans le prolongement de la connaissance immédiate, mais par une rupture avec celle-ci. Le concept scientifique opère une mutation radicale par rapport au concept empirique, pré- scientifique. L’attitude scientifique n’est pas spontanée chez l’homme ; elle est un produit tardif de l’histoire (voir la loi des trois états de Comte, p. 115).

19 19

LA FORMATION DES CONCEPTS SCIENTIFIQUES

(

LE CONCEPT DE PESANTEUR

)

1 LES NOTIONS DE LA CONNAISSANCE IMMÉDIATE

L’essentiel pour comprendre

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B. Représentation préscientifique de la pesanteur

Aristote distingue deux sortes de corps, les corps lourds (les

« graves ») et les corps légers. Les corps légers, comme la fumée, vont spontanément vers le haut alors que les graves, comme les pierres, se meuvent d’eux-mêmes vers le bas. Le haut et le bas représentent respectivement le « lieu naturel » des corps légers et des graves. La connaissance non scientifique apparaît donc asservie à nos sens, à ce que nous voyons spontanément (car nous voyons que la fumée s’élève dans les airs et que la pierre retombe vers le sol). Nous sommes tentés de tenir pour essentiel ce qui s’impose directement à la perception. Mais ce n’est pas ce chemin-là qui nous conduira à la formation des concepts scientifiques. Nous pouvons même dire qu’au contraire, la perception naïve, loin d’être un che- min d’accès à la connaissance vraie, est ce que Bachelard appelle un « obstacle épistémologique ». Est un obstacle épistémologique toute connaissance préalable ou habitude de pensée qui, à un moment donné, empêche la science de formuler correctement un problème.

Dans la conception préscientifique d’Aristote, les corps matériels sont involontairement assimilés à des hommes qui s’efforcent de retrouver leur « chez soi » (lieu naturel), ou à des animaux qui dési- rent regagner leur gîte. Ainsi l’accélération de la pesanteur s’ex- plique par le fait que la pierre « désire le bas » et presse son mouve- ment – comme les chevaux qui, dit-on, vont plus vite lorsqu’ils

« sentent l’écurie » ! Nous trouvons ici un nouvel obstacle épisté- mologique : les explications primitives que l’homme donne des phé- nomènes naturels apparaissent toujours anthropomorphiques. Les premières explications humaines consistent à prêter des sentiments humains aux phénomènes naturels. Pour parvenir à l’esprit scienti- fique, il est donc indispensable d’éliminer de la connaissance ces projections psychologiques spontanées, d’opérer, comme le dit Bachelard, une « psychanalyse de la connaissance ».

C. Les premières notions de force et de masse

On pourrait également montrer que les premières idées de force et de masse sont purement anthropomorphiques. La force est représentée à partir de l’expérience de l’effort musculaire ; le repos est ainsi consi- déré comme « état naturel », tandis qu’un mouvement uniforme semble requérir une certaine force pour être constamment entretenu.

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Chapitre 19 La formation des concepts scientifiques

Ne voit-on pas qu’une charrette ralentit son mouvement et s’arrête lorsque le cheval qui la tirait s’est détaché de ses liens ? Cette expé- rience spontanée a été longtemps un obstacle épistémologique à la découverte de la loi scientifique de l’inertie, selon laquelle la matière conserve son état de repos ou de mouvement tant qu’elle ne subit pas l’action d’une force extérieure. Kepler pensait encore, dans ses pre- miers travaux (1596), que le mouvement régulier des planètes requiert l’effort de l’angelus rector, de l’« ange guideur ». De même, la notion de masse garde encore des traces de son origine psychologique (effort pour déplacer de lourds objets). On ne parle de « masse », dans le lan- gage courant, que pour de lourdes masses. « N’est charge que ce qui surcharge, écrit Bachelard. Le concept s’emploie davantage pour le gros que pour le petit ». Il arrive qu’en classe de physique, les jeunes élèves sourient quand on leur parle d’une masse de deux milli- grammes ! Pour eux, note encore Bachelard, « la masse est toujours une massue ».

A. « Penser, c’est peser »

Les concepts de force et de masse ne deviennent des concepts scien- tifiques que lorsque les qualités vécues sont remplacées par des quan- tités mesurables. Un concept scientifique se définit, même au niveau le plus simple, à partir d’un instrument de mesure. La force de la pesanteur s’exprime par l’allongement du ressort élastique auquel on a accroché un poids. Il suffit de mesurer cet allongement. Si je dis- pose d’un ressort, ou d’une balance, je puis exprimer quantitative- ment le concept de poids. Cette utilisation de l’instrument est une condition nécessaire de la formation d’un concept scientifique :

« Penser, c’est peser », dit le physicien anglais lord Kelvin (1824- 1907). L’usage de l’instrument n’est cependant pas une condition suf- fisante pour l’accession à la « scientificité ». L’instrument – et ceci est vrai surtout pour les outils élémentaires – est souvent inventé et utilisé bien avant que la théorie de l’instrument soit élaborée : on s’est servi, dans les marchés, de balances romaines bien avant d’avoir une conception scientifique de la pesanteur et que soit formulée la théorie du levier.

2 LA CONSTRUCTION DU CONCEPT SCIENTIFIQUE

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B. Poids et masse

Le concept scientifique n’est pas un élément isolé, il appartient à une théorie, à un réseau de notions. Ainsi le concept newtonien de pesan- teur se présente comme un système de notions interdépendantes, et non comme un élément isolé qui renverrait à une expérience immé- diate et directe. Le poids P d’un corps à un endroit donné est le pro- duit de la masse m par un vecteur d’attraction g : P = mg. La masse est donc le quotient de la force de pesanteur par le vecteur g. Expliquons brièvement ces concepts. Le poids est une grandeur vectorielle, il a un sens (vers le bas, selon l’attraction terrestre) et une direction (les corps tombent verticalement). Le poids varie non seulement selon l’altitude mais aussi selon la latitude. Grâce à un dynamomètre sensible, on peut observer que le même corps « pèse » un peu plus lourd aux pôles qu’à l’équateur. Si le poids du corps dépend du lieu où il se trouve, en revanche le rapport des poids de deux corps déterminés reste le même, quel que soit l’endroit où on le mesure. Dans la mécanique classique, le poids est donc fonction d’un élément invariable, qui est la quantité de matière ou masse (la masse est une grandeur scalaire qui ne dépend que du corps lui-même), et d’un élément qui varie selon le lieu, à savoir l’intensité de l’attraction terrestre, le vecteur g. Le poids, variable selon le lieu, ne doit pas, on le voit, être confondu avec la masse invariable.

C. La masse dans la physique relativiste

Le concept de masse s’est encore beaucoup compliqué dans la phy- sique contemporaine. Dans la théorie d’Einstein, la masse d’un corps n’est plus une constante. Elle augmente avec la vitesse. Bien entendu, pour de faibles vitesses, c’est-à-dire pour des vitesses mesurables par les instruments classiques, la différence est négligeable. Les concepts de Newton restent donc valables, en pratique, à une certaine échelle de mesure. Mais qu’on songe par exemple à un accélérateur de parti- cules, utilisé en physique atomique pour lancer des électrons à une vitesse proche de celle de la lumière ! À ce stade, les concepts de Newton ne sont plus opérationnels. Les concepts scientifiques, en per- pétuelle évolution, ont, comme le dit Bachelard, « l’âge des instru- ments de mesure ».

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Chapitre 19 La formation des concepts scientifiques

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LA LOI DES TROIS ÉTATS D’AUGUSTE COMTE

C’est dans la première leçon de son Cours de philosophie positive (1830- 1842) qu’Auguste Comte, le fondateur du positivisme, expose la célèbre

« loi des trois états ». D’après lui, l’intelligence humaine, dans son effort pour expliquer le monde, passe successivement par trois stades ou « états » :

1. L’état théologique

À l’état théologique, ou fictif, la pensée explique les phénomènes naturels par l’action volontaire d’êtres surnaturels. La tempête, par exemple, sera expliquée par un caprice d’Éole, le dieu des vents. Cet état évolue du fétichisme au polythéisme, et du polythéisme au monothéisme.

2. L’état métaphysique

À l’état métaphysique, ou abstrait, les dieux sont remplacés par des forces abstraites, comme « l’horreur du vide », longtemps attribuée à la nature. On expliquera par exemple la tempête par la « vertu dyna- mique » de l’air. Cet état est au fond aussi anthropomorphique que le premier : l’homme projette spontanément sa propre psychologie sur la nature.

3. L’état positif

L’état positif, ou scientifique, est celui où l’esprit renonce à chercher les fins dernières et à répondre aux ultimes « pourquoi ». À la notion de cause (transposition abusive de notre expérience intérieure du vouloir sur la nature), il substitue la notion de loi. On se contentera de décrire commentles faits se déroulent, de découvrir les lois (expri- mables en langage mathématique) selon lesquelles les phénomènes s’enchaînent les uns aux autres. Une telle conception du savoir débouche directement sur la technique. La connaissance des lois positives de la nature nous permet en effet, lorsqu’un phénomène est donné, de prévoirle phénomène qui suivra et, éventuellement, de transformer le second en agissant sur le premier : « Science, d’où pré- voyance ; prévoyance, d’où action », conclut Auguste Comte.

Le point sur...

115

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A. L’observation des faits

Les sciences de la nature (physique, chimie, astronomie, etc.) se présentent comme un effort pour connaître le monde réel. Ce sont, dit- on souvent, des « sciences d’observation » : elles portent sur les

« faits ». Dans ce type de sciences, le savant doit se soumettre au ver- dict de l’expérience. Mais cela ne veut pas dire qu’il se contente d’en- registrer passivement ce qui est.

Le point de départ est ici l’observation des faits. Mais les faits qui font progresser la science ne sont pas des faits quelconques : ce sont des faits-problèmes, ce que Bachelard appelle des « faits polémiques », à savoir des faits nouvellement découverts qui entrent en contradiction avec le système du monde précédemment admis.

Deux exemples, parmi d’autres : en 1643, les fontainiers de Florence, tirant l’eau d’une citerne avec une pompe aspirante, consta- tent qu’au-delà de 10,33 m, l’eau ne monte plus dans la pompe vide, à une époque où tout le monde pense que « la nature a horreur du vide » ; Lavoisier, ayant fait brûler un morceau de plomb, constate, en 1772, que le plomb calciné, que l’on nommait alors la « chaux de plomb », a augmenté de poids, à une époque où l’on croit que tout métal est composé d’une chaux et de « phlogistique » et que la com-

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THÉORIE ET EXPÉRIENCE

1 LA DÉMARCHE EXPÉRIMENTALE

L’essentiel pour comprendre

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bustion libère le phlogistique. Comment se fait-il que cette chaux rési- duelle soit plus lourde que le morceau de plomb initial ? Dans ces deux cas de figure, le fait se présente comme un écart, comme une dif- férence, comme une contradiction entre l’idée et le donné.

B. Nature et fonction de l’hypothèse

Nous pouvons comprendre maintenant quel rôle joue l’hypothèse dans la démarche expérimentale. Ce n’est pas une conjecture fortuite, c’est, dit Claude Bernard, « une interprétation anticipée et rationnelle des phénomènes de la nature ». L’hypothèse rétablit l’intelligibilité harmonieuse que le fait polémique avait rompue. Le savant ne répond pas directement et définitivement à la question « Pourquoi ? » par une proposition affirmative. Mais il procède par le détour d’une question nouvelle. Il demande, pour reprendre la formule de Bachelard,

« Pourquoi pas ? ». L’hypothèse est une invention de l’intelligence pour résoudre la contradiction posée par le fait-problème. L’hypothèse est un effort pour « comprendre », autrement dit pour prendre ensemble (cum-prehendere en latin) tous les faits, pour les rassembler au sein d’un système cohérent.

Par exemple, l’hypothèse de la pression atmosphérique permet de comprendre que l’eau monte dans les pompes vides jusqu’à une hau- teur de 10,33 m et qu’elle ne monte plus au-delà. On saisit que la pres- sion atmosphérique, avant d’être une expérience, est une exigence et, comme l’écrit Léon Brunschvicg dans L’Expérience humaine et la causalité physique (1922), une invention qui est « un acte rationnel ».

De même, l’augmentation de poids du métal calciné devient intelli- gible dans l’hypothèse de Lavoisier : brûler, ce n’est plus perdre du phlogistique, mais tout au contraire fixer de l’oxygène.

C. La vérification de l’hypothèse

L’hypothèse n’a bien entendu de signification scientifique que si elle est vérifiable. Elle l’est parfois directement. C’est ainsi que la pla- nète imaginée par Le Verrier pour rendre compte des perturbations d’Uranus devient une planète réelle (Neptune) lorsque, le 23 sep- tembre 1846, l’astronome berlinois Gall l’aperçoit dans son télescope.

Mais souvent, la vérification de l’hypothèse n’est possible que par la médiation d’une déduction. Ainsi raisonne Pascal : si vraiment c’est la pression atmosphérique qui explique que l’eau dans les pompes vides ne monte qu’à 10,33 m (ou le mercure à 76 cm), alors la hauteur

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Chapitre 20 Théorie et expérience

du mercure dans un tube plongé dans une cuve à mercure devrait dimi- nuer en raison directe de l’altitude. De l’hypothèse, Pascal a déduit une conséquence. C’est, comme en mathématiques, un raisonnement hypothético-déductif. Mais loin de se suffire à lui-même, celui-ci doit être intégré à la conduite expérimentale dont il ne constitue qu’une étape. Encore faut-il vérifier la conséquence, ce que fera Pascal au sommet de la tour Saint-Jacques, et son beau-frère Périer au sommet du Puy-de-Dôme.

A. Les limites de toute vérification expérimentale

Peut-on dire qu’une hypothèse, qu’une théorie scientifique soit, au sens strict, « vérifiable » ? Certes, lorsque les conséquences tirées de la théorie se révèlent contraires aux faits expérimentaux, la théorie est effectivement réfutée par l’expérience ou, comme le dit Karl Popper dans La Logique de la découverte scientifique (1934), « falsifiée » (néologisme construit sur l’anglais to falsify, « prouver la fausseté »).

En revanche, aucune expérience ne peut vérifier définitivement une théorie. La vérification est toujours provisoire et relative. En pratique, on appelle « vraie », ou « vérifiée », une hypothèse scientifique qui a jusqu’à présent résisté avec succès aux tests expérimentaux mis en place pour tenter de la réfuter, de la « falsifier ». Mais aucune théorie, même la mieux établie dans la communauté scientifique, n’est à l’abri d’une éventuelle réfutation ultérieure. Aussi faut-il considérer toutes les lois ou théories scientifiques comme provisoires, hypothétiques ou conjecturales – les nouvelles théories ne s’imposant que comme des approximations meilleures que celles qui les ont précédées. Tout se passe en somme comme si la nature pouvait clairement répondre :

« non » à l’expérimentateur (lorsque l’hypothèse est réfutée, « falsi- fiée »), mais ne pouvait jamais lui répondre « oui » de façon définitive.

B. Science et non-science

Dans la recherche d’un critère permettant de distinguer la science de la pseudo-science, on invoque souvent la vérification : il suffirait que l’expérience « confirme » la théorie pour que celle-ci puisse être considérée comme scientifiquement établie. Cette réponse ne satisfait

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2 LA SCIENCE EN MARCHE

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pas Popper, qui constate que l’astrologie, par exemple, ne laisse pas de présenter à l’appui de ses théories de nombreuses preuves fondées sur l’observation. L’horoscope qui vous prédit dans les semaines à venir un rendez-vous important et quelques soucis de santé a toutes les chances de se voir confirmé par l’expérience. Mais le fait que ses pré- dictions se réalisent vous autorise-t-il à affirmer sa scientificité ? Non, répond Popper, et précisément parce qu’en annonçant des événements qui ont toutes les chances de se réaliser, l’horoscope se met par avance à l’abri de toute réfutation !

Ce n’est donc pas l’abondance des vérifications expérimentales qui assure la scientificité d’une théorie, mais au contraire la possibilité pour elle d’être falsifiée. Par conséquent, les théories au pouvoir expli- catif illimité, les théories qui prétendent rendre compte de la totalité des phénomènes qui se produisent dans leur domaine d’attribution (Popper pense à la théorie marxiste de l’histoire, ou encore à la théo- rie psychanalytique de Freud) ne peuvent être tenues pour scienti- fiques, dans la mesure où elles ne prennent jamais le risque d’être réfu- tées : il n’existe tout simplement aucun fait susceptible de les invalider !

C. Le progrès dans les sciences

Cette réflexion sur le rapport des faits et des théories (hypothèses) nous montre que le progrès des sciences expérimentales ne doit pas se lire comme une accumulation paisible de faits, mais comme la solu- tion – toujours provisoire – des contradictions entre les théories anciennes et les faits nouvellement découverts, bref comme une dia- lectique. Le rapport faits-théories peut se présenter soit comme l’inté- gration de faits nouveaux à une théorie bien établie, à ce que Thomas Kuhn appelle un « paradigme » (modèle qui donne naissance à une tradition cohérente de recherche), soit comme le renversement d’une ancienne théorie, ou d’un ancien paradigme par la découverte de faits qui ne peuvent plus s’y intégrer.

C’est ainsi que le génie scientifique de Lavoisier réside, comme nous l’avons vu, non pas tant dans la découverte de l’oxygène (que Priestley et d’autres avaient déjà découvert à la même époque) que dans la destruction radicale du « paradigme » de la chimie de son temps qu’était la théorie du phlogistique.

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A. La vérité s’applique aux idées, non aux choses

Le langage courant confond bien souvent les termes réalité et vérité. Or, il convient de les distinguer soigneusement. Un objet (ce tapis, cette lampe), un être seront qualifiés de « réels ». Cette lampe est réelle, autrement dit elle existe effectivement ; ce n’est pas une fiction de mon imagination. Mais cela n’aurait aucun sens de dire : « Le tapis, cette lampe sont vrais » (ou « faux »). La vérité est une valeur qui concerne exclusivement nos énoncés, nos pensées, nos jugements.

Ainsi, par exemple, les jugements : « Cette lampe existe », « Ce tapis est rouge » peuvent parfaitement être dits « vrais » ou « faux ». La vérité ou la fausseté qualifient donc, non l’objet lui-même, mais la valeur de mon assertion.

Dans certains cas pourtant, le langage paraît attribuer la vérité ou la fausseté à l’objet : un faux tapis persan, un faux Vermeer, de fausses dents. Mais on désigne ici des objets réels : le faux persan est bien un tapis, le faux Vermeer un vrai Van Meegeren, les fausses dents un vrai dentier ! La fausseté porte ici sur le nom attribué impro- prement à ces objets, et non sur leur réalité. C’est précisément parce que l’énoncé : « Ce tapis est un tapis persan » est faux qu’il s’agit d’un faux persan.

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LA VÉRITÉ

1 ÉVIDENCE ET VÉRITÉ

L’essentiel pour comprendre

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B. Le vrai est à lui-même sa marque

Ce point acquis, il faut chercher maintenant quel est le critère de la vérité. Comment reconnaître, caractériser, définir le jugement vrai ? La réponse la plus simple est celle-ci : le jugement vrai se reconnaît à ses caractères intrinsèques, il se révèle vrai par lui-même, il se mani- feste par son évidence.

« La vérité est à elle-même son propre signe » (verum index sui), écrit Spinoza dans L’Éthique (1677) ; « De même que la lumière se montre soi-même et montre avec soi les ténèbres, ainsi la vérité est à elle-même son critérium et elle est aussi celui de l’erreur ». Cette iden- tification de la vérité et de l’évidence se trouve déjà chez Descartes, qui se fixe comme première règle de n’accepter comme vrai que ce qui se donne clairement et immédiatement pour vrai : « Ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être, je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies », écrit-il dans la 4epartie de son Discours de la méthode (1637). Pour Spinoza comme pour Descartes, une idée qui s’impose avec clarté et distinction est une idée vraie, et il n’y a point à chercher au-delà.

C. Sous l’évidence, les préjugés

Cette conception de la vérité peut être dangereuse, car l’évidence est mal définie. Nous éprouvons un sentiment d’évidence, une impres- sion d’évidence ; mais devons-nous accorder à cette impression une valeur absolue ? Descartes a bien senti la difficulté puisque, après avoir affirmé que nos idées claires et distinctes sont vraies, il reconnaît

« qu’il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement »… En fait, l’impression vécue de certitude n’est pas suffisante pour caractériser le jugement vrai. Car on peut éprouver un fort sentiment d’évidence et pourtant être dans l’erreur. Dès lors, comment distinguer les fausses évidences et les vraies évidences ? C’est ici qu’un critère objectif serait néces- saire, comme Helvétius (1715-1771) le fait ironiquement observer :

« Descartes a logé la vérité à l’hostellerie de l’évidence, mais il a négligé de nous en donner l’adresse. »

Souvent les passions, les préjugés, les traditions fournissent des contrefaçons d’évidence. Nous avons tendance à tenir pour claires et

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Chapitre 26 La vérité

évidentes les opinions auxquelles nous sommes habitués. En revanche, les idées nouvelles les mieux fondées ont du mal à se faire accepter.

Au nom de l’évidence, c’est-à-dire des traditions bien établies et des idées coutumières, les penseurs officiels, installés dans leur confor- misme, ont souvent critiqué les grands créateurs d’idées neuves.

L’Académie des sciences se moqua de Pasteur, comme les vieux chi- mistes s’étaient moqués des découvertes de Lavoisier.

A. L’adéquation de la pensée à l’objet

Une idée ne serait donc pas qualifiée de « vraie » ou de « fausse » en elle-même, par ses caractéristiques intrinsèques, mais seulement en fonction de sa conformité ou de sa non-conformité à la réalité. Dans les universités médiévales, on définissait la vérité comme « la confor- mité de notre pensée aux choses » (adequatio rerum et intellectus).

L’idée vraie serait une simple copie de la réalité.

Mais une telle définition est contestable pour une raison très simple : c’est que nous n’avons pas la possibilité de sortir de nous- mêmes, de notre système de représentations, pour confronter la copie et son modèle. Tout ce que nous connaissons, c’est notre pensée, notre image du monde, nos expériences sur le monde. Mais le monde en soi, tel qu’il est indépendamment de nos expériences et de nos représenta- tions, nous échappe nécessairement. Nous n’avons aucun moyen de connaître le modèle en dehors de cette « copie » qu’est notre expé- rience du monde. Veut-on simplement dire que l’idée vraie est celle qui reproduit l’expérience sensible la plus ingénue ? En ce cas, la défi- nition est mauvaise, car la vérité scientifique n’est pas un reflet dans un miroir. Le jugement vrai transpose et reconstruit ici la réalité à travers tout un réseau de manipulations techniques et d’opérations intellectuelles. Mais si la vérité est opératoire, le critère de la vérité ne sera-t-il pas fourni par le succès pratique de l’opération ?

B. L’idée vraie est l’idée qui réussit

C’est là le point de vue exposé à la fin du XIXe siècle par l’Américain William James (1842-1910). Pour ce théoricien du prag- matisme, le seul critère de la vérité est le succès. La pensée étant au

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2 LA VÉRITÉ EST-ELLE CONFORMITÉ AU RÉEL ?

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