• Aucun résultat trouvé

les bons élèves de l’art contemporain… Philippe C

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "les bons élèves de l’art contemporain… Philippe C"

Copied!
15
0
0

Texte intégral

(1)

La photographie est célèbre, connue, emblématique : assis sur une chaise, le visage enduit de miel et de poudre d’or, l’artiste tient dans ses bras un lièvre mort. Cette image nous rappelle la performance que Joseph Beuys effectua en 1965 dans une galerie de Düsseldorf. À cette occa- sion, pendant deux à trois heures selon les témoignages de spectateurs,

Philippe Collin

Résumé

Des pratiques artistiques apparentées à l’art de la performance font de la transmission des savoirs l’objet de leur préoccupation. on parle de conférence-performance, de performance- visite, de visite-performée de lecture-performance, de performance-parlée. Toutes les expériences citées intègrent, travaillent, de manières diverses, la figure du maître, de l’autorité intellectuelle, de l’autorité tout court. Toutes, elles mettent en scène un mode spectaculaire de la transmission du savoir. C’est cette préoccupation commune entre les mondes de l’enseignement et de la médiation qui est ici évoquée. Dans la performance-confé- rence, nous avons affaire à une fiction qui inter- roge le rapport au savoir. Dans l’enseignement, c’est une transmission des savoirs qui oublie sou- vent de s’interroger sur ce qu’apprendre veut dire et qui néglige l’aspect spectaculaire du travail.

il ne s’agit pas d’opposer ce qui serait la réalité à ce qui serait le spectacle, chacun des deux pro- cessus a sa part de réel et de fiction, mais de voir comment leur rencontre peut induire des modes de pensée, de réflexion, pour envisager une sen- sibilisation à l’art contemporain.

Mots-clés : performance-conférence, specta- teur actif, Rancière (Jacques), artiste-média- teur, médiateur-spectateur, spectacularisation, transmission.

Abstract

artistic practices akin to performance art are often centered on the transmission of knowledge. a great variety of performances

— performance-conferences, performance- visits, performed visits, reading-performances, spoken-word performances — include and elaborate on the figure of the master, the intel- lectual authority, or authority itself. They all present a spectacular mode of transmitting knowledge. The preoccupation shared by tea- ching and mediation will be analyzed in this contribution. The performance-conference shows us how fiction can question our rela- tionship with knowledge. Teaching is a trans- mission of knowledge which often neglects the question of what learning means and its spec- tacular dimension. Without seeking to oppose reality to spectacle, as each process has its share of the real and the non-real, this article studies how the meeting of these worlds can induce modes of thought and reflection, in considering how to foster sensitivity to contem- porary art.

Keywords: performance-conference, active spectator, Rancière (Jacques), artist- mediator, mediator-spectator, spectacularization, trans- mission.

(2)

une heure environ selon les souvenirs de l’artiste 1, il explique la pein- ture, les images à un lièvre mort 2. Pendant la durée de la performance la galerie est fermée et les spectateurs perçoivent l’action, plus ou moins aisément selon la position de l’artiste, par la vitrine. L’ouverture de la galerie signale la fin de la performance, Joseph Beuys assis, immobile, silencieux, fume une cigarette, le lièvre mort dans les bras, ignorant les spectateurs qui ont enfin accès à l’espace d’exposition. Pendant toute la durée de la « leçon », il s’est adressé au lièvre par des sons inarticulés, des murmures, des borborygmes, la gestuelle est très calme, très lente.

Si j’évoque cette performance pour introduire une réflexion sur ce que peut être, sur ce qu’a été, sur ce que pourrait être une sensibilisation à l’art contemporain, c’est que le geste de Joseph Beuys me semble poser, avec beaucoup d’intuition, les enjeux et la forme d’une médiation qui semble aujourd’hui devenue incontournable. Les spectateurs sont relé- gués à l’extérieur du cadre, ne perçoivent pas ce qui se dit et cherchent leur place. L’artiste prend en main l’explication, la gère, la donne en spectacle et s’adresse au lièvre. « Je faisais toucher les tableaux au lièvre mort et je discourais pour lui à leurs propos… Je les lui expliquais, parce que je n’avais pas envie de les expliquer aux gens… un lièvre comprend plus que bien des êtres humains, avec leur rationalisme têtu 3 »… L’artiste décide d’expliquer les tableaux, réellement présents dans la galerie, à celui qui ne peut l’entendre et de faire de cette action un spectacle dont il gère la totalité des composantes, l’ensemble devenant une des œuvres les plus emblématiques de Beuys. Le spectacle, selon la définition qu’en donne Guy Debord, « n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images 4 ». Certes, Beuys, durant toute la performance, ignorant les spectateurs présents, s’adresse au lièvre mort mais la question est moins de savoir à qui il s’adresse que de savoir ce qu’il nous dit à travers cette action.

Il n’est pas question ici de théoriser l’histoire de l’art de la performance dans les pratiques modernes et contemporaines, ce n’est pas notre propos, mais de voir, comment elle va participer, de manière étonnante, à ce qui nous préoccupe ici, c’est-à-dire une sensibilisation à l’art contemporain,

1.  ANtoINE (Jean-Philippe), la Traversée du xxe siècle : Joseph Beuys, l’image et le souvenir, Dijon, Presses du réel, 2011.

2.  BEuyS (Joseph), Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort, performance réalisée à la galerie Schmela, Düsseldorf, 1965.

3.  ANtoINE (Jean-Philippe), la Traversée du xxe siècle…, op. cit., p. 246.

4.  DEBoRD (Guy), la Société du spectacle, Paris, Gallimard, « Folio », 1992, p. 16 (1re éd., Paris, Buchet- Chastel, 1967 ; 2e éd., Paris, Champ Libre, 1971).

(3)

à tel point que certains ont pu à juste titre parler de régime didactique de la performance 5. Les dadaïstes doivent se retourner dans leur tombe. Dada : s’ils ne lui doivent pas tout, tous ont été touchés par la suite. L’apport de Dada dans l’explosion des genres, l’évolution des pratiques artistiques, est essentiel. Surréalisme, lettrisme, Internationale situationniste, Fluxus, sont redevables à l’existence brève et fulgurante de ce regroupement d’artistes au Cabaret Voltaire à zurich en 1916. Henri Lefebvre déclarait en 1967 : « L’art de la littérature, la culture moderniste, n’ont-ils pas un jour de guerre éclaté parce qu’un jeune homme avait déposé un petit explosif particulièrement puissant : deux syllabes redondantes : da-da 6 ? »

« on a confondu Dada avec un mouvement artistique », disait Huelsenbeck en 1971, « même s’il n’y avait rien à montrer en tant que mouvement artis- tique comparé au cubisme, à l’impressionnisme ou à quoi que ce soit d’autre qui sont affaire de forme, de couleur, de quelque chose qui est montrée ou imaginée ou qui vise à être une œuvre d’art ; voilà ce que nous n’avions pas du tout. Nous n’avions pratiquement rien excepté ce que nous étions 7. » « il n’y avait rien à montrer » : tout est dit. C’est une prise de conscience et l’application immédiate des limites d’une conception de l’art qui émergent au Cabaret Voltaire. Face à l’industrialisation crois- sante, à un machinisme qui construit le monde pour le mieux détruire, les pratiques artistiques traditionnelles paraissent des instruments obsolètes et dérisoires. Dada ne fut rien de plus mais rien de moins que la théorie et la pratique du bon endroit au bon moment en le faisant savoir, en le faisant savoir fort, et ce faisant savoir va être le moteur de Dada qui va se répandre et être repris dans toute l’Europe (Munich, Berlin, Paris) et plus tard en Amérique. Dada se désintéresse de la sculpture, de la pein- ture, de la photographie, pour privilégier le spectacle, mélanger les genres, sans hiérarchie ni classification. Le propre de Dada est de s’inté- resser à tout, de considérer le banal comme matériel artistique, poésie, arts plastiques, théâtre. Pour walter Benjamin, Dada a cherché à pro- duire les effets que le public demande maintenant au cinéma. « De spec- tacle attrayant pour l’œil ou de sonorité séduisante pour l’oreille, l’œuvre d’art, avec le dadaïsme, se fit projectile 8. »

Dans un même temps, un certain Marcel Duchamp invente l’objet quo- tidien comme œuvre d’art : le readymade. L’art sans objet ou l’objet banal

5.  CLERC (thomas), « Le régime didactique de la performance », « Performances contemporaines 2 », art press 2, n° 18, août-septembre-octobre 2010, p. 101-112, notamment p. 103.

6.  MARCuS (Greil), lipstick Traces, Paris, Allia, p. 222.

7.  ibid., p. 223.

8.  BENJAMIN (walter), l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, p. 66.

(4)

comme art. « Le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser et le surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer 9. » L’art contemporain peut envisager d’exister. L’utilisation du terme art contemporain est en soi ambiguë : de quoi parle-t-on quand on parle d’art contemporain ? D’une période historique ? D’une coupure nette séparant l’art moderne de l’art contemporain que l’on pourrait situer après la seconde guerre mon- diale ? thierry de Duve donne comme sous-titre à l’exposition « Voici » organisée à Bruxelles en 2000 « 100 ans d’art contemporain ». Certains, comme l’historien Jean-Marc Poinsot, considèrent l’art contemporain comme une catégorie administrative désignant l’art soutenu par les insti- tutions ou les musées dits d’art contemporain 10. L’art contemporain n’est pas la continuité de l’art moderne ; il y a effectivement rupture. L’art contemporain se signale par sa profusion, son inventivité, son mélange des genres, une capacité à assimiler, recycler, s’emparer de tout, y compris du marché, pour s’affirmer. « L’art contemporain est un tout pour lequel chaque parole visant la désignation n’exprime qu’un fragment 11. » L’indéniable diversité des pratiques, le fait que les limites deviennent poreuses entre arts visuels, arts vidéo, performances, installations, spec- tacles vivants, littérature, sciences, nouvelles technologies, rendent une cartographie de l’art contemporain extrêmement hasardeuse. Selon les cartographes — artistes, historiens, critiques d’art, enseignants, cher- cheurs —, les frontières fluctuent, les positions se déplacent. Par la mul- titude des sujets traités, par la multitude des médias employés, par le nomadisme dont il se réclame, l’art contemporain se rêve, se fantasme, se veut la carte d’un monde dont on nous dit qu’il est nouveau, carte qui recouvrirait l’ensemble du territoire.

La redécouverte de Dada et de Duchamp dans les années 1960-1970 est le moment où — je cite ici yves Michaud évoquant lui-même Harold Rosenberg — « l’art se dé-définit, c’est-à-dire perd sa définition et se déses théticise, c’est-à-dire perd ses composantes esthétiques de plaisirs et de beauté 12 ». Pour reprendre les propos de Gérard Genette 13 la ques- tion est moins qu’est-ce que l’art ? que quand y a-t-il art ? thierry de Duve dans résonances du readymade analyse longuement les conséquences du geste duchampien. Rappelons simplement cette phrase. « Savoir que

9.  DEBoRD (Guy), la Société du spectacle, op. cit., p. 186.

10. « Notions », encyclopædia universalis, 2004, p. 56.

11.  ARDENNE (Paul), art, l’âge contemporain : une histoire des arts plastiques à la fin du xxe siècle, Paris, éditions du Regard, 1997, p. 16.

12.  MICHAuD (yves), l’art à l’état gazeux : essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2003, p. 93.

13.  GENEttE (Gérard), l’Œuvre de l’art, Paris, Le Seuil, 2010, p. 13.

(5)

cette pelle à neige est de l’art, c’est être informé tout simplement ; le croire, c’est absurde, c’est prêter foi à la magie de l’artiste, tomber sous la fasci nation du fétiche. Ce qui fait art dans cet arte-fact n’est pas la pelle à neige en tant qu’objet mais la phrase qui la désigne comme œuvre d’art 14. » De manière plus concrète, dans les classes, dans les lieux d’expo- sitions, il a fallu expliquer, justifier, argumenter que c’était bien de l’art.

Le langage devient le vecteur essentiel à la compréhension de l’œuvre.

La découverte par les élèves de collège en cours d’arts plastiques du ready- made, de l’invention du monochrome, ou de l’art de la performance est un des moments qui me font aimer le métier d’enseignant : ces jours-là il est préférable d’être dans une bonne forme physique et d’avoir révisé l’ensemble des argumentaires envisageables.

Cette pratique de l’énonciation « ceci est de l’art » est donc devenue consubstantielle à la présentation de toute pratique contemporaine. on va parler de médiations, de re-médiations, d’initiations, de vulgarisations, de commentaires… Ces actions passent par le biais de chargés des publics pendant les visites des expositions, ainsi que par la mise en place de dispositifs souvent ludiques à visées didactiques, voire pédagogiques mis à la disposition de publics le plus souvent scolaires. C’est un fait assez surprenant, et pas du tout anodin, mais en termes de fréquentation de lieux montrant de l’art contemporain — centres d’art, fonds régionaux d’art contemporain (FRAC), structures culturelles—, le public scolaire forme le gros des effectifs et, dans ce public scolaire, généralement les plus jeunes. Pour ce public scolaire donc, celui que nous évoquerons le plus souvent ici, le contact avec l’art contemporain va passer par une collaboration si possible active entre l’éducation nationale et les struc- tures culturelles. Parallèlement à la mise en place en France, dans les années 1980 de ces dispositifs, apparaissent des pratiques artistiques proches de la performance qui font de la transmission du savoir l’objet du travail. Le genre est actuellement bien installé dans les circuits de l’art contemporain. on parle de conférence-performance, de performance- visite, de visite-performée, de lecture-performance, de performance- parlée. Celles-ci prennent souvent la forme d’un cours de type magistral universitaire. Je voudrais ici évoquer quelques-unes de ces pratiques à travers les figures de Chloé Maillet et Louise Hervé, éric Duyckaerts, Guillaume Désanges et Bettina Hutschek et voir ce qu’elles peuvent nous apprendre.

14.  DuVE (thierry de), résonances du readymade : Duchamp entre avant-garde et tradition, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989.

(6)

Mon intérêt pour les recherches de Chloé Maillet et Louise Hervé vient de photos vues en feuilletant une revue artistique, je ne connaissais pas leur travail mais les visuels m’ont intrigué : deux jeunes personnes stric tement et pareillement vêtues d’un tailleur sombre, impeccable- ment coiffées, maniant des objets que l’on trouve plus souvent dans les salles de classe : rétroprojecteur, paperboard, ardoise, livre. Je devrais dire que l’on trouvait car les vidéo-projecteurs, tableaux électroniques, ordinateurs mis en réseau les ont remplacés depuis quelque temps.

Cet ensemble visiblement volontairement désuet et proche de la cari- cature tient à la fois de la visite guidée au musée, pour l’apparence ves- timentaire, et du monde de l’enseignement, pour les accessoires utilisés.

De fait, lors de performances-conférences, elles peuvent formuler des hypothèses, évoquer des anecdotes historiques, commenter de manière didactique les longs métrages d’anticipation et de reconstitution histo- rique qu’elles produisent. En 2011, à la chapelle des Jésuites à Reims, elles présentent une réflexion sur le thème de l’illusionnisme en évo- quant, entre autres, la fin du technicolor au début des années 1970 ainsi que celle du diorama de Daguerre en 1839. Le ton de leurs interventions est celui de la visite commentée, l’argumentaire est précis, construit, savant, accompagné de l’habituel corpus de dates, références, anecdotes propres au genre. « La glose est l’une de nos activités de prédilection 15. »

éric Duyckaerts, lui, opère seul, face au public, micro à la main, élé- gamment vêtu. Il parle, démontre, expose, discours utilisant lui aussi le paperboard ou le vidéo-projecteur. Au-delà des thèmes abordés, le sujet principal de ses interventions est la figure du maître dont il scrute, analyse, démonte les travers. Imposture, mystification, logorrhée verbale, citations latines, digressions sans fin, tics de langage universitaires (« comme tout le monde le sait », « si je puis me permettre une anecdote », « arrêtons-nous un instant sur ce concept »…) sont les caractéristiques de son discours dès les premières actions : Magister, en 1989. Dans cette suite de perfor- mances, il livre une réflexion absurde mais crédible sur les liens entre courants artistiques et autres courants de pensée tels les mathématiques, le droit, la littérature, l’ensemble fonctionnant comme souvent chez lui sur le mode de l’analogie. Mode de raisonnement qui induit raisonnable- ment un doute sur la probité intellectuelle de celui qui l’utilise systé- matiquement. Dans une défiance naturelle vis-à-vis du maître, il traque les contradictions entre contenu d’enseignement et façon d’enseigner.

15.  PELLEGRIN (Julie), « La performance comme espace d’énonciation », « Performances contempo- raines 2 », art Press 2, n° 18, août-septembre-octobre 2010, p. 92-100.

(7)

Au pavillon belge de la Biennale de Venise 2007, il conçoit un dédale de vitres et miroirs où il diffuse sur écrans des vidéos de conférences-perfor- mances tournées précédemment en France, aux états-unis, en Belgique.

toutes ont en point commun de débusquer, dénoncer la figure de l’intel- lectuel imposteur. Ces vidéos seront prolongées par des performances- conférences sur le lieu même de la Biennale aboutissant à une mise en abîme de la figure de l’artiste-intellectuel mystificateur. éric Duyckaerts, comme de nombreux artistes d’ailleurs, est lui-même enseignant à la Villa Arson. Dans l’organigramme de l’institution, il intervient dans le pôle numérique comme artiste, professeur de vidéo et performance.

Guillaume Désanges est principalement commissaire d’exposition.

Il propose aussi des conférences-performances extrêmement structurées où le champ référentiel est très présent : Signs and Wonders, sur l’art mini- mal ; une histoire de la performance en 20 minutes ; in the Stream of life:

vox artisti : la voix de ses maîtres. Le schéma formel est globalement tou- jours le même : Guillaume Désanges lit de manière neutre, précise, déta- chée le texte préparé ou laisse la parole aux artistes comme dans vox artisti, tandis qu’un assistant illustre les propos. Ainsi en est-il pour la perfor- mance-conférence Signs and Wonder qu’il a présentée aux Champs Libres de Rennes le 9 novembre 2010 dans le cadre du colloque organisé par le pôle Arts contemporains autour de la thématique : « Anachronisme, référence et documents ». Pendant la lecture du texte traversant une his- toire de l’art minimal, son assistante, Alexandra Delage, telle la fille du potier Butadès de Sicyone, mais ici à l’aide d’un rétroprojecteur (encore !) reconfigure en ombres chinoises, avec une grande pauvreté de moyens mais une évidente habilité manuelle, les œuvres marquantes du minima- lisme. Avec une certaine malice, il met en scène un mode artisanal de pensée pour revisiter l’art minimal. Pour Guillaume Désanges la perfor- mance pose la question de l’artéfact, du substitut, du document : quand la conférence est passée il ne reste que des traces : enregistrements, photos, vidéos, retranscriptions, des substituts. Si le substitut ne rem- place pas l’œuvre il amène à réfléchir sur ce que peut être une œuvre et sur son statut. Pour une histoire de la performance en 20 minutes un acteur joue Chris Burden qui se fait tirer dans le bras, joue Vito Acconci, puis Niki de Saint-Phalle, yves klein, Marina Abramovic, Bill Viola, Gina Pane, Nam June Paik, Günter Brus, etc. et à la fin, il y a un moment un peu délicat puisqu’il s’agit de faire le substitut d’une vidéo de Fischli &

weiss qui s’appelle le cours des choses où une série d’objets chutent dans une succession d’actions physiques, chimiques, pyrotechniques. Cette conférence-performance est fondée sur l’idée que l’art de la performance

(8)

est un art du silence face aux discours sur l’art, l’idée d’artistes qui sont muets et qui désignent, plutôt que de parler en contradiction flagrante avec la conférence-performance que j’ai évoquée jusqu’ici.

Quelle que soit la forme des propositions artistiques de Bettina Hutschek — performance, vidéos, textes, livres d’artiste, langage, narra- tion —, l’interrogation sur ce que parler veut dire est présente. Elle met en parallèle des couches, des strates de fictions et de réalité, pour créer ce qu’elle appelle des espaces transitoires. C’est le commentaire de son travail sur le site de Documents d’artistes en Bretagne qui me fait l’évo- quer ici : « Dans mes performances, j’adopte le rôle d’une autorité afin

“d’expliquer” l’espace autour (soit : une exposition d’art, une ville, une architecture…) d’une manière mythologique, fictionnelle, poétique ou simplement absurde. Ces explications fictives créent ainsi un espace vir- tuel qui accompagne l’espace réel ». Je reprends ici : « le rôle d’une autorité afin d’expliquer »… Autorité, expliquer, les mots sont ici prononcés et apparemment assumés avec toutes les conséquences que cela suppose.

toutes les expériences que je viens d’évoquer intègrent, travaillent, de manières diverses, la figure du maître, de l’autorité intellectuelle, de l’autorité tout court. toutes, elles mettent en scène un mode spectacu- laire de la transmission du savoir. Spectaculaire dans le sens où l’artiste, les artistes, souvent sur une scène, face à un public, parlent, énoncent, glosent, affirment à ce qu’il faut appeler des spectateurs qui peuvent poliment acquiescer d’un air entendu pendant la performance et, éven- tuellement, applaudir à la fin. « Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable… Il est le contraire d’un dialogue 16. » Le spectacle de celui qui sait à celui qui ne sait pas et qui donc, passivement, regarde et écoute. Ces pratiques artistiques évoquent, interrogent, caricaturent les pratiques pédagogiques, les pratiques de médiations dans leurs travers les plus courants. La pratique pédagogique quotidienne — je parle ici de l’enseignement —, suppose souvent et malheureusement une distribu- tion caricaturale du temps de parole : la parole du professeur que l’appre- nant écoute, et restitue plus ou moins correctement quand la demande lui en est faite. Le professeur parle beaucoup, l’élève, l’étudiant, peu, et seulement quand on le lui demande et sous la forme d’une restitution.

Cet échange se passe dans un lieu nommé salle de classe, amphithéâtre et dont la porte est fermée, nul témoin n’assiste à ce monologue si ce n’est tous les dix ans, dans le premier et second degré, un inspecteur

16.  DEBoRD (Guy), la Société du spectacle, op. cit., p. 23.

(9)

d’académie, inspecteur pédagogique régional (IA-IPR) de passage.

Les élèves sont assis, tous tournés vers le maître qui peut éventuelle- ment s’aider d’un tableau noir pour visualiser sa parole par l’écriture (ou d’un rétroprojecteur, ou d’un paperboard, d’un livre ou d’une ardoise…).

Les savoirs proposés trouvent leurs justificatifs dans les programmes et instructions, les documents montrés sont le plus souvent tirés de livres scolaires et donc validés par l’institution. En changeant quelques mots, c’est la descrip tion des conférences-performances que je viens d’évo- quer. Remplaçons IA-IPR par critique d’art, élèves par spectateurs, salle de classe par scène culturelle, programmes et instructions par histoire de l’art. La charge est aisée, facile, excessive bien sûr, mais qui peut affirmer n’avoir jamais assisté à ce spectacle, qui peut, parmi les ensei- gnants et les médiateurs, affirmer n’avoir jamais utilisé cette recette ? Alain Séchat nous en propose une vision terrifiante. Les élèves entou- rent le maître, ils sont peu nombreux, c’est un petit groupe. Ils sont assis au sol dans une même position, en tailleur, apparemment attentifs, leurs expressions reflètent les sentiments divers de l’élève pendant un cours : le plaisir, l’indifférence, la peur. Le maître est debout dans ce qui depuis le début de notre argumentaire semble être le plus souvent l’uniforme du professeur : costume, cravate, mine réjouie. Derrière lui, non pas un tableau mais un écran où des images défilent. L’ombre du maître se découpe sur l’écran, il tient à la main une petite baguette pointue qui peut évoquer la baguette du chef d’orchestre, d’autant plus qu’une musique lente se fait entendre : un des derniers quatuors de Haydn, opus 77. Le corps du professeur et le corps des élèves sont surmontés d’une tête en forme de ballon qui semble flotter, retenu par un mince fil. Sur l’écran, le professeur à l’aide de ce qui n’est pas une baguette mais une épingle légèrement surdimensionnée montre, geste à l’appui, comment faire éclater les ballons… je vous laisse le plaisir de découvrir l’œuvre… La vidéo se termine sur un fondu noir. L’ensemble est une sculpture/installation intitulée Professeur Suicide 17. Je ne voudrais pas que l’on pense que j’ai une vision terriblement négative des modes de transmission des savoirs, je suis enseignant, mais je pense que toute personne qui participe à un processus d’apprentissage des savoirs, un processus de transmission, quel que soit son nom — enseignement, médiation, sensibilisation —, doit s’interroger sur ce que faire apprendre veut dire, sur la violence inhérente à tout apprentissage et sur la finalité de ces processus.

17.  Professeur Suicide, moulages polyester, acrylique, bois entoilé, film vidéo, spots lumineux, 280 x 300 x 300 cm, 1995, Fonds national d’art contemporain.

(10)

Dans le cas de la performance-conférence nous avons affaire à une fiction qui interroge les modes de transmission des savoirs. Guillaume Desanges conclut Signs and Wonders par les mots suivants « retour au réel ». Dans le cas de l’enseignement, c’est une transmission des savoirs qui oublie souvent de s’interroger sur ce qu’apprendre veut dire et qui néglige l’aspect spectaculaire du travail. Il ne s’agit pas d’opposer ce qui serait la réalité à ce qui serait le spectacle — chacun des deux processus a sa part de réel et de fiction — mais de voir comment leur rencontre peut induire des modes de pensée, de réflexion dans la transmission des savoirs. N’oublions pas — et ce n’est pas anecdotique — qu’enseigner, transmettre, c’est tous les jours mettre en scène et donc performer. Si j’ai un peu longuement, évoqué la pratique des conférences-performances, c’est qu’il me semblait logique de partir de pratiques artistiques qui inter- rogent les formes de sensibilisation à l’art. N’en déplaise aux critiques d’art, ce sont les peintres qui ont le mieux interrogé la planéité en pein- ture. S’il fallait cependant signaler une différence importante entre l’uni- vers pédagogique et celui que je viens d’évoquer, c’est que dans un cas nous avons affaire à une conférence, dans l’autre à un cours. Il n’est pas question ici de hiérarchiser mais de différencier. Le cours et la confé- rence sont dans un espace-temps différent : le cours se situe entre un avant et un après, une suite, la conférence est dans un espace-temps ramassé. Parallèlement, dans les classes, premier degré, collège, lycée, il n’y a pas de cours d’art contemporain, la matière n’existe tout simple- ment pas, la rencontre avec l’œuvre et l’artiste va se faire soit à travers des artefacts, des descriptions, soit à travers des dispositifs spécifiques, galeries d’art à vocation pédagogique, résidences d’artistes, et, bien sûr, visite sur les lieux de l’exposition. Ces dispositifs, principalement la sortie sur site d’exposition, changent la donne. Les élèves se découvrent à la fois apprenants et spectateurs. Ils sont placés dans une autre posture que celle induite par le cours en salle de classe, ils assistent à une pré- sentation, un spectacle. En classe aussi, mais ils ne le savent pas et souvent l’enseignant ne le sait pas non plus. C’est là que toute la réflexion abordée à travers les conférences-performances peut nourrir la forme du rapport à l’œuvre. Si la sensibilisation n’est pas induite par le système scolaire c’est tout un pan de la population qui va se voir privé de tout contact avec l’œuvre contemporaine, l’éternelle reproduction induite par l’élite. Le terme de sensibilisation me semble convenir dans le sens où on ne va pas tout voir, couvrir l’ensemble des pratiques, mais découvrir, par le biais d’événements artistiques, des fragments qui, au fil du temps, feront peut-être sens. Il ne s’agit pas de combler une ignorance mais

(11)

d’ouvrir des portes pour découvrir que, derrière, il y a d’autres portes.

Au-delà de la question de l’autorité savante, la conférence-performance pose aussi la question de la place du spectateur, question qui, de Diderot à Michael Fried 18 en passant par Michel Foucault 19, sans oublier bien sûr Marcel Duchamp, traverse l’histoire de l’art du xVIIIe siècle à nos jours.

« Somme toute, l’artiste n’est pas le seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif 20. » Dans cette histoire qui est la nôtre, Marcel Duchamp nous signale que le spectateur peut ne pas être simplement cet être passif qui regarde et qui donc ne pense pas.

Jacques Rancière, lui, relève toute l’ambiguïté de la position de specta- teur : « Être spectateur, c’est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d’agir 21. »

Arrêtons-nous un instant sur les formes que peuvent prendre ces spec- tacles, ces médiations, sur celles que les conférences-performances des artistes citées ici évoquent. L’intervenant quel qu’il soit — médiateur, artiste médiateur, enseignant —, tel un magicien, dévoile le fameux sens obligatoirement caché dans l’œuvre, celui dont les sémiologues nous ont abreuvés à travers l’analyse de l’image. Il donne les clés de compréhen- sion « voici ce que ceci, qui est de l’art, veut dire, c’est-à-dire cela », ceci devient cela, et surtout ne pas oublier de dire merci à la fin de la démons- tration… Le problème est qu’il faut recommencer à chaque œuvre. C’est valorisant pour l’intervenant, le spectateur, lui, passif, écoute et n’a d’autre choix que d’approuver. S’il conteste c’est qu’il n’a vraiment rien compris.

Le spectateur est celui évoqué par Platon parlant du théâtre : ce lieu où des ignorants sont conviés à voir des hommes souffrants. une autre forme de médiation est bien illustrée par un article de Philippe Lançon dans libération daté du 20 août 2012 : rendant compte de la donation d’yvon Lambert à l’état présentée à Avignon il rappelle l’anecdote des sabots que Basquiat offrit au galeriste pour se faire pardonner d’avoir disparu à Amsterdam pendant plusieurs jours. Il dessina dessus de petites choses où il est, entre autres, question de Moby Dick. Le journaliste

18.  FRIED (Michael), la Place du spectateur : esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, Gal- limard, 1990.

19.  FouCAuLt (Michel), la Peinture de Manet, Paris, Le Seuil, 2004.

20.  DuCHAMP (Marcel), « Le processus créatif », trad. par l’auteur de son intervention en anglais lors d’une réunion de la Fédération américaine des arts à Houston (texas), 3 au 6 avril 1957, publié dans art news, vol. 56, n° 4, été 1957, repris dans Duchamp du signe, Flammarion, « Champs », 1994, p. 187-189.

21.  RANCIèRE (Jacques), le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2003, p. 8.

(12)

poursuit ainsi son compte rendu : « Plus loin dans un magnifique atelier, des enfants dessinent sur des sabots comme Basquiat ». Perfide il conclut :

« Ils se drogueront peut-être plus tard. Leurs parents ne le savent pas ».

Effectivement c’est pour se fournir en drogue que Basquiat a disparu à Amsterdam ; tant qu’à faire comme l’artiste, autant aller jusqu’au bout.

Cette anecdote pour montrer les limites d’une sensibilisation qui passe par le faire, le à la manière de, qui n’apporte sans doute pas grand-chose : on est dans une occupation du temps. une autre piste serait de penser que le magicien, le démiurge est l’apprenant et que tout peut venir de lui ; la démarche est bien sûr sympathique mais un brin naïve. Il n’y a pas d’art sans regard qui le voit comme art, sans parole qui le nomme comme art.

Jacques Rancière dans le Spectateur émancipé 22 fait un rapproche- ment extrêmement pertinent entre le spectateur et l’apprenant et propose d’autres modes de pensée. « La performance n’est pas la transmission du savoir et du souffle de l’artiste au spectateur. Elle est cette troisième chose dont aucun n’est le propriétaire, dont aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à l’identique, toute identité de la cause à effet 23. » La demande lui fut faite par le performeur et chorégraphe suédois Mårten Spånberg pour la cinquième Internationale Sommer de Francfort de développer une réflexion sur la place du spec- tateur dans les pratiques artistiques contemporaines à partir des idées développées dans le Maître ignorant 24. Dans cette étude, Rancière rap- porte dans un premier temps et, ensuite, analyse la démarche étonnante de Joseph Jacotot qui affirme qu’un ignorant pouvait apprendre à un autre ignorant ce qu’il ne savait pas lui-même… Jacotot oppose l’éman- cipation intellectuelle à l’instruction du peuple. Quel rapport avec une sensibilisation à l’art contemporain ? L’autorité, l’autorité du maître, du critique, de l’artiste, du médiateur. ou le spectateur reste à sa place, attentif mais passif, ou, tel l’apprenti du maître ignorant, il est encouragé à aller voir, à s’aventurer, revenir et dire ce qu’il a vu : des mots et des choses dont on sait bien que ce ne sont pas seulement des mots et des choses, ainsi peuvent bouger les frontières. Celui que Jacques Rancière nomme le maître ignorant n’est pas un inculte, loin de là, mais il a dis- socié son savoir de ce qu’il transmet, il a renoncé à imposer un message, il a renoncé à vouloir à toute force émanciper le spectateur pour le laisser s’approprier l’œuvre et en faire son histoire(s), toutes les histoires, celles qui ont eu lieu, celles qui ont lieu, celles qui auront lieu pour reprendre

22.  ibid.

23.  ibid., p. 21.

24.  RANCIèRE (Jacques), le Maître ignorant : cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.

(13)

les propos de Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma. Faire de ces histoires son histoire(S) avec un S. La mise en relation avec l’œuvre contemporaine va supposer une réflexion non pas simplement sur les savoirs, les connaissances, les compétences, sur ce qu’il faut savoir et que l’on pourra à l’occasion restituer, mais sur les modes de transmission de ces savoirs, sachant que chaque nouvelle pratique contemporaine active de nouvelles formes de transmission, de sensibilisation, de pas- sage. une sensibilisation qui combat la posture chère au professionnel de la communication et de la politique : Question ? : réponse. une sen- sibilisation qui passe par le comment faire, comment voir, comment dire, comment comprendre et donc apprendre et ne pas simplement expliquer. N’oublions pas que ce qui nous préoccupe ici c’est de l’in- connu, de l’inconnu qu’il faut traduire. There is a long way to go.

Effectivement ce n’est pas gagné, mais on peut essayer. En introduc- tion, j’ai évoqué la performance de Joseph Beuys et l’image qui la fige dans l’histoire, Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort. Je veux pour conclure évoquer aussi la parole de l’artiste : « L’art n’est pas là pour qu’on en gagne une connaissance directe, mais pour qu’une connais- sance approfondie prenne forme à partir d’un vécu 25. » « une connais- sance directe », c’est, me semble-t-il, l’obstacle qui se dresse dans la relation à l’œuvre, dans ce face-à-face : on passe « du vous allez voir ce que vous allez voir » à « voyez », on passe d’un ailleurs forcément idéalisé à un maintenant forcément décevant. L’œuvre contient en elle une part de fétichisme et une part de déception. Beaucoup d’attente et le constat que ce n’est qu’un objet, d’où le caractère souvent déceptif de la ren- contre. De ce face-à-face il ne faut donc pas trop attendre : la relation directe à l’œuvre, n’est qu’un moment, un temps, et ce temps indispen- sable, il faut le relier à d’autres temps tout aussi importants. tout au long de ce texte j’ai évoqué la figure du professeur, du maître, du médiateur, de l’artiste et de l’élève, le cadre dans lequel la relation maître-élève, enseignant-enseigné, médiateur-spectateur existe, et les dérives que ces relations peuvent prendre. Ces relations ont des noms : le cours et la conférence que j’ai déjà évoqués dans ce texte. Les deux se complètent et existent dans des espaces-temps différents. Le cours, il y a un avant et un après, le cours se répète toutes les semaines ; la conférence, la média- tion sont dans un espace-temps plus petit, plus ramassé, mais pour l’élève plus exceptionnel, il n’y en aura qu’une. L’addition, la complémentarité de ces deux modes d’approche de l’œuvre me semblent être une voie

25.  ANtoINE (Jean-Philippe), la Traversée du xxe siècle, op. cit., p. 28.

(14)

pour cette difficile sensibilisation à l’art contemporain, à l’art tout sim- plement. Pas de réponses définitives, pas de révélations, mais un travail pour ouvrir des portes, des portes que l’on ne pourrait pas passer dans n’importe quelle position 26. Je parle ici d’une vision idéale où chacun s’efface pour l’intérêt de l’apprenant et de ce qu’il apprend. Si la structure dans un rapport cynique au chiffre ne vise qu’à multiplier les rencontres pour prouver à ses bailleurs qu’elle existe, l’histoire n’a que peu d’intérêt.

Si l’école sort pour sortir et tout aussitôt rentre pour régler son rapport aux programmes, à ce que l’on nomme maintenant compétences, eh bien on aura fait une sortie… L’histoire se construit en amont, en aval ; cette rencontre avec un petit morceau d’art contemporain, un fragment, se construit avec beaucoup de modestie et est l’addition de couches de réels empilés, imbriqués, sachant que pour la plupart ces strates n’ont rien à voir avec l’art. Au terme sensibiliser il faut ajouter les termes de mettre en contact, en rapport, en relation, et rappeler que dans ce contact, ce rap- port, cette relation, le réel n’est pas seul devant les élèves, il est multiple autour d’eux et variable pour chacun d’entre eux. Mettre en contact c’est travailler le temps, pas simplement celui de la visite, celui du cours, mais s’inscrire dans le temps, celui qui précède, celui qui va venir, celui qui est.

Depuis que je suis enseignant, les élèves que j’ai accompagnés ont ren- contré des œuvres, des artistes. Dans la classe par le biais de la reproduc- tion, de la description, dans la galerie d’art à vocation pédagogique, par le biais de sorties, de rencontres, de résidences, de correspondances. Ils ont rencontré des artistes, ils auraient pu en rencontrer d’autres, c’est l’actua- lité artistique qui, le plus souvent, a induit ces rencontres. Je ne sais quoi en dire, vraiment, ce ne fut pas une occupation du temps, ce fut le temps, celui de la découverte, du questionnement, de la mise en perspective. une question et une réponse me reviennent et je veux pour conclure les évo- quer ici. À l’origine de cette question et de ce que je nomme une réponse, une même exposition : espace, mode d’emploi, œuvres de la collection du Frac Bretagne au centre d’art Passerelle. Dans notre projet qui impliquait plusieurs enseignements — français, technologie, mathématiques, arts plastiques et, bien sûr, les services éducatifs des structures —, nous avions décidé d’accompagner deux classes, une de sixième l’autre de troisième et de travailler avec des groupes hétérogènes (âge, niveau, sexe…).

La question la voici : de retour au collège après deux jours de travail à ques tionner les œuvres sous diverses formes (Faire, Voir, Dire),

26.  DELEuzE (Gilles), « P comme professeur », l’abécédaire de gilles Deleuze, avec Claire Parnet, produit et réalisé par Pierre-André Boutang, Paris, éditions Montparnasse, DVD, 3 disques, 7 h 33 min, 2004.

(15)

un représentant des élèves de troisième, visiblement mandaté par l’ensem- ble de ses camarades, me prévient que la classe a une question à me poser :

« Pour vous, Monsieur, l’art c’est quoi ? ». Ce que j’appelle la réponse est venu quatre ans plus tard lors d’une visite à la galerie Art & Essai pour une exposition dont la visite était encadrée par les étudiants de la filière maîtrise des sciences et techniques (MSt), master des métiers de l’expo- sition. Après une remarque d’une jeune étudiante soulignant le peu d’habitude des élèves à la fréquentation des lieux d’art contemporain et leur supposée surprise que la visite commence par l’offre à boire du thé sur un tapis, j’ai eu la surprise, le plaisir, l’amusement, d’entendre ces élèves, anciennement en sixième et maintenant en troisième, protester avec véhémence et leur faire le récit de ces deux jours passés à Brest, que j’avais pour ma part oubliés. Les élèves avec leurs mots ont donc recréé par la description l’exposition : « le soutien-gorge 27» et « les divans 28 » et la « petite maison 29 » et « on ne peut pas toujours s’asseoir même si il y a une chaise 30 », et « le parquet 31 », etc., etc. Ils étaient assez contents d’eux et moi j’étais très fier de leur assurance et de la qualité de leur description.

une fois de plus, l’ignorance de l’apprenant n’est pas celle que l’on pré- suppose. Face au savoir savant de ces jeunes étudiants, mes élèves n’avaient aucun nom, aucune date, aucun titre à leur opposer, simplement l’expérience d’un face-à-face de deux jours, il y avait quatre ans de cela.

on revient toujours à cette terrible dialectique question-réponse, même quand on veut y échapper. À la question j’ai simplement répondu que c’était une bonne question, et le cours qui a suivi, s’il n’a pas été simple, a été très intense. Ce que j’appelle la réponse a mis les étudiants- médiateurs dans cette position inconfortable où certitude rime avec soli- tude, la solitude de celui qui croit savoir face à ceux qui sont censés apprendre et, par un a priori très répandu, ne rien savoir : les élèves.

Leurs rencontres avec les œuvres ne se sont pas évaporées à l’état gazeux pour reprendre la formule d’yves Michaud, ces rencontres ont participé comme de nombreuses autres rencontres à leur formation, elles ont été, elles ont modifié leur perception au monde, un peu, et ce n’est pas rien.

27.  ACCoNCI (Vito), adjustable Wall Bra, rebar, plaster, canvas, steel cable, audio, and lights, 288 x 96 x 60 inches variable, 1990-1991.

28.  wESt (Franz), auditorium, Métal, mousse, tapis et polochons, 90 x 220 x 80 cm : dimensions d’un divan, dimensions de l’installation variables, 1992, Fonds national d’art contemporain.

29.  LAIB (wolfgang), Maison de riz, 1985, Fonds régional d’art contemporain Bretagne.

30.  HILL (Gary), and Sat Down Beside Her, installation vidéo, table and Chair…, Arachnid Chamber…, Corner Piece…, 1990.

31.  wHItHEREAD (Rachel), untitled (Platform), 1992.

Références

Documents relatifs

Comprendre l’art contemporain est d’apprendre à regarder plus attentivement le monde et les faits et plus de responsabilités, cherchant à analyser votre pourquoi. Compte tenu de

Présent chez de nombreux mammifères, dont l’espèce humaine, il serait apparu au moins 16 fois au cours de l’histoire évolutive des mammifères et sa fonction confèrerait donc un

Les autres thèmes abordés à cette époque sont la mythologie et les légendes (souvent reliées à l’histoire des dieux), le corps humain et l’athlète.. Les formes

J’ai pris connaissance des conditions générales, informations et avis imprimés dans le catalogue et accepte d’être lié(e) par leur contenu ainsi que par toute modication

L’essor des salons ou des galeries commerciales a correspondu à des évolutions dans les pratiques sociales ; la création de musées, de théâtres ou de festivals a

Clara Pacquet (Centre allemand d’histoire de l’art, Paris) Action et lieu chez

∆ : Les documents fournis par l’étude « Gros et Delettrez » pour les articles CITES d’espèces inscrites aux annexes A, B ou C du règlement CE338/97 sont valables uniquement

Depuis 2003, le département des beaux-arts de l’université d’al-Aqsā forme des dizaines de jeunes aux arts plastiques et Gaza est un des rares lieux de Palestine où l’on