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Texte intégral

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Le cycle autrichien du Warme Winkel

Performance néo-baroque et crise de la représentation

Esther Gouarné

Résumé

Le collectif d'acteurs néerlandais De Warme Winkel crée dans ce cycle des spectacles autour d'artistes autrichiens fin-de-siècle. Leurs performances construites par montage s'appuient sur des supports variés pour rendre compte de la vie et du travail de ces artistes et travaillent ce faisant sur les représentations qui nous en ont été transmises. La méta-théâtralité et la mise en abyme sont des figures-clé de ce cycle autrichien qui remet en question le fonctionnement de la représentation tant théâtrale qu'iconographique, en c'est à travers ces notions que j'aborde ici la question du néo-baroque. J'argumenterai que le jeu méta-théâtral et la prise en charge des stratégies de représentation au cœur de la représentation même permettent la mise à distance des images et des objets traités, et par là leur réappropriation. Cela me permettra, à travers l'exemple du Warme Winkel, de définir une théâtralité néo-baroque où la performance prend le pas sur la représentation pour témoigner d'une situation de crise.

Abstract

The Dutch collective Warme Winkel created a series of hybrid performances based on the lives and works of several Austrian artists from the fin-de-siècle. Presenting different kinds of material on stage, the group questions the images and representations that have been transmitted to us. Meta-theatricality is a crucial element in the whole cycle, in which the idea of representation itself is put to the test, as it takes centre stage in these theatrical productions. I will argue that it is exactly through this “representational mise-en-abime” that the images and objects presented are distanced, in the brechtian sense, thereby inviting the spectator to rediscover them. This assumption will lead me to define the idea of neo-baroque theatricality, where performance takes over the representation to attest a cultural and economical crisis.

Keywords

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A l'automne 2011, le Warme Winkel1 a repris à Amsterdam, Bruxelles et Groningen, dans le cadre

de De Weense Herfst, cinq pièces centrées sur des figures d'artistes autrichiens fin-de-siècle. Créées entre 2006 et 2010, Totaal Thomas, Rainer Maria, Villa Europa, Kokoshka Live et Alma sont pour la première fois réunies. Cette série place ainsi à l'horizon de chaque pièce un univers référentiel commun, localisé et reconnaissable, chacune mettant en scène une figure historique dont l'existence biographique est attestée et vérifiable. Totaal Thomas est un montage d'extraits de plusieurs pièces de Bernhard, Rainer Maria retrace l'enfance de Rilke et présente plusieurs de ses lettres et poèmes,

Kokoshka Live! se joue dans un univers coloré et pictural inspiré des tableaux même du peintre

expressionniste, Alma s'inspire de la biographie et de la correspondance d'Alma Malher et de son mari Gustav Malher ainsi que des compositions musicales de ce dernier.

Le théâtre se fait ainsi le relais d’œuvres d'art passées auprès du spectateur contemporain, et fonctionne comme un miroir. Dans ces créations par montage, fruits des improvisations effectuées au cours du processus créatif, l'archive historique et l’œuvre d'art pré-existante occupent donc la place du texte théâtral, soit d'un matériau de départ dont s'empare la performance, et qu'elle transforme plus ou moins. Pièces-reflets, les pièces du Warme Winkel jouent en effet à la frontière entre présentation et mise en représentation. Entre impact émotionnel et détour réflexif, entre illusion trompe-l'œil et proposition méta-artistique, elles jouent avec les codes et avec le cadre même de la représentation théâtrale pour réactiver des images et des icônes historiques ;elles interrogent le fonctionnement complexe de l'image comme trace et témoignage d'une réalité passée. La performance théâtrale ainsi conçue permet à la fois de présenter un objet tout en dénonçant le caractère illusoire de toute reproduction et de toute représentation du réel, en ayant recours à la méta-théâtralité et à la mise en abyme. Elles apparaissent en effet comme les figures-clé de ce cycle autrichien. C'est à travers ces notions que j'aborderai la question du néo-baroque. J'observerai comment, loin de tourner à vide, le jeu méta-théâtral permet la mise à distance des images et des objets traités dans ces performances biographiques et historiques, et par là leur réappropriation. Cette démarche est distanciatrice dans le sens brechtien du terme, c'est-à-dire que la performance montre et se montre en train de montrer. Elle repose sur un redoublement de la médiation entre l'objet et sa représentation. La création théâtrale n'est pas donnée à voir ici comme un objet autonome rendant directement compte d'une situation, d'une personne, d'un texte ou d'un thème, mais elle se fait le vecteur au deuxième degré d'une œuvre déjà créée en amont, qui est déjà elle-même le reflet médiatisé d'un objet réel donné.

1. Collectif néerlandais créé en 2001 par Vincent Rietveld, Mara van Vlijmen et Joep van der Geest, rejoints par

Jeroen De Man en 2004, subventionné par le Fonds Podiumkunsten depuis 2007. Pour plus d'informations : www.dewarmewinkel.nl.

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C'est donc avant tout sur les représentations, et non directement sur l'époque ou le personnage même, que la performance du Warme Winkel travaille, et c'est en cela qu'elle me semble représentative d'une démarche néo-baroque. En effet, comme William Egginton le souligne dans

Theater of truth, exhiber les artifices du cadre de la représentation dans la représentation même et

prendre en charge les outils de production de l'image révélent l'écart inéluctable entre un objet et sa représentation. C'est ce qu'il désigne comme la stratégie d'expression mineure, qui met en doute et en crise le discours même qu'elle produit et dont le Warme Winkel me permet dans un premier temps d'explorer les potentialités.

Je m'arrêterai également sur cette notion de crise, car le cycle autrichien traite dans son thème même d'une crise culturelle et de la fin d'une ère, et il n'est pas anodin qu'il s'ouvre dans Rainer

Maria sur les poèmes nostalgiques de Rilke et s'achève dans Villa Europa sur le suicide de Zweig et

l'autodafé de ses œuvres. La relation entre le démantèlement de la représentation – théâtrale en l'occurrence – et le témoignage d'une crise culturelle est également caractéristique de la sensibilité néo-baroque définie par Egginton, et c'est sur cette relation que je concentrerai dans un deuxième temps mon analyse.

Méta-théâtralité et mise en abyme : mise à nu des rouages de la création artistique

Dans ces pièces, si la scène est le lieu de (re)présentation d'une réalité historique et culturelle extérieure, la réalité scénique proprement dite et les possibilités du médium théâtral sont disséquées et décortiquées, et si le théâtre apparaît comme le reflet d'objets extérieurs à lui, il se fait d'abord le reflet de ses propres rouages. Dans cette optique, différentes stratégies méta-théâtrales sont mises en place, que j'identifierai ici.

Le Warme Winkel crée fréquemment ses spectacles sur des sites spécifiques2, non théâtraux.

Or, avant même le début de la performance, ce choix inscrit explicitement la représentation dans le cadre plus vaste de la séance théâtrale, dont elle apparaît alors clairement comme un moment et non comme la totalité. La séance, telle que la définissent Christian Biet et Christophe Triau, englobe en effet l'avant et l'après de la représentation3,, et le jeu sur un site spécifique permet aux acteurs de

prendre en charge cet « autour » afin de l'inclure dans leur proposition artistique, brouillant la limite qui la sépare de la réalité extra-théâtrale. Ainsi Jeroen de Man accueille le public dans la grange au

2. En néerlandais : op locatie

3. La séance de théâtre englobe en effet l'ensemble du contexte de la représentation et de ses rituels, depuis l'achat du

billet jusqu'aux discussions qui succèdent au spectacle. Pour une définition détaillée, voir les articles « Séance » dans Qu'est-ce que le théâtre de Christian Biet et Christophe Triau, et « La comparution théâtrale. Pour une définition politique et esthétique de la séance », Tangence 88 (2008), disponible en ligne

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début de Rainer Maria et l'aide à s'installer sur les bottes de foin branlantes en distribuant des couvertures. Il est alors déjà en situation de performance, et remplit en même temps une fonction nécessaire et liée à ce site-là. Les rituels de la séance théâtrale sont donc intégrés à la performance, et transformés en signes reconnaissables. Le cadre n'est pas accepté comme un support neutre détaché de l'objet d'art, mais exposé précisément dans sa relation à l'objet qu'il présente. Ce débordement de la performance sur son cadre fait écho à la mise en abyme qui se déploie ensuite dans les représentations, soulignée souvent par le dispositif scénographique.

C'est le cas dans Kokoshka et Totaal Thomas, où une scène surélevée coupe l'espace de la représentation en deux parties, et permet de désigner concrètement une scène de théâtre dans le théâtre. La prise en charge des signes de la séance théâtrale autour de la représentation est ainsi redoublée par le rejeu de cette séance et de ces codes au sein même de la représentation. La scène de théâtre est en l'occurrence un code typiquement reconnaissable, qui permet de repérer et de désigner les mises en abyme comme telles. Dans Totaal Thomas, elles se multiplient autour de cette scène au carré, les acteurs passant sans cesse d'un premier degré de jeu, où un auteur dramatique est interviewé, à un deuxième degré de jeu où ils performent des scènes de la pièce de cet auteur. Dans ces scènes en abyme, ils reprennent de façon parodique les codes de l'actionnisme viennois et de la

Illustration 1: Un jeu performanciel se déploie dans l'espace prosaïque d'une salle polyvalente, sur deux niveaux : plateau surélevé et espace de plein-pied. Oerol. Totaal Thomas, 2006. © Sofie Knijff

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performance avant-gardiste : body-painting et marquages du corps de tous types, mouvements de danse conceptuelle et ésotérique, actions physiques répétées jusqu'à épuisement... Cette couleur parodique qui rappelle un courant artistique reconnaissable renforce encore l'effet distanciateur de la mise en abyme, mise entre guillemets comme une citation dont les performers ne seraient pas les auteurs premiers.

Les jeux sur les codes de la représentation atteignent un point-limite dans une longue scène de salut, dont la vidéo 2 montre un fragment. Après avoir joué une de ces scènes parodiques, les performers viennent six fois devant le public selon une partition de mouvement précise, échangeant leurs places à chaque avancée, avec un petit signal vocal très solennel de Jeroen de Man : « Hey! ». Ce salut, lui aussi parodique, dure aussi longtemps que la pièce-dans-la-pièce précédemment montrée sur la scène surélevée. L'applaudissement, code clôturant normalement la représentation et marquant une transition entre l'espace-temps de la performance et l'espace-temps réel, devient ici l'objet de la représentation. Ainsi répété, il perd son statut conventionnel et surgit dans toute son artificialité.

La théâtralisation des applaudissements, et donc de la relation entre acteurs et public, est poursuivie plus loin, après une autre scène jouée en solo par Vincent Rietveld. Jeroen De Man, alors très proche du public, encourage les spectateurs à l'applaudir. Certains d'entre eux s'exécutent parfois, et il enchaîne avec ce monologue de la Mère d'Au but, « Les gens applaudissent / On les gifle depuis la scène / Et ils applaudissent [...] Il n'y a pas de plus grande perversité / Que la perversité / Du public de théâtre » (Bernhard 1997).

Les textes de Bernhard sont ainsi l'occasion pour le Warme Winkel d'explorer plus en profondeur les possibilités de la mise en abyme et de la rupture des codes de représentation, et les extraits choisis parmi son œuvre en sont en outre les plus expressément méta-théâtraux. Les éléments méta-théâtraux qui parsèment l'ensemble du cycle sont concentrés et exacerbés dans cette pièce. La représentation théâtrale, et plus encore, la séance théâtrale, sont ainsi démontées pièce par pièce, observées, reflétées. Le spectateur assiste à des représentations réflexives où la mise en abyme, la parodie et l'auto-critique permettent de prendre du recul par rapport à ce qui est présenté et performé sur scène.

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Déformation de l'image iconique par le jeu

A travers ce jeu sur les codes, le Warme Winkel démonte le mécanisme de toute représentation spectaculaire, mais aussi de toute représentation iconographique. Il réactive en effet dans la performance des images en deux dimensions dont les contours sont ainsi déplacés. Les images convoquées sur scène sont a priori connue, facilement interprétables, soit comme représentations fidèles d'un objet réel dans le cas d'une photographie, soit comme reproduction d'une œuvre connue, elle-même exemple typique d'un style et d'un courant artistique identifiable, dans le cas d'un tableau. Mais leur prise en charge par les corps des performers permet de les dégager de ce statut d'image et d'interroger les liens qu'elles entretiennent avec le réel. Au lieu d'être donnée comme objet autonome, coupée de la réalité intrinsèque de ce qu'elle a fixé, la preuve iconographique est elle aussi, comme la représentation théâtrale, reliée à son processus de création. Elle est ainsi traitée comme un indice, une trace fragmentaire qui ne recouvre pas entièrement la réalité qu'elle désigne. Formellement, le procédé de la répétition est ainsi utilisé par les performers pour « étrangéiser » des images a priori connues.

Dans Kokoshka Live, la peau devient une toile sur laquelle sont retracés en direct les couleurs et les motifs de Kokoshka. Les tableaux sont ainsi incarnés, imités sur et par des corps vivants, ce qui permet de les redécouvrir, d'en apercevoir d'autres aspects, et de revenir au tableau en deux dimensions enrichi de cette mise en jeu et mouvement qui peut y apparaître à l'œuvre virtuellement. C'est aussi l'occasion, à travers des scènes d'action-painting, de retracer le processus de création de

Illustration 2: Trailer de la première version de la pièce, en 2006

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l'œuvre picturale elle-même, de refaire les gestes du peintre au moment où il a créé cette œuvre : de même que la représentation théâtrale, le tableau est désigné comme un moment M résultant d'un processus performanciel et non comme un objet autonome. Les performers renouent en cela aussi avec l'actionnisme viennois et le body-art, également des références omniprésentes dans ce cycle autrichien comme je l'ai déjà souligné à propos de Totaal Thomas, et dont l'un des principes fondamentaux est justement le dévoilement du lien entre processus créatif et création finale.

Dans Villa Europa, le traitement de la photographie de Stephan Zweig et de sa femme sur leur lit de mort, prise en 1942 au Brésil, fait l'objet d'un traitement similaire. Cela pousse plus loin la remise en cause des images, car la photographie semble a priori le médium le plus fidèle, le moins éloigné de son modèle. Ici la performance n'a plus seulement pour fonction de faire re-découvrir l'image et de la re-situer dans le processus de sa réalisation, mais aussi de questionner directement le rapport entre l'image photographique et son référent réel, dans une mise en doute généralisée des apparences et de la capacité de l'image à dire objectivement le réel, puisqu'elle suppose toujours un point de vue subjectif, un angle de vue, et qu'elle isole une position coupée du mouvement qui l'a précédée et du contexte qui l'entoure.

Les acteurs adoptent en effet à plusieurs reprises la pose – auparavant montrée dans une biographie illustrée – des deux époux Zweig, en essayant de la reproduire le plus fidèlement possible. Leur suicide est en effet annoncé dès le début de la pièce, placé comme horizon et finalité vers laquelle tend toute la représentation. Les acteurs tentent à plusieurs reprises d'en comprendre

Illustration 3: Le corps-support peint en direct : une reproduction de tableau décalée. Kokoshka Live !, 2010. © Sofie Knijff.

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les motifs et le déroulement exact, concluant souvent leur propos par « cela, nous ne le savons pas ». Le rejeu de la mort à partir de la photographie, seule trace matérielle permettant de se figurer le déroulement de cette scène, apparaît dès lors comme une tentative pour comprendre l'incompréhensible, saisir l'insaisissable. Elle est d'abord mimée une première fois, sans objets (tasse, carafe d'eau, pilule), et ainsi mise à distance comme une scène de théâtre que les comédiens s'apprêtent à jouer et comme une imitation factice : les performers « font semblant » et montrent bien qu'ils font semblant. Les deux acteurs tiennent la photo du couple sur leur lit de mort pour s'assurer de la fidélité de leur imitation et en prendre le public à témoin. La scène est rejouée plus tard dans un style plus réaliste, avec tous les accessoires requis. Mais la scène est une seconde fois interrompue car la Femme fait cette fois semblant d'avaler sa pilule et vérifie à plusieurs reprises si son Mari est mort [photo 9]. Le décalage entre les deux performers, dont un joue la scène et l'autre la feint, prolonge le jeu méta-théâtral et multiplie les possibilités d'interprétation du cliché photographique, devenu cliché tout court, en même temps qu'il rend compte d'un fait relaté par les biographes : le changement de vêtements de Lotte Zweig. Une fois qu'il cesse de réagir et joue le mort, elle se relève en effet pour changer complètement de vêtements et de sous-vêtements avec beaucoup de soin et de solennité, prend cette fois la dernière dose de poison et se livre alors à une agonie très violente. Elle râle et se tord au sol pendant plusieurs minutes, crachant et toussant. L'actrice s'approche ici d'un degré maximal d'illusion. Mais les préambules à cette scène la désamorcent en partie, car elle est de fait désignée comme jeu et comme théâtre. L'image photographique est renvoyée au statut d'image iconique, insaisissable car coupée de son contexte et des actions qui l'ont précédée, et par définition figée dans un moment M qui ne rend pas compte de la complexité humaine et existentielle d'une telle action. La répétition contribue ainsi à "éloigner" l'icône, au sens brechtien4, et à travers elle la connaissance historique. Comme la convention

théâtrale une fois mise en abyme, le fait connu est dévoilé dans son étrangeté par son rejeu dont les variantes, les interruptions et les reprises contribuent à révéler ce qui, en lui, ne va pas de soi. La performance propose ici seulement une hypothèse possible sur le déroulement en deux temps de ce suicide, tout en désignant les limites de sa capacité mimétique.

4. Voir ses développements sur la notion de « verfremdung », soit « éloignement », chapitre « Le théâtre épique » in

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La performance comme réalité

Le démantèlement du médium théâtral et la fragmentation de la représentation font ainsi surgir in

fine la seule réalité de la performance, comprise comme co-présence de joueurs et de spectateurs

partageant une expérience cognitive et sensorielle. Le site spécifique participe pour moi de ce déplacement du théâtre vers la performance, car en déplaçant le cadre de la représentation hors du théâtre, il met en avant une expérience sensorielle unique. Les odeurs et les bruits de la ferme deviennent partie intégrante de Rainer Maria, les conditions météorologiques du jour également – est-ce que l'on patauge dans la boue ou s'assoit-on dans l'herbe au soleil avant la représentation ? Ces paramètres modifient la réceptivité du spectateur, ainsi préparé à sortir du rapport scène/salle conventionnel. Au cours des performances, la communication directe est privilégiée, avec une multiplication des adresses directes, des ruptures de la séparation scène/salle par l'éclairage de l'espace du public et parfois même par les déplacements physiques des performers dans la salle. C'est particulièrement sensible dans Kokoshka Live! où Jeroen de Man et Marien Jongewaard déambulent sur les gradins et chuchotent à l'oreille des spectateurs des anecdotes personnelles. Ils interrogent ensuite avec virulence les spectateurs sur les motifs de leur visite au musée.

Illustration 4: La scène finale du suicide du couple Zweig. Villa Europa, 2010 © Sofie Knijff

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Comme dans Totaal Thomas, le rapport direct au public est mis au service d'une dénonciation du rôle consolateur et rassurant de l'art et de l'attitude passive du spectateur. Les deux artistes choisis se caractérisent en effet eux-mêmes par leur rapport ambivalent à l'art et au théâtre, entre fascination et rejet, et ils ont cherché dans leurs œuvres à bousculer les habitudes de leur public plus qu'à les y conforter. Les performers du Warme Winkel se réapproprient cet état d'esprit dans leur relation au public, ce qui rend parfois la place du spectateur inconfortable.

La mise en avant de cette communication directe permet de dépasser le jeu de reflets et les détours de la méta-théâtralité au profit de l'expérience directe, matérielle et physique qui les véhicule. Une forme de réalité brute est donc à l’œuvre dans les performances du Warme Winkel, leur donnant un caractère souvent naïf. Elle achève de déplacer le cadre de la représentation, à laquelle succède alors la présentation.

L'invasion du matériau brut

Les titres du cycle annoncent une transparence du médium théâtral par rapport à la figure éponyme désignée. Le titre Totaal Thomas indique la volonté de rendre compte de « Tout Thomas » et d'être « Totalement »5 fidèle à son esprit – critique et cynique. L'expression à double sens traduit bien une

ambition totalisatrice et transparente à la fois. Le choix de désigner aussi certains artistes par leurs prénoms – Alma, Rainer Maria, Thomas – témoigne d'une proximité, d'une familiarité qui entend

5. Totaal en néerlandais peut en effet se comprendre comme adverbe et comme adjectif, et se traduit donc en français

soit par « tout » soit par « totalement ».

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dépasser les préjugés et les idées préconçues notamment véhiculées par une approche scolaire de leurs travaux au profit d'une connaissance plus intime, fondée à la source même de leur vie et de leur œuvres.

Pour créer une pièce biographique et historique, les performers n'ont évidemment pas d'autre choix que de s'appuyer sur des matériaux de première et surtout de seconde main : documents écrits et iconographiques, archives et biographies déjà existantes, œuvres des artistes eux-mêmes. Ils ne peuvent pas en l'occurrence témoigner directement sur scène d'une réalité vue ou vécue puisqu'elle est par définition passée. Cela va de soi, mais la singularité du cycle autrichien est de mettre en avant ces matériaux consultés au lieu de les transfigurer et de les occulter dans la forme spectaculaire finale. Le processus de recherche et de construction est lui-même partagé avec le public dans le moment de la performance.

Le réel brut fait donc son entrée sur la scène à travers ces témoins matériels qui y sont non pas représentés mais présentés, c'est-à-dire montrés tels quels. Le théâtre est donc le lieu de rassemblement d'objets de différentes natures. Les textes de Stephan Zweig, les poèmes de Rilke, la correspondance d'Alma Malher, les tableaux de Kokoshka, la musique de Gustav Malher sont lus à haute voix, montrés au public, cités, diffusés, exposés, et infiltrent donc le champ de la représentation théâtrale, plate-forme d'exposition d'une matière apparemment non encore médiatisée.

Symbole d'un lien direct à la connaissance littéraire et historique, le livre est omniprésent dans toutes les pièces, et particulièrement envahissant dans Villa Europa, où une immense pile de vieux livres occupe tout le côté cour de la scène. Mara van Vlijmen y plonge fréquemment à la recherche de photos, d'illustrations, de citations ou de biographies qui viennent attester de la réalité des récits et anecdotes proférés tout au long de la pièce. Ce jeu scénique apparaît comme un

leit-motiv du spectacle, réitéré à chaque fois que sont mentionnés des figures ou des événements

marquants de l'histoire de Stephan Zweig et de son époque. Ils constituent ainsi une assise et un lien direct entre représentation et réalité historique.

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De même, les tableaux de Kokoshka sont exposés dans le musée d'art contemporain de La Haye où se déroulent les représentations de Kokoshka Live! en mai 2009 et que le public parcourt donc en s'y rendant.

Le spectateur est ainsi invité à revenir à la source de la proposition théâtrale – œuvres littéraires ou tableaux –, à en reconstruire le cheminement et à en observer le montage final en connaissance de cause et avec un esprit critique. Le Warme Winkel interroge par là non seulement le lien entre représentation théâtrale et processus créatif, mais la constitution même du savoir, en l'occurrence historique. En effet, la création d'un spectacle de type biographique et/ou historique peut s'apparenter à la recherche de l'historien ou du biographe avant la transposition par écrit de ses recherches ; donc en démontant les rouages de la création, les performers démontent aussi les rouages de la discipline historique, avec ses tâtonnements et ses incertitudes.

Les jeux sur les mécanismes de la représentation, que j'ai qualifiés de néo-baroques au départ, conduisent donc paradoxalement à une forme d'épure, la représentation perdant ses attributs théâtraux au profit d'une immédiateté et d'une transparence performantielle. Les détours réflexifs et méta-artistiques permettent de dégager l'icône, l'image et la connaissance des écrans pré-construits pour valoriser une réappropriation personnelle et responsable de l'objet d'art premier. C'est ce que le détour par la scène performantielle rend ici possible. La métaphore, d'une part, et la méta-théâtralité, d'autre part, caractérisent ainsi une théâtralité néo-baroque où la performance s'empare

Illustration 6: Vincent Rietveld et Mara van Vlijmen, assis sur leur pile de livres, portent les mêmes moustaches que Zweig, dont ils montrent la photo sur son lit de mort. Villa Europa, 2010, © Sophie Knijff

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de toutes les composantes de la représentation dont la capacité mimétique est mise en crise. La performance comme utopie et contre-utopie

Une fois la mort annoncée dans Villa Europa, la fin du jeu, la fin du théâtre, la fin d'une civilisation – celle du Monde d'hier mais peut-être aussi celle du monde d'aujourd'hui – , sont présentes à l'arrière-plan de la performance. Annonciatrices de l'arrivée d'Hitler au pouvoir et rappel discret de l'autodafé des œuvres de Zweig et de son exil en 1933, des boîtes d'allumettes enfouies dans la montagne de livres apparaissent au fur et à mesure de Villa Europa. Elles donnent une résonance supplémentaire aux jeux de rôles et aux déconstructions de l'image iconique, et suggèrent l'événement historique le plus important de la pièce et du cycle, qui pourtant n'est jamais directement nommé. La boîte d'allumettes fonctionne donc comme symbole et la suggestion prend ici le pas sur la présentation et sur la représentation.

De même, le parallèle avec l'époque contemporaine n'est pas fait explicitement. Pourtant, les figures choisies par le Warme Winkel ne le sont pas seulement pour la qualité littéraire et artistique de leur travail mais aussi pour leur engagement politique. Ils représentent une niche de résistance toujours en proie à un danger, livrée aux mains de censeurs de toutes sortes, menacée dans des moments critiques de l'Histoire contemporaine. Ils sont donc convoqués aussi comme des métaphores ou des avertissements pour réfléchir – aux deux sens du terme – la situation politique et économique actuelle, dans un ultime jeu de reflet, dans un ultime recours à l'image et à la métaphore. Tracer des portraits eux-mêmes fragmentaires et décalés et questionner la capacité de la représentation et de l'image à rendre compte de ces figures sont autant de détours pour évoquer les évolutions sociales, économiques et culturelles actuelles.

L'évolution récente du groupe est à ce propos très significative. Les deux pièces créées en 2011 à la suite du cycle autrichien, Lieutenantenduetten et Viva la naturisteraçion, très différentes de style, se situent en effet toutes deux à la frontière entre utopie et contre-utopie, entre rêve d'une société idéalisée et cauchemar d'une société apocalyptique. Dans Viva, l'idéal naturiste est performé à grand renfort d'effets esthétisants. La possibilité d'une harmonie cosmique entre l'Homme – l'homme nu, présenté lui aussi dans sa réalité physique brute et la moins médiatisée possible – et la Nature est placée comme un idéal dont le spectacle entérine l'impossibilité en même temps qu'il le présente, car la surproduction et la surconsommation d'objets industriels envahissent rapidement le plateau nu de l'utopie6.

6. Pour une analyse détaillée du spectacle, voir Esther Gouarné, « Viva la naturisteracion! : une ode à l'Age d'Or (ou

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Lieutenantenduetten, spectacle plus intimiste, met en scène deux figures d'artistes repliés dans un

bunker où ils entassent des fragments d'une culture oubliée. Des reproductions de tableaux du XIXe

siècle sont projetées sur les murs gris et sales, des livres encore une fois lus et exposés, et un piano fait entendre quelques accords classiques. La métaphore est très explicite dans ce dernier exemple où les deux performers évoquent dans une dernière adresse au public leur propre inquiétude sur le statut de l'artiste au moment des coupes budgétaires importantes annoncées par le ministère de la culture.

En performant l'histoire de l'art, le Warme Winkel y entérine sa propre inscription. Héritiers de la performance des avant-gardes historiques dont ils s'inspirent très directement dans ce cycle autrichien, ces « faiseurs-de-théâtre » interrogent eux aussi la période dans laquelle ils créent, vécue comme un temps de crise et d'inquiétude. Le détour historique leur permet, par un effet miroir, d' « étrangéiser » l'époque contemporaine, et cette « étrangéisation » est redoublée par des procédés esthétiques et dramaturgiques où l'immersion sensorielle et l'insertion du spectateur dans le dispositif de la représentation soutiennent et nourrissent in fine sa prise de recul critique.

Illustration 7: Air de piano mélancolique dans le bunker du Vondelpark. Lieutenantenduetten, 2011. © Sophie Knijff.

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Interpellé, bousculé, trompé et détrompé par les mises en abyme et les ruptures du cadre de la représentation, ce dernier n'est jamais installé dans la consommation passive d'une image scénique univoque, mais invité à questionner chaque image – son fonctionnement, son origine et son lien au réel. Dans une culture de la sur-consommation d'une part, et de la prolifération des images médiatiques, médiatisées et sur-médiatisées d'autre part, c'est un geste profondément critique – donc politique.

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Zweig, Stefan. Le Monde d'hier, souvenirs d'un européen. trad. Serge Niemetz, collection « Littérature et documents » (Paris : Livre de Poche Hachette, 1996).

Zweig Jeremie. Romans, Nouvelles et théâtre II, collection « La Pochotèque (Paris : Livre de Poche Hachette, 1916).

Esther Gouarné intègre l'Ecole Normale Supérieure en études théâtrales en 2006 et poursuit une activité théâtrale comme comédienne en parallèle de ses études théoriques. Elle travaille sous la direction de Christian Biet à Paris X depuis 2009 et entame sa deuxième année de doctorat en co-tutelle avec Karel Vanhaesebrouck (ULB), sur les collectifs d'acteurs flamands et néerlandais. E-mail: esther.gouarne@gmail.com

Figure

Illustration 1: Un jeu performanciel se déploie dans l'espace prosaïque d'une  salle polyvalente, sur deux niveaux : plateau surélevé et espace de plein-pied
Illustration 3:  Le corps-support peint en direct : une  reproduction de tableau décalée
Illustration 4: La scène finale du suicide du couple Zweig.
Illustration 5: Trailer de Kokoshka
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