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La science, entre mythe et raison. La notion de “somnambule"

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Academic year: 2021

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Submitted on 25 Jan 2019

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“somnambule”

Maria-Susana Seguin

To cite this version:

Maria-Susana Seguin. La science, entre mythe et raison. La notion de “somnambule”. Archives internationales d’histoire des sciences, Académie internationale d’histoire des sciences, 2017, Archives Internationales d’Histoire des Sciences„ Vol. 67/2017, p. 51-61. �hal-01907263�

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LA SCIENCE ENTRE MYTHE ET RAISON.LA NOTION DE SOMNAMBULES

Les héros de ma jeunesse furent Darwin et Spencer, Kepler, Newton et Mach, Edison, Hertz et Marconi, les Buffalo Bill des frontières de la découverte1.

Décidément, le jeune Arthur Koestler, comme l’adulte qu’il deviendra, ne fait pas les choses comme les autres. Mais bien évidemment aussi, malgré une précocité intellectuelle certaine, les Principia de Newton n’ont pas été son premier livre de chevet ; enfant, il préfère les contes des frères Grimm, ceux d’Andersen, Alice au pays des merveilles, les Voyages de Gulliver, Robinson Crusoe, ou Don Quichotte. C’est pendant son adolescence passée entre Budapest et Vienne, durant laquelle il reçoit une très solide éducation scientifique qui affirme son goût pour les mathématiques et la physique, qu’il se passionne pour ces « héros de la découverte », grâce notamment à sa lecture des Enigmes de l’univers du biologiste allemand Ernst Haeckel, qui avait tenté d’appliquer la théorie de l’évolution à l’histoire de la philosophie et de la religion. Mais surtout la découverte de la science s’accompagne chez Koestler d’une expérience mystique qui l’aura marqué pour le restant de ses jours :

Un jour, pendant les vacances d'été de 1917, j'étais étendu sous le ciel bleu au flanc d'une colline de Buda. Mes yeux étaient remplis par l'azur, continu, infini, transparent, omniprésent, qui s'étendait au-dessus de moi, et j'éprouvais une exaltation mystique, un de ces élans d'illumination spontanée qui sont si fréquents dans l'enfance et deviennent de plus en plus rares avec les années. Au milieu de cette extase, le paradoxe de l'infinité spatiale pénétra soudain dans ma cervelle comme l'aiguillon d'une guêpe. On pourrait lancer une superflèche dans l'azur avec une superforce qui la porterait au-delà de la force de gravité terrestre, au-delà de la lune, au-delà de l'attraction du soleil, des autres galaxies, des voies lactées, voies de miel, voies acides, et alors? Elle continuerait son chemin au-delà des nébuleuses en spirale, d'autres galaxies et d'autres nébuleuses, et il n'y aurait rien pour l'arrêter, pas de limite, pas de fin, ni dans l'espace, ni dans le temps. Le pire, c'est que tout cela n'était pas une fantaisie de l'imagination, mais la vérité même.

Une telle flèche aurait pu être réalisée; en fait, les comètes qui se mouvaient suivant des orbites paraboliques étaient des flèches naturelles de ce genre et s'élevaient vers l'infini ou y tombaient; cela revenait au même, et c'était là un pur supplice pour la pensée. Le ciel n'aurait pas dû paraître si bleu et satisfait quand son sourire cachait d'affreux mystères qu'il refusait de dévoiler, semblable en cela aux adultes qui sourient eux aussi de façon exaspérante lorsqu'ils sont bien décidés à garder un secret et refusent, cruellement, injustement, de reconnaître votre droit le plus sacré, le droit de savoir. Le droit de savoir est flagrant et inaliénable, sinon pourquoi serait-on ici avec des yeux qui voient et un esprit qui pense?

1 AK, La Corde raide, 1952.

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L'idée que l'infini demeurera une énigme sans réponse était intolérable.

L’image de cette flèche lancée par l’esprit dans l’immensité du ciel revient de manière obsédante sous la plume de Koestler, pour devenir même le titre anglais du dernier volet de son autobiographie La Quête de l’Absolu (Arrow in the Blue, 1981), son testament intellectuel, alors qu’il fait le compte de sa vie et de ses œuvres les plus importantes, sans pour autant avoir réussi à résoudre la question de l’éternité … De toute évidence, l’intérêt pour la science que manifeste Koestler est consubstantiel à des questionnements personnels d’ordre spirituel qui le définissent tout au long de sa vie, à des mystères de l’univers qui rappellent à l’homme ses limites mais qui l’invitent aussi à dépasser par son esprit les

« frontières » du monde connu, autrement dit, à devenir le « créateur » d’un autre discours sur le monde, ce qui est, dans le cas de la science, le propre du savant.

Il n’est dont pas étonnant qu’une partie de l’œuvre de Koestler soit consacrée aux processus intellectuels qui chez l’homme aboutissent à la production de cet autre discours sur le monde. Ma communication arrive comme un cheveu sur la soupe, alors que Mathilde Régent et Chantal Grell ont déjà exposé l’articulation des Somnambules dans la production intellectuelle de Koestler, et en particulier son inscription dans une théorie de la connaissance qui associe production scientifique et production artistique. Je vous prie donc d’excuser ce que mes propos auront de répétitif, je tâcherai de concentrer ma réflexion sur cette dimension mystique que Koestler semble attribuer à la science, qu’il appelle de manière éloquente

« philosophie de la nature », et qui fait des astronomes, des mathématiciens et des physiciens, les Somnambules, les héros du réel dont il a fait ses modèles de jeunesse, les véritables maîtres de ces flèches lancées dans l’espace infini.

Les faits sont maintenant connus de vous tous, Les Somnambules (1959) constituent le premier volet de sa trilogie « Génie et folie de l’homme », comprenant également Le Cri d’Archimède (1964), et Le Cheval dans la locomotive (1967). Mais, à en croire Koestler lui- même dans La Quête de l’Absolu, les Somnambules constituent en réalité la deuxième étape d’un travail commencé plus tôt, par la composition du Cri d’Archimède, qu’il aurait mis entre parenthèses dans les années 1955 alors qu’une partie de l’œuvre est déjà terminée, pour ne s’occuper que de l’histoire des idées astronomiques et plus particulièrement du cas paradigmatique de Kepler, qui l’intéressait au plus haut point, notamment depuis qu’il avait visité sa ville natale et qu’il avait compris que l’œuvre de l’astronome était peu connue dans

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le monde anglophone. De sorte que, dans la construction chronologique et logique de l’ensemble, Le Cri d’Archimède expose une théorie générale de la création, dont Les Somnambules sont une application pratique à travers un domaine (l’astronomie et son histoire) et un exemple type, Kepler (mais aussi, par d’autres biais, Copernic, Galilée et Newton). Le Cheval dans la locomotive, troisième volet de l’ensemble, développe la critique des dérives de la science moderne, amorcée dans l’épilogue des Somnambules, et notamment les tendances autodestructrices de l’homme, en particulier le développement inapproprié de certaines structures et fonctions cérébrales.

L’intention première de Koestler est donc bien résumée par le titre anglais du Cri d’Archimède, The Act of Creation : « montrer que toutes les activités créatrices ont une structure commune et […] définir cette structure. ». Koestler était convaincu du fait que cette théorie - comme toute théorie scientifique – « serait démentie par les propos futurs de la psychologie et de la neurologie » mais il espérait qu’elle resterait aussi « une esquisse d’une vérité », propre à stimuler « les chercheurs qui poursuivent l’unité sous les diverses manifestations de la pensée et de l’émotion humaines ».

Pour Koestler, tout acte créateur repose sur le principe de la bissociation, c’est-à-dire la mise en relation de deux domaines apparemment différents et paradoxaux, mais dont l’association permet de faire émerger une structure nouvelle du monde: “le lieu privilégié de l’activité créatrice se situe toujours à l’intersection de deux plans”, explique-t-il, est cet exercice met constamment l’esprit créateur en danger, car il se déplace sur “une corde raide”, puisqu’il peut à tout moment tomber du côté de l’erreur.

Ce même principe régit essentiellement trois champs de l’activité humaines, que Koestler analyse dans les trois parties de son livre. Premièrement l’humour, conçu comme un acte de création à proprement parler, qui naît de la rencontre improbable entre deux matrices différentes représentées par deux langages qui entrent en dissonance. Deuxièmement (même s’il s’agit de la troisième partie de l’ouvrage), la création artistique : l’artiste associe le plan du réel (son modèle) à l’espace que lui donne son domaine de création (la toile par exemple) avec ses règles propres. La bissociation de ces deux univers apparemment différents fait émerger un espace nouveau, qui est celui de la création : une nouvelle réalité ou du moins une nouvelle manière de voir cette réalité et qui est douée de son langage proper et chargée en émotion. Cette bissociation n’est pas toujours consciente et voulue, puisqu’elle est en grande partie tributaire de la sensibilité de l’artiste et présente de nombreux points communs avec l’expérience mystique : c’est ce que Koestler présente comme le « génie ». Il y a finalement le savant. Dans ce qui constitue la deuxième partie du Cri d’Archimède, Koestler poursuit sa

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réflexion sur la bissociation. Pour que celle-ci s’opère de manière efficace, le travail de recherche antérieur est important, ainsi que le rôle de l’inconscient. La part de l’irrationnel, qui permet à l’intuition de remonter des profondeurs, ne doit pas être négligée non plus.

Souvent le savant doit se dégager du langage rationnel pour retourner vers des images visuelles semi-conscientes, qui favorisent ce que Koestler appelle le “bond créateur”. Mais comme ce processus ne réussit pas toujours, il y a beaucoup de “fausses inspirations”, les progrès de la science ne sont pas continus.

Dans cette partie de l’ouvrage, Koestler distingue trois types d’homme de science : le

“magicien bienveillant”, qui s’ouvre avec émerveillement face à l’univers, le “savant fou”

avide d’affirmer son pouvoir et “l’homme de laboratoire” plutôt sceptique et ennuyeux. Dans cette partie aussi, les exemples abondent. Afin de bien nous faire comprendre comment la structure bissociative est à la base de la synthèse créative, Koestler nous invite à suivre à la démarche d’Archimède, dont l’exemple donne le titre français de l’ouvrage ; de Gütenberg qui invente la presse à copier en associant le sceau et le pressoir à vin ; de Darwin, qui tisse les fils qui viennent de Lamarck, Malthus et de l’élevage pour établir sa théorie de l’évolution. Et surtout de Kepler, qui réussit à « bissocier » l’astronomie, la physique et la théologie, avant de poser les bases de l’astronomie moderne. Ce faisant, il apparaît que Koestler n’établit pas de différence majeur dans le processus menant à une découverte (la révélation d’un fait existant mais ignoré jusque là) et une invention (la production d’un fait, d’un objet, d’une technique qui n’existait pas encore), puisque dans ce dernier cas, le fait créé apparaissait en puissance dans l’existence des deux matrices antérieures que l’inventeur aura finalement « bissocié » et « construit » par des processus mentaux divers et complexes.

Ce dernier volet constitue le point de départ des Somnambules, qui apparaît ainsi comme un développement de l’une des trois parties de cette « théorie générale de l’acte créatif ». La thèse exposée par l’auteur dès les premières lignes de l’ouvrage nous est bien connue : le progrès de la science n’est pas inscrit dans un continuum parfait, et le travail des savants n’est pas non plus le résultat d’une activité consciente de soi et voulue comme telle.

Les motivations des savants sont souvent très éloignées des résultats obtenus par leur travail, et les plus grandes découvertes découlent parfois d’une série d’hésitations, d’égarements, voire d’erreurs. Cela dit, les découvertes ne sont pas le fruit du hasard, parce qu’elles sont bien occasionnés par la démarche volontaire de celui qui confronte deux domaines paradoxaux (nous retrouvons le principe de la bissociation), mais cette rencontre peut faire émerger des structures que l’auteur de la découverte ne pensait même pas trouver.

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Par une métaphore qui est à son tour paradoxale, le titre, les Somnambules, désigne donc bien les héros de la science moderne dans une situation pas tout à fait conforme à l’image que l’historiographie traditionnelle a pu nous donner d’eux, celle d’authentiques guerriers de la raison, avançant implacablement dans la conquête des connaissances. Au contraire, les somnambules de Koestler avancent, certes, mais sans véritablement avoir conscience de la portée de leurs actes, plongés en permanence dans un état à la confluence de deux plans psychiques, celui de l’éveil et celui du rêve (ou de l’inconscient). Le somnambulisme établit ainsi une analogie provocatrice qui définit selon Koestler et le sens de l’histoire des sciences et les processus intellectuels caractérisant toute démarche créative et congnitive.

La démarche analytique adoptée par Koestler pour prouver cette théorie de l’acte créateur est doublement historique. En arrière-plan, une analyse chronologique générale et dans le cas présent, l’évolution des notions cosmologiques depuis les pythagoriciens jusqu’à l’univers newtonien, qui scelle le divorce entre la science et la religion, divorce qui caractérise et menace le monde moderne. Au premier plan, une série d’études biographiques (Copernic, Tycho Brahé, Kepler, Galilée, Newton), extrêmement bien documentées, qui retracent non seulement les faits marquants de la vie des savants qui ont révolutionné l’astronomie, mais surtout qui tentent d’épouser le parcours intellectuel de chacun de ces hommes, de comprendre les mécanismes psychiques conscients et moins conscients par lesquels ils sont parvenus à formuler les principes qui les ont rendu célèbres. Il est intéressant de noter que chacune de ces biographies s’appuie sur une lecture détaillée des œuvres et des correspondances de ces différents savants, comme si seules les œuvres pouvaient expliquer les hommes, ce qui ressemble étrangement à la démarche autobiographique que Koestler adoptera pour lui-même, notamment dans les dernières années de sa vie.

Au final, le mouvement de l’Histoire ainsi exposé apparaît, sous la plume de Koestler, comme une succession de périodes lumineuses (la Grèce de Pythagore) après lesquelles le développement des connaissances se voit parfois soudainement arrêté par des âges dominés par les erreurs les plus aberrantes, comme celles qui caractérisent les croyances cosmologiques du Moyen-Âge. Et ce qui est vrai pour le sens général de l’histoire des hommes l’est aussi pour chaque individu : les savants les plus dignes d’admiration, comme Kepler, n’ont pu échapper à des nombreux errements de l’esprit. Leur force réside dans leur capacité à transformer ces erreurs en réussites, comme le fait le même Kepler, qui « par trois

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méthodes fausses, défendues de façon encore plus fausse, […] tomba sur la loi juste »2 (il s’agit de la seconde loi). La raison en est à la capacité que possède le savant-somnambule à

« bissocier » des idées parfois paradoxales, pour en faire ressortir toute leur cohérence :

Cette opération qui consiste à modifier le contexte d’un problème, à le regarder, pour ainsi dire, avec des lunettes de couleur différente, me semble faire partie de l’essence même du processus de création. Elle conduit non seulement à une nouvelle évaluation du problème, mais aussi, bien souvent, à une synthèse de vastes conséquences, qui résulte de la fusion de deux systèmes de références jusque là séparés3.

De sorte que l’histoire des connaissances astronomiques qu’expose Koestler résulte de la tension née entre la vie de ces individus hors du commun et le moment historique dans lequel il leur a été donné de vivre. C’est ce qu’il explique, par exemple, à propos de Kepler :

Si Kepler n’avait réussi à s’emparer du trésor de Tycho Brahé, il n’aurait jamais découvert ses lois planétaires. Et Newton, né douze ans seulement après la mort de Kepler n’aurait pu, sans les lois planétaires, opérer sa synthèse. Sans aucun doute, un autre l’aurait fait à sa place, mais il est au moins possible que la révolution scientifique eût eu des connotations métaphysiques toutes différentes si elle avait eu pour père, au lieu d’un empiriste anglais, un Allemand un peu mystique par exemple, ou un Français de goûts thomistes4.

Il ne vient pourtant pas à l’esprit de Koestler de supposer un quelconque déterminisme historique. Certes, l’histoire des découvertes est faite de nombreux heureux hasard (et les allusions à l’astrologie sont récurrentes, notamment dans le cas de Kepler), mais il revient à chaque savant d’oser défier l’histoire quand les circonstances l’imposent. Le savant est donc comme suspendu sur une « corde raide » (autre image chère à notre auteur), tiraillé d’un côté par des traditions et des dogmes, et de l’autre par la tentation ou la nécessité de tout remettre en cause pour pouvoir avancer. Le progrès des connaissances ne peut donc intervenir que grâce à ces héros que sont les Somnambules qui n’hésitent pas à confronter les deux aspectes de leur réalité pour en faire ressortir des vérités jusque-là ignorées :

Qu’une branche de la science ou de l’art soit mûre pour le changement, le symptôme en est un sentiment de frustration et de malaise que ne provoque pas forcément une crise grave de la discipline en question (laquelle peut fort bien prospérer dans son cadre traditionnel), mais le sentiment que la tradition est en quelque sorte tout entière décalée, en dehors du courant, que les critères traditionnels n’ont plus de sens, qu’ils sont coupés de la réalité vivante, isolés de l’ensemble. C’est alors que l’hybris du spécialiste cède à l’examen de conscience philosophique, à la douloureuse révision des dogmes et de la signification des termes naguère acceptés sans barguigner ; en un mot au dégel du dogme.

Et c’est pour le génie l’occasion du plongeon créateur sous la surface en débâcle5.

2 LS, p. 347.

3 LS, p. 355.

4 Les Somnambules, p. 294.

5 AK, LS, p. 555.

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Or, si tous les savants avancent comme des somnambules, tous ne font pas preuve de génie, seul moyen de faire avancer le savoir en changeant les paradigmes obsolètes imposés par une tradition devenue inopérante. Certains, comme Copernic, parce qu’ils n’osent pas remettre en cause la tradition sur laquelle ils bâtissent leurs connaissances. Mais il arrive même aux esprits supérieurs de se heurter à des obstacles qui tiennent parfois moins à la difficulté du sujet qu’à un déséquilibre entre les forces mentales en jeu dans le processus de découverte : « On dirait que ses facultés critiques conscientes dit Koestler en parlant de la découverte de la deuxième loi de Kepler — étaient anesthésiées par l’impulsion créatrice, par son impatience à se mesurer avec les forces du système solaire »6. Ainsi, pour Koestler, l’équilibre entre la force émotionnelle propre à la libido sciendi et l’usage de la raison est fondamental dans le processus de découverte d’une vérité de la nature, de sorte que même les hommes les plus sages peuvent tomber de leur « corde raide ».

Mais alors, comment reconnaître le génie, le vrai, dans le panthéon construit par la tradition historique ? En fait, en faisant la biographie des principaux acteurs de la révolution scientifique, Koestler établit une série de critères qui permettent de distinguer le mérite particulier de chacun de ces somnambules, et surtout la force du « génie » qui aura définitivement fait basculer la philosophie de la nature dans le domaine de la science.

La première caractéristique que Koestler attribue aux savants de génie, c’est ce qu’il appelle le « scepticisme poussé bien souvent jusqu’à l’iconoclasme »7, qui permet au savant de mettre en cause les idées traditionnelles et les dogmes imposés. Le regard très (on pourrait dire trop) sévère de Koestler à l’égard de Copernic (on en parlera tout à l’heure bien mieux que moi) s’explique non pas tant par les insuffisances de son système cosmologique que par la soumission constante que l’astronome aura manifesté, à l’égard de l’oncle Lukas, de son supérieur Danticus, et surtout d’Aristote. Ce n’est donc pas tant son incompétence intellectuelle qui explique les erreurs de son système, mais son refus de penser en dehors des schémas traditionnels. Le résultat n’en fut pas moins heureux, mais son expérience ne fait pas de lui un « découvreur », mais seulement un « cristalliseur » :

Les grandes découvertes de la Science consistent souvent […] à déterrer une vérité enfouie sous les monceau des préjugés traditionnels, à de se dégager des culs-de-sac où

6 Ibid., p. 344.

7 LS, p. 553.

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conduit la logique formelle divorcée de la réalité ; à délivrer la pensée prise aux crocs de fer du dogme. Le système de Copernic n’est pas une découverte en ce sens, mais une dernière tentative pour rafistoler une machine démodée en modifiant l’agencement des rouages8.

La supériorité de Kepler, au contraire, provient de son refus de se soumettre au prestige de la tradition, fût-ce celle imposée par Copernic lui-même (p. 336), de sa capacité à avouer ses propres erreurs pour les soumettre à d’autres formes d’analyse jusqu’à ce que la vérité émerge enfin, en somme à démultiplier les expériences de bissociation, autrement dit :

La mesure du génie de Kepler c’est l’intensité de ses contradictions et l’usage qu’il en fit.

Nous l’avons vu se traîner avec une patience infinie dans des calculs et des essais interminables, puis soudain prendre des ailes à cause d’une intuition, d’un coup de chance […] Non seulement sa mémoire consciente, mais aussi son moi de somnambule étaient pleins de tous les aspects concevables du problème, non seulement de données et de rapports numériques mais aussi d’un sens intuitif des forces physiques et de leurs formes, de leurs configurations9.

Deuxième caractéristique, l’ouverture d’esprit propre au génie en fait un « magicien bienveillant », suivant la catégorisation que Koestler établit dans Le Cri d’Archimède : un être sensible aux merveilles de l’univers et capable en même temps d’en révéler les structures. Ce mérite n’est pas donné à tous. Tycho Brahé, par exemple, malgré tout son talent, « ne fut pas […] un génie créateur, mais un géant de l’observation méthodique »10, et rien de plus.

Autrement dit, ce que le Cri d’Archimède présente comme un « homme de laboratoire ».

Kepler, lui était le « magicien » (et le terme revient à au moins trois reprises sous la plume de Koestler) dont Tycho avait besoin pour faire la synthèse de toutes ces observations et les transformer en véritables explications de l’ordre de l’univers. Il arrive qu’un même savant ne réunisse pas, pour des raisons diverses le génie du magicien et la force de l’observation (Copernic, le malheureux, n’avait aucune des deux). C’est ce qui arriva à Kepler, contraint de travailler sous les ordres du tyrannique Tycho … Mais même si leurs caractères étaient totalement incompatibles leur ouverture d’esprit leur permettait de savoir « avec une assurance de somnambules, qu’ils étaient nés pour se compléter mutuellement »11.

Le génie est ainsi investi d’une dimension mystique, nous pourrions dire démiurgique, car il est capable non seulement de détruire des structures mentales inopérantes mais il doit

8 Ibid., p. 224.

9 Ibid., p. 354.

10 Ibid., p. 310.

11 Ibid., p. 321.

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La Science entre mythe et raison 9

aussi pouvoir en proposer de nouvelles, ce qui rapproche le travail du savant de celui de ld’un

« créateur ». C’est la grande qualité mais aussi le plus grand défaut que Koestler attribue à Descartes, le « Robespierre de la révolution scientifique » qui « dépassa tous ses prédécesseurs par la rigueur de sa méthode scientifique » : s’il parvint à se débarrasser de tous les préjugés physiques pour créer un univers composé seulement d’étendu et de matière, il ne réussit pas à construire un modèle cosmologique digne de ce nom faute d’avoir pu concevoir le principe de la gravitation universelle. Newton, lui, n’aura eu besoin de rien détruire, puisque ses prédécesseurs auront déjà fait le travail à sa place : son rôle sera celui de

« synthétiser », de « cristalliser » avec génie les connaissances antérieures, car « il sut déchiffrer dans les décombres une structure nouvelle, et réunir ces sciences dans un nouveau système de concepts »12 (c’est là sa « création »). Mais le mérite ultime revient, une fois n’est pas coutume, à Kepler, dont le travail est défini par Koestler comme une véritable

« création », parfois une « invention » car il ne s’est pas contenté de révéler un ordre existant : il a dû fabriquer les outils intellectuels lui permettant d’accéder à cette vérité afin d’élaborer les lois qui rendent visible l’ordre sous-jacent de l’univers. Ainsi, à propos des processus mentaux qui lui permirent de trouver les trois lois de son système cosmologique :

Mais il [Kepler] ne se borna pas à détruire : pour remplacer le vieil édifice, il construisit un neuf. Ces lois ne sont pas de celles qui paraissent évidentes, même avec le recul de l’Histoire (comme par exemple, la Loi d’Inertie) ; les orbites elliptiques et les équations qui gouvernent les vélocités des planètes ressemblent plus à des « constructions » qu’à des découvertes13.

Ainsi, les processus intellectuels par lesquels le somnambule parvient à détruire les structures logiques d’un monde pour en construire un autre sont comparés par Koestler à une forme d’initiation mystique, qui donne au savant une dimension tout particulière :

Tout acte créateur — dans la Science, l’art ou la religion — implique le retour à un niveau primitif, l’innocence nouvelle d’une perception délivrée de la cataracte des croyances établies. Il s’agit de reculer pour mieux sauter, dans un processus de désintégration précédent la synthèse et comparable à la nuit obscure que l’âme mystique doit traverser14.

Voilà, selon Koestler, la véritable raison de la supériorité des génies de la révolution scientifique sur les savants contemporains : « ils répondaient ensemble au besoin fondamental de l’homme, ils donnaient une voix à son intuition fondamentale : l’Univers a un sens, il est

12 Ibid., p. 552.

13 Ibid., p. 353.

14 Ibid., p. 554.

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ordonné, rationnel, gouverné par une certaine forme de justice, même si les lois n’en sont pas claires »15. On comprend mieux l’indulgence avec laquelle Koestler traite, non sans raison dans certains cas, le comportement des églises à l’égard des acteurs de la révolution scientifique, convaincu qu’il est que les défenseurs de la tradition spirituel ne pouvaient pas s’opposer à une activité dont, en fin de compte, ils partageant dans une certaine mesure les objectifs. C’est ce que notre auteur reproche, au fond, à Galilée. Autre quelques

« impostures » intellectuelles, qui ne sont pas seulement son œuvre mais celles de la tradition historiographique, c’est son imprudence de « savant fou » (la troisième grande catégorie du Cri d’Archimède), qui lui fit prendre des risques pour le seul besoin de sa propagande personnelle, avide qu’il était d’affirmer son pouvoir dans le monde de la science.

Au fond, la science, comme la religion, sont la résultante d’une tension nécessaire entre l’intuition et la raison, destinée à rassurer l’homme, à lui conférer une place dans l’Univers, et à donner à celui-ci un sens et une ordonnance :

C’est donc une dangereuse erreur que d’identifier le besoin religieux uniquement avec l’intuition et l’émotion, la Science uniquement avec le logique et le rationnel. Prophètes et inventeurs, peintres et poètes, tous sont amphibies, tous peuvent vivre aussi bien dans les champs arpentés que dans l’océan sans bornes. Dans l’histoire de l’espèce comme dans celle de l’individu, les deux branches de la quête cosmique ont la même origine. Les prêtres furent les premiers astronomes ; les chamans furent en même temps prophètes et médecins16.

Maria Susana Seguin

Université Paul-Valéry Montpellier III IHRIM – UMR 5317 ENS de Lyon

Institut Universitaire de France

15 Ibid., p. 556.

16 Ibid., p. 556.

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