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Penser et représenter la société des années 1960 : Les Choses et Un homme qui dort comme tentatives de littérature réaliste critique

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la société des années 1960

Les Choses et Un homme qui dort

comme tentatives de littérature réaliste critique

Alors qu’il travaille aux Choses, écrit et réécrit de 1961 à 1965, Georges Perec poursuit une réflexion critique sur la littérature à travers des arti- cles publiés dans la revue Partisans entre 1962 et 1963. Cette réflexion, empreinte des idées sur le réalisme critique de Georg Lukács, ne saurait être considérée indépendamment du reste de la production littéraire à venir de l’auteur de La Vie mode d’emploi. Bien au contraire : à travers plu- sieurs articles où il s’attache – seul ou en compagnie de son ami Claude Burgelin – à réhabiliter un réalisme inhérent selon lui à la pulsion roma- nesque, Perec présente un certain nombre de principes d’écriture dont nous retrouverons les traces dans la description de la société proposée non seulement dans Les Choses mais aussi dans Un homme qui dort.

Car des Choses à Un homme qui dort en passant par Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, Perec construit ce que nous pourrions appeler sa « trilogie lukácsienne ». Ces romans ancrés dans leur époque, qui évoquent la guerre d’Algérie ou l’aliénation de la vie quotidienne, apparaissent comme le versant pratique d’une théorie du réalisme criti- que vis-à-vis du roman engagé et des circonvolutions de l’art pour l’art.

Cette réponse prend la forme, dans Les Choses et Un homme qui dort, de romans qui décrivent leur époque et cherchent à la dire avec les moyens du réalisme critique. Et si la place de Georges Perec est aussi importante aujourd’hui dans l’histoire de la littérature du deuxième xx

e

siècle, c’est, à notre sens, parce qu’elle a précisément cherché cette « troisième voie » évoquée par Manet Van Montfrans

1

, avant que les travaux oulipiens et

1. — Manet Van Montfrans, Georges Perec : la Contrainte du réel, Amsterdam-Atlanta,

ROMAN 20-50 - N°51 - JUIN 2011 - GEORGES PEREC

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l’autobiographie ne viennent reconstruire les perspectives théoriques et le savoir-faire de l’écrivain.

Or, cette « “troisième” voie » implique non seulement une application – toute personnelle dans le cas de Perec – du réalisme critique imaginé par Lukács mais aussi une sociologie intuitive qui découlerait de cette captation du réel. Car si Perec refuse dans les entretiens parus après Les Choses ou Un homme qui dort l’étiquette de « sociologue », il met cependant en place un système de perception esthétique qui permettrait de dire l’époque et certains de ses tropismes socio-économiques, notamment par un ensemble de choix narratifs et stylistiques. Nous tenterons donc de voir ici comment le réalisme critique vient structurer l’écriture des Choses et d’Un homme qui dort, pour ensuite nous intéresser à la manière dont Perec choisit de dire son époque, traçant à travers cette mise en fiction une sociologie refusant les accents nihilistes naguère dénoncés dans les articles pour Partisans.

Écrire à l’aune du réalisme critique

Le réalisme critique élaboré par Georg Lukács, en particulier dans son ouvrage La Signification présente du réalisme critique, fut peut-être la pre- mière contrainte d’écriture que se donna Perec. Les articles publiés dans Partisans sont brillants, précis, et montrent une très bonne connaissance de la littérature de son temps par un intellectuel nourri de marxisme, refusant d’inféoder la création littéraire à un scepticisme stérile, comme il l’écrit à la fin de l’article intitulé « Engagement ou crise du langage », publié en novembre-décembre 1962 :

La crise du langage apparaît, à son niveau le plus général, comme le reflet d’une attitude mystifiée de l’écrivain bourgeois au xx

e

siècle. Alors que la compréhension du monde, l’appréhension correcte et conquérante de sa complexité, l’exploration de son incommensurable richesse, exigent de la part de l’écrivain une remise en cause fondamentale et continuelle de sa sensibilité, de son langage, de ses moyens d’expression, elle signale le refus d’une confiance initiale. Elle n’est évidemment pas inhérente au langage. Nulle damnation ne pèse sur le vocabulaire. Le mal qui ronge les mots n’est pas dans les mots. La Terreur n’existe que pour celui qui écrit. La crise du langage est un refus du réel

2

.

Perec défend dans ces articles une option créative permettant l’éla- boration d’un réalisme sans mauvaise foi (au sens sartrien du terme) où le langage pourrait être exploité jusqu’en ses plus intimes ressources, où le nihilisme niant le rapport actif de l’homme à l’Histoire pourrait être

Rodopi, 1999, p. 38.

2. — Georges Perec, « Engagement ou crise du langage » (1962), L.G. : une aventure

des années soixante, Seuil (« La Librairie du

xxe

siècle »), 1992, p. 85.

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remplacé par un doute nécessaire mais productif. Il confirmera cette vision après la publication des Choses dans une conférence donnée à l’université de Warwick en 1967, plaidant pour une vision de l’écriture comme « acte culturel et uniquement culturel »

3

, refusant encore une fois tout mysticisme, délétère à ses yeux. Comment, dans ce cas, s’emparer de phénomènes socio-économiques qui déterminent la construction du réel dans des fictions qui ne souhaitent pas, par ailleurs, s’affilier à un dogme sévère et, par certains aspects, trop utilitariste dans son rapport à la littérature ? Comment échapper à l’engagement sartrien, dont Perec estime – après avoir loué la solidité de l’analyse qui le sous-tend – qu’il fut une « voie décisive et désastreuse pour la littérature »

?

Lors de sa conférence à Warwick, Perec explique la généalogie de son parcours d’apprenti écrivain. Il s’affilie, cinq ans après les articles pour Partisans, à la littérature engagée mais encore une fois sous l’angle du rapport au réel et non de l’exécution proprement dite, semblant considérer que la littérature engagée, parce qu’elle est omniprésente et peut-être trop hégémonique, bouche l’horizon créatif personnel :

Alors mon projet à l’époque était – et est toujours resté – proche de la littérature engagée en ce sens que je désirais, je voulais être un écrivain réaliste. J’appelle écrivain réaliste un écrivain qui établit une certaine rela- tion avec le réel. Le réel, je ne savais pas ce que c’était, plutôt je le savais mais ça n’était pas d’un très grand secours pour écrire, et cette relation que doit établir l’écriture avec le réel, eh bien je ne savais pas en quoi elle consistait. C’est-à-dire que j’avais beau lire Sartre, par exemple, ou bien tous ses épigones, je ne trouvais pas de chemin qui pouvait m’être, disons, spécifique

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.

Les écrits de Lukács vont être fondamentaux pour le jeune écrivain.

Perec y trouve une réflexion vivifiante – bien qu’elle ne s’exempte pas de crispations idéologiques et de critiques péremptoires vis-à-vis d’auteurs qualifiés de « décadents », ce qui peut faire sourire aujourd’hui – et sur- tout concrètement opérationnelle pour œuvrer à une écriture réaliste.

La Signification présente du réalisme critique, en particulier, que Lukács écrit autour de 1956 et où il formule une critique du réalisme socialiste jdano- vien tout autant qu’un éloge d’une « révolte humaniste », va revêtir une grande importance pour Perec, soucieux d’écrire tout en ne s’abandon- nant pas à une forme de désespoir esthétique bon chic bon genre que Lukács réprouve en ces termes :

3. — Georges Perec, « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », in Parcours Perec, éd. par Mireille Ribière, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1990, p. 35.

Ajoutons que 1967 est aussi l’année où Georges Perec rejoint l’Oulipo.

. — Georges Perec, « Engagement ou crise du langage », art. cit., p. 86.

5. — Georges Perec, « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », art.

cit., p. 32-33.

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Le caractère purement humain de ces personnages, ce qu’ils ont de plus profondément singulier et typique, ce qui fait d’eux, dans l’ordre de l’art, des figures frappantes, rien de tout cela n’est séparable de leur enracinement concret au sein des relations concrètement historiques, humaines et sociales, qui sont le tissu de leur existence. Tout opposée est la visée intentionnelle par laquelle les chefs de file de l’avant-garde littéraire déterminent l’essence humaine de leurs personnages. Disons en bref : ils ne considèrent que « l »’homme, l’individu existant de toute éternité, essentiellement solitaire, délié de tout rapport humain et, a for- tiori, social, ontologiquement indépendant

6

.

Mais Perec y trouve aussi une forme de méthode, à travers la distance que prône Lukács et qui va offrir une grande liberté à l’apprenti écri- vain :

Et j’ai découvert à travers Lukács la notion absolument indispensable d’ironie, c’est-à-dire le fait qu’un personnage peut faire une action ou éprouver un sentiment dans un livre alors que l’auteur n’est pas du tout d’accord avec ce personnage et montre comment ce personnage est en train de se tromper. […] j’ai découvert disons, ce qu’on peut appeler la liberté à l’intérieur de l’écriture

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.

Ne restera plus à Perec qu’à se trouver des modèles d’écriture qui lui serviront d’étais, sur lesquels il pourra s’appuyer pour construire Les Choses et lancer sa « trilogie lukácsienne ». Dans sa conférence de Warwick, Perec rend hommage à ces modèles (Antelme, Barthes, Flaubert et Nizan), décrypte leur influence sur son premier roman et s’attarde plus particulièrement sur La Conspiration de Nizan, roman dont l’ironie semble précisément l’avoir inspiré :

Le livre de Nizan m’a servi au niveau de l’esprit seulement. […] il raconte l’histoire de jeunes gens qui ont le même âge que les personnages des Choses et qui essaient de faire la révolution et qui, évidemment, n’y arrivent pas. Dans mon livre, les personnages ne font pas la révolution mais l’espèce d’esprit critique que Nizan a vis-à-vis de ses personnages m’a été d’un très grand secours

8

.

Or, le livre de Paul Nizan est à bien des égards un roman réaliste critique tel que Lukács le conçoit. Portrait d’une génération, portrait de jeunes militants communistes sur lesquels le narrateur porte un regard à la fois ironique et bienveillant, décryptant leurs motivations idéalistes, leur mauvaise foi et leurs échecs, La Conspiration a en effet de nom-

6. — Georg Lukács, La Signification présente du réalisme critique (1958), trad. de l’alle- mand par Maurice de Gandillac, Gallimard, 1960, p. 31.

7. — Georges Perec, « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », art. cit., p. 33.

8. — Ibid., p. 35.

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breux points communs avec Les Choses, dans la structure comme dans le style. Les énumérations dont use Nizan dans les premières pages du roman pour donner vie à son analyse poétique de l’époque, la malice avec laquelle il décrypte les raisons profondes de l’entêtement ou de la pusillanimité de Laforgue, Rosenthal, Pluvinage et les autres, font écho aux Choses et à ses personnages faussement désaliénés, pris dans les mêmes impressions de certitude, dans les mêmes sensations trompeuses, les mêmes snobismes :

Laforgue affectait de ne jamais mettre les pieds dans une galerie de peinture, chez un marchand de tableaux, à l’Opéra, salle Pleyel : c’est assez son genre ; comme ses amis, il criait avec orgueil sur les toits qu’il se moquait de la peinture, de la musique et du théâtre, et qu’il préférait les bistrots, les foires du Lion de Belfort, les cinémas de quartier et les kermes- ses de l’avenue des Gobelins. C’était une sorte de défi qu’ils lançaient aux gens à qui les beaux-arts servaient de mérite, de justification, d’alibi

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. Dans les deux romans, le réel, dans son agencement problématique, ne cesse de se dérober à une jeunesse qui croit trop facilement s’être libérée de toutes les chaînes qui l’entravent. Le portrait de l’époque est fait à travers leurs yeux, leurs désirs, leurs incompréhensions, et c’est en cela qu’il se veut réaliste et critique : parce qu’il est question de laisser ces personnages mener à bien leur épopée personnelle tout en maintenant la présence d’une voix – celle du narrateur – qui se propose d’offrir au lecteur des éléments de contradiction sans pour autant s’élever parfai- tement au-dessus de la mêlée. L’ironie, parce qu’elle peut se retourner contre le narrateur, est un élément de démocratisation du discours sur l’action, que le lecteur peut à tout moment juger à sa guise. Ce sera l’élé- ment clé de la poétique sociologique de Perec, de sa description réaliste et critique de l’époque et du monde.

Le réel et l’époque

Perec écrit Les Choses et Un homme qui dort dans un contexte socio-éco- nomique qui n’est plus celui de l’immédiat après-guerre – où le roman engagé connaît son moment hégémonique – mais celui d’une recons- truction achevée, après que la fameuse « Bataille de la Production » et le recours au Plan Marshall ont concrètement porté leurs fruits. Favorisée par l’application du programme socio-économique du Conseil National de la Résistance au sortir de la Deuxième guerre mondiale, une cer- taine opulence s’est progressivement installée en France, qui a consi- dérablement démocratisé l’accès au confort moderne et à ses attributs, accroissant la part des revenus consacrée aux divertissements, aux achats

9. — Paul Nizan, La Conspiration (1938), Gallimard (« Folio »), 1999, p. 36-37.

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inessentiels grâce auxquels une partie de la classe moyenne trouve une manière de s’inventer une singularité. Une « civilisation des loisirs » se met en place, et la jeunesse devient une catégorie sociologique à part entière, avec son pouvoir d’achat et sa culture, où se dessine l’influence importante du cinéma hollywoodien, de la musique anglo-saxonne, dont les thématiques liées à la liberté et à l’émancipation jouent un rôle impor- tant dans la soif d’un monde social moins étriqué.

Perec, on le sait, n’a pas seulement été influencé par la lecture de Lukács, mais aussi par la fréquentation de Jean Duvignaud puis d’Henri Lefebvre, s’ouvrant ainsi aux thèses défendues par la revue Arguments sur la société française, et plus largement occidentale, entre la fin des années 50 et le début des années 60. Henri Lefebvre, à travers son ouvrage Critique de la vie quotidienne, dont les deux premiers tomes paraissent respectivement en 197 et en 1961, réfléchit aux modalités contempo- raines de l’aliénation et constate que le temps de la vie quotidienne est désormais un moment aussi poreux que celui du travail à la dépossession du libre-arbitre. Prolongeant Marx et Lukács, produisant une analyse très proche de celle d’Herbert Marcuse – qui ne sera traduit en France qu’en 1965 – sur le contrôle social et la réification, Lefebvre est aussi celui qui fait entrer Perec dans le monde de la psychosociologie, non pas seulement théoriquement, mais très concrètement puisqu’il lui trouve un emploi dans ce secteur. Perec en tirera la connaissance pratique d’un métier qu’il léguera aux personnages principaux des Choses.

À bien des égards, et les citations du roman par Jean Baudrillard ou Pierre Bourdieu en sont la preuve, Les Choses est l’une des premières œuvres de l’esprit disponibles en France à avoir abordé la question de la société de consommation et des entreprises de manipulation du désir de consommer, du plaisir de se distinguer par la consommation. Certes, de nombreux ouvrages tels que ceux de Vance Packard (La Persuasion clandestine paraît en 1958 chez Calmann-Lévy) ou David Riesman (La Foule solitaire paraît en 196 en France, préfacé par Edgar Morin) traitent déjà de la question, mais personne n’a encore pris à bras-le-corps ce phé- nomène liant aliénation, standardisation de la production, fascination pour les objets manufacturés et phénomènes de singularisation par la possession de ces objets

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. Perec en est d’ailleurs conscient, comme il l’explique dans un entretien donné peu après la sortie des Choses :

Si vous voulez, je me suis posé une question : nous ne savons plus très bien comment s’appelle la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui.

« Société capitaliste » ? Elle est tout à fait différente de ce qu’on avait

10. — Précisons tout de même que dans Condition de l’homme moderne, traduit en

France en 1961, Hannah Arendt s’empare partiellement de la question. Elsa Triolet, dans

son roman Roses à crédit, publié en 1959, s’attaque pour sa part à la question du confort

moderne.

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autrefois coutume d’appeler « société capitaliste ». « Civilisation des loi- sirs » ? « Civilisation de l’abondance » ? « Civilisation de surproduction » ?

« De consommation » ? Finalement, on ne sait pas encore ce qu’elle est.

Toute une sociologie américaine et française a commencé d’évoquer les problèmes de l’homme solitaire dans le monde de production… Mais cela n’avait pas encore été un thème littéraire. Il n’y a pas encore eu de roman, de récit qui présente des personnages vivant à l’intérieur de cette société, soumis à la pression du marché. C’est cela, mon livre

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.

L’idée d’une « société de consommation », celle que la publicité exerce une pression sur l’individu, est déjà dans l’air du temps. Il en est question dans l’article de Perec sur la science-fiction publié dans Partisans en mai-juin 1963, mais ces phénomènes n’ont pas encore été étudiés avec soin alors qu’il rédige Les Choses. Leur description va être extrêmement importante et participer au succès du livre, et à l’engouement médiatique pour celui-ci.

Plus généralement, Perec s’applique à décrire l’aliénation dans Les Choses et Un homme qui dort, mais à travers des consciences intimement marquées par les transformations économiques et sociales dont l’époque a pris acte. C’est un étudiant qui est au centre d’Un homme qui dort et de jeunes salariés qui sont les protagonistes des Choses. Des petits-bourgeois, des représentants de la classe moyenne, traversés par des idées qui ne sont plus seulement celles des grands débats idéologiques de l’époque, mais aussi les idées du quotidien, les idées médiatisées par les grands journaux. En ce sens, Perec joue le jeu de la détermination sociologique appelée de ses vœux par Lukács, en indiquant comment les visions de ses personnages sont modifiées par des représentations, mais aussi par une critique superficielle de ces représentations, officiant comme un écran de fumée devant les causes réelles de leur apparition et permettant l’ins- tauration d’une fausse conscience prétendument autonome. L’aliénation va donc être doublement décrite par l’auteur : à travers les processus objectifs qui la conduisent (pression publicitaire, idéologie au travail), mais également à travers la mauvaise foi qui permet aux personnages de croire qu’ils échappent à ces processus objectifs dont ils ne seraient pas dupes. Perec décrit ainsi Jérôme et Sylvie comme s’inventant une éducation et un discernement :

Et c’est ainsi que, petit à petit, s’insérant dans la réalité d’une façon plus profonde que par le passé où, fils de petits-bourgeois sans enver- gure, puis étudiants amorphes et indifférenciés, ils n’avaient eu du monde qu’une vision étriquée et superficielle, ils commencèrent à comprendre ce qu’était un honnête homme (C, p. 68).

11. — Georges Perec, « Le bonheur de la modernité » (1965), Entretiens et Conférences,

Nantes, Joseph K., 2003, t. I, p. 59.

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Et il décrit de la même manière l’étudiant d’Un homme qui dort comme un affranchi se glissant dans le refus après un constat amer – mais un peu rapide – sur l’impossibilité de quitter les sentiers battus :

Tu n’as guère vécu, et pourtant, tout est déjà dit, déjà fini. Tu n’as que vingt-cinq ans, mais ta route est toute tracée. Les rôles sont prêts, les étiquettes : du pot de ta première enfance au fauteuil roulant de tes vieux jours, tous les sièges sont là et attendent leur tour. Tes aventures sont si bien décrites que la révolte la plus violente ne ferait sourciller personne.

Tu auras beau descendre dans la rue et envoyer dinguer les chapeaux des gens, couvrir ta tête d’immondices, aller nu-pieds, publier des manifestes, tirer des coups de revolver au passage d’un quelconque usurpateur, rien n’y fera : ton lit est déjà fait dans le dortoir de l’asile, ton couvert est mis à la table des poètes maudits. Bateau ivre, misérable miracle : le Harrar est une attraction foraine, un voyage organisé. Tout est prévu, tout est préparé dans les moindres détails : les grands élans du cœur, la froide ironie, le déchirement, la plénitude, l’exotisme, la grande aventure, le désespoir. Tu ne vendras pas ton âme au diable, tu n’iras pas, sandales aux pieds, te jeter dans l’Etna, tu ne détruiras pas la septième merveille du monde. Tout est prêt pour ta mort : le boulet qui t’emportera est depuis longtemps fondu, les pleureuses sont déjà désignées pour suivre ton cercueil (UHQD, p. 238).

L’ironie du narrateur, dans les deux cas, joue la pseudo-singularité, la soi-disant hauteur de vue que s’offrent à peu de frais des personnages pourtant parfaitement à l’image d’une époque qui a précisément réussi à rendre assimilables les postures critiques, en les intégrant à son fonction- nement général. La vraie révolte est ailleurs, semble suggérer le narrateur, mais elle nécessite surtout une bien meilleure enquête sur le réel.

Les Choses ne décrit donc pas la société de consommation dans son fonctionnement économique – production de marchandises, distribu- tion raisonnée de celles-ci, construction de la demande – mais observe comment un couple de jeunes gens se positionne intellectuellement et émotionnellement face à elle. Résultat de cette étude : Jérôme et Sylvie ne sont pas fascinés par les marchandises en elles-mêmes mais par l’image de soi que leur possession implique, dans un territoire donné. Il est question avant tout pour eux d’être partie intégrante de l’époque, de coller aux images de bien-être qui vont avec un certain standard de vie et de refuser tout à la fois d’admettre cette propension, comme l’illustre à merveille leur amour/haine de L’Express, emblème d’une nouvelle presse magazine délaissant le décryptage raisonné de l’actualité pour la construction d’un nouveau type de panoplie socio-culturelle :

Où auraient-ils pu trouver plus exact reflet de leurs goûts, de leurs

désirs ? N’étaient-ils pas jeunes ? N’étaient-ils pas riches, modérément ?

L’Express leur offrait tous les signes du confort : les gros peignoirs de bain,

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les démystifications brillantes, les plages à la mode, la cuisine exotique, les trucs utiles, les analyses intelligentes, le secret des dieux, les petits trous pas chers, les différents sons de cloche, les idées neuves, les petites robes, les plats surgelés, les détails élégants, les scandales bon ton, les conseils de dernière minute (C, p. 72).

De la même manière, Un homme qui dort ne décrit pas la solitude dans les grandes villes, mais la manière dont une conscience sociale spécifique, saisie par la dépression, va s’en faire l’écho. Ce que cette conscience va décrire – des conditions de vie en dégradation par la destruction des valeurs de solidarité réelle – pourra entrer en résonance avec un constat sociologique mais restera, littérature oblige, en lien avec une subjectivité savamment distanciée :

Tu es un oisif, un somnambule, une huître. Les définitions varient selon les heures, selon les jours, mais le sens reste à peu près clair : tu te sens peu fait pour vivre, pour agir, pour façonner ; tu ne veux que durer, tu ne veux que l’attente et l’oubli (UHQD, p. 227-228).

L’époque n’est donc jamais chez Perec que l’époque vue par ses pro- tagonistes, à travers leur intériorité, leur mauvaise foi, leurs errements.

La guerre d’Algérie, décrite tout le long du septième chapitre des Choses, n’est jamais entrevue qu’à travers la – relative – pusillanimité des person- nages principaux et de leurs amis, et la singulière paresse qui s’empare d’eux dès qu’il s’agira de participer réellement à un événement politique majeur, parce qu’on ne leur a pas offert l’image qui va avec l’action :

Ils auraient aimé que quelque chose leur prouve que ce qu’ils fai- saient était important, nécessaire, irremplaçable, que leurs efforts peureux avaient un sens pour eux, étaient quelque chose dont ils avaient besoin, quelque chose qui pouvait les aider à se connaître, à se transformer, à vivre. Mais non ; leur vraie vie était ailleurs, dans un avenir proche ou lointain, plein de menaces lui aussi, mais de menaces plus subtiles, plus sournoises : des pièges impalpables, des rets enchantés (C, p. 9).

L’oxymore final rappelle la nature de l’époque décrite : les séduc-

tions du marché engloutissent tous les espoirs, tous les collectivismes,

tous les refus qui pèchent par naïveté. Si elle déclenche un malaise ou

une révolte, elle offre aussi la solution – toujours temporaire, toujours

susceptible de laisser sourdre un autre malaise – pour s’en défaire ou

intègre la possibilité d’une révolte désespérée. Mais on peut en déjouer

les pièges, suggère malgré tout Perec. Et quelque chose comme un espoir

semble tenir les romans conçus à l’aune du réalisme critique.

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Vers le refus d’une sociologie nihiliste

Perec ne se contente donc pas de transcrire une époque en étant soucieux d’appliquer les principes du réalisme critique. Il cherche aussi à construire un possible romanesque où une « certaine forme sociale de contestation »

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ait lieu, en restituant l’époque par la médiation de consciences dont le narrateur livrera la mauvaise foi, accompagnée de sa propre part de doute. Si Les Choses montre des individus englués dans le désir, incapables de se constituer un ethos ferme dans une société de consommation qui promet plus qu’elle ne donne jamais et les maintient en attente, jamais le narrateur n’indique quelle voie eût été préférable.

De la même manière, jamais Un homme qui dort ne vient s’inscrire comme autre chose qu’un constat, porté par une subjectivité, dans le cadre d’un récit. Mais aucune idéologie de la fatalité ne justifie les errances de per- sonnages dont les aliénations sont avant tout conçues comme une consé- quence de l’organisation socio-économique contemporaine.

Parce qu’il a reçu l’enseignement amical d’Henri Lefebvre, parce qu’il a lui-même occupé la fonction de psychosociologue, Perec a développé une théorie intime de l’aliénation, qu’il tresse tout le long des Choses et d’Un homme qui dort et qui conserve à l’individu sa part de responsabi- lité dans le processus qui le dépossède de lui-même. Critique du Nouveau Roman et plus particulièrement des romans d’Alain Robbe-Grillet dans ses articles pour Partisans, Perec refuse de présenter le fonctionnement du social comme un héritage de très anciennes lois qui diraient le tra- gique immanent de la condition humaine. Au contraire, une part de libre-arbitre persiste chez des personnages qui la laissent vaincre sans combattre, et Perec semble partisan de la définition qu’Henri Lefebvre donne de l’aliénation :

C’est un ensemble de pratiques, de représentations, de normes, de techniques, institué par la société elle-même pour réglementer la conscience, y mettre un « ordre », éliminer les écarts excessifs entre le

« dedans » et le « dehors », assurer une correspondance approximative entre les éléments de la vie subjective, organiser et maintenir les compro- mis. Ce contrôle social des possibilités individuelles n’est pas absolument imposé ; il est accepté, mi-subi, mi-voulu, dans une ambiguïté incessante ; la même ambiguïté permet à l’individu de jouer avec les contrôles qu’il institue en lui-même, de se jouer d’eux, de les contourner, de promulguer règlements et lois pour mieux leur désobéir

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.

Perec ne fera pas autre chose, dans son écriture à contraintes, que d’inventer des règles pour défaire celles du social et du champ litté-

12. — Georges Perec, « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », art. cit., p. 39.

13. — Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, L’Arche, 1961, t. II, p. 67.

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raire. Et si Un homme qui dort est émaillé de « détournements », c’est non seulement le signal d’un glissement oulipien mais aussi le signe d’une résistance esthétique : la volonté de marier le réalisme critique et le ludisme littéraire, en permettant aussi la réinsertion subversive d’œu- vres situées

1

.

Les principes anthropologiques du réalisme critique sont perpétués par Perec dans les deux livres, où il est sans cesse question d’une résis- tance possible à l’antihumanisme. Jamais Perec, pourtant critique à la fois de cette société violemment individualiste et des postures de mau- vaise foi qui croient pouvoir en maîtriser les processus, ne cesse de pré- senter ses personnages comme capables de trouver leur chemin vers la désaliénation. La fuite ratée de Jérôme et Sylvie à Sfax montre surtout leur incapacité à comprendre un autre monde que celui de l’invasion publicitaire généralisée.

Le dénouement d’Un homme qui dort n’est pas plus nihiliste : la possi- bilité d’une réintégration à l’Histoire est possible :

Non. Tu n’es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’avait pas de prise, celui qui ne sentait pas la pluie tomber, qui ne voyait pas la nuit venir. Tu n’es plus l’inaccessible, le limpide, le transparent.

Tu as peur, tu attends. Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber (UHQD, p. 30).

Ultime mouvement ironique du roman : tout cela n’a servi à rien.

Cette parade désossée de quelques mois ne permettra pas au héros de trouver une quelconque autonomie. Condamné à cette société glacée et glaçante, l’homme qui dort est aussi condamné au possible qu’elle donne malgré tout : vivre sa vie. Perec le confirme d’ailleurs dans un entretien donné après la sortie du film qu’il tirera lui-même de son livre, en com- pagnie de Bernard Queysanne : « Ce que dit le film, c’est que le nihilisme ni le désespoir ne sont une solution. Le monde peut nier l’individu – ça arrive souvent – mais l’individu, lui, ne peut pas nier le monde »

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. Reste à trouver une véritable construction sociale de la marginalité – thématique récurrente chez Perec – qui permettrait de n’être ni isolé, ni englouti, mais définitivement relié à autrui, dans un réel compris dans sa totalité, partagé dans ses possibles.

Mais la suite ? Les travaux à venir de Perec seront-ils totalement privés de cette perspective ? Non, assurément, mais si l’on en croit les entre- tiens donnés par l’auteur après la publication de sa trilogie lukácsienne,

1. — La phrase de Sophocle qui figure en exergue des Gommes est ainsi reproduite à la fin d’Un homme qui dort, sous cette forme : « Le temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi. Le temps, qui connaît la réponse, a continué de couler » (UHQD, p. 30).

15. — Georges Perec, « Un bonhomme qui dort ne peut pas arrêter le temps » (197),

Entretiens et Conférences, op. cit., p. 180.

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d’autres obsessions viendront travailler un Perec peut-être lassé d’avoir été considéré comme un écrivain sociologue.

Cependant, à travers sa fréquentation de la revue Cause commune – où il retrouve Jean Duvignaud et Henri Lefebvre –, son travail sur Espèces d’espaces et bien sûr La Vie mode d’emploi, Perec reste attaché à l’idée de dire l’époque

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selon un réalisme qui en dévoilerait les mises en scène, les aliénations évidentes ou sourdes. Les articles donnés à Cause Commune le montrent toujours aussi préoccupé de la chose politique, mais on peut sans doute supposer qu’il ne rêve plus de voir la littérature faire un travail « pré-révolutionnaire », comme il l’espérait dans Partisans. En revanche, Perec met en place un savoir-faire littéraire – dont le succès sera vite probant après sa mort – qui n’est pas autre chose que politique : de ses conceptions sur l’infra-ordinaire à Je me souviens, Perec fait de la littérature un outil de démocratisation de l’accès au réel. Comme si son écriture n’avait jamais poursuivi qu’un seul but : s’associer à la fabrication d’une littérature intensément démocratique, faite par tous, pour tous, par n’importe qui et pour n’importe qui.

Matthieu REMY CELJM-Université Nancy II Matthieu.Remy@univ-nancy2.fr

16. — Il le réaffirme dans un entretien paru après la publication de La Vie mode d’em-

ploi : « Mon projet serait de raconter l’histoire de mon époque comme Jules Verne la

sienne, mon époque qui n’est plus sous le signe de l’électricité et des colonies, mais de la

sociologie, de l’ethnologie, de la psychologie, de la psychanalyse » (Georges Perec, « Vous

aimez lire ? La réponse de Georges Perec », Entretiens et Conférences, Nantes, Joseph K.,

2003, t. II, p. 23-2).

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