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Les corps de métiers dans la France chrétienne

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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dans la France chrétienne

par le frère Marie-Dominique O.P.

F

En effet, lorsque après la Révolution, les

I

L nous a semblé important, dans ce numéro du Sel de la terre consacré à la rance chrétienne, d’aborder la question des corps de métiers, ou corporations d’artisans, dans la France chrétienne 1.

papes, jusqu’à Pie XII inclus, ont parlé de la restauration chrétienne de la société 2, ils ont toujours mis les corporations professionnelles à la base de l’organisation sociale. Nous citerons d’ailleurs en fin d’article quelques textes parmi les plus caractéristiques. Il ne s’agit pas, bien sûr, dans l’esprit des papes, de ressusciter les anciennes corporations dans l’état identique où elles ont existé, mais comme le disait le père Charles Maignen : « Tout en tenant compte de la différence des temps et de certaines transformations introduites par les machines dans les conditions de travail, il reste encore, dans l’organisation ancienne des corporations de métiers, certains éléments essentiels, certains principes de conduite et d’organisation qui n’ont pas vieilli, qui ne sont pas devenus caducs, parce qu’ils répondent à des besoins et à des états permanents de la nature humaine et à l’intérêt commun, soit de la société entière, soit des hommes qui vivent de l’exercice d’une même profession 3. »

1 — Nous vous signalons que Le Sel de la terre a déjà abordé la question corporative avec les textes du père Gabriel JACQUIER, des frères de Saint-Vincent-de-Paul : L’Ordre social chrétien par le règne social de Marie (Le Sel de la terre 8) et Le Manuel du croisé (Le Sel de la terre 9), édités en tirés-à-part. Le premier texte a été édité avec l’article de Benjamin Guillemaind : « Être corporatiste aujourd’hui », paru dans Le Sel de la terre 14. Ces tirés-à-part peuvent être commandés à la revue au prix de 32 F l’exemplaire (en rajoutant 5 F de port pour une brochure, 8 F pour les deux).

2 — Depuis le concile, hélas, en conséquence de la Déclaration sur la liberté religieuse, ceux qui occupent les postes officiels de l’Église ne veulent plus de restauration chrétienne de la société, mais prônent un État où la vraie religion est mise sur le même pied d’égalité que les fausses religions, ce qui rend impossible tout relèvement social. Dans l’encyclique Rerum Novarum, le pape Léon XIII disait en effet clairement « qu’à moins de faire appel à la religion [catholique] et à l’Église, il était impossible de trouver jamais une solution acceptable » à la question sociale (Lettres apostoliques de S.S. Léon XIII, Paris, Bonne Presse, s. d., t. III, p. 31).

3 — Père Ernest MURA, Les Anciennes Corporations, Chroniques des religieux de Saint-Vincent-de-Paul, nº 43, éditées par la maison mère de la congrégation : 27 rue de Dantzig, 75015 Paris, 3e trimestre 1961, p. 25. La congrégation des frères de Saint-Vincent-de-Paul (appelés plus récemment religieux de Saint-Vincent-de-Paul), fondée au siècle dernier par le père Jean-Léon le Prévost pour exercer l’apostolat auprès des pauvres et des ouvriers, a beaucoup étudié la question des corporations. C’est pourquoi nous nous sommes tourné vers ses religieux les plus éminents pour préparer cet article : le frère Maurice Maignen, le père Charles Maignen, et le

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Au travers des lignes qui suivent, nous découvrirons ce que pouvait être cette société d’avant la Révolution, lorsque le christianisme imprégnait toute l’organisation des métiers et que le roi, agissant comme lieutenant du Christ, remplissait la fonction de père pour tous ses sujets. Nous décrirons cette organisation sans cacher les inévitables défaillances et abus qui n’étaient pas la conséquence du système, mais la conséquence du péché originel qui marquera toute société de cette terre, même la plus proche de la perfection.

Pour élargir notre propos, nous irons enfin prendre quelques exemples en dehors de nos frontières.

Nature et organisation des corporations

Essai de définition

Les corporations ne sont pas apparues subitement dans l’histoire. Le principe des associations à l’intérieur d’un même métier est un principe d’ordre naturel que l’on rencontre dans l’empire romain, par exemple. La période du XIIIe siècle, prise communément pour marquer le début des corporations chrétiennes, correspond à la période où leur organisation est arrivée à maturation, comme en témoigne le Livre des métiers 1 d’Étienne Boileau, prévôt de saint Louis, écrit vers 1268 2, et qui décrit l’organisation corporative.

D’autre part, du XIIIe siècle jusqu’à leur suppression définitive par la loi Le Chapelier en 1791, les corporations n’ont pas fonctionné, bien sûr, selon un modèle identique. On peut cependant dégager des traits communs à toutes ces associations d’artisans. C’est ce que nous allons tâcher de faire maintenant.

Donnons une première vue d’ensemble avec le père Mura : « La corporation, véritable université professionnelle, groupait dans un organisme fortement hiérarchisé, en vue du bien commun de la profession intéressée et de toute la société, tous ceux qui, dans une ville ou dans une région, exerçaient le même métier. Sa hiérarchie comprenait les apprentis, les compagnons et les maîtres. Au-dessus de cet ensemble il y avait, pour en assurer l’administration, l’assemblée générale qui désignait les jurés ou gardes du métier ; ces derniers constituaient le conseil d’administration ordinaire et veillaient au maintien des statuts ainsi qu’à tout ce qui intéressait la vie et la bonne marche du corps de

père Ernest Mura. A propos de ce dernier, auteur plus récent, il faut remarquer qu’il a manqué de lucidité au moment du concile Vatican II, s’étant pourtant formé jusqu’alors dans les écrits du pape Pie IX, du pape saint Pie X et de l’abbé Emmanuel Barbier.

1 — Édité par Lespinasse en 1879.

2 — A la demande du saint roi, Étienne Boileau ordonna aux corps de métiers de rédiger leurs statuts pour en conserver le texte au Châtelet.

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métier 1. » C’est cette hiérarchie professionnelle 2 qui faisait la force de la corporation, hiérarchie non point imposée par un décret arbitraire, mais par la force des choses, à partir du moment où l’on s’était associé pour protéger le métier. A cette époque, on ne connaissait pas la multitude des lois qui nous régissent aujourd’hui, les agissements de la vie privée étaient beaucoup plus libres. La nécessité de l’union et celle de l’autorité se faisaient alors davantage sentir.

Maurice Maignen 3 dit qu’« en organisant la corporation, les hommes de métier eurent principalement en vue :

1 – la préservation de leur foi religieuse et de leurs mœurs, et la garantie de leur honneur,

2 – leur constitution en hiérarchie pour la défense de leurs droits,

3 – l’assurance de leur bien-être 4 par le travail abondant et un salaire équitable, 4 – la perfection et la loyauté de la fabrication,

5 – le soulagement des malades, des infirmes, des vieillards, soit de la corporation, soit des ouvriers libres.

Telles furent les fins principales de la corporation ancienne (...) tel fut, en leur ensemble, le fond de revendication des travailleurs, depuis saint Louis jusqu’à Louis XVI ; tel il serait encore pour le vrai peuple d’aujourd’hui, s’il n’était aveuglé par la Révolution ».

Le personnel des corporations

Ce sont des artisans, c’est-à-dire, à la différence des agriculteurs, une classe ne subsistant pas par elle-même, mais qui produit nécessairement pour les autres et a besoin de leurs produits.

La majorité des artisans habite les villes. Les métiers y sont plus spécialisés que de nos jours à cause du travail à la main et de l’habileté qu’il exige. Ainsi, en Allemagne, « le travail est surtout divisé parmi les ouvriers en métaux. Les maréchaux, couteliers, chaîniers, cloutiers, forment des corporations séparées. Les armuriers se partagent en heaumiers, écussonniers, cuirassiers, polisseurs et lormiers. Quelquefois une catégorie

1 — Père MURA, ibid., p. 20.

2 — On se rappellera que cette hiérarchie du maître, du compagnon et de l’apprenti a été indignement parodiée par les sectes maçonniques.

3 — Cité par Charles MAIGNEN dans l’ouvrage Maurice Maignen, directeur du Cercle Montparnasse, et les origines du Mouvement social catholique en France (1822-1890), Luçon, S. Pacteau imprimeur-libraire, 1927, p. 510-511. On connaît le coup mortel que le Ralliement de Léon XIII a porté à ce mouvement. Mais Maurice Maignen avait déjà quitté ce monde. Il en sera parlé dans les résumés de l’ouvrage de l’abbé Barbier (Histoire du catholicisme libéral et du catholicisme social en France) à paraître dans Le Sel de la terre.

4 — Il ne faut pas se méprendre sur ce mot de bien-être. Il n’y a pas de passion des richesses chez l’artisan dans l’ancienne France. L’ambition est de vivre modestement, de procurer à ses enfants un établissement semblable au sien, et surtout de gagner le ciel. Lorsque le pape Léon XIII parlera, dans son encyclique Rerum Novarum, du juste salaire de l’ouvrier, il dira que celui-ci « ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête » (Lettres apostoliques de S.S. Léon XIII, Paris, Bonne Presse, sans date, t. III, p. 57).

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spéciale d’ouvriers s’attache à la fabrication de chaque pièce séparée d’une armure, ce qui explique le fini, la perfection que nous admirons souvent dans le plus simple équipement 1. »

Le régime de travail est celui du petit atelier domestique. Il comprend un maître ouvrier occupant à son foyer ses enfants, un ou deux apprentis, un ou deux compagnons.

Le maître est père de famille et chef d’atelier.

L’organisation n’est pas plus développée en raison des moyens de production assez rudimentaires et des difficultés de communication ne permettant qu’un rayonnement le plus souvent local.

Mais examinons un peu plus en détails la hiérarchie de la corporation.

• Les apprentis.

Ils sont le premier échelon de la hiérarchie professionnelle et sont l’objet de la sollicitude toute spéciale de la corporation.

L’apprenti, qui a choisi librement son métier 2, est conduit au maître par ses parents. Bien sûr, l’apprenti peut être aussi un enfant du maître, ce qui arrive assez souvent 3. L’âge requis pour commencer un apprentissage varie, selon les métiers, entre dix et quinze ans. Le nombre des apprentis pour chaque maître (en dehors des enfants du maître) est limité à un ou deux pour maintenir à l’entreprise son caractère familial. Dans cet esprit, les fils de maîtres qui choisissent le métier de leur père peuvent être apprentis chez lui sans limitation de nombre.

Le contrat d’apprentissage, qui lie l’apprenti à son métier et à la corporation, est passé devant notaire, sur parchemin, et en présence des jurés. Voici un type de contrat tiré des archives de la Meuse : « Sachent tous que Jehan Harmant de Vihuviller a loué Didier son fils à Mengin l’ollier (l’huillier) (...) pour le terme de deux ans, commençant à Noël 1504 ; parmi ce que ledit Didier doit servir ses dits maîtres bonnement et loyalement et faire tous leurs bons vouloir et plaisir, tant de jour comme de nuit, et lesdits maîtres seront tenus de gouverner ledit Didier des pieds et des dents, et apprendre le métier de ollier comme à leurs propres enfants les dites années durant 4. » Un droit d’entrée est habituellement payé à la signature du contrat. Mais à ces apprentis, le maître

1 — JANSSEN, L’Allemagne à la fin du Moyen Age, t. I, p. 313, cité dans l’ouvrage du P. SCHWALM O.P., Leçons de philosophie sociale, Paris, Bloud et Cie, 1911, t. II, p. 219, qui ajoute : « En France, on distingue les fripiers ou raccommodeurs de vieux habits [métier impensable à notre époque de gaspillage] et les tailleurs ; les cordonniers et les savetiers ; les cuisiniers et les rôtisseurs. A Paris, on trouve quatre groupes de chapeliers faisant quatre sortes de chapeaux ; à Rouen, existent quatre corporations de teinturiers. »

2 — « L’ouvrier choisit le métier qui lui plaît » (Mémoire cité par Léon GAUTIER à la page 242 de l’ouvrage : Études historiques pour la défense de l’Église, Paris, Blériot, 1864 ; les pages 180 à 254 comportant une étude intitulée : « Ce que l’Église a fait pour l’ouvrier »).

3 — Les pauvres et les orphelins n’étaient pas oubliés non plus en ces temps où dominait la charité chrétienne. On peut mentionner en particulier l’hôpital de la Trinité fondé en 1544 pour les fils des pauvres artisans, et qui avait pour but d’apprendre des métiers aux enfants pauvres, et d’aider à leur établissement (Léon GAUTIER, ibid., p. 206).

4 — P. SCHWALM, O.P., ibid., p. 220-221.

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fournit un toit, le logement, la nourriture, le vêtement. L’apprenti est en fait traité comme faisant partie de la famille.

Tout est prévu, jusqu’aux escapades des apprentis : « Si l’apprenti s’enfuit, le maître l’attendra un an sans avoir le droit d’en prendre un autre. S’il s’enfuit jusqu’à trois reprises, c’est la troisième fois seulement que le maître pourra le chasser du métier et de la corporation 1. »

Le maître ne peut renvoyer son apprenti que pour des raisons extrêmement graves, qui sont à peu près les mêmes aux XIIe et XVIe siècles : lorsque le maître abandonne le métier, tombe dans la misère, est gravement malade ou fait le pèlerinage de Terre Sainte. Il arriva quelquefois que les maîtres s’arrogèrent le droit de prendre des apprentis à l’essai, et de les renvoyer au bout de quinze jours s’ils n’étaient pas satisfaits de leur aptitude au métier. Un tel abus fut sévèrement interdit, et dans le cas où un maître avait renvoyé sans raison suffisante son apprenti, il était tenu de lui payer des dommages-intérêts 2. Mais inversement, l’apprenti ne pouvait quitter son maître avant l’expiration de son temps d’apprentissage.

La moralité de l’apprenti est surveillée étroitement, et cette surveillance apparaît dans la loi. Ainsi, une ordonnance de 1566 défend-elle aux pâtissiers de laisser vagabonder leurs apprentis : « Ne pourront les maîtres pâtissiers envoyer les apprentis vendre et débiter par la ville petits pâtés, petits choux, échaudez, richolles, tartelettes (...), attendu les inconvénients, fortunes et maladies qui en peuvent advenir, et aussi que c’est la perdition des apprentis qui ne peuvent apprendre leur métier, et au lieu de ce, apprennent toute pauvreté et ne peuvent estre ouvriers audit estat, ce qui est une grande charge de conscience aux dits maistres 3. »

La durée de l’apprentissage varie selon les métiers : il est de deux ans chez les gantiers et les charpentiers d’Amiens au XVe siècle, trois ans chez les boulangers de Paris au XVIIIe siècle, six ans chez les tapissiers et les charpentiers de Paris au XVIIe siècle 4.

Pendant toute la durée de l’apprentissage, l’apprenti est l’objet de l’intérêt tout spécial des jurés qui le visitent chez son maître, et veillent à ce qu’il soit traité doucement et humainement. La corporation veille en effet à la protection et à la formation professionnelle du jeune homme apprenant un métier, protection dont l’absence se fit douloureusement sentir au lendemain de la Révolution.

• Les compagnons.

Une fois terminé son temps de formation et reconnu capable, l’apprenti devient compagnon.

Le nombre des compagnons pour un même maître n’est pas limité comme l’est le nombre des apprentis. En cas de rareté de la main-d’œuvre, les compagnons s’offrant à

1 — Règlements d’Étienne Boileau, cités par Léon GAUTIER, ibid., p. 213.

2 — Léon GAUTIER, ibid., p. 211.

3 — Léon GAUTIER, ibid., p. 214.

4 — Léon GAUTIER, ibid., p. 210.

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l’embauche doivent être répartis entre les maîtres qui en ont besoin, ceci afin d’éviter une concurrence déloyale. Quant aux demandes d’embauche, elles sont centralisées et acheminées vers les maîtres en quête de main-d’œuvre. Un contrat en forme règle de part et d’autre les conditions du travail. « On y retrouve les clauses du contrat d’apprentissage : engagement du maître à traiter doucement et humainement ses ouvriers ; engagement du compagnon à travailler selon les exigences du maître, à lui obéir en tout ce qui est licite et honnête et, clause digne de remarque, à “faire le profit du maître et à éviter son dommage” : c’est le principe de la solidarité des gens du métier qu’on chercherait en vain dans le syndicalisme actuel opposé aux patrons 1. »

Les compagnons représentent la classe ouvrière de l’ancien régime. Ils vivent sous le toit du maître 2 ou, s’ils vivent en dehors, ils sont sous sa surveillance paternelle et corrective. Ainsi, en Allemagne, « la paresse, l’absence de la maison du maître pendant la nuit, la boisson, le jeu et la débauche sont interdits aux compagnons comme aux apprentis et sévèrement punis. Ceux qui ont été sous le coup d’un châtiment déshonorant sont exclus du corps de métier 3 ».

Les compagnons sont à leur tour protégés par la loi. Quand ils ne sont point payés par leur maître, quand ils sont maltraités par lui ou laissés sans ouvrage, ou pour d’autres causes légitimes, ils se pourvoient devant le juge de police pour en obtenir leur billet de congé 4.

Les compagnons désireux de se perfectionner dans leur métier peuvent aussi voyager d’une ville à l’autre, faisant ce que l’on appela chez nous leur « tour de France ».

Les compagnons peuvent se diviser en deux classes : ceux qui aspirent à la maîtrise et ceux qui ne dépasseront jamais le degré du compagnonnage, en général parce qu’ils n’ont pas assez d’argent pour s’établir. Les ouvriers de l’ancien régime se contentèrent longtemps de ce système, mais l’enfer comprit qu’ici se trouvait le côté vulnérable de toute l’organisation des métiers. « Il siffla à l’oreille du pauvre : “Tu ne peux devenir maître, tu n’es pas assez riche, révolte-toi, renverse les maîtrises”. Ce sifflement horrible n’a été que trop écouté. Il y eut des compagnons qui haïrent leur métier et leur maître ; il y en eut qui haïrent Dieu 5. » Il y eut des révoltes. Des compagnons, dès le XVe siècle au moins, s’associèrent entre eux et opposèrent leurs confréries à celles des maîtres. Pour y être reçu, il fallut blasphémer, insulter la terre et le ciel, confréries d’un nouveau genre qui n’eurent pas une importance négligeable dans la Révolution française.

Mais ce mauvais compagnonnage n’enlève rien à la gloire du compagnonnage chrétien qui reste l’honneur des ouvriers de l’ancien régime. Les compagnons ont même, dans l’ancienne France, si bonne réputation qu’on fait appel à eux pour la défense du

1 — P. MURA, ibid., p. 22.

2 — Le mot de compagnon vient des mots latins cum pane, qui signifient qu’ils partagent le pain avec le maître. Retenons ce nom de compagnon pour désigner l’ouvrier ! Dans l’antiquité, l’ouvrier était un esclave. Avec le temps, et sous l’influence de l’Église, il devint serf, puis serviteur, enfin compagnon, celui qui partage le pain avec son maître.

3 — P. SCHWALM, ibid., p. 221.

4 — Lettres patentes de 1781, citées dans Léon GAUTIER, ibid., p. 217.

5 — Léon GAUTIER, ibid., p. 217.

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territoire. « Ce n’étaient pas de médiocres soldats. Henri II, voyant un jour la corporation des bonnetiers défiler devant lui, au nombre de trois mille hommes superbement vêtus, fut tellement frappé de leur bonne mine qu’il voulut s’en composer un escadron et leur donna pour colonel le prince de la Roche-sur-Yon 1. »

• Les maîtres.

D’abord apprenti, puis pour l’ordinaire compagnon, l’ouvrier dûment formé peut accéder à la maîtrise. Mais pour y accéder, le candidat doit faire preuve de sa capacité, passer un examen sur son savoir professionnel, et produire le « chef-d’œuvre ». Le père Mura fait remarquer très pertinemment : « C’est là un aspect fondamental qui distingue le métier d’autrefois du régime de liberté présidant à l’exercice d’une profession de nos jours : différence qui est tout à l’avantage de l’ancienne organisation. Le régime de liberté, disons de libéralisme économique, permet à n’importe qui de faire n’importe quoi, avec tous les risques de fraudes et de malfaçons que cela implique au dam du client ; l’exigence du chef-d’œuvre et de l’examen préalable, avec tout ce que cela suppose de formation spécialisée, assurait au métier des ouvriers de valeur et au consommateur des produits de qualité 2. »

Le mot de chef-d’œuvre ne signifie pas forcément œuvre d’art. Il s’agit, dans la ligne de chaque profession, d’un travail de haute valeur professionnelle qui témoigne de la possession du métier. Par exemple, « à Toulouse, le barbier, après avoir apprêté ses quatre lancettes, doit répondre aux questions des bayles sur la chirurgie, la phlébotomie et les ventouses, et raser en dernier lieu une barbe avec un rasoir neuf 3. » Les serruriers doivent confectionner une serrure devant porter le nom de l’aspirant. Au XVIIe siècle, les gantiers doivent faire une paire de mitaines à cinq doigts, et trois autres paires de gants à parfumer en bonne odeur. Les pâtissiers doivent faire six plats complets en un jour 4.

L’examen a lieu devant les jurés. S’il est réussi, le nouveau maître prête alors serment sur les reliques des saints ou sur les Évangiles d’observer les règlements, de porter honneur et respect aux jurés, de souffrir leurs visites et de ne pas travailler les jours de fêtes chômées. Le sceau de la religion donne ainsi force et garantie aux engagements professionnels. Le tout se termine généralement par un bon repas.

Une fois le chef-d’œuvre reçu, l’aspirant n’a plus qu’à mettre la main à la bourse et à payer les droits de maîtrise qui, contrairement à ce que l’on a pu écrire, ne sont pas si inabordables pour l’époque : de 300 à 500 francs le plus souvent, aux alentours de 1777.

Dans le budget des recettes de 1783, on constate que, pour toute la France, le montant

1 — Maurice MAIGNEN, ibid., p. 521.

2 — P. MURA, ibid., p. 23.

3 — Du BOURG, Tableau de l’ancienne organisation corporative dans le midi de la France, p. 44, cité par le P.

Schwalm, ibid., p. 223.

4 — Exemples donnés par Léon GAUTIER, ibid., p. 221.

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total de ces droits ne s’élève pas à six millions 1. Ce qui retenait un certain nombre de se présenter à la maîtrise c’était plutôt les frais d’installation à son compte.

Dans la plupart des corporations, les fils de maîtres sont dispensés du chef- d’œuvre. Nos modernes s’en sont scandalisés. En fait, cela s’explique très bien. D’une part, on estimait qu’un fils de maître qui faisait le même métier que son père l’avait en quelque sorte « dans le sang », et, d’autre part, la maîtrise était considérée comme une sorte de propriété familiale. On trouvait naturel que le métier passât du maître à son fils si celui-ci suivait la vocation de son père. Cependant, les fils de maîtres étaient de toutes façons soumis à un examen préliminaire.

• Les jurés.

On les appelle encore gardes, ou consuls, ou encore prud’hommes selon les régions.

Ils sont les administrateurs du corps de métier, renouvelés le plus souvent par moitié chaque année, par élections. « Du XIIIe au XVe siècle, la corporation tout entière : maîtres, compagnons, apprentis, et les femmes même, participent à l’élection de ces chefs. Mais le trouble excité dans les populations par le protestantisme fit craindre que quelque danger ne résultât de ces assemblées nombreuses, et le droit d’élection fut réservé aux maîtres seulement 2. » A peine élus, comme tout le personnel des corporations, les jurés prêtent serment de s’acquitter de leur tâche « bien et loyalement. »

Les jurés ont pour fonction de défendre les droits et privilèges du corps qu’ils représentent : ils en administrent les ressources et rendent leurs comptes chaque année.

Ils font les visites d’ateliers et de magasins conformément aux statuts, afin de vérifier l’exacte observation des règlements de fabrication. Ces visites permettent en même temps d’exercer une surveillance toute paternelle sur les apprentis et les compagnons, de recevoir leurs plaintes ou celles des maîtres en cas d’abus.

On ne peut imaginer toutes les précautions qui sont prises contre la falsification des produits. On a l’adage : « Fausse œuvre de chandoile de suif est trop domacheuse chose au povre et au riche, et trop vilaine 3. » Citons quelques exemples : les draps doivent être suspendus dans toute leur longueur pour être examinés avec plus de soin par les jurés, et c’est seulement après cet examen que ceux-ci y appliquent le sceau de la corporation. Il n’est pas jusqu’aux bouquetières (on dirait aujourd’hui les fleuristes) qui ne soient traitées avec cette rigueur dans leurs statuts de 1677 : « Les maîtresses bouquetières seront tenues d’employer dans leurs bouquets des fleurs fraîches et nouvellement cueillies, et nous leur défendons d’en employer de vieilles, ni flétries ou qui aient été salées, à peine de confiscation et d’amende 4. »

1 — Chiffres donnés par Maurice MAIGNEN, ibid., p. 522.

2 — Maurice MAIGNEN, ibid., p. 525.

3 — Livre des Mestiers d’Étienne BOILEAU, cité par le P. SCHWALM O.P., ibid., p. 224.

4 — Exemples donnés par Léon GAUTIER, ibid., p. 227-228.

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En conclusion de ce paragraphe sur les jurés, citons ce jugement de Maurice Maignen 1 : « Nous ne pouvons nous faire une idée de la valeur intellectuelle et morale exigée des maîtres dans les corporations. Certains statuts requéraient d’eux une science véritable. Les imprimeurs-libraires, par exemple, devaient savoir le latin et lire tout au moins le grec. Les jurés, choisis parmi cette élite pour soutenir les droits et l’honneur de la corporation, étaient extraordinairement distingués, non seulement par l’intégrité parfaite de leurs mœurs, leur renom de loyauté dans les affaires, mais par la supériorité de leur intelligence et la variété de leurs connaissances. »

La protection du roi de France

Les corporations n’ont pas, en face d’elles, une administration centralisatrice, anonyme et inhumaine. Elles ont un père, qui est en même temps celui auprès de qui l’on pourra toujours obtenir justice. Ce père est le roi de France en personne.

L’intervention du roi est nécessaire : en effet, il faut bien une autorité suprême pour tout ordonner au bien commun de la société 2. D’autre part, les corps de métier ont certaines attributions de justice ou de police ressortissant à l’autorité publique du prince.

Mais comment les rois ont-ils procédé ? Saint Louis ne voulut pas d’intermédiaire entre lui et les artisans de son époque, et il fit recueillir, en sa présence, leurs règlements par le prévost des marchands Étienne Boileau. Ses successeurs suivirent son exemple.

Le roi est le législateur direct des corporations. Les moindres détails de la fabrication lui sont soumis. Tous les statuts sont honorés de la signature royale et chaque corporation considère le roi comme son protecteur particulier et spécialement favorable.

Voici comment débutent les règlements de la corporation des cordonniers : « Sire, les maîtres cordonniers, sieurs de votre bonne ville de Paris, vous remontrent en toute humilité que, pour garder police en leur métier et pour obvier aux fautes et abus, tromperies et malversations qui s’y pourraient commettre, le dit métier a été conduit, régi et gouverné sous les ordonnances de vos prédécesseurs rois 3. »

Cependant l’équilibre est maintenu parce que le roi respecte ce que l’on appelle le principe de subsidiarité. Ce principe est très bien formulé par le pape Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno 4 : « De même qu’on ne peut enlever aux individus, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur initiative et par leurs propres moyens ; ainsi, ce serait commettre une injustice, en

1 — Maurice MAIGNEN, ibid., p. 525-526.

2 — Il est intéressant de noter combien ce sens du bien commun est élevé dans l’ancienne France : dans les statuts de la corporation des poissonniers de mer, à Paris, on lit que le but de la corporation est « le commun profit de la ville de Paris ». En termes plus explicites, les orfèvres commencent ainsi la rédaction de leur code professionnel : « C’est le registre que les orfèvres de Paris requièrent pour le profit du roy, du commun peuple et de tout le royaume » (cité par le père Ernest MURA, L’Ancienne Organisation corporative, Chroniques des religieux de Saint-Vincent-de-Paul, 1er trimestre 1963, nº 49, p. 29).

3 — Cité par Maurice MAIGNEN, ibid., p. 530.

4 — Actes de S.S. Pie XI, Paris, Bonne Presse, 1936, p. 134.

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même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir par eux-mêmes (...).

L’ordre naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire et de les absorber. »

Sans se substituer à l’initiative des gens de métier, le roi en homologue les règles et statuts et leur donne force de loi privée dans le cadre du métier. Il se réserve d’intervenir davantage quand le bien commun le réclame, là où l’initiative privée se révèle insuffisante, mais il se refuse d’aller au-delà. Nous sommes aux antipodes du socialisme centralisateur.

La reconnaissance des artisans d’alors envers leur souverain s’exprime d’ailleurs par des témoignages d’une telle ardeur enthousiaste qu’elle étonne, alors que, depuis deux siècles, les historiens ont généralement passé ces faits sous silence. Ainsi, les relations de Louis XIV avec les ouvriers de son temps, ignorées dans toutes ses biographies, forment un chapitre de sa vie pourtant remarquable. En témoigne cette relation de la fête des prud’hommes, corps et communautés des patrons pêcheurs de la ville de Marseille, célébrée le 16 février 1687 en l’honneur du roi pour l’heureux rétablissement de sa santé :

« Le sieur Nicolas Magny (...) raconte que tous les patrons ayant été convoqués dans la salle de leur maison commune, située sur le port, tout près du fort Saint-Jean, le premier prud’homme proposa tout d’abord de faire des prières et des réjouissances publiques. Sa proposition fut accueillie avec tant d’enthousiasme que les deux tiers des assistants, au dire du narrateur témoin de cette scène populaire, se mirent à fondre en larmes 1. »

Citons aussi la corporation des notaires qui, au XIVe siècle, avait établi une messe

« pour le roi, la reine et leurs confrères 2. »

L’amour du peuple français pour ses rois, malgré leurs fautes 3 et leurs faiblesses, était proverbial en Europe, même dans les derniers temps de la monarchie. Ce fait semble démontré par l’acharnement même que la philosophie du XVIIIe siècle mit à la destruction des corporations. Qui sait si la faiblesse de Louis XVI à condescendre aux passions révolutionnaires de Turgot par la première suppression des corporations en 1787, n’est pas l’explication d’une certaine désaffectation du peuple à l’égard de ce roi 4 ?

1 — Cité par Maurice MAIGNEN, ibid., p. 533-534.

2 — Léon GAUTIER, ibid., p. 232.

3 — Ainsi, Henri II, Henri III et Henri IV essaieront d’extorquer aux corporations des impôts exorbitants, vendant en même temps les brevets de maîtrise avec dispense d’apprentissage et de chef-d’œuvre, mais les édits royaux resteront inefficaces. Puis avec Louis XIV, Colbert et les intendances, et surtout avec Louis XV et Pontchartrain, les corporations seront en butte à des exactions cruelles et des mutilations sans limites. A force d’énergie et de sacrifices, elles parviendront à sauver leurs prescriptions principales, leurs traditions et leur incomparable valeur professionnelle. Elles resteront, à la fin du XVIIIe siècle, au milieu de l’édifice croulant de la monarchie française, inébranlables et rebelles à toute influence révolutionnaire. Pour en venir à bout, il n’y eut qu’une solution : les abolir complètement.

4 — Louis XVI aurait pu empêcher la suppression des corporations par Turgot, s’il avait fait les réformes nécessaires à temps. Par exemple, les liens s’étaient distendus entre maîtres et compagnons, et les maîtres avaient tendance à s’arc-bouter sur leurs privilèges pour fermer l’accès de la maîtrise aux compagnons.

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Les confréries de métiers

Elles sont une magnifique illustration de l’esprit de foi de ces époques, et du principe de la royauté sociale de Notre Seigneur. L’homme doit glorifier Dieu par son travail, et la fin ultime des corporations est de rendre honneur à Dieu en tant que groupe professionnel. Nous lisons, dans les statuts des tailleurs de pierre de Strasbourg : « Tout chrétien est tenu de travailler au salut de son âme. Mais cette pensée doit surtout frapper les maîtres-ouvriers, auxquels Dieu a fait la grâce d’élever par leur art et leur travail des églises et autres monuments pieux et de gagner honorablement leur vie. La reconnaissance doit donc pousser leur cœur chrétien à accroître le service de Dieu et à se sanctifier aussi 1. » C’est la naissance de la confrérie, ou groupement religieux ayant son culte public.

Il faut d’ailleurs dire que les corporations dérivent des confréries, et particulièrement de ces confréries qui se proposaient pour but la construction des églises aux XIe et XIIe siècles. Ce sont en effet les corporations qui ont donné à nos anciennes églises et à nos cathédrales l’incomparable parure de sculptures, de vitraux, de trésors, qui font encore notre admiration aujourd’hui. Cette noble origine et ces réalisations remarquables sont le plus solide honneur des associations ouvrières. Qu’elles ne l’oublient jamais !

Le siège de la confrérie était dans une chapelle spéciale, le plus souvent la chapelle d’une église paroissiale ou conventuelle. Au Mans, dans l’église des frères prêcheurs, au XVe siècle, on trouve la corporation des couturiers et tailleurs, puis celle des drapiers, des ciriers, des apothicaires et des cordonniers 2.

La corporation-confrérie a ses jours de réunion : la fête patronale, les services pour les confrères défunts, des messes spéciales (ainsi, tous les lundis, les cordonniers de Paris ont une messe à Notre-Dame devant l’autel des saints Crépin et Crépinien).

Ce qui dominait toute cette institution des confréries était le culte rendu aux saints patrons du métier. Les orfèvres avaient pour patron saint Éloi, les soldats, saint Maurice, les charpentiers, saint Joseph, les cordonniers, saint Crépin, les charrons, sainte Catherine, les artilleurs, sainte Barbe, les fabricants et vendeurs de parfums, sainte Marie- Madeleine, les jardiniers, saint Fiacre, etc.

L’image des patrons était peinte sur les bannières des métiers. Ces bannières étaient en tête des corporations en toutes les occasions solennelles, non seulement aux fêtes religieuses (Fête-Dieu, fête patronale annuelle, etc.), mais même durant les batailles.

A Bouvines et à Courtrai, les corporations, mobilisées pour la défense du pays, marchent au-devant de l’ennemi par corps de métiers, sous la bannière de leurs saints patrons. Sous Louis XI, au moment de la Ligue du Bien public, soixante bannières représentant soixante bataillons d’artillerie, regroupant en tout soixante mille hommes, sortent des corporations parisiennes.

1 — Cité par le P. SCHWALM, ibid., p. 231.

2 — COSNARD, Histoire du couvent des frères prêcheurs du Mans, cité par le P. SCHWALM, ibid., p. 230.

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Enfin, c’était l’usage des corporations d’assister aux enterrements de chacun de leurs membres, ou tout au moins d’y envoyer une députation nombreuse. Au Moyen Age, cette coutume s’étendait aux baptêmes et aux noces, ce qui montre le caractère très social et fraternel de la vie quotidienne à ces époques, qui tranche avec le triste individualisme moderne.

Au-dessus de toutes ces dévotions, il faut placer l’observation du repos du dimanche et des jours chômés. Ainsi le statut des charpentiers de Paris en 1651 : « Nous faisons défense et prohibition très expresses aux jurés, maîtres, compagnons et apprentis du dit art de travailler à tous ateliers, édifices et bâtiments généralement quelconques aux jours des dimanches et festes, que nous voulons être employés au service divin, conformément aux constitutions canoniques, à peine de cent livres d’amende 1. » Aux fêtes solennelles et fêtes de Notre-Dame, il fallait laisser l’ouvrage dès la veille au premier coup de vêpres (statuts des tanneurs en 1566). Ce jour-là, les pâtissiers et les barbiers eux-mêmes devaient chômer (statuts des pâtissiers en 1566 et des barbiers d’Amiens en 1407). En ces jours chômés, les boutiques étaient fermées, les églises pleines et la joie était sur tous les visages.

La charité n’était pas oubliée, on s’en faisait au contraire un devoir. Ainsi les orfèvres avaient l’hôpital Saint-Éloi pour les orfèvres pauvres . Tous les ans, ils donnaient aussi un repas aux pauvres de l’Hôtel-Dieu. A chaque fête du métier, presque à chaque assemblée, les pauvres orfèvres ou leurs veuves recevaient une somme d’argent et du bois pour l’hiver. Toujours chez les orfèvres, les nouveaux jurés, pendant le carême, se donnaient la peine d’accompagner deux religieux mendiants et allaient quêter avec eux dans toutes les maisons et boutiques des membres de la corporation. Au XIVe siècle, les drapiers donnaient, tous les premiers dimanches de l’année, un pain, une pinte de vin et une pièce de viande à tous les pauvres de l’Hôtel-Dieu ; un pain, une quarte de vin et une pièce de viande aux prisonniers du Châtelet.

Terminons cette partie en nous rendant dans une rue commerçante au Moyen Age, bordée de maisons aux façades de bois peint ou sculpté. Les volets des boutiques débordent horizontalement des maisons. Leurs couleurs varient selon les métiers. Les ouvriers travaillent à la vue des passants. Des marchands ambulants, vitriers, tonneliers, fripiers se signalent par leur cri dont le ton et l’accent se transmettent d’âge en âge. Le guetteur du beffroi, le crieur, passant devant les ateliers, annoncent la mise en train ou la fin du travail, à moins que ce ne soient les cloches de l’église voisine qui sonnent les fêtes du métier, les mariages et les enterrements des confrères. C’est tout un monde coloré, vivant, très fraternel.

1 — Cité par Léon GAUTIER, ibid., p. 233.

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Le rôle bienfaisant des corporations

Les corporations ont protégé la foi et les mœurs

Pour garder la foi, la prédication à la messe le dimanche ne suffit pas. Il faut toute une organisation sociale qui facilite au peuple l’exercice de la vertu 1. Il est clair que l’organisation et le fonctionnement des corporations jouèrent ici un rôle décisif dans l’ancienne France.

Le laïcisme républicain, né à la Révolution, voulant séparer la vie publique de la religion et de la morale chrétienne, ne pouvait faire autre chose que de supprimer les corporations. L’effondrement de la foi et des mœurs ne s’est pas fait attendre.

Les corporations ont garanti à l’ouvrier l’emploi et un salaire honorable

Le système corporatif est aux antipodes du libéralisme économique. Loin de permettre une liberté sans contrôle de la concurrence, il réglemente rigoureusement l’embauche et la production pour que tout le monde ait du travail selon ses compétences, et un salaire honnête.

Des mesures très strictes sont prises pour fixer le nombre d’apprentis, de compagnons, de maîtres selon les besoins du pays et les possibilités de débouchés 2.

Par ces sages mesures, « les métiers sont préservés, soit de l’inconvénient du manque de bras, soit du danger de l’encombrement. L’équilibre est maintenu par les assemblées de métier qui peuvent modifier, avec l’autorisation royale toujours accordée, le nombre des maîtres ou des apprentis selon l’accroissement ou la diminution de la demande. L’ouvrier ignore donc les misères des chômages périodiques ; il est certain de

1 — On pourra noter que, pour saint Thomas d’Aquin, le principal effet de la loi doit être de « rendre les hommes bons » (I-II, q. 92, a. 1).

2 — Pour l’apprentissage, seuls les enfants des maîtres sont admis de plein droit, l’atelier étant familial ; pour les autres enfants, un ou deux apprentis sont admis au maximum dans un atelier.

L’accès des apprentis au compagnonnage est limité indirectement par le nombre d’années nécessaires pour devenir compagnons.

L’accès à la maîtrise est limité indirectement par l’épreuve du chef-d’œuvre. Dans certains métiers, le nombre de maîtres est limité directement dans la mesure où le nombre de compagnons non fils de maîtres pouvant accéder à la maîtrise est fixé d’avance : à Paris, les merciers, libraires et relieurs n’en peuvent admettre qu’un seul ; les cordonniers et savetiers quatre ; les rôtisseurs six ; les tailleurs dix. Dans d’autres métiers, seuls les compagnons fils de maîtres peuvent accéder à la maîtrise : ainsi à Paris pour les tissandiers, drapiers, monnayeurs, batteurs d’or, brodeurs, ferrailleurs, oiseliers, bouchers (P. SCHWALM O.P., ibid., p. 223-224). Un autre élément qui limite le nombre de maîtres, avons-nous déjà vu, est la nécessité d’avoir des fonds suffisants pour s’installer à son compte.

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vivre de son métier. L’apprentissage est long mais, devenu compagnon, l’ouvrier est propriétaire [de son métier 1, c’est-à-dire que la corporation lui fournit toujours du travail] (...).

« Le maintien des prix, le taux des salaires, sont débattus dans les assemblées de métiers, qui préviennent les abus qu’auraient pu causer la cupidité des maîtres ou les exigences des ouvriers. Aucun trouble sérieux ne s’éleva à ce sujet, sous le régime des corporations, entre les ouvriers et les maîtres. Il n’existe aucune trace de grève ou de coalition, dans l’histoire du travail, avant la Révolution 2. »

Pour empêcher une concurrence qui serait autre que celle de la qualité du travail et de la loyauté, les corporations réglementent le travail dans sa durée 3, ses procédés 4, ses achats 5. Quant à la réclame, elle est interdite : le maître doit attendre, mais non attirer la clientèle 6 (ce principe est demeuré, par exemple, chez les médecins et les avocats aujourd’hui).

Ce système de contrôle par la corporation a pour nom le monopole, ou privilège exclusif de la production et de la vente, strictement réglementées en vue du bien commun. Des assouplissements à ce principe sont d’ailleurs tolérés : « Certains métiers admettent l’emploi d’auxiliaires non qualifiés, à titre d’alloués [tout en veillant au maintien de la qualité de la fabrication] (...). Bien d’autres correctifs, soit dit en passant, sont apportés au monopole tant critiqué des communautés de métiers ; entre tous, il faut signaler la concurrence largement pratiquée par les forains ouvriers des campagnes, qui exerçaient librement divers métiers élémentaires ; ils en apportaient périodiquement le produit dans les villes (...). Les jours de marché et les jours de foire assuraient de larges possibilités d’échange, de concurrence, avec un ample échantillonnage de produits que les marchands y apportaient même de fort loin 7. » Le système était donc très équilibré.

1 — Cette thèse de la propriété du métier, Maurice Maignen y attachait la plus grande importance, et il la soutint toute sa vie. Elle lui suscita, on s’en doute, les plus vives oppositions.

2 — Maurice MAIGNEN, ibid., p. 513.

3 — Par exemple, les heures où le travail commence et finit sont uniformément fixées : les cordiers ne doivent pas commencer avant quatre heures du matin dans les ville et faubourgs de Toulouse ; les teinturiers ne doivent pas travailler la nuit, du premier jour de carême à la Saint-Michel de septembre. Ce sont les cloches d’église, les cors du guet, les crieurs, qui donnent le signal. Il ne faut d’ailleurs pas confondre l’esprit de ces mesures avec celui de la limitation des heures de travail dans la grande industrie moderne. Dans celle-ci, il y a une question de protection des ouvriers contre les abus possibles de certains patrons ; là, tout au contraire, il ne s’agit que de prohibitions réciproques des patrons (P. SCHWALM O.P., ibid., p. 224-225).

4 — Par exemple, les cordiers ne peuvent fabriquer de corde que d’une étoffe, ou toute de toile, ou toute de chanvre, ou toute de lin, ou toute de soie. Le progrès dans la fabrication n’en est pas stoppé, car l’invention est permise, mais elle devient aussitôt la propriété égale de tous... et le sens du bien commun fait que l’on trouve cela normal (P. SCHWALM O.P., ibid., p. 225).

5 — Ainsi, à Toulouse, toutes les corporations achètent à un taux uniforme. Les achats d’avance sont interdits, passée une certaine quantité fixée, en sorte que personne ne peut bénéficier d’un cours momentané plus bas (P. SCHWALM O.P., ibid., p. 225).

6 — Ainsi chez les chaussettiers de Toulouse en 1425 : « Comme la plupart des membres du métier, cédant à un sentiment de cupidité, ont pris l’habitude d’entraîner “de force” dans leurs boutiques les gens qui passent dans la rue, afin d’enlever des achats à leurs voisins – ce qui est journellement la cause d’une foule d’injures et de rixes – pour mettre un terme à ce désordre, il est interdit à toute personne du métier de toucher et d’entraîner des hommes et des femmes stationnant ou passant dans les rues, pour les forcer à acheter dans leurs boutiques, sous peine de 10 sols pour chaque contravention de ce genre » (P. SCHWALM O.P., ibid., p. 226).

7 — P. Ernest MURA, Les anciennes corporations, ibid., p. 22.

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Les corporations ont protégé et assuré la haute qualité du travail

Cela a été obtenu par la formation professionnelle rigoureuse, tant au niveau de l’apprenti, que du compagnon ou du maître (le chef-d’œuvre), et par le contrôle sévère de la production par les jurés ou gardes du métier.

On objectera que ce système des corporations correspondait à un niveau rudimentaire de la production, qui est celui d’une économie entièrement artisanale. Il faut répondre que le système des corporations n’a pas empêché le développement de l’industrie, dès que celui-ci fût rendu possible par le progrès des techniques. « Colbert, qui développa au plus haut degré l’organisation du travail en France et rendit les corporations pour ainsi dire obligatoires, encouragea à grands frais la création des manufactures. On connaît bien l’histoire des établissements royaux tels que les Gobelins, la manufacture de Sèvres, etc. Citons aussi la fondation considérable, faite à Abbeville, d’une manufacture de draps occupant six mille ouvriers (...). Mais quand bien même on constaterait dans les statuts corporatifs certaines entraves à la liberté absolue de l’outillage et à la brusque introduction dans les métiers de toutes sortes de machines, loin de voir là une faute et une gêne pour l’industrie, nous louerions cette prévoyance et cet acte d’humanité autant que de sagesse. C’est la liberté absolue de l’outillage et la soudaine irruption des machines dans n’importe quel corps d’état qui sont, parmi les principales causes des fluctuations de l’industrie, les plus funestes à la fortune des manufactures, comme à l’existence des ouvriers (...). Louis XVI fit des efforts immenses et parfaitement inconnus, plus constants et plus généreux que ceux de Colbert, pour le développement de l’industrie manufacturière, offrant aux nationaux et aux étrangers des avantages considérables pour la création, en France, de nouvelles usines, promettant l’exemption des impôts, des avances d’argent, etc. Seulement, il y avait des règlements à suivre pour la police des manufactures, pour l’introduction des machines, etc. Ainsi, sans les destructions stupides de la Révolution, avec le régime de la corporation pour les villes et la réglementation pour les usines, le bonheur du peuple eût été assuré par une sage organisation du travail 1. »

Les corporations ont grandement contribué à maintenir l’unité du corps social

Cela se réalisa grâce à la profonde union que ce système maintenait entre le chef de la nation et la population active, et à l’intérieur des métiers, entre le patron et les ouvriers, ainsi que par la pratique de la charité fraternelle entretenue par les confréries.

1 — Maurice MAIGNEN, ibid., p. 514, 515, 517.

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De ce point de vue, les corporations sont profondément anti-révolutionnaires, ce qui explique la haine de tous les révolutionnaires à leur égard.

Conclusion : Le jugement du magistère

Comme nous l’avions annoncé en début d’article, nous laisserons le dernier mot aux papes.

Nous n’entendons pas donner l’intégralité des documents du Saint-Siège consacrés aux associations professionnelles. Ce n’est pas notre propos ici. Nous avons seulement voulu relever quelques citations des papes parmi les plus éloquentes sur cette question.

Léon XIII

Les maîtres et les ouvriers eux-mêmes peuvent singulièrement aider à la solution [de la question sociale] par toutes les œuvres propres à soulager efficacement l’indigence et à opérer un rapprochement entre les deux classes (...). Mais la première place appartient aux corporations ouvrières qui, en soi, embrassent à peu près toutes les œuvres.

Nos ancêtres éprouvèrent longtemps la bienfaisante influence de ces corporations ; car, tandis que les artisans y trouvaient d’inappréciables avantages, les arts, ainsi qu’une foule de monuments le proclament, y puisaient un nouveau lustre et une nouvelle vie. Aujourd’hui (...) il n’est point douteux qu’il ne faille adapter les corporations à la condition nouvelle (...).

La société privée est celle qui se forme dans un but privé, comme lorsque deux ou trois s’associent pour exercer ensemble le négoce (...). Le droit à l’existence [des sociétés privées] leur a été octroyé par la nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir (...).

Que l’État protège ces sociétés fondées selon le droit, que toutefois il ne s’immisce point dans leur gouvernement intérieur, et ne touche point aux ressorts intimes qui lui donnent la vie (...).

A ces corporations, il faut évidemment, pour qu’il y ait unité d’action et accord des volontés, une organisation et une discipline sage et prudente (...). Mais il est évident qu’il faut viser avant tout à l’objet principal, qui est le perfectionnement moral et religieux ; c’est surtout cette fin qui doit régler toute l’économie de ces sociétés ; autrement elles dégénèreraient bien vite et tomberaient, ou peu s’en faut, au rang des sociétés où la religion ne tient aucune place. Aussi bien, que servirait à l’artisan d’avoir trouvé au sein de la corporation l’abondance matérielle, si la disette d’aliments spirituels mettait en péril le salut de son âme ? (...) Ainsi donc, après avoir pris Dieu comme point de départ, qu’on donne une large place à l’instruction religieuse, afin

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que tous connaissent leurs devoirs envers lui ; ce qu’il faut croire, ce qu’il faut espérer, ce qu’il faut faire en vue du salut éternel, tout cela doit leur être soigneusement inculqué ; qu’on les prémunisse avec une sollicitude particulière contre les opinions erronées et toutes les variétés du vice. Qu’on porte l’ouvrier au culte de Dieu, qu’on excite en lui l’esprit de piété, qu’on le rende surtout fidèle à l’observation des dimanches et des jours de fête. Qu’il apprenne à aimer et à respecter l’Église, la commune Mère de tous les chrétiens ; à obtempérer à ses préceptes, à fréquenter ses sacrements qui sont des sources divines où l’âme se purifie de ses taches et puise la sainteté. La religion ainsi constituée comme fondement de toutes les lois sociales, il n’est pas difficile de déterminer les relations mutuelles à établir entre les membres pour obtenir la paix et la prospérité de la société 1.

Pie XI

L’objectif que doivent avant tout se proposer l’État et l’élite des citoyens, ce à quoi ils doivent appliquer tout d’abord leur effort, c’est de mettre un terme au conflit qui divise les classes, et de provoquer et encourager une cordiale collaboration des professions. La politique sociale mettra donc tous ses soins à reconstituer les corps professionnels (...).

On ne saurait arriver à une guérison parfaite que si, à ces classes opposées, on substitue des organes bien constitués, des « ordres » ou des « professions » qui groupent les hommes, non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils se rattachent. De même, en effet, que ceux que rapprochent des relations de voisinage en viennent à constituer des cités, ainsi la nature incline les membres d’un même métier ou d’une même profession, quelle qu’elle soit, à créer des groupements corporatifs (...).

On conclura sans peine qu’au sein de ces groupements corporatifs la primauté appartient incontestablement aux intérêts communs de la profession (...).

Les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu seulement qu’il soit tenu compte des exigences de la justice et du bien commun (...).

Si donc l’on reconstitue, comme il a été dit, les diverses parties de l’organisme social (...) alors se vérifiera en quelque manière du corps social ce que l’Apôtre disait du corps mystique du Christ : « Tout le corps coordonné et uni par les liens des membres qui se prêtent un mutuel secours et dont chacun opère selon sa mesure d’activité, grandit et se perfectionne dans la charité » (Ep 4, 16) 2.

1 — Encyclique Rerum novarum (16 mai 1891), Lettres apostoliques de S.S. Léon XIII, ibid., p. 18 et sq.

2 — Encyclique Quadragesimo anno (15 mai 1931), Actes de S.S. Pie XI, ibid., p. 89 et sq.

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Une saine prospérité doit se baser sur les vrais principes d’un corporatisme sain qui respecte la hiérarchie sociale nécessaire (...) ; toutes les corporations doivent s’organiser dans une harmonieuse unité, en s’inspirant du bien commun de la société (...).

Ce n’est que par un corps d’institutions professionnelles et interprofessionnelles, fondées sur des bases solidement chrétiennes, reliées entre elles et formant sous des formes diverses, adaptées aux régions et aux circonstances, ce qu’on appelait la corporation, ce n’est que par ces institutions que l’on pourra faire régner dans les relations économiques et sociales l’entr’aide mutuelle de la justice et de la charité (...) 1.

Pie XII

La lutte des classes doit être dépassée par l’instauration d’un ordre organique unissant patrons et ouvriers 2.

La religion et la réalité du passé enseignent (...) que les structures sociales, comme le mariage et la famille, la communauté et les corporations professionnelles, l’union sociale dans la propriété personnelle, sont des cellules essentielles qui assurent la liberté de l’homme, et par là son rôle dans l’histoire 3.

Annexe :

Le goût du travail bien fait et la joie qui en découle

Grâce aux corporations, on donnait aux ouvriers le goût du travail bien fait, on favorisait les œuvres de qualité. Ce goût, et la joie qui en découle, ont continué de se transmettre quelque temps, au témoignage de Charles Péguy :

Le croira-t-on, nous avons été nourris dans un peuple gai. Dans ce temps-là un chantier était un lieu de la terre où des hommes étaient heureux. (…)

De mon temps tout le monde chantait. (…). Dans la plupart des corps de métiers on chantait. Aujourd’hui on renâcle. Dans ce temps-là on ne gagnait pour ainsi dire rien. Les salaires étaient d’une bassesse dont on n’a pas idée. Et pourtant (…) il y avait

1 — Encyclique Divini Redemptoris (19 mars 1937), Actes de S.S. Pie XI, Paris, Bonne Presse, 1939, t. 15, p. 34 et sq.

2 — Radio-Message au Katholikentag de Vienne (14 septembre 1952), Documents pontificaux de S.S. Pie XII, Saint-Maurice (Suisse), éd. Saint-Augustin, 1955, p. 466 et sq.

3 — Message de Noël (23 décembre 1956), Documents pontificaux de S.S.Pie XII, Saint-Maurice (Suisse), éd.

Saint-Augustin, 1958, p. 749 et sq.

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dans les plus humbles maisons une sorte d’aisance dont on a perdu le souvenir. Au fond on ne comptait pas. Et on n’avait pas à compter. Et on pouvait élever des enfants. Et on en élevait. Il n’y avait pas cette espèce d’affreuse strangulation économique qui à présent d’année en année nous donne un tour de plus. On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait.

On ne saura jamais jusqu’où allaient la décence et la justesse d’âme de ce peuple ; une telle finesse, une telle culture profonde ne se retrouvera plus. Ni une telle finesse et précaution de parler. (…)

Nous croira-t-on, et ceci revient encore au même, nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. On ne pensait qu’à travailler. Nous avons connu des ouvriers qui le matin ne pensaient qu’à travailler. Ils se levaient le matin, et à quelle heure, et ils chantaient à l’idée qu’ils partaient travailler. A onze heures ils chantaient en allant à la soupe. (…) Travailler était leur joie même, et la racine profonde de leur être. Et la raison de leur être. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien, le seul peut-être qui se tienne debout. (…)

Nous avons connu un honneur du travail exactement le même que celui qui au Moyen Age régissait la main et le cœur. C’était le même conservé intact en dessous.

Nous avons connu ce soin poussé jusqu’à la perfection égal dans l’ensemble, égal dans le plus infime détail. Nous avons connu cette piété de l’ouvrage bien faite poussée, maintenue jusqu’à ses plus extrêmes exigences. J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales.

Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ? Comment a-t-on fait, du peuple le plus laborieux de la terre, et peut-être du seul peuple laborieux de la terre, du seul peuple peut-être qui aimait le travail pour le travail, et pour l’honneur, et pour travailler, ce peuple de saboteurs, comment a-t-on pu en faire ce peuple qui sur un chantier met toute son étude à ne pas en ficher un coup ?

(…) Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui- même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. C’est le principe même des cathédrales

Et encore c’est moi qui en cherche si long, moi dégénéré. Pour eux, chez eux, il n’y avait pas l’ombre d’une réflexion. Le travail était là. On travaillait bien.

Il ne s’agissait pas d’être vu ou pas vu. C’était l’être même du travail qui devait être bien fait.

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(…) Tous les honneurs convergeaient en cet honneur. Une décence, et une finesse de langage. Un respect du foyer. Un sens du respect, de tous les respects, de l’être même du respect. Une cérémonie pour ainsi dire constante. D’ailleurs le foyer se confondait encore très souvent avec l’atelier, et l’honneur du foyer et l’honneur de l’atelier étaient le même honneur. C’était l’honneur du même lieu. C’était l’honneur du même feu. Qu’est-ce que tout cela est devenu ? Tout était un rythme et un rite et une cérémonie depuis le petit lever. Tout était un événement ; sacré. Tout était une tradition, un enseignement, tout était légué, tout était la plus sainte habitude. Tout était une élévation intérieure et une prière, toute la journée le sommeil et la veille, le travail et le peu de repos, le lit et la table, la soupe et le bœuf, la maison et le jardin, la porte et la rue, la cour et le pas de porte, et les assiettes sur la table.

Ils disaient en riant, et pour embêter les curés, que travailler c’est prier, et ils ne croyaient pas si bien dire.

Tant leur travail était une prière. Et l’atelier un oratoire. 1.

Ce goût du travail bien fait est malheureusement en train de se perdre aujourd’hui.

Le seul critère vraiment décisif dans la fabrication des objets est la rentabilité économique. Du temps des corporations c’était bien différent, car celles-ci éditaient des véritables règles professionnelles pour la production des articles. Voici pourquoi, malgré une technicité inférieure à la nôtre, le Moyen Age réalisait des ouvrages de bien meilleure qualité que les nôtres. Nous aurions bien tort de croire que notre époque est supérieure en tout à ces époques de chrétienté, même du point de vue matériel.

Artisans du Moyen Age

1 — PEGUY Charles, « L’Argent », Œuvres en prose de Charles Péguy 1909-1914, Paris, Gallimard, 1957, p. 1049-1052.

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