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Texte intégral

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COLLECTION PAGE BLANCHE

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Gérard Pussey

MA VIRÉE AVEC

MON PERE

G A L L I M A R D

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Il n'y a pas de bons pères, c'est la règle. Qu'on n'en tienne pas rigueur aux hommes, mais au lien de pater- nité qui est pourri.

J e a n - P a u l SARTRE

En souvenir de René Fallet, Dans la lavande du ciel

© Éditions Gallimard, 1994

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Chapitre premier

A

ssis sur le mur de la propriété, j'attends mon père.

Chantant des airs d'opérette, une main posée sur le cœur, il arrivera par cette allée de sable blond, assis parmi ses lourdes valises de cuir à l'arrière de la vieille Mercedes couverte de poussière que conduit Antonin, son facto- tum.

Il n'y a rien de plus gai que mon père qui rentre à la maison. Aussi, je passe ma vie à l'attendre.

Quand mon père rentre de voyage, il revient de si loin que son habit sent le monde, les mimosas, le sel de l'océan et le goudron des villes.

- Sens-moi, Fils, sens-moi ce costume, il sent l'Amérique...

Dans les plis de sa veste, il reste encore de la poudre à fusil, des cris de Sioux et des par- fums d'aventure.

Je serre ce géant contre moi pour mieux le respirer et l'empêcher de repartir.

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Mais il s'en va toujours lancer de nouveau ses longues jambes à travers le globe.

Il possède en Italie des parts dans une fabrique de pâtes alimentaires et, en Arabie Saoudite, des parts encore dans les oléoducs. Il est inventeur également et a déposé à Paris plusieurs brevets destinés à révolutionner la vie de l'homme, son éclairage, sa propulsion et sa façon de tricher aux cartes. Il est pharma- cien, aussi. Enfin, pas pharmacien, mais presque. Il dit toujours que, sans la guerre, il aurait eu son diplôme. Il dit qu'il est naturo- pathe et concocte des élixirs, des cataplasmes et des embrocations qu'il vend aux quatre coins de l'Europe. Ses emplâtres émollients sont réclamés juqu'en Chine et les Polonais raffolent de ses juleps sédatifs. Quant à son baume hémorroïdal, le président de la Répu- blique lui-même l'utilise avec succès depuis plus de vingt-cinq ans. Pendant la belle sai- son, les stations balnéaires cossues vendent des hectolitres de son ambre solaire.

Mon père me parle souvent de la mer : - Fils, la mer a des douceurs et des colères de femme amoureuse.

Disant cela, comme les ogres, il se pour- lèche les babines tandis que, sur la terrasse de notre villa, il dévore les poulets que lui a fait préparer Prudence, la gouvernante. Avec beaucoup d'ail, comme il aime. Il porte une serviette nouée autour du cou. Une brise

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légère gonfle des draps blancs qui sèchent der- rière lui, sur des fils. Le soleil bondit et roule dans le ciel où les grands arbres du parc décochent leurs oiseaux pour fêter son retour.

Mon père maintenant réclame du vin. Des duègnes décaties, tapies dans l'ombre fraîche de la maison, des grand-tantes, aïeules, mar- raines ou vieilles servantes de réforme lui apportent un petit fût de notre vigne.

- Fils, il faut aimer les femmes et le bon vin, c'est une politesse que tu dois rendre à la vie.

Il se renverse dans sa chaise et module béa- tement dans l'azur liquide la jolie mélodie d'un rot. Mon père est immense et tranquille comme les montagnes, beau et lumineux comme le lustre 3 000 volts de la sous-préfète.

Les présidents redoutent son avis et, partout, on l'accueille en héros. Il gagne à tout, au jeu, en affaire, en amour. Il a dans ses poches des yoyos qui montent et qui descendent et des crottes en plâtre imitées des vraies. Avec sa serviette, il se confectionne le turban de son ami le grand muphti de Ouarzazate. Il sait aussi tourner les yeux ronds de Bamboula.

Et nous rions, rions tous les deux et je vou- drais tant que la vie soit toujours comme ça.

Puis mon père fourre avec gourmandise ses doigts dans sa bouche pour enlever, en la dégustant, la graisse de volaille qui les poisse.

Alors il peut saisir dans ses malles lingerie et

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confiseries qu'il offre aux femmes de la mai- son. Des dessous de Paris pour les bonnes, des chapeaux de paille d'Italie pour les tantes, des cornes de gazelle de Tunis pour les grand- mères. Il faut les entendre toutes pousser des

« Oh ! » et des « Ah ! » et les voir regagner l'ombre des cuisines en étouffant des rires et en serrant contre elles les papiers de soie bruissants de leurs cadeaux défaits. Mon père hurle de rire en les regardant s'éloigner :

- Ah les femmes, les femmes, Fils, sont des poésies vivantes, tu verras...

Il me prend sur ses épaules, c'est un véri- table ascenseur vers le ciel. Sous mes cuisses bat le sang noir de son large cou et le parfum sucré d'une brillantine turque monte de sa nuque épaisse.

- Un jour, Popa, dis-je en l'agrippant par ses oreilles rouges, un jour je partirai avec vous sur la route poudreuse, n'est-ce pas ?

Alors il me désigne le sentier ocre qui file sur l'horizon que tourmentent quelques oli- viers tordus :

- Méfiance ! Méfiance, Fils ! Derrière ce rideau d'arbres il y a le monde ! Le monde incroyable et ses mafias d'hommes-troncs, ses gangs d'unijambistes, ses hommes de main en culottes bouffantes et ses femmes fatales en fourreaux d'organdi. Je le sais car j'en viens, le monde est une forêt de navajas sur lesquels tu aurais tôt fait de t'empaler.

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Stupéfait, je l'écoute chanter le calme de notre Domaine, ses ombrages, sa douceur et sa paix, ses duègnes pour m'enseigner la sagesse et ses jolies bonnes qui sentent le lait pour me protéger de leurs bras blancs et m'initier plus tard aux rudes tendresses de l'amour.

Je lui rétorque qu'ici je m'ennuie et qu'il me tarde d'aller avec lui renifler un peu l'univers, voir la locomotive et le chef de gare, les der- viches tourneurs et les garçons de café qui jonglent avec des plateaux ronds chargés de consommations multicolores.

- C'est avec vous, Popa, que je veux vivre, car vous êtes un vrai rigolo.

- Je ne suis pas un rigolo, rectifie-t-il gra- vement, l'index levé dans le soir qui descend, je suis un philosophe optimiste.

- Oui, oui, vous êtes un filousophe ten- dance rigolote.

- Voilà, Fils, c'est exactement ça, n'est-ce pas, Antonin ?

On devine le mètre quarante d'Antonin serré dans une redingote noire, plus sombre que l'ombre dans laquelle il se tient retranché, prêt à servir mon père. Il avance d'un pas qui le met brutalement dans le soleil déclinant : - Faites excuse, Monsieur, je n'écoutais pas...

- Je dis : n'est-ce pas, Antonin, que je suis un filousophe tendance rigolote ?

Et Antonin, le regard baissé, avec une morgue fataliste :

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- On peut voir Monsieur comme ça, c'est une opinion que je ne partage pas sur Mon- sieur que je trouve personnellement ni philo- sophe ni amusant...

- Antonin ! râle en riant Popa, Antonin tu serais parfait si tu n'étais pas depuis toujours plus triste que la pluie !

Antonin est de tous les voyages de mon père, de tous ses galas, de tous ses triomphes, et pourtant il continue à douter des qualités qui ont fait de lui le personnage qu'on sait : applaudi partout et unanimement adulé. Igno- rant ses belles manières, la profondeur de son discours, ses dons de danseur qui charment les dames et l'ouverture de son esprit qui captive les hommes, Antonin demeure le critique vigilant de mon père, son contestataire inlas- sable :

- Vos derniers investissements se sont révélés catastrophiques, doit-on en reparler ? - Mais mes Saint-Gobain tiennent le coup...

- Et vos oléoducs se cassent la bobine.

Monsieur, si je peux me permettre, vous bour- sicotez comme un débutant...

- Boursicote à ma place si tu es si malin, homoncule de corbeille !

- Je n'ai pas à décider pour vous du sort de l'argent de Monsieur votre père...

- L'argent, l'argent, tu n'as que ce mot en bouche, déjà tout petit, tu étais ennuyeux comme un remède.

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Mon père, fils du patron du Domaine, et Antonin, septième rejeton de l'économe et de la cuisinière, élevés ensemble, ici, fraterni- sèrent tout jeunes par-dessus la barrière qu'é- rigent entre elles les classes sociales. Le pre- mier aussi fort, démesuré et tonitruant que le second pouvait être nain, étriqué et chiche de ses paroles.

- Dois-je vous rappeler, Monsieur, qu'en- fant vous me battiez ?

- Pour te rendre gai et loquace, pardi, muette demi-portion !

- Philosophe et amusant comme vous, n'est-ce pas, Monsieur ? A coups de trique ? Comme d'habitude le ton monte tandis que les duègnes furtives, chantonnant de douces antiennes, débarrassent la table.

- Sapristi, quand cesseras-tu, raccourci d'homme, de me vouvoyer et de me donner du « Monsieur », c'est indécent à la fin, nous nous connaissons depuis toujours et il y a qua- rante ans que tu es à mon service...

- Et quarante ans que je ne vois pas la cou- leur de mon salaire !

- Repasse ma chemise et tu auras dix sous.

- C'est fait, Monsieur.

- Celle à jabot ?

- Celle à jabot, Monsieur.

- Tu es irremplaçable, Antonin, tu auras tes dix sous demain matin, promis.

- Je compte sur ces dix sous pour me

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refaire, à peu près comme le bédouin attend la pluie pour récolter du cresson dans le désert.

Mon père se tourne vers moi et braille, hilare :

- As-tu vu, Fils, comme Antonin ne pense qu'à l'argent ?

- Je n'y pense pas, Monsieur, j'en rêve. Si on en avait, on rafistolerait les granges, répa- rerait le pressoir, paierait une retraite aux duègnes et nos dettes au banquier Michalon.

Mais le Domaine fuit de partout et les huis- siers sont à nos portes...

- On s'en sortira toujours, s'exalte mon père, j'ai mille combines, des as plein mes manches et je suis l'ami des grands de ce monde, hein, Fils ?

Muet d'admiration, je me tiens devant Popa comme un astronome devant une planète éblouissante tandis qu'Antonin conclut dans un tout autre registre :

- Votre insouciance, Monsieur, a mis notre beau Domaine sur le flanc et nos finances sur le cul.

- Antonin, nom d'un chien, tirelire de poche, tu es un reproche vivant, tu m'as tou- jours empêché de déguster convenablement l'existence !

Mais Antonin a regagné l'obscurité où sa funèbre silhouette se dilue aussitôt.

- Antonin, reviens ! Reviens vite, j'ai tes dix sous.

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Le factotum a disparu pour de bon et mon père l'oublie aussitôt pour m'asseoir dans sa main, à bout de bras comme il en a l'habitude, et me porter aux nues où se balance déjà le lampion de la lune. Il ne nous reste plus long- temps à rire car mon père repart toujours à l'aube, quand je dors encore.

- Garçon, tu es ma balle de chiffon et mon bijou de laine, tu es l'alouette qui chante ses trilles perchée sur la marmite de mon cœur...

Et mille autres compliments dont je m'enivre gaiement.

Mais avec l'obscurité vient la fraîcheur.

Alors sortent les duègnes pour ravauder dans les fauteuils d'osier. D'autres emplissent des seaux à la fontaine et commencent l'arrosage.

Une odeur de terre humide monte jusqu'à nous pour nous délivrer complètement des excès torrides de la journée.

Plus tard encore, entre les plantes grasses, Prudence s'avance sur la terrasse. C'est une longue et belle femme, pâle et froide comme l'étoile polaire. Lorsque mon père l'embrasse, c'est une étincelle qui tombe sur la banquise.

- Femmes, femmes, récite-t-il en se laissant aller contre elle, longs vases entrouverts, grands enfants chauds...

Indifférente à l'étreinte de mon père, elle pose sur moi l'œil glacé de Néfertiti :

- Je tiens à vous signaler, Ferdinand, que votre petit crétin de fils a commis en votre absence mille bêtises irréparables.

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- Ça par exemple, tonne-t-il avec son accent de théâtre, encore des bêtises !

Prudence en énonce la liste. C'est vrai qu'il y en a beaucoup. Il y en a tant que Ferdinand s'indigne, comme à l'accoutumée :

- Sapristi, tu as débondé mes tonneaux ? Arraché mes jeunes oliviers ? Sais-tu que cette fois-ci, Pierre-André, tu es bon pour les Enfants de troupe ?

Mon père a un ami, le général Pipo qui forme les jeunes recrues à coups de knout et de schlague dans le nord de la France. Elles sortent brisées de ses mains pour aller mourir en Afrique ou au Venezuela, au hasard des champs d'honneur, le monde n'en manque pas.

- Vous le menacez toujours, ricane Pru- dence avec amertume en se dérobant lascive- ment aux baisers de mon père, mais, en atten- dant, le garnement prospère ici et s'entretient dans les turpitudes et la méchanceté.

Prudence ne m'aime pas. Elle m'appelle le petit crétin, me pique avec des épingles et me jette à la tête des pierres et des poules mortes.

C'est elle qui remplace ma mère - une jolie petite Parisienne à ce qu'on m'a dit -, envolée à ma naissance et signalée des années plus tard vendant des articles de sport sur la Riviera.

Ferdinand assure que, sapristi, promis, la prochaine fois il me bouclera dans ses malles pour m'emporter à l'autre bout du continent

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afin de me livrer au général Pipo, qui s'ap- pelle en vérité Beaulieu, mais qu'on a sur- nommé ainsi car il a passé sa vie à pleurer, au garde-à-vous auprès de son phono, en écou- tant des marches militaires, et spécialement des disques de fifres et que le fifre est une sorte de pipeau.

Mais mon père a beau dire, jamais il ne m'a claquemuré dans la bonne odeur de cuir de ses malles pour me conduire de l'autre côté du monde, bringuebalant sur les routes, sur les voies, au gré des aiguillages, et tanguant sur les transatlantiques qui attendent toujours Popa pour appareiller tant sa compagnie est appréciée à bord.

Alors je n'hésite pas à commettre méfait sur méfait pour rompre la monotonie de mon existence et provoquer le délicieux voyage qui m'entraînerait loin d'ici. Et je finis toujours par oublier qu'au bout du périple se dresse le général Pipo, dont mon père perfectionne le portrait à chaque nouvelle évocation : des médailles tout le tour du corps, remportées en d'ignobles conflits, d'atroces empoignades, la vareuse tachée de sang et de graisse, l'œil vague, mufle avec les femmes, violent avec les hommes, cynique et goguenard au spectacle du malheur et de la misère humaine.

Maintenant, mon père pose un disque sur l'électrophone et pousse la table avec ses fesses. Il veut danser avec Prudence qu'il

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enlace. Les duègnes m'emportent pour me coucher tandis qu'une valse de Vienne che- vrote et titube.

- Mi amor, susurre mon père qui sait parler quinze langues plus quelques dialectes verna- culaires.

Par l'imposte de ma chambre, je les observe dans la clarté poudreuse, surnaturelle, de la lune. Prudence refuse de danser tant qu'elle n'a pas l'assurance que le petit crétin sera parti demain.

- Mi amor, grommelle derechef Popa qui voudrait bien changer de conversation.

Mais Prudence veut emporter la décision ce soir et gesticule tant que son chignon s'ef- fondre et que ses épingles à cheveux tombent sur les bottines de mon père :

- Vous le poserez au prytanée et hop, ter- miné, vous serez libre et moi aussi, et je pour- rai me remettre au chant choral et au grec ancien.

- Mais cette école est au cul du monde et il n'a pas encore l'âge d'y être inscrit...

- Pipo vous accordera une dérogation, j'y veillerai, il est fou de moi.

- Enfin, s'indigne mollement mon père, pourquoi n'aimes-tu pas un peu mon fils, il est si malheureux...

- C'est lui qui ne m'aime pas, il ne parle que de vous !

- A la bonne heure, j'aime qu'on m'aime,

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se rengorge mon père qui va pour saisir par un bras Prudence qui lui échappe :

- Je vous préviens, Ferdinand, si votre fils ne part pas demain matin, c'est tintin...

- Tintin ?

- Oui, tintin pour les valses, tintin pour tout le reste et même pour le petit déjeuner au lit.

Alors là, Popa a cédé : - D'accord, je l'emmène.

Il a cédé, pas pour le plaisir de ma compa- gnie, mais pour ne pas faire tintin. Et mainte- nant il reçoit sa récompense et danse, le nez noyé dans la tignasse de sa brune cavalière.

- Embrasse-moi, a-t-il commandé.

- Vous sentez le vin et la sueur, a fait Pru- dence.

- S'il y en a un autre que moi dans ta vie, dis-le, je le tuerai.

Prudence s'est contentée de hausser les épaules.

Mon père dansait comme personne. La musique semblait alléger son corps massif et donner des ailes aux semelles de ses bottines.

Il voltigeait littéralement sur une valse du Pays du Sourire, une de ses opérettes préférées.

Jamais je n'avais été aussi malheureux. Et pourtant, le rêve de ma vie se réalisait enfin : partir, partir d'ici, même pour entrer aux Enfants de troupe mais partir, partir pour découvrir le monde avec mon père. Mais les

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tractations de maquignon autour de mon départ m'avaient mis K.O.

Une duègne, assise près du phono, tricotait et changeait les disques. Plus tard, Prudence a dit :

- Ferdi, vous n'oublierez pas de laisser l'argent du gaz.

- L'argent, l'argent, vous n'avez tous que ce mot-là à la bouche. Finalement, à part cet enfant, personne ne m'aime.

Le lendemain matin, à peine éveillé, je me précipitai d'un bond sur la terrasse. Et si Popa était encore parti sans moi ? L'aube se levait et la duègne dormait toujours près de l'électro- phone. Voix puissante et tendue de mon père, au téléphone :

- Écoutez, monsieur Michalon, laissez-moi le temps de trouver cet argent, la vente de mes dindes va me rapporter plusieurs milliers de francs...

L'arôme suave de sa brillantine turque, plus fort que le parfum des fleurs et des citron- niers, imprégnait l'espace tiède et sirupeux.

Cet instant allait bouleverser le cours de mon existence. En football, on appelle ça un penalty. C'est mon père qui allait le tirer et, dans l'heure qui viendrait, ma vie s'éloignerait des rives de l'enfance pour mettre le cap sur l'aventure. Mon cœur sonnait dans mes oreilles, vite et fort. J'abandonnais mes

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membres à une petite gigue saugrenue et ner- veuse lorsque mon père survint, le visage grave, sa coiffure calamistrée prenant des reflets cobalt sous les premières lueurs du jour.

- Popa, dis-je en lui sautant au cou, vous êtes astiqué et brillant comme l'auto de la sous-préfète et je suis fier de partir avec vous.

Il parut soulagé de me savoir au fait de mon départ.

- Oui oui, fit-il d'un air maussade, le géné- ral te réclame...

- Ne mentez pas, Popa, c'est Prudence qui me vire, tout simplement.

A ces mots, mon père laissa tomber sur moi un regard tragique et éberlué. Pour retrouver sa contenance, il se lança dans ses phrases habituelles :

- Prudence, vois-tu, est attachée à toi, mais...

Déjà il ne savait plus où diriger son discours et je me précipitai à son secours :

- Mais elle me jette à la tête des poules mortes et des queues de cochons.

Maintenant mon père semblait réfléchir en lissant à deux mains ses cheveux noirs en arrière quand, tout à coup, les traits de son visage s'effondrèrent, comme s'il allait pleu- rer :

- Je suis sincèrement désolé, Pierre-André, qu'on puisse être assez cruel pour ne pas t'ai- mer.

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Alors il me prit dans sa main avec précau- tion, comme un bibelot précieux, et m'éleva dans le soleil neuf qui perçait juste entre les vieux cyprès. J'étais comme une abeille se his- sant sur des rayons de miel. De là-haut, je voyais la nuit se retirer de la vallée et décou- vrais les portes brumeuses du monde.

- Il n'y aurait que ma mère pour bien m'ai- mer, mais où est-elle là-dedans ?

- Elle vend des corsets en Belgique.

- Vous m'aviez dit des survêtements à Nice.

- Je ne sais plus, Fils, je me souviens seule- ment de son grain de beauté au coin des lèvres, là, joli comme tout, et du coup de pépin qu'elle m'a mis dans les boyaux, la der- nière fois que nous nous sommes rencontrés, regarde...

Il me déposa à terre et découvrit son ventre rond sur la peau tendue duquel il me désigna la trace portée par l'estocade, une petite estafi- lade qu'il me montrait pour la cinquantième fois.

- Nous passerons la voir, hein, Popa ? Il éclate de rire :

- Pour qu'elle me perce encore la panse à coups d'ombrelle, merci bien !

Je ris avec lui. Je voudrais que le voyage qui nous conduit au prytanée dure le plus long- temps possible :

- Nous nous arrêterons souvent en chemin, hein, Popa ?

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- Oui, car j'ai de l'argent à récupérer dans mon élevage de dindes, des affaires à monter, des sociétés à vendre, des revanches à accor- der au bridge et des tables de poker à tenir pour plumer les pigeons.

Il avait aussi des valses à danser à Vienne et des flamencos à Madrid. Des hommes à convaincre et des femmes à séduire, des avions à prendre et des trains à rater. Voilà pourquoi notre virée allait durer près de dix ans.

Je dégringole les escaliers de la terrasse, tra- verse la cour, puis coupe par le champ d'oli- viers pour filer chez Boubou lui faire mes adieux. Devant les entrepôts, des bonnes en cheveux, déjà à l'œuvre, transportent des car- tons de Fortiche, d'ambre solaire et de pom- made hémorroïdale dont elles chargent deux camions débâchés. Boubou est déjà levé et prend son inhalation à la cuisine. Lorsque je lui annonce mon départ, il pâlit encore plus, extrait son petit museau diaphane de cet appa- reil de plastique et pose sur moi un regard effaré, bordé de longs cils palpitants de fille :

- Et notre pique-nique en forêt, alors ? Je suis sans voix devant cette frêle incarna- tion du chagrin, bouche bée, les yeux troublés de larmes.

- Et ma leçon de vélo, alors ?

J'ai un geste d'impuissance qui l'agace :

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- Tu as gagné, tu t'en vas chez le général Pipo, hein ?

J'acquiesce sans ardeur, trop conscient de lui faire du mal, et son visage bleuâtre tombe entre ses poings pas plus gros que deux noix.

Heureusement, Boubou ne pleure jamais, il est trop fier pour ça.

- Je vais revenir vite, Boubou, promis.

- Tu parles, le général va te faire tuer et Boubou, comme d'habitude, va se retrouver seul.

A huit ans, Boubou s'applique systéma- tiquement, comme les aïeules névrosées, à imaginer le pire. Il est le plus jeune fils des neuf enfants d'Antonin. Ses bronches malades lui ont valu son exil parmi nous, bien au sec dans notre Domaine, tandis que ses frères et sœurs barbotent au loin dans le marais poite- vin.

Pour Antonin, Boubou est l'enfant du péché, ou encore le fils du libraire. Jamais il ne l'appelle autrement. Car sa femme l'a eu avec un autre homme que lui. Un marchand de journaux de Mazamet qui n'a jamais voulu en assumer la paternité.

Lorsqu'il est arrivé à Maussanne, Boubou laissait pendre en permanence une langue très longue que son propre poids entraînait hors de sa bouche. Il parlait pour dire seulement padück, padück, c'est tout, et encore, seulement lorsqu'il se sentait en confiance. Un lourd dos-

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sier l'accompagnait dans lequel il était écrit que Boubou présentait ce que les docteurs appellent une fracture répressive de la personnalité.

Il ne voulait pas prendre ses médicaments, jouait avec ses matières, étranglait sa chaus- sette préférée et cherchait à s'enfoncer des sty- los à bille dans les yeux.

Jamais personne ne venait le voir, ni le libraire de Mazamet, ni Antonin, ni Henriette, sa mère. Tous ces gens préféraient oublier l'enfant du péché. Quant aux duègnes qui devaient s'occuper de lui, elles craignaient ses accès de colère et prétendaient qu'il portait malheur. J'en déduisis finement qu'il man- quait d'affection et je l'aimai dès que je le vis.

Ses crises de nerfs, Boubou les passa sur moi à me griffonner les joues au feutre rouge et à m'enfoncer des punaises dans le front. Le reste de son temps, il le consacrait à dessiner, dans la buée qu'il soufflait sur les vitres, des dessins incompréhensibles, des labyrinthes graphiques où il était impossible d'aller le chercher.

Dans ses moments de désespoir, il sombrait en tremblant au creux de mes bras.

- Padück, balbutiait-il.

- Padück, répondais-je.

On se calmait l'un l'autre. Entre orphelins, on se comprend toujours.

De mois en mois, d'année en année, Bou- bou a progressé, il s'est lentement réparé sous

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s'écoulaient trop vite et le soir me trouvait fourbu. Je dormais mal et m'éveillais, ficelé dans les draps, étranglé par mes cauchemars.

Une nuit de pleine lune, je crus reconnaître dans l'ombre d'un nuage glissant sur le maquis la silhouette d'Aude qui s'enfuyait dans la campagne.

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Chapitre dix-huit

Les deux étudiantes emmitouflées aux- quelles le chevalier me présente regardent avec surprise ce garçon qui n'a pas l'air d'être des leurs. Il faut dire qu'avec mes vieux panta- lons de velours et les brodequins montants qui me servent pour travailler au Domaine, j'ai plutôt l'air de ce que je suis en réalité : un petit paysan, bien emprunté avec son plateau- repas.

Aymeric m'avait adressé un courrier laconique pour me prier à déjeuner au restau- rant universitaire de Montpellier où il par- tagerait avec moi certain secret qui l'étouffait. Il n'en disait pas plus.

J'avais passé mon permis de conduire depuis peu et, d'un coup de Mercedes, par l'autoroute verglacée, je m'y étais rendu sans attendre.

Et maintenant que me voici devant lui, le chevalier s'en tient avec ses amies à de savantes discussions destinées à retarder le

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moment des révélations qu'il appréhende visi- blement de me faire. Nous déjeunons avec Flora et Eva qui étudient, comme lui, l'astro- nomie. La nébuleuse de Crabe est au centre des discussions. Aymeric constate mon désap- pointement et s'arrange pour qu'au terme du repas nous faussions compagnie à nos deux jeunes filles.

Le froid nous saisit à la sortie du restaurant.

- Si je voulais, j'aurais mes chances, avec l'une comme avec l'autre, commente Aymeric avec cette connivence égrillarde naturelle chez bien des hommes, mais complètement affectée chez lui.

- Mais vous êtes l'homme d'une seule femme, n'est-ce pas chevalier ?

- Exactement. Comme vous.

- Comme moi.

Notre rivalité reprend, exactement là où nous l'avions abandonnée. Elle est hélas sans enjeu désormais.

Le chevalier s'enroule dans une écharpe de cachemire et passe de confortables gants de peau. Nous quittons la ville en voiture pour marcher dans une forêt prisonnière du gel.

Dans cette cathédrale de givre, Aymeric m'ap- prend qu'il a triché à la course afin que sa sœur ne lui échappe pas. Il a pris un raccourci sous le roncier, un souterrain secret datant des Templiers et qui conduit directement au châ- teau.

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- J'ai fait trois kilomètres de moins que vous mais, même en vous volant la victoire, je suis arrivé à peine avant vous, monsieur, bravo, vous êtes un poumon.

Je vais pour me jeter sur lui mais il m'arrête : - Nous n'allons pas nous battre, nous valons mieux que ça vous et moi, j'ai triché, je me suis déshonoré, je vous appartiens, tuez- moi si vous le souhaitez.

Il sort de sa poche un petit revolver qu'il me tend. Puis il ouvre sa chemise sur son torse marqué au feutre d'un point rouge à l'em- placement du cœur.

- Visez juste, je vous en prie, ne me blessez pas.

Ensuite il a fermé les yeux et attendu immobile que le coup parte.

Dans la voiture, sur la petite route sinueuse qui nous reconduisait à Montpellier, Aymeric a encore dit :

- Elle vous aimait, monsieur, mais crai- gnait pour son indépendance de devoir vous appartenir. Il faut dire qu'avec vos idées telle- ment conformistes, elle redoutait de devenir avec vous...

- Un de ces gros cons d'adultes ? Il a acquiescé en souriant faiblement.

Alors, entre l'amour monstre d'un frère et celui d'un homme sans imagination, elle avait choisi de disparaître pour sauver sa liberté.

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- Mon Dieu, chevalier, compliment pour compliment, votre attachement exclusif à votre sœur est celui d'un malade mental.

- Est-ce à dire, monsieur, que je devrais me soigner ? Si alors l'amour se guérit, accordez- moi de nous soigner ensemble, car vous êtes bien atteint aussi.

Nous descendions en pente douce vers la ville.

- Chevalier, sérieusement, où s'en vont les fées ?

Pas au ciel en tout cas, me certifia des Esseintes en scrutant les nuées chargées de neige qui venaient de la côte, ses télescopes étaient formels, pas la moindre fée parmi l'in- finie poussière des constellations.

- Je pense plutôt que ma sœur est secrétaire de mairie, ou caissière dans une grande sur- face, ou peut-être donne-t-elle des cours de piano aux enfants des familles bourgeoises dans un quartier cossu d'une grosse ville de province.

Je l'ai déposé devant sa résidence universi- taire.

- Qu'allez-vous devenir, chevalier ? - Je vais la chercher, et vous ?

- Je vais l'attendre, je sais qu'un jour elle arrivera chez moi par l'allée des eucalyptus.

Cet amour fou, partagé pour la même femme, avait fini curieusement par nous rap- procher. J'ai embrassé Aymeric comme un

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frère. Frère de douleur que je ne reverrais jamais plus, nous n'allions pas, tout de même, fonder tous les deux une Amicale des anciens d'Aude. Alors j'ai salué au-dessus des grands dortoirs illuminés la nébuleuse de Crabe et toutes ces sacrées galaxies qui tournaient dans la nuit tombée. Puis, au volant de la vieille Mercedes, j'ai tracé ma route au flanc de ce bon vieux globe terrestre, où quelque part rêve Aude et dort Clémentine.

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Chapitre dix-neuf

Mentholé, le Fortiche se vendit mieux.

Insuffisamment toutefois pour qu'on pût envi- sager sérieusement de faire face à nos dettes.

Je me séparai encore de quelques prairies vers Bel-Orient et il ne me resta plus rien à livrer aux appétits de l'abominable Michalon lorsque celui-ci vint réclamer son dû.

Le vol des huissiers s'abattit alors sur le Domaine, épouvantant les duègnes qui voyaient au loin se profiler l'hospice. Les bâti- ments allaient être mis en vente. Nous avions quelques mois pour décamper si je ne trouvais pas d'argent d'ici là.

Mon père, obèse, et Antonin, rhumatisant, couraient dans leur cabanon après des souve- nirs qui se dérobaient. Ils ne parvenaient pas à s'accorder sur la première phrase des Mémoires. «J'étais à Gstaad en 1925, au bras de la pulpeuse et richissime Shiva Mahaweli, la maharani de Kuala Lumpur... » avait écrit Popa, contredit par Antonin qui situait plutôt

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leur passage dans la station suisse en 1923 et voyait dans la maharani une pure invention de mon père puisque la femme en question s'appelait en réalité Claudette Burette, qu'elle ne venait pas de Kuala Lumpur mais de la porte de Pantin et qu'elle leur avait coûté une fortune en whisky car elle buvait comme un tas de sable.

- A t'écouter, amnésique rase-mottes, je n'ai jamais connu que des pochardes sans race, s'insurgeait Popa qui ne voyait d'autre intérêt à la rédaction de ses Mémoires que celui de pouvoir enjoliver la réalité en se donnant invariablement le beau rôle.

Tout à leurs chamailleries de vieillards, mon père et son factotum vivaient désormais dans le passé et n'écoutèrent pas mes soucis présents. Rien ne pouvait plus les atteindre.

J'étais seul contre les banques.

Un matin débarquèrent au Domaine trois employés de la D.A.S.S. d'Avignon, un jeune médecin imberbe flanqué de sa chef de service et d'une assistante sociale. Ils se présentèrent par leurs prénoms, Alain, Gisèle, très mignonne avec de longues jambes bronzées, et Séverine dont le visage s'ornait d'un impor- tant duvet labial assez proche de la moustache de gendarme.

Ils avaient été informés de l'expropriation d'un malade dont ils avaient la responsabilité

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et souhaitaient lui établir un bilan de santé afin de pouvoir statuer sur son cas.

- Statuer sur son cas ? fis-je en partant d'un rire nerveux, mais il est réglé, son cas : je garde Boubou avec moi.

- Nous sommes là, expliqua l'adolescent- médecin sur le ton d'un paternalisme douce- reux, pour soumettre l'enfant Roger Le Dissez à une petite batterie de tests qui nous permet- tront de juger de son état, comprenez-vous cela, Pierre-André ?

Antonin avait refusé de reconnaître l'enfant du libraire et du coup, Boubou portait le nom de sa mère, Le Dissez, je me souvins de ce patronyme de coureur cycliste qui lui ressem- blait si peu et barrait la couverture de son dos- sier au centre psychiatrique.

- Appelez-le Boubou, recommandai-je, son prénom le met en rogne, il lui rappelle l'hôpi- tal.

- L'emploi du diminutif est parfois contes- table, fit remarquer Alain qui récitait ses leçons avec une certaine suffisance, surtout s'il est vécu par le patient comme un nom supplé- mentaire, il peut alors induire une frag- mentation du moi.

Édifiante compagnie, n'est-ce pas, que celle de l'homme instruit ? En dépit de son jeune âge, le bébé-médecin avait sur la vie toutes sortes de connaissances qu'il tenait à partager avec moi. Lisse comme un galet, rose comme

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un nouveau-né, il pérorait, disert et fier de ses certitudes infaillibles apprises en faculté. Il soutenait notamment qu'un individu, pour évoluer librement dans notre société organi- sée, devait se conformer à un certain nombre de comportements appropriés. Puis me déco- chant son sourire publicitaire à amadouer les grands déments :

- Sinon ce serait l'anarchie, ne croyez-vous pas, Pierre-André ?

- Boubou a les comportements que vous dites : appropriés.

- Nous aimerions en juger par nous- mêmes, est-ce possible, Pierre-André ?

Ce petit savant, me dis-je, cherche à m'em- bobiner.

- J'aime Boubou, je le garde. C'est simple, non ?

Avec la patience sournoise et la voix melli- flue de ceux qui ont pour métier de passer leurs journées à négocier avec des cinglés, Alain déclare que l'amour, dans la situation qui nous préoccupe, n'est pas un paramètre dont on puisse tenir compte, qu'en pensez- vous, Pierre-André ?

Soudain je cède à mes nerfs et singeant sa commerciale amabilité :

- Je pense, Alain, que tous ceux qui se contentent de voir dans l'amour un simple paramètre sont de dangereux nazis.

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Je regrette aussitôt cette idiotie, car je suis convaincu que tout ce qui est excessif est idiot. Stupéfait, l'enfant-docteur se tait, désar- çonné par cette réflexion non répertoriée par ses manuels. Séverine a passé d'épaisses lunettes et me fixe maintenant comme un panneau de basket. Gisèle, émue, croise puis décroise ses jolies jambes, de sorte que j'entre- vois sa fine culotte de coton blanc, aube lumi- neuse sous la jupe trop courte. Je pressens, aux regards désemparés qu'elle me jette, qu'elle est peut-être de mon côté.

Mais les deux autres me font peur, le chef de cerveaux et sa chef de service. Le psy- chiatre surtout, un vrai flic trempé dans du sirop. Ce type est plus fort que toi, Pierre- André, il a la société derrière lui. Ne joue pas les fortes têtes avec lui, file doux et tu garderas Boubou auprès de toi.

Je me suis donc excusé, offrant le banyuls et les madeleines de la réconciliation. Et pen- dant qu'ils prenaient cette irénique collation, j'ai demandé à Camélia d'astiquer l'antre de Boubou pour la visite de la Gestapo.

Mais là, tout s'est gâté de nouveau. Car le chef de cerveaux est arrivé dans la chambre en terrain conquis, avec son calepin pour verbali- ser les insectes. Il a trouvé anormal de vivre dans cette puanteur en collectionnant les poux de mer et commencé à déballer son test de Rorschach :

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- Roger, je vais te montrer des images...

Au seul nom de Roger, le regard de Boubou se voile et j'y vois le film se dérouler à l'en- vers, sa cellule à l'hôpital, les perfusions pour dormir et la petite veilleuse bleue au-dessus de la porte, fanal dans les nuits d'angoisse. Alors la panique le submerge, le renverse et le roule, exactement comme une vague renverse et roule un nageur. Et quand je plonge pour ramener le noyé en surface, le mal est déjà fait, l'enfant-docteur a reçu son baptême du feu, Boubou lui a transpercé la main de sa fourchette.

Padück, padück, Boubou jeté comme un chiffon dans un coin de la pièce et les trois autres qui plient bagages, replient leurs appa- reils à mesurer quoi ?

Nous sommes restés un bon moment assis par terre, pelotonnés dans les bras l'un de l'autre. Un peu de sang sur le carrelage, tombé de la main de cet Esculape de comédie. Et Gisèle, soudain, devant moi de nouveau, ses jambes qui dansent à deux doigts de mon visage. Elle a oublié son cartable. Elle s'en sai- sit, se penche sur moi, pose un baiser, oui un baiser, dans mes cheveux et chuchote très vite :

- Vous le verrez quand vous voudrez, la nuit, le jour, quand vous voudrez, je vous ferai établir un laissez-passer, vous pourrez même dormir dans sa chambre.

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Puis elle a disparu, ne laissant d'elle dans la pièce que son parfum d'ambre solaire, comme un souvenir de vacances à la mer.

Un matin, un employé du fisc m'apporta un avis m'informant qu'au printemps prochain des scellés seraient apposés sur tous les bâti- ments du Domaine. Je me sentais responsable de cette situation et la honte me submergeait à l'idée d'annoncer cette nouvelle aux duègnes.

Je retardais toujours le moment de les réunir, préférant disparaître pour de longues prome- nades à travers champs en compagnie de Bou- bou. Il savait que la désastreuse visite de l'enfant-docteur risquait d'être pour lui lourde de conséquences. Il sursautait au moindre bruit, craignant à chaque instant l'arrivée des ambulanciers venant pour l'interner.

Je partageais ses frayeurs et nous n'éprou- vions de repos l'un et l'autre qu'au fin fond des bois, à compléter nos collections en tra- quant la cochenille, le carabe et le calosome.

Personne ne viendrait nous chercher au cœur des forêts de Bel-Orient. Là, Boubou laissait éclater sa joie d'être libre et partait sans rete- nue de son grand rire d'andouille qui me navrait et dont je cherchais en vain à le guérir.

Nous retournions au Domaine avec d'infinies précautions, évitant les routes, fuyant les ambulances, redoutant le cri déchirant des sirènes et vivant comme des maquisards.

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Boubou me demandait de lui promettre que jamais je ne le laisserais emmener. Je promet- tais à contrecœur, conscient que le bébé- médecin obtiendrait tout ce qu'il voudrait, dût-il convoquer l'armée.

La menace du centre psychiatrique nous empoisonnait l'existence. Seule la nuit en tombant nous délivrait de nos craintes.

Pour les dix-huit ans de Boubou nous avons dîné d'un poulet aux amandes préparé par les duègnes qui chantaient près des fourneaux. Je me suis caché pour pleurer. A moins d'un miracle, nos jours ensemble étaient comptés.

Peu après, arriva la tente de cinquante places et les lits de camp que me prêtaient les scouts d'Avignon.

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Chapitre vingt

Le maire de Maussanne ne voulait pas de nomades sur sa commune. Mais lorsqu'il m'ordonna de déguerpir du champ de foire, il était trop tard : mes vingt-huit duègnes instal- lées sous la tente s'y trouvaient très bien. Elles préféraient rester libres sous la toile que dis- persées, comme l'édile le souhaitait, dans les confortables hospices du département.

Je fis transporter l'atelier d'émerillons dans le fond de notre abri. Je me ravitaillais en eau avec la voiture à la fontaine publique. Le soir, les villageois venaient nous visiter, les duègnes chantaient, racontaient de vieilles histoires du vieux pays et mon père, ravi de cet auditoire inespéré, en profitait pour célé- brer les exploits de sa vie :

- En 1934, je me trouvais pour affaires à la cour d'Espagne et l'infante Inès Malibran y Caballero était folle de moi...

Antonin, bien sûr, contestait tout en bloc : la date, l'infante, la cour d'Espagne, quant aux

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mystérieuses affaires de Popa, il s'agissait tout simplement d'un poker à mille pesetas du point avec de petits truands locaux.

Disputes, rires, contes et comptines, veillées joyeuses autour des braseros, j'avais bien réussi mon coup et mon petit monde continuait à vivre et à chanter. Pour combien de temps encore ? Car le maire rêvait de nous chasser et l'hiver, de toute façon, aurait raison de nos dernières résistances.

Un matin, je suis allé au Domaine chercher quelques lampes. Mais les scellés sur les portes m'en interdirent l'accès. J'avais sous la tente sauvé l'essentiel, mais mes souvenirs d'en- fance, eux, allaient être bradés aux enchères.

Un quinquagénaire dégingandé, vêtu de l'uniforme des pensionnaires du centre psy- chiatrique, errait sans me voir dans le couloir où j'attendais depuis un moment. Lorsqu'il me découvrit, il s'avança vers moi, me tendit la main et m'annonça d'une voix de cir- constance :

- Monsieur Gripette, j'ai la pénible tâche de devoir vous informer du décès de votre pauvre maman.

Il s'inclina profondément devant moi et demeura figé dans une interminable cour- bette. Fléchi le buste en avant, l'homme sem- blait endormi dans cette attitude de soumis- sion.

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- Puis-je voir le corps ? dis-je afin de le réveiller, mais en vain.

L'odeur d'éther qui imprégnait l'espace m'incommodait. J'étais au bord du malaise, encombré par mes fleurs et mes chocolats, et angoissé à l'idée que Gisèle trouve ma visite incongrue.

Le planton revint et m'avertit de son arri- vée imminente. Puis il me laissa seul dans le long couloir vide en compagnie de ce grand type immobile, toujours plié en posture défé- rente.

Elle arriva essoufflée, avec son sourire et ses jambes. J'avais beau être en deuil d'Aude, je ne pus m'empêcher de considérer avec admiration sa peau de soie, son teint solaire, ses parfums de vacances.

Mais déjà elle m'entraînait vers le parc de l'asile, s'enchantait de ses pivoines, estimait ma visite d'une extrême courtoisie. Oui bien sûr, elle transmettrait mes chocolats au doc- teur Alain Babigeon, mais il ne fallait surtout pas se soucier pour sa main qui était guérie.

Nous nous sommes assis sur un banc, sous un arbre bleu qui portait une étiquette Cèdre du Liban piquée en terre à son pied. Gisèle est restée muette deux secondes pendant les- quelles j'en ai profité pour sortir la convoca- tion concernant l'enfant Roger Le Dissez :

- Si je m'y rends, ils vont me l'enfermer, hein ?

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Gisèle regarda le papier et ne chercha pas à me dissimuler son dépit : finalement, j'étais venu pour obtenir d'elle un service et c'est tout.

- Comment ça, c'est tout ? fis-je, éberlué.

- Vous voyez bien, tout de même, que vous êtes exactement le genre de petit homme dont j'aimerais prendre soin.

Elle ne m'accorda qu'un court instant pour récupérer de cet uppercut puis attaqua d'un crochet du droit : dès qu'elle m'avait vu je lui avais plu, le coup de foudre on appelle ça, ne pourrions-nous pas nous revoir ailleurs, dans un endroit plus gai que cet asile de fous ? Et si elle venait me voir dimanche à Maussanne ? Comment lui expliquer que je vis mainte- nant sous la tente, avec mon père et vingt-huit duègnes ?

D'ailleurs, elle n'attend pas de moi les réponses qu'elle trouve trop lentes à venir.

- J'ai été tellement émue par la façon dont vous empêchiez Babigeon d'approcher ce gar- çon...

- Boubou est un peu comme mon frère.

Gisèle m'assure qu'elle fera disparaître son dossier de la pile et, ni vu ni connu, il suffira de ne pas se présenter au rendez-vous, car sinon, bien sûr, Babigeon capturera Boubou et lui lavera la tête pour en faire un bon petit contribuable respectueux des institutions.

Gisèle n'apprécie pas tellement l'enfant- docteur :

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- Si nous lui bouffions ses truffes ?

Je trouve l'idée excellente et elle entre- prend aussitôt de couper, avec les diamants de ses petites dents blanches, les liens qui fer- ment la boîte de chocolats de Puyricard. Nous les goûtons en regagnant le long couloir du pavillon Charcot.

Au pied de l'escalier, le type n'a pas bougé, statufié dans sa pose obséquieuse.

- C'est monsieur Gripette, m'expliqua Gisèle, il ne s'est jamais remis de la mort de sa mère, il y a trente ans.

Nous avons tourné autour de lui pour mieux l'examiner, comme deux touristes admirant le discobole. Puis elle a plongé son regard noisette dans le mien, dont j'ignore la couleur :

- Ce que j'aimerais c'est, les matins d'hiver, pouvoir vous nouer autour du cou un bon cache-nez pour vous protéger du froid.

Et moi, avec mon idée fixe, à la limite de la muflerie :

- Mademoiselle, sauverez-vous mon frère ? - Je vais jeter immédiatement son dossier dans les cabinets et tirer la chasse, ça va ?

- Oui, je suis heureux.

- Je suis contente que ça vous plaise.

Deux infirmiers sont venus empoigner le vieil orphelin pour le reconduire dans sa chambre.

- Allez, Gripette, en route, ta maman t'at- tend.

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- Ouais, a fait l'autre, elle a ressuscité, ta maman.

- Maman, maman, a geint Gripette.

J'ai regardé les types s'éloigner en me pro- mettant de conserver toujours assez de force en moi pour vaincre le chagrin et continuer à vivre et ne jamais me retrouver comme Gri- pette, solitaire entre deux infirmiers qui se paient ma tête.

Gisèle a vérifié que le couloir était désert.

Puis dans une flaque de soleil elle s'est haus- sée sur la pointe de ses escarpins pour piquer sur mes lèvres un petit baiser extra, parfumé à la pâte d'amande et au chocolat amer. C'était beau à voir, à sentir et à entendre. Alors j'ai oublié Aude et l'ai prise dans mes bras.

Pour un jeune veuf, j'ai trouvé que j'embras- sais pas mal.

Quand Boubou sut son dossier classé dans les égouts d'Avignon, il se détendit et inau- gura une période de nouveaux progrès dont j'aurais pu me réjouir si, l'hiver venant, cha- cune des duègnes n'avait reçu son affectation pour les différents hospices de la région. Elles chantaient beaucoup moins. La tristesse s'était abattue sur notre campement. Mon père et Antonin, malgré mes démarches, n'iraient pas dans la même maison de retraite. Antonin s'était félicité tout d'abord de cette séparation, puis il avait renoncé à quitter son lit de camp

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et remettait toujours au lendemain son départ pour le marais poitevin. Quant à Popa, ivre de souvenirs, il somnolait assis devant son tas de feuilles blanches, s'éveillait pour tailler ses crayons, se rendormait.

C'est alors qu'un matin, une lettre arriva au nom de Roger Le Dissez. L'étude Miratou, notaire à Montpellier, l'informait qu'il était l'unique héritier du libraire de Mazamet.

Je trouvais hautement moral que Boubou touche enfin les dividendes de ses dix-huit années de malheur. Il ne chercha pas à comprendre pourquoi il héritait de cet étran- ger.

Habillé dans un de mes costumes et cravaté de gris, impeccable, Boubou empochait l'argent (et il y en avait beaucoup) une semaine après, à Montpellier, puis me deman- dait de le conduire à Mazamet. Sans descendre de voiture, il contempla la librairie et sa vitrine où un panneau disparaissait à moitié sous la poussière, Fermé pour cause de décès.

- Pourquoi, a-t-il seulement murmuré, pourquoi n'a-t-il jamais voulu me rencontrer ?

Je n'avais pas de réponse.

Il était tard pour rentrer à Maussanne et nous avons dormi à l'hôtel de la Place. Bou- bou a voulu se coucher tout de suite, sans même dîner. Lorsque je suis remonté du res- taurant, je l'ai trouvé prostré dans son lit avec

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son regard voilé des mauvais jours. J'ai craint de le perdre de nouveau. Alors je lui ai raconté l'histoire de monsieur Gripette renon- çant à digérer la mort de sa maman et préfé- rant, à vingt ans, abandonner son destin à l'in- différence des autres plutôt que d'essayer de boire son bol de chagrin.

- Si tu tiens à aller rejoindre monsieur Gri- pette dans sa nuit, mon Boubou, libre à toi, mais je ne pourrais pas te suivre.

Puis j'ai éteint en tremblant et je me suis couché.

Le lendemain matin, Boubou a dévoré joyeusement son petit déjeuner en éclatant de son grand rire d'andouille. On a échangé des remarques d'hommes en regardant les filles. Il était de nouveau ancré dans la vie.

Jamais il ne m'a reparlé du libraire de Mazamet.

Boubou a racheté le Domaine. J'ai replié la toile de tente et on a réintégré nos terres.

Nous fîmes une fête avec les gens du village.

Les duègnes chantèrent et dansèrent, et Popa raconta ses exploits. Il nous lut en exclusivité la première phrase de ses Mémoires :

- Au lendemain de la Première Guerre mondiale Bismarck, estimant que la paix ne pouvait se faire sans moi, me fit appeler auprès de lui par un de ses pléni- potentiaires...

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