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L’homme en quête d’humanitépar Jean-François MATTEIAncien ministre,Membre de l’Académie nationale de médecine,Président de la Croix-Rouge française

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L’homme en quête d’humanité

par Jean-François MATTEI Ancien ministre,

Membre de l’Académie nationale de médecine, Président de la Croix-Rouge française

Nous n’en avons pas vraiment conscience au milieu du tintamarre médiatique qui mêle, sans grande distinction, l’extraordinaire et le quotidien, mais notre époque est confrontée à un paradoxe étonnant.

D’une part, on n’a jamais autant exalté qu’aujourd’hui, avec raison d’ailleurs, les “Droits de l’Homme” et la nécessité de les défendre.

Mais d’autre part, dans le même temps, nous avons de plus en plus de mal à définir ce qui constitue l’humain et l’humanité, ce que Jean-Claude Guillebaud appelle le principe d’humanité.

Prenons trois exemples pour illustrer cette situation:

1) Les progrès de la génétique comme ceux de l’éthologie– l’étude du compor- tement animal – nous font découvrir que nous sommes infiniment plus proches des animaux que nous ne l’avions cru. De ce fait, c’est la frontière entre l’humain et l’animal qui, peu à peu, s’estompe.

2) Les sciences cognitives qui étudient le fonctionnement du cerveau humain bousculent une autre frontière, celle entre l’homme et la machine. Le cerveau n’est-il pas de plus en plus souvent comparé à un ordinateur avec sa mémoire ? 3) La question des brevets et de la marchandisation du vivant (organes, tissus,

cellules, gènes), de plus en plus souvent évoquée, déplace une autre frontière, celle entre l’humain et la chose si les deux peuvent se vendre et s’acheter ?

Entre l’homme et l’animal, entre l’homme et la machine, entre l’humain et la chose, où sont les frontières ? Ainsi, de mille façons, les définitions de l’humain se brouillent et deviennent problématiques. Certaines positions philosophiques remettent même en cause les fondements de l’humanisme. On voit apparaître des courants “anti-humanistes” ou “post-humanistes”. Je trouve cette évolution redoutable.

En réalité, la préoccupation essentielle est de savoir si nous saurons garder le contrôle de ce qui nous arrive au moment où se présente une bifurcation possible de l’aventure humaine. Ou bien, si nous serons emportés par un mouvement devenu

“hors contrôle”.

Pourquoi est-ce aussi important, aujourd’hui, de retrouver le sens de l’humain et le principe d’humanité ?

Après tout, savoir pour l’homme d’où il vient, où il va et qui il est constitue une question récurrente. Elle n’a jamais cessé d’être posée depuis le début de l’aventure humaine, en raison probablement de la conscience qu’a l’homme de sa finitude : quand ai-je commencé d’exister, quand vais-je cessé d’exister ?

La religion et la philosophie, chacune à leur manière, s’efforcent de répondre à cette question par une triple approche naturelle.

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D’abord l’intelligence de ce qui est, c’est à dire la connaissance, la science.

C’est le registre du rapport de l’homme au monde tel qu’il est.

Puis la soif de ce qui est juste, donc pour l’homme de ce qui est humain. C’est le registre du rapport de l’homme à l’autre, à son semblable, à son prochain.

Enfin la quête du salut, c’est-à-dire la quête de sens. C’est le registre du rapport de l’homme à ce qui n’est pas matériel, à ce qui n’est pas physique et qu’on appelle la métaphysique.

Il est des périodes où ces questions passent au second plan. C’est par exemple le temps de la “belle époque” entre 1870 et 1914. L’envie de vivre, les plaisirs, l’expansion, la croissance, la révolution industrielle… bref, on a l’esprit léger tant les fascinations multiples repoussent la question du sens dans l’inconscient collectif qui n’en a cure. Il y a tant d’autres choses à vivre que de s’interroger !

Il est, à l’inverse, des périodes où ces questions réapparaissent, lancinantes.

C’est le cas de notre époque. POURQUOI ?

La révolution scientifique

Parce que nous avons davantage progressé dans le domaine des connaissances au cours des soixante dernières années qu’au cours des soixante derniers siècles ! C’est une véritable révolution scientifique qui envahit nos vies.

Ces nouvelles connaissances créent de nouvelles situations. Qu’on pense simplement au champ du nucléaire ou au champ de la génétique.

Face à ces nouvelles situations, il faut faire de nouveaux choix et se déter- miner. Quelle utilisation pour l’énergie nucléaire ? Quelle utilisation pour les cellules souches embryonnaires ?

Ces nouveaux choix créent de nouvelles libertés, et celles-ci s’accompagnent de nouvelles responsabilités. Nous sommes bien responsables de nos libres choix.

Liberté et responsabilité sont le fondement de notre dignité et, dés lors, chacun comprend que ces nouvelles connaissances nous conduisent à nous interroger sur notre humanité.

C’est, évidemment, l’étape du choix qui est crucial puisque le choix repose sur l’idée que nous nous faisons de ce qui est humain et de ce qui fait sens. Quel choix vais-je faire? Quelle attitude vais-je adopter pour être un homme et le rester ? C’est ce questionnement qui constitue l’éthique. Il se fait nécessairement au niveau individuel, fonction des valeurs de chacun. Il conduit à définir l’éthique de conviction. Chacun peut conduire sa vie conformément à ses propres convictions.

Mais dans une société, il importe de fixer des choix et des règles pour la collectivité. Personne n’est en droit d’imposer ses propres choix aux autres. Il convient donc d’établir une éthique de responsabilité pour assurer une existence commune.

Au bout du compte, il s’agit d’organiser une société humaine et c’est notre humanité qui est en cause ; c’est bien de notre humanité qu’il s’agit.

Presque tous les domaines qui interfèrent avec notre vie quotidienne peuvent impliquer le questionnement éthique.

Par exemple l’environnement et la nécessité de le préserver face à l’industria- lisation et la politique énergétique.

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Par exemple encore les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication avec leurs implications dans l’accès à l’information. Comment préserver la vie privée des gens, la conscience des enfants, ou encore interdire l’usage prosélyte à des fins terroristes ou de recrutement pédophiles?

Un autre exemple pourrait être les conditions de travail, les bouleversements liés aux transports de plus en plus rapides et bien d’autres encore.

Néanmoins, c’est bien dans le domaine de la biologie et de la médecine que les questions sont les plus essentielles, car elles touchent :

- A la vie. La vie est-elle un don ou un dû ?

- A la mort. La mort est-elle une fin ou un passage ? - A la souffrance, peut-on la tolérer ?

- Aux différencesentre les personnes en fonction de leurs gènes : peut-on apprécier la qualité d’une personne en fonction de la qualité de ses gènes ?

- Au destin, car si nous sommes génétiquement déterminés, que nous reste-t-il de liberté pour conduire nos vies ?

De tous les champs de la biomédecine, je voudrais en retenir quatre pour illustrer mon propos :

1°) La procréation médicalement assistée

Pour les couples infertiles les techniques de procréation médicalement assistée ont représenté un progrès formidable. Permettre la venue d’enfants dans les foyers de tels couples procure une telle richesse et une telle joie que peu nombreux sont ceux qui s’y opposent.

Evidemment les problèmes apparaissent lorsqu’on parle du statut des donneurs de spermatozoïdes et d’ovules. Ce n’est pas la même chose que de donner son sang. En donnant son sang, on permet de sauver une vie. Avec ses ovules et spermatozoïdes, c’est la vie qu’on donne. Sauver ou donner, la différence est consi- dérable. Pour le don de sperme, l’anonymat requis pour les donneurs conditionne la pratique de l’insémination artificielle, aucun homme ne souhaitant assumer des enfants dont il n’a pas voulu pour lui. Pourtant les enfants ainsi conçus commencent à revendiquer de connaître leur père biologique.

Et puis que répondre à des femmes célibataires ou à des femmes ménopausées, ou encore à des couples de même sexe demandant le recours à la technique pour eux ?

Et que faire des embryons congelés qui restent au terme d’une FIV réussie ? Faut-il les détruire ? Les confier à la science pour développer les recherches sur l’embryon ? Faut-il les céder, telle une matière première, aux entreprises biomédi- cales qui commencent à produire des lignées de cellules souches d’origine embryon- naire ?

Nous savons concevoir et mettre au monde des enfants avec cinq parents différents. Faut-il le faire ? Mais nous connaissons aussi la technique de clonage qui permet à partir d’un seul parent de produire un enfant qui serait son exacte réplique ? Comment distinguer entre le possible et l’interdit ?

On voit bien que ce qui est au cœur de ces questions, c’est le rapport de notre société à l’enfant. La définition des liens de parenté, de filiation. Ce n’est pas seulement de la légitimité de la demande qu’il faut se préoccuper mais aussi de l’enfant prenant, un jour, conscience de qui il est, de son regard sur lui-même, du sentiment de son identité, voire même de sa liberté. Entre “l’enfant-objet”

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correspondant au droit à l’enfant et “l’enfant-sujet” fruit du droit de l’enfant, nos réponses ne sont pas toujours aussi claires qu’on le voudrait. Parlant d’enfant il s’agit pourtant bien d’humanité et de sens de la vie.

2°) La fin de vie

Je ne vais pas aborder la question en détail. Les idées ont beaucoup évolué et il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet d’une très grande complexité. Pourtant je souhaite m’attarder un instant sur un aspect presque toujours oublié quoique fonda- mental en parlant d’euthanasie.

Certains militent ou adhèrent à l’idée de mourir dans la dignité. On comprend bien le souci et la volonté ainsi affichés. Présenté ainsi le principe rencontre même une certaine adhésion. Ce faisant, il me semble cependant qu’on ne discerne pas le caractère crucial du conflit de valeurs ainsi posé.

Le principe de dignité est fondateur de la personne humaine. La dignité est consubstantielle à la personne. Elle fait partie d’elle-même. C’est une valeur incon- ditionnelle. C’est ce que traduisent d’ailleurs tous les textes du Droit, qu’il soit national ou international. C’est la dignité qui fait l’humain de l’homme. On ne peut ni la donner, ni l’enlever. Les pires traitements infligés, y compris dans les camps nazis, ont certes porté atteinte à la dignité des victimes, mais celles-ci ne restaient pas moins dignes, dignes parce qu’humaines. C’est en raison même de cette dignité qu’est interdit le commerce du corps ou le lancer de nains (décision du Conseil d’Etat).

On ne peut pas disposer à la fois de la dignité et décider qu’on l’a, qu’on l’a plus ou moins, ou qu’on ne l’a plus. La dignité s’éteint avec la personne mais pas progressivement au fil de la vieillesse ou de la maladie. La dignité n’est pas biodé- gradable.

Or, une autre valeur est en train de s’installer au premier rang, je veux parler de la liberté. Fruit de l’individualisme, d’un libéralisme excessif, la liberté est de plus en plus souvent promue comme la valeur essentielle. C’est au nom de cette liberté que s’exerce le droit de mourir dans la dignité, c’est-à-dire mourir avant qu’elle ne soit perdue. Cela revient à vouloir définir ce qui est humain et ce qui ne l’est plus chez la personne humaine, elle-même. La qualité d’humain se décrèterait ainsi, fonction de la seule liberté du décideur. Dés lors, la qualité d’humain serait aussi facultative que subjective.

On perçoit le danger d’une telle conception d’une humanité à géométrie variable qui porterait une atteinte définitive à notre humanité inconditionnelle.

Comment reconnaître en l’autre un autre moi-même du seul fait qu’il est “Homme”

si je dois attendre son propre jugement pour savoir s’il se considère digne, ou pas?

Ma conviction est que l’homme peut revendiquer beaucoup de libertés mais pas celle de choisir son humanité. On naît humain, on vit humain, et rien ne peut en décider autrement. Ma conviction est aussi, en matière de fin de vie, que l’achar- nement thérapeutique n’est pas une bonne chose et que l’accompagnement des mourants obéit parfaitement au principe d’humanité, comme au respect de la dignité de celui qui s’en va. Mais pas l’euthanasie.

3°) La transplantation d’organes

Parmi les très nombreux problèmes posés par la transplantation d’organes, celui de la pénurie de greffons est particulièrement crucial.

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L’offre – si je puis dire – est très inférieure à la demande. Autrement dit, il y a beaucoup plus de malades en attente d’une greffe, ultime espoir de survie, que de donneurs d’organes.

J’ai choisi ces termes choquants “d’offre et de demande” à dessein, pour indiquer que la situation ressemble à s’y méprendre à celle d’un marché commercial.

C’est d’ailleurs en ces termes que certains raisonnent en s’affranchissant de règles jugées contraignantes et liberticides. Les uns, bien portants, décident de vendre un organe pour passer un cap financier difficile dans leur vie. Puis pourquoi pas un autre organe si la difficulté persiste? Le corps serait ainsi considéré comme un fonds de commerce dont la valeur correspondrait à la somme des valeurs de chacune des cessions faites : rein, lobe hépatique et pulmonaire, moelle osseuse, etc… Les autres, les malades, publient des petites annonces sur Internet, renchérissent et font appel à des circuits clandestins. La pratique existe déjà.

Comment réagir ? Vous voyez bien encore que la liberté de chacun de disposer de son corps est la porte ouverte à la marchandisation du vivant : le corps, ses parties ou éléments peuvent être négociés, vendus et achetés.

Or, si l’on retient le principe de dignité, le corps doit rester hors du commerce car il est partie intégrante de la personne ! C’est d’ailleurs bien ce qui a prévalu dans la condamnation de l’esclavage et des marchés aux esclaves.

4°) La génétique

Ce sujet est probablement encore plus difficile. Le mot génétique vient du mot gène, plus petite partie de nous définissant un caractère héréditaire. Mais gène a aussi donné “génocide”, c’est à dire l’élimination de tous ceux qui n’ont pas les mêmes gènes que soi, ou encore “eugénisme” qui est la sélection de ceux qui ont les gènes de meilleure qualité.

La génétique, grâce aux empreintes génétiques, permet d’identifier à coup sûr l’ADN d’une personne donnée et donc d’innocenter ou accuser un présumé coupable dans une affaire criminelle. Mais les mêmes techniques, tout à fait praticables à l’insu de l’intéressé, à partir d’un cheveu par exemple, peuvent infirmer ou prouver aussi une paternité ! Les règles doivent donc bien être fixées pour que soit respectée l’intimité de chacun.

Enfin et surtout, la génétique est capable d’identifier, comme d’ailleurs l’échographie, la présence de maladies génétiques et de malformations chez un enfant à naître, dés le troisième mois de la grossesse. Le diagnostic prénatal ainsi possible a rendu de grands services à des familles éprouvées. Il ne s’agit pas de revenir en arrière.

Mais, là où les problèmes surgissent, c’est quand la médecine offre le dépistage systématique de certaines maladies pour tous les enfants à naître et que le plus grand nombre de couples fait le choix de l’élimination de ceux qui ne seraient pas conformes. Du choix individuel dans une situation dramatique particulière, on passe au choix collectif, dessinant une société qui sélectionne ceux qu’elle décide d’accueillir et élimine ceux qu’elle souhaite rejeter. Sans porter de jugement plus avant dans mon propos je m’interroge simplement sur le sort d’une humanité qui serait ainsi choisie ou refusée ? C’est ce que l’on appelle l’eugénisme.

Ce qui encore plus inquiétant c’est la dérive juridique qui conduit à décider que la naissance d’un enfant handicapé est un préjudice car il aurait dû être supprimé avant la naissance compte tenu des méthodes modernes de la médecine prénatale.

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Chacun a encore en mémoire l’affaire Perruche et l’indignation soulevée à l’idée qu’on pourrait décider que des vies ne vaudraient pas la peine d’être vécue. On peut toujours éprouver de la compassion et comprendre. Il n’en demeure pas moins qu’aucun homme, aucune femme, n’a le pouvoir de porter sur un autre un jugement d’humanité non conforme, sinon même d’inhumanité. Toute vie humaine est porteuse de la même dignité quel que soit son handicap.

Je veux encore ajouter que la génétique permet également chez l’adulte de procéder aux mêmes analyses qu’avant la naissance. Le bilan génétique a déjà été présenté comme un souhait des employeurs, assureurs et prêteurs avant un contrat d’embauche, un contrat d’assurance ou l’acceptation d’un emprunt. Une telle pratique de discrimination génétique apparaît heureusement inacceptable pour le moment, mais les enjeux économiques n’ont pas fini de revenir à la charge en utilisant des arguments parfois convaincants.

Sans pousser plus loin toutes ces analyses, on devine la question de savoir si la valeur d’une personne dépend de la qualité de ses gènes. Ma conviction est que la dignité, l’humanité, en aucune façon ne saurait dépendre du patrimoine génétique de chacun. Il y a de l’humanité dans chaque personne, y compris chez la personne la plus gravement handicapée. Chaque personne détient une parcelle d’une seule et même humanité.

Derrière toutes ces questions que je viens d’évoquer rapidement, on voit donc bien que c’est l’essence même de notre humanité qui est en cause.

Et je voudrais revenir un instant sur mon propos initial désormais davantage éclairé.

Comment ne pas se réjouir du progrès scientifique et technologique, de ces innovations que chacun de nous appelle de ses vœux ? Mais il faut s’arrêter un instant sur l’ambiguïté du mot progrès. Il signifie, soit une avancée vers un but souhaité (la guérison de la myopathie ou de la maladie de Parkinson, par exemple), soit un mouvement vers un terme redouté (le progrès d’un cancer, d’un sida, ou du terrorisme). Il y a donc une double connotation : le progrès contient le meilleur comme le pire. Et je voudrais citer le jugement lucide d’Hannah Arendt au siècle dernier : “Le progrès est devenu le programme du genre humain menant son action derrière le dos des hommes en chair et en os”.

C’est le “derrière le dos des hommes” qui est inquiétant.

Nous vivons une course folle, une véritable fuite en avant. Les technosciences semblent avancer toutes seules puis elles invitent les humains à courir derrière elles, le processus mécanique d’une découverte qui en appelle une autre fait fi de la volonté humaine. Cette dépossession insidieuse est en train de remettre en question la démocratie elle-même, c’est-à-dire la possibilité pour les hommes de “choisir” leur avenir.

Chacun peut, et doit, s’interroger pour savoir si le “mariage entre la robotique, la bioinformatique, les neurosciences, la génomique et les nanotechnologies donnera lieu à la naissance d’un homme nouveau ou d’un cyborg”.

Il ne s’agit pas de remettre en cause “les sciences” ou “la science”. Mais il faut combattre leur instrumentalisation par l’idéologie scientiste.

Certes l’humanité a déjà vécu d’immenses bouleversements ou ruptures histo- riques : la fin de l’empire Romain au Ve siècle, la Renaissance mille ans après, ou encore le siècle des lumières. Pourtant la mutation contemporaine est bien plus

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décisive encore. Elle touche cette fois aux fondements mêmes de l’aventure humaine.

Elle concerne, en profondeur, notre façon de penser le monde et l’humanité de l’homme.

Des travaux sont menés dans le cadre des Comités d’Ethique par exemple, mais ils sont souvent balayés par la toute puissance des lois du marché. En dernière analyse c’est presque toujours la logique mercantile, c’est-à-dire l’appât du gain, qui rend les arbitrages ultimes et qui “décide” de ce qui peut être fait en matière de trans- gression.

Nous avons, pour le moment, du mal à penser le changement parce que ce dernier a été si rapide que nous n’avons pas eu le temps de forger les concepts qui permettraient de rendre déchiffrable, lisible, la réalité nouvelle.

Le moins qu’on puisse dire est que les changements ont été plus vite que la pensée. C’est ce retard qu’il s’agit de combler pour que le monde re-devienne

“pensable”.

L’action humanitaire

Je voudrais, à présent, vous parler d’action humanitaire. Car elle constitue une autre démarche qui permet de mieux comprendre l’humanité de l’homme.

Elle présente, en effet, un avantage considérable. Elle repose sur le rapport humain, la relation humaine, à l’état pur. Dépouillée de tous les artifices sociaux, culturels et scientifiques, hors de tous les problèmes surajoutés de la modernité. Et de la même façon que mon précédent propos était fondé sur mon expérience médicale, je voudrais faire appel à mon vécu, tout aussi personnel, dans l’action de la Croix-Rouge française que j’ai le grand bonheur et la grande chance de présider depuis deux ans.

Quand vous allez au Niger au-devant de populations souffrant de la famine dans la difficile période de soudure avant la nouvelle récolte, vous êtes face à des nourrissons qui réclament et ne comprennent pas qu’on ne puisse répondre à leur demande. Vous vous retrouvez face à des mères qui puisent dans le désespoir la force de faire des kilomètres à pieds en plein soleil pour rejoindre les lieux de la distri- bution alimentaire. Chaque jour qui passe repousse la menace de la mort de leur enfant. C’est bien la force du désespoir, qui les fait se battre. Dans ces circonstances l’acteur humanitaire, heureux de soulager, voire de sauver, n’en finit pas de mesurer l’inhumaine injustice de la grande pauvreté, de l’inégalité des conditions de vie et la précarité des secours insuffisants.

Quand vous allez au Tchad, sur la frontière avec le Darfour, où la Croix- Rouge gère deux camps de réfugiés regroupant 29 000 personnes, vous ne pouvez pas ne pas vous interroger sur notre humanité. Ce sont bien des hommes qui font la guerre, des hommes qui tuent, pillent, brûlent, violent et pourchassent. Ce sont encore des hommes qui organisent des rafles nocturne dans les camps pour enrôler de force d’autres hommes de plus en plus jeunes, souvent encore des enfants. Les camps offrent l’essentiel, mais leur vie est rythmée par le lever et le coucher du soleil, sans véritables projets d’avenir. Un jour chasse l’autre. C’est la vie, dans sa plus grande nudité ; la vie qui ne possède rien, qui attend tout. La vie fragile.

Quand vous allez au Cachemire après un terrible tremblement de terre et rencontrez des hommes, des femmes et des enfants qui regroupés sous des tentes par des températures nocturnes de –15° attendent le matin. Le matin parce qu’il y aura

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la distribution de boissons chaudes, parce qu’on pourra aller faire la queue devant le dispensaire, parce qu’on pourra aller chercher de l’eau à la citerne remplie dés l’aube, ou échanger pour tenter de maintenir un lien social. C’est aussi cela l’humanité : assurer les conditions d’existence et refuser la solitude car l’homme est un animal mais un animal social.

Et puis, naturellement, je veux vous parler de cette terrible épreuve du tsunami.

Je pensais, dans ma longue vie de médecin, avoir vu suffisamment de choses bouleversantes pour être préparé à toutes les situations, les plus horribles soient-elles.

Je me trompais. Débarquant 10 jours après la catastrophe j’ai découvert ce qui était inimaginable et que je ne saurais décrire avec des mots. Les mots apparaissent en pareilles circonstances aussi impuissants qu’inutiles.

Il a d’abord fallu traiter l’urgence, soigner les blessés, installer les survivants et organiser leur vie provisoire. On ne peut pas mesurer les efforts démesurés qu’il faut déployer pour aménager les terrains, monter les abris (tentes ou baraquements), assurer l’assainissement et l’approvisionnement en eau, mettre en place l’accès aux soins et distribuer l’alimentation, organiser la sécurité. Il a fallu plusieurs semaines pour qu’une véritable armée de volontaires prenne en charge des centaines de milliers de personnes déplacées qui avaient tout perdu ou presque : leurs biens engloutis par la vague avec leur maison, des membres de leur famille emportés par la mer et souvent jamais retrouvés.

Je me souviens parfaitement de cette femme restée seule et dépossédée de tout. Elle s’était approchée de moi pour me dire à mi-voix : “vous m’avez sauvée la vie, mais que vais-je en faire maintenant ?”

C’est là que j’ai commencé de mieux appréhender ce qui était nécessaire pour conserver son humanité : la dignité et l’espérance.

C’est là que j’ai compris que l’action humanitaire ne s’arrêtait pas à la seule urgence. Après avoir sauvé quelqu’un de la noyade on ne peut pas l’abandonner sur la berge ! Il est naturel de le réconforter, de le réchauffer, de l’écouter, de comprendre les raisons de son geste, de l’accompagner et de l’aider à reprendre pied dans la vie.

Je ne parle pas l’indonésien et ces pêcheurs de Sumatra ne parlent pas le français. Qu’importe. Les sourires, les larmes, les gestes sont les mêmes, ici et là- bas. Ils apparaissent comme l’expression la plus pure de notre même humanité.

C’est là que j’ai compris qu’il y avait quatre points cardinaux de l’humanité : un toit, une école, un dispensaire, un gagne-pain.

C’est pour cela que nous avons entrepris une longue action pour reconstruire des maisons, des écoles et des dispensaire, pour relancer des projets de microéco- nomie afin de permettre aux pêcheurs de reprendre la mer, aux uns et aux autres de retrouver une activité. Ce n’est pas pour rien que le prix Nobel de la Paix vient d’être attribué au fondateur de la Grameen banque, la banque des pauvres qui accordent des micro-crédits à ceux qui n’ont rien pour se relancer dans la vie.

Donner à des parents un toit pour abriter leur famille, une école pour instruire leur enfant, un accès aux soins pour lutter contre les maladies, et un moyen de subvenir aux besoins de la famille, c’est rendre la dignité, la liberté de faire des choix et la responsabilité d’assumer à nouveau sa vie.

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D’ailleurs, c’est bien le sens de ce que la Croix-Rouge fait (elle n’est pas la seule) dans nos villes et dans nos quartiers : recueillir les sans-abris et toutes les personnes en souffrance, apprendre à lire et à écrire aux illettrés pour qu’ils puissent s’intégrer, former les exclus pour qu’ils retrouvent une place dans la société.

Ce sont toutes ces actions, ces actions humanitaires durables, au bout du monde ou au coin de sa rue, qui permettent de retrouver l’espérance et de redonner du sens à la vie. Ce sont là les ressorts de l’humanité.

Pour conclure, je voudrais vous dire qu’au travers de ces deux approches, très différentes, parfois même aux antipodes l’une de l’autre, c’est l’essence même de notre humanité qui transparaît. Notre humanité offre tellement de facettes qu’elle peut s’aborder de mille façons. J’ai choisi ces deux-là car je les vis personnellement.

Mais quelles que soient les approches, toutes conduisent au cœur de l’homme. Celui- ci, inchangé depuis que l’homme est homme, est fondé sur la personne, corps et esprit (qu’importe l’appellation qu’on lui donne : esprit, intelligence, âme ou raison).

Une personne libre, responsable et porteuse de sens. C’est ce que l’on appelle la dignité humaine, celle qu’on finit par oublier trop souvent dans nos vies quotidiennes et qu’il faut s’efforcer de retrouver si nous voulons, avec la permanence de l’homme, assurer l’humanité des générations à venir. Ne pas le faire serait prendre le risque réel d’entrer dans une post-humanité telle que décrite déjà, par exemple, par l’auteur japonais Fukuyama.

Faut-il donc avoir peur ou demeurer confiant ?

Selon moi, le pessimisme, le catastrophisme n’ont aucun sens. Ils conduisent aux regrets, aux retours en arrière.

Mais la confiance ne doit pas, pour autant, conduire au consentement empressé et irréfléchi de ce qui est “nouveau”. Le culte infantile de la “modernité”, en traitant tous les autres de “réacs”, constitue, à mes yeux, une figure “moderne” de la bêtise.

Sauf à se perdre, ce qui doit nous animer, c’est une espérance lucide et critique. Cette vertu n’est jamais une confiance aveugle et naïve à l’égard de la nouveauté, elle en appelle au discernement et à la sagesse. C’est pour cela que l’espé- rance est une vertu authentiquement humaine.

Références

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