• Aucun résultat trouvé

Dies irae

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Dies irae"

Copied!
2
0
0

Texte intégral

(1)

826 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 13 avril 2011

actualité, info

Dies irae

La clématite ose ses premières feuilles sur le vieux volet en direction de la fenêtre. Un traité de paix avec l’hiver. De la gratitude aussi : elle est là, vivante dans les décombres de sa pa­

rure de l’an passé. Avec à ses pieds, dans le soleil de dimanche sur le gravier, le jeu ner­

veux, orange et noir, des gendarmes accou­

plés. Coudes sur les cuisses et mains jointes entre les genoux, tout à la contemplation émue de ce petit spectacle printanier, je ne peux toutefois me défendre du reflux des bribes du travail de la semaine écoulée. Semaine tri­

viale en regard des cataclysmes qui secouent la planète : Maghreb en insurrection, la terre qui tremble, tsunamis dévastateurs, centrales atomiques éventrées qui réveillent, comme une gifle, les mauvaises fois et consciences politiques d’ici et d’ailleurs. Ordinaire, cette semaine, si ce n’est ce méchant mercredi, gris et sale, illustration des méfaits de l’épo­

que sur le métier.

Il faut contourner un chantier entouré de hauts grillages métalliques pour accéder à l’EMS en voie d’extension. Je dois voir tout de suite Clémence. Précipitamment admise il y a plus d’un an, avec force réticence de sa part,

pour une perte d’autonomie débutante aggra­

vée par un accident de santé de sa fille uni­

que vivant à l’étranger, elle passe depuis peu ses journées à faire sa valise, coléreuse, disant qu’elle veut rentrer chez elle (à son médecin

«on ne me veut plus ici») et s’enfuit de l’établis­

sement à répétition, avec son petit sac à main. Et ne s’en souvient pas. Ajustements répétés et peut­être maladroits de la médica­

tion psychotrope, avis du consultant spécialisé, rien n’y fait. Le personnel soignant est désarmé, les téléphones se multiplient, on me pousse dans le bureau des infirmières de l’étage où chuintent deux ordinateurs sur lesquels se penchent au moins trois visages pour faire apparaître les questions préalablement rédi­

gées à mon intention, seule condition légiti­

mant le passage du médecin. Petite latence – combien de fois répétée chaque jour ? –, conciliabule, visite en chambre de la patiente debout, sévère et anxieuse, tentative de trou­

ver un brin d’intimité à cette intervention, retour au bureau, consignation des décisions prises.

Tandis que défilent en boucle, sur l’autre ordi­

nateur esseulé, dans l’indifférence générale, les visages des pensionnaires de l’étage, vivants et morts. Quelques autres résidents encore, l’ordinateur à chaque coup, les questions­

réponses, ma signature au bas du document récapitulatif témoignant de mon passage à destination du surveillant de la santé publi que.

Le chaud sécuritaire et propret de l’informati­

que, souci primordial. Les ombres du couloir.

A la sortie, au coin du chantier, la rencontre brutale du visage du jardinier creusé par le chagrin : il ne se remet pas de la disparition dans les mâchoires aveugles des machines de chantier, à l’automne dernier, de la géo­

carte blanche

Dr Jean-Paul Studer Médecine générale 2034 Peseux

graphie séculaire, des instruments et des fruits de son travail de tant d’années : pelouse soi­

gnée, massifs encore chargés des fleurs de l’été, serres des soins de l’hiver et du prin­

temps disparus dans le bruit, la grisaille plu­

vieuse et les relents de mazout. L’après­midi,

dans l’éta blissement similaire d’un village pro­

che, c’est Rose­Anna qui est effondrée et fâ­

chée, étendue dans le lit où l’a finalement conduite une poliomyélite contractée à l’âge de 29 ans, avec laquelle, cassée en deux et les membres inférieurs enserrés dans des or­

thèses, elle a mené sa vie seule et indépen­

D.R.

42_45.indd 1 08.04.11 09:33

(2)

Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 13 avril 2011 827 dante, avec une volonté de fer et un moral

ensoleillé : la nouvelle ordonnance fédérale réglant le financement des soins dans les EMS excluant les prestations LAMal du for­

fait quotidien, les honoraires de son médecin devront être payés par elle­même ou son re­

présentant ; mais surtout lui seront facturés séparément et sans garantie de rembourse­

ment, lui dit­on, le matériel de soin de sa co­

lostomie et de ses ulcères jambiers, très méticuleusement décompté par l’institution, jusqu’au dernier bâtonnet de coton monté ! Nouveau petit aparté au bureau des infir­

mières le nez collé à l’écran.

Les visages en boucle sur l’ordinateur. La réalité informatisée du patient objet de tous les soins. Un des fruits de «la sommation adressée par la raison au réel» qui définit la métaphysique de la Modernité : «la soumis­

sion totale du réel au calculable, à l’objecti­

vable».1 Pire, ce plaisir, cette adhésion fé­

brile à la soumission aux chiffres, au calcul, aux graphes, aux statistiques, ne traduisent­

ils pas finalement une addiction ? «Le cheval de Troie du 21e siècle est un algorithme, une addiction froide et parfaitement logique».2 La maîtrise quasi jouissive des paramètres du patient conduit à son oubli, par le temps qui lui est ainsi volé, par sa réduction à son dossier et par le dévoiement subtil des com­

pétences et des missions premières des soignants. Une perte d’humanité. Une clé­

matite morte au printemps.

1 Finkielkraut A. Nous autres modernes. Paris : Ellipses, 2005.

2 Sorente I. Addiction générale. Paris : JC Lattès, 2011.

42_45.indd 2 08.04.11 09:33

Références

Documents relatifs

Les autorités cantonales sont tenues de communiquer au Ministère public de la Confédération tous les jugements, prononcés administratifs et ordonnances de non- lieu relatifs

À titre d’exemple, il peut être prévu des critères à remplir tels que l’appartenance aux effectifs du péri- mètre dans un souci de proximité, mais aussi l’exigence

% entionnels entre la Unisse et la Savoie neutralisée ne sauraient en droit être changés fans l'assentiment de la première, et il a la ferme conviction que jamais les Puissances

En 2015, nous avons pour la 3 ème année consécutive de notre mandat continué à nous mobiliser pour exprimer notre attachement et nos attentes quant à cette

Un certain nombre de compositeurs ont écrit des Requiem, et dans cette messe le Dies Irae en fait partie, c’est d’ailleurs souvent la partie la plus spectaculaire, surtout avec le

1 Les prestations dues par l’employeur aux juges en cas d’incapacité de travailler pour cause de maladie, d’accident, d’invalidité, de service militaire, de protection civile

Le Tribunal fédéral a exposé dans un arrêt postérieur qu’un architecte ne peut invoquer la protection du droit à l’intégrité face à des modifications de

Le nombre des cas à traiter d'après cette loi a été fort restreint; car si nous ne mettons "pas en ligne de compte les expropriations pour lesquelles la procé- dure ordinaire