228 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 25 janvier 2012 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 25 janvier 2012 0 Le thème de la violence est abondam-
ment traité dans la littérature médicale, et plus largement encore dans les mé- dias : violences conjugales, violences envers les personnes âgées, violen ces en- vers les enfants, et aussi violences dans son travail, dans sa cité, au quotidien…
Nous nous intéresserons ici, plus parti- culièrement, aux violences qui se passent au sein d’une famille. Nous aborderons les difficultés auxquelles sont confrontées aus- si bien les personnes maltraitées que les personnes maltraitantes.
Peut-on avoir un regard univoque envers cette problématique, en s’intéressant uni- quement à la souffrance de la personne maltraitée ? Je ne le pense pas. A mon sens, pour pouvoir comprendre les rouages et ré- duire les impacts néfastes en lien à la vio- lence, il est nécessaire d’avoir un regard neutre, voire bienveillant et compassionnel envers l’ensemble des personnes impli- quées dans les violences.
En tant que psychiatre et psychothéra- peute travaillant depuis de nombreuses an- nées dans le domaine de la psychiatrie de la personne âgée, j’illustrerai cette problé- matique par une situation clinique d’un couple de personnes âgées.
situation clinique
Monsieur D., âgé de 70 ans, est pro- priétaire d’un magasin de tabac, où il tra- vaille tous les jours de la semaine hormis le dimanche, du matin au soir jusqu’à 20 heures ; ce travail représente l’essentiel des revenus du couple. Son épouse l’aide dans les tâches quotidiennes depuis plu- sieurs années, en effectuant des livrai- sons, en s’occupant du rangement, etc.
Depuis près d’un an, l’état de Madame D. s’est dégradé sur le plan cognitif ; elle présente en particulier des troubles mné- siques et des fonctions exécutives, qui font qu’elle multiplie les erreurs au ma- gasin. Le médecin traitant a effectué un
bilan neuro-psychologique, qui a abouti à un diagnostic de maladie d’Alzheimer.
Du fait des troubles cognitifs de Madame D., des tensions sont apparues au sein du couple, Monsieur D. n’accepte pas les défaillances de son épouse et pense
«qu’elle le fait exprès». A cela s’ajoutent des difficultés dans les tâches que Mon- sieur a dû reprendre à domicile (cuisine, ménage), le rendant ainsi moins dispo- nible pour la gestion financière du ma- gasin ; cette situation a abouti à des mo- ments de tension plus intenses, et des violences physiques de la part de Mon- sieur sur Madame D., sous forme d’épi- sodes de bousculades et de gifles. C’est dans ce contexte, et face à une sympto- matologie anxieuse et dépressive, que le médecin traitant a demandé une prise en soins à l’Hôpital de jour de psychiatrie de l’âgé.
Chaque situation est évidemment uni que, mais la démarche de prise en soins dans une situation de violence suit certaines règles habituelles (tableau 1).
dynamique familialeet situations de violence
Dans la situation présentée ci-dessus, la prise en soins a révélé des facteurs de crise multiples : détérioration de la santé cogni- tive de l’épouse, qui a engendré un stress accru et une difficulté à accepter la nou- velle situation de la part de l’époux. Le dis- cours projectif de l’époux «elle le fait exprès»
correspond à un mécanisme de défense, visant à le protéger contre les affects dé- pressifs qui apparaîtraient s’il prenait la pleine
mesure de la maladie de l’épouse. La solu- tion passe par le dialogue, l’expression par chacun des difficultés vécues, et l’intégra- tion progressive de la nouvelle situation.
Pour le mari, cela correspond à un véritable travail de deuil (deuil de la santé, qui impli- que accepter la maladie, le vieillissement…).
Le plus souvent, les situations de violen- ces familiales révèlent une profonde souf- france du système, qui s’extériorise dans le passage à l’acte si les autres modes de communication sont bloqués. Il est très rare que la violence au sein d’une famille se dé- roule dans un contexte de recherche de plaisir «sadique».
Dans un tel système bloqué, pour que le dialogue puisse s’établir, il faut tout d’abord que les affects en lien avec la situation vé- cue soient reconnus sur un plan intrapsy- chique ; ce n’est qu’à cette condition qu’ils pourront être partagés au sein de la famille, pour permettre le rétablissement du nouvel équilibre du système.
lesoignant faceaux situationsde violence
Il est difficile pour un soignant de garder une juste distance dans une situation qui relève de violences familiales, et une attitude
«jugeante» est souvent présente. Si un res- senti empathique est attendu envers la per- sonne qui subit la violence, une telle réaction d’empathie est plus difficile à imaginer envers la personne violente. Pourtant, une réac tion de rejet se révèle avoir des conséquen ces à long terme le plus souvent préjudiciables pour la relation et l’équilibre familial.
Parfois, il est nécessaire de dénoncer une situation à une instance juridique, mais
Violences familiales : quelles causes, quels impacts ?
Quadrimed 2012
U. Giardini
Dr Umberto Giardini CAPPA
Rue des Epinettes 10 1227 Les Acacias
umberto.giardini@hcuge.ch
Rev Med Suisse 2012 ; 8 : 228-9
Compréhension psycho-dynamique de la situation • Entretiens individuels et du patient avec son entourage
• Mise en évidence des facteurs de crise (exemples : rupture d’un équilibre antérieur en lien avec la retraite, une maladie, dépendance à l’alcool, etc.)
Approche individuelle (personne en soins)
• Etablissement des diagnostics et des liens de ceux-ci avec la situation
• Traitements non médicamenteux (entretiens participation à des groupes de parole ou de médiation), visant à permettre de parler de la souffrance, de rompre la solitude et d’élaborer des solutions • Traitements médicamenteux (antidépresseur, anxiolytique)
Approche systémique
• Entretiens avec les personnes concernées, visant à restaurer une dynamique et un équilibre dans le couple/famille
Mesures concrètes de protection face à la violence si besoin Tableau 1. Prise en soins dans une situation de violence
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Implications pratiques
La problématique de violence ne peut se résumer à un «bourreau» et une «vic- time»
Le plus souvent, les violences témoi gnent d’une souffrance du système
La problématique doit être reprise sur un plan individuel et systémique Les étapes de vie et les crises qui les accompagnent sont souvent propices à ces situations
Les violences peuvent parfois correspon- dre à une «danse macabre» où chacun des protagonistes renforce ou alimente son rôle de victime ou de bourreau E
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Bibliographie
• Goffman E. L’arrangement des sexes. La dispute, col- lection «Le genre du monde», cahiers du Cedref, 2002.
• Lemaire JG. Le couple : sa vie, sa mort. La structura- tion du couple humain. Paris : Payot, collection «Sciences
de l’Homme», 1997.
• Valtier A. La solitude à deux. Paris : Odile Jacob, col- lection «Sciences humaines», 2003.
cet acte ne doit jamais avoir une valeur de punition ou de revanche. Une telle dénon- ciation est une manière de ramener la per- sonne violente à sa responsabilité face à ses actes, et d’ouvrir une porte vers la remise en question et la recherche de solutions.
conclusion
Face aux violences familiales, il faut es- sayer de comprendre ce qui se joue sur un plan dynamique. Souvent, inconsciemment il existe un désir de non-changement d’une dynamique antérieure, qui pourrait se tra- duire par «si je ne frappe plus, j’accepte l’idée que quelque chose a changé, et je devrai alors faire avec ce changement».
Pour les soignants, la difficulté est de con- sidérer avec la même ouverture l’ensemble des protagonistes. Sauf cas de sadisme ou de psychopathie (peu fréquents), il convient d’accueillir l’ensemble des personnes impli- quées avec ouverture, et de replacer leur comportement dans un contexte de vie per-
turbé, faute de quoi notre regard jugeant et rejetant continuera à alimenter la tension au sein de la famille.
Lorsqu’il y a violence au sein d’une famille, la souffrance touche non seulement la per- sonne qui subit la violence, mais aussi celle qui la fait subir, ainsi que l’entourage direct ou indirect. Il s’agit de considérer un «sys- tème en crise» plutôt qu’une dualité «bour- reau-victime».
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