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Les violences internes suivi de le composite de récits brefs dans le cycle Manitobain de Gabrielle Roy

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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LESVIOLENCESINTERNES suivi de

LE COMPOSITEDERÉCITSBREFSDANSLECYCLEMANITOBAINDE GABRIELLE ROY

Par

René-Philippe Hénault

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l'université McGill en vue de l'obtention d'un grade M.A. en Langue et littérature françaises

Octobre 2018

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Résumé

Ce mémoire s'articule en deux parties : un texte de création et une analyse critique. Dans Les

Violences internes, j'adopte la forme du composite de récits brefs afin de profiter de sa plasticité

et libérer mon écriture des principes de linéarité, de continuité et d'unité. J'ai cherché à unifier les cinq récits par le retour des mêmes protagonistes, Dorothy et Linda.

La deuxième section, Le Composite de récits brefs dans le cycle manitobain de Gabrielle Roy, propose plutôt une étude de cette forme dans trois œuvres de Gabrielle Roy : Rue Deschambault,

La Route d'Altamont et Ces enfants de ma vie. J'ai analysé l'utilisation de l'ellipse entre les récits

et la voix narrative, ou plutôt comment la narratrice se dédouble dans chacune de ces œuvres.

Abstract

This thesis is composed of two sections: a fiction and a critical analysis. In Les violences

internes, I adopt the short story composite genre in order to take advantage of its plasticity and to

free my writing of the principals of linearity, continuity and unity. I attempted to unify five short stories through two recurrent protagonists, Dorothy and Linda.

The second section, Le Composite de récits brefs dans le cycle manitobain de Gabrielle

Roy, offers a study of this genre in three of Gabrielle Roy's books: Rue Deschambault, La Route d'Altamont and Ces enfants de ma vie. I analyse the structural ellipses and the narrative voice,

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Remerciements

Je voudrais d'abord remercier Jane Everett sans qui ce mémoire n'aurait pas été possible. Sa patience, sa minutie, ses encouragements m'ont été d'une grande aide.

Je remercie ma famille et mon amoureux, ils ont cru en moi et m'ont encouragé et soutenu dans les moments faciles comme les plus difficiles.

Je souhaite soulever la contribution de Suzanne Jacob et Alain Farah dans le développement de mon écriture par le passé, ce qui a facilité le parcours de création de ce projet.

Des remerciements vont également au département de Langue et littérature françaises de l'Université McGill pour son soutien financier.


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Lien entre les textes

La partie création ainsi que la partie critique de ce mémoire visent toutes deux l'exploration de la forme du composite de récits brefs. Les Violences internes se présente comme un composite de cinq récits qui explorent la relation entre une mère et une fille sous les signes du besoin réciproque et de la déception mutuelle. Le texte s'efforce de retracer une vie par bribes, en ne racontant que quelques évènements représentatifs d'une plus longue relation. Bien que le texte progresse de façon linéaire dans le temps, je n'ai pas cherché à renforcer la temporalité ni la continuité entre les récits.

Pour ce qui est du texte critique, il s'agit de l'analyse de la forme composite chez une écrivaine québécoise, Gabrielle Roy. En m'attardant aux œuvres du cycle manitobain, je fais ressortir l'utilisation de l'ellipse et la voix narrative comme stratégies principales de jonction et disjonction dans ces œuvres. Cette analyse a influencé plus ou moins consciemment le rapport à l'ellipse et à la narration dans le texte de création.


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Table des matières

Les Violences internes

1

En voiture ...2

Boire et manger ...13

La Dactylo ...24

La Maison ...33

Les Tableaux ...47

Le Composite de récits brefs dans le cycle manitobain de Gabrielle Roy

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Introduction ...56

Le Composite de récits brefs ...58

Chronologie et ellipses chez Gabrielle Roy ...66

La Voix narrative dans le cycle manitobain ...73

Conclusion ...85

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En voiture

Quand elle arriva ce soir-là, elle avait ce regard qu'elle affichait parfois — presque tout le temps avant de déménager et de changer de vie. Dorothy avait dû s'y reprendre par deux fois afin d'insérer la clé dans le verrou tellement elle tremblait. La porte n'était même pas verrouillée.

Dorothy entra chez elle sans refermer la porte et se précipita dans la salle de bain où elle s'aspergea le visage d'eau froide. Elle posa une main mouillée et glacée contre sa nuque. Encore une fois, ce geste de tous les hommes — non, pas tous les hommes, se dit-elle, il faut garder espoir! — posé sur son corps à elle. C'était la troisième fois qu'un patron lui mettait la main aux fesses après la fermeture. Les deux dernières fois, elle avait quitté son emploi sans préavis, sans avertir personne. Dorothy avait simplement envoyé Johnny, son fils ainé, récupérer son dernier chèque de paie ou rapporter son uniforme. Au fil des ans, elle avait développé ce pacte tacite avec son fils : elle ne lui demandait pas ce qu'il faisait de ses journées et lui ne posait pas de questions quand elle avait besoin d'argent ou d'un service.

Dorothy s'alluma une cigarette pour apaiser ses nerfs, mais ça ne marchait pas. Il lui faudrait autre chose, quelque chose de plus fort. Elle se dirigea vers la cuisine, la cigarette lui tremblait entre les doigts. Elle ouvrit l'armoire sous l'évier, elle en sortit tous les produits ménagers qu'elle y rangeait et les jeta au sol. Elle enfonça son bras jusqu'au fond de l'armoire, jusqu'à ce que ses doigts se posent sur la bouteille. Elle en empoigna le col et la sortit. Dorothy la regarda longuement. Elle s'était promise de ne plus boire d'alcool et elle avait tenu bon depuis un certain temps, mais voilà que ses nerfs allaient lâcher si elle ne trouvait pas le moyen de les détendre. Elle prit une gorgée directement au goulot. Elle eut un peu honte de ressentir la brulure familière de l'alcool dans sa gorge.

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Dorothy se versa un verre. Un verre, un seul, se dit-elle. Ce serait suffisant pour la détendre et, si elle rangeait tout de suite la bouteille, elle pourrait probablement se retenir d'en prendre plus. Dorothy alla boire son verre dans le salon. Elle alluma la télévision et ce n'est qu'à ce moment là qu'elle vit la petite Linda et sa gardienne endormies sur le divan. Dorothy plongea son regard dans son verre, c'était pour Linda qu'elle avait décidé d'arrêter de boire. Sans l'alcool, peut-être s'occuperait-elle mieux de sa petite dernière que de Johnny, Jackie et Ricky, ses fils. Jonathan, Jacques et Richard, selon leurs baptistaires, mais jamais elle ne les avait appelés autrement que Johnny, Jackie et Ricky. Même Linda, elle le prononçait à l'anglaise.

Dorothy but le reste de son verre d'un trait, le déposa sur la table basse et laissa une note et de l'argent sur la table pour la gardienne qui dormait toujours sur le divan. Elle prit Linda dans ses bras. Elles iraient faire un tour. Le dernier remède contre cette anxiété dont Dorothy ne se débarrasserait jamais restait cette invention merveilleuse qu'était l'autoroute. Rien que l'asphalte à perte de vue, les autoroutes semblaient infinies : ne mener nulle part et ne venir de nulle part. Dorothy déposa la petite Linda, toujours endormie, sur la banquette arrière et s'installa au volant. Le vrombissement du moteur et la vibration de la voiture apaisaient son propre tremblement. Elle partait sur la route sans le moindre souci. Les autres enfants étaient chez André, leur père, ou Dieu sait où. Elle n'avait qu'à s'occuper de Linda pour ce soir. Ce n'était pas la première fois que Dorothy amenait sa fille avec elle sur la route quand elle avait besoin de s'échapper. Lorsqu'elle avait commencé à faire ses road trips nocturnes, Johnny et Jackie étaient trop vieux pour la suivre comme ça au milieu de la nuit. Elle l'avait donc fait avec ses plus jeunes enfants, Ricky et Linda, mais elle avait dû arrêter parce que Ricky se mettait inévitablement à pleurer chaque fois qu'il se réveillait dans la voiture. Linda, elle, avait toujours été bonne joueuse, une enfant facile.

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L'autoroute s'étendait ininterrompue jusqu'à la frontière américaine, qu’il était facile de traverser à cette heure-là. Dorothy parlait en anglais au douanier, s'inventait une sœur qui habitait les States et qu'elle allait visiter. Lorsque le douanier faisait du zèle ou qu’il cherchait à la garder plus longtemps pour avoir quelqu'un avec qui discuter, il lui demandait son permis de conduire. Ce soir-là, le douanier la questionna à propos de la fillette sur la banquette arrière. Dorothy se retourna, elle avait presque oublié qu'elle avait amené Linda avec elle.

— That's my daughter Linda, she falls asleep as soon as we get in the car.

Le douanier sourit, sa fille faisait pareil. Il conseilla à Dorothy de recouvrir la petite puisque la nuit était fraiche et lui souhaita une bonne route. La mère ajusta son rétroviseur afin de bien voir la fillette endormie et elle repartit sur l'autoroute sans fin des Américains, ne croisant que des camionneurs qu’elle saluait en klaxonnant.

***

Linda se réveilla au petit matin sur une route inconnue que le soleil commençait à peine à éveiller. Sans dire un mot, elle enjamba la banquette avant et vint s'assoir à côté de sa mère. Du haut de ses six ans, elle voyait à peine au-dessus du tableau de bord. Elle pouvait voir le ciel et regarder sa mère et cela lui suffisait. Linda avait hâte d'être une adulte elle aussi. Elle s'imaginait que sa mère buvait des milkshakes toute la journée au travail puisque chaque fois qu'elle allait l'y rejoindre, le patron lui en servait un gratuit. Linda admirait également l'assurance de sa mère quand elle était au volant de sa vieille voiture. Dorothy conduisait comme les pilotes automobiles qu'on voyait dans les films. Elle changeait les vitesses comme si de rien n'était, en gardant toujours une main sur le levier de vitesse. L'autre main était déposée mollement au bas du volant qu'elle faisait tourner lentement et doucement.

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Il devait être six heures du matin lorsque leur voiture croisa un dix roues. Dorothy sembla se rallumer.

— Veux-tu jouer à un jeu, ma petite Linda? demanda-t-elle.

La petite fille hocha de la tête. Sa mère se mit à sourire. Dorothy posa sa main sur le haut du volant et tourna son sourire charmeur, presque arrogant, vers sa fille. Elle accéléra brusquement sans même regarder la route. Elle continuait de sourire à sa petite fille assise à côté d'elle. Quand Dorothy arriva à côté du chauffeur du camion, elle baissa sa vitre et klaxonna. Elle passa la tête par la fenêtre et cria : « Race me! »

Elle mit la pédale au plancher et doubla le camion en un tour de main. Le camionneur entra dans le jeu. Il accéléra et talonna la voiture de Dorothy, mais chaque fois qu'il tentait de changer de voie pour la doubler, Dorothy donnait un petit coup de volant en faisant un clin d'œil à sa fille. Linda s'agrippait à la banquette et à la portière, elle hurlait de joie mêlée à de la terreur, mais dès que la peur grimpait en elle elle regardait sa mère, sa main ferme sur le volant, son regard assuré et la petite était aussitôt emplie d'admiration et d'excitation.

Le camionneur klaxonna à son tour : un rugissement monstrueux qui surprenait chaque fois la petite fille. Il fit un signe que Dorothy aperçut dans son rétroviseur puis elle sortit sa main par la fenêtre avec le pouce en l'air. Elle accéléra de nouveau, accumula la distance jusqu'à ce que le camion disparut de sa vue. Elle dit à Linda de s'accrocher puis elle donna un brusque coup de volant. La voiture entra dans le stationnement d'un diner. Dorothy se gara et se tourna vers sa fille qui riait aux éclats, elle jubilait devant le triomphe de sa mère.

— Viens, on s'arrête manger un peu, dit-elle.

Lorsqu'elles sortirent de la voiture, le dix roues s'engageait dans le stationnement du restaurant. Il fit de nouveau rugir son klaxon et la mère et la fille le saluèrent de la main. Ils

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s'assirent tous les trois au comptoir et commandèrent à manger. Linda demanda les crêpes et Dorothy prit, suivant les recommandations du camionneur, le spécial du jour.

Dorothy et le camionneur discutèrent tout en mangeant. Il la félicitait, lui dit qu'elle avait de l'audace et ils parlèrent comme le font souvent les étrangers. Linda ne comprenait pas beaucoup l'anglais alors elle se contenta de manger ses crêpes en rejouant la scène de la poursuite automobile dans sa tête. Le camionneur partit en les saluant.

— On devrait faire ça plus souvent, dit la petite Linda à propos des crêpes qu'elle venait à peine de terminer.

— Quand tu voudras, lui répondit sa mère qui parlait de la route et de la course.

Dorothy paya et laissa un bon pourboire, puis la mère et la fille reprirent la route en sens inverse, de retour vers la maison qui les attendait dans une petite rue tranquille de Saint-Hubert.

***

De retour au travail — car il le fallait bien —, Dorothy avait parlé avec le patron de son geste. Elle exigea qu'il ne recommence plus et il le lui promit. Mais que vaut la promesse d'un homme qui fait des attouchements à ses employées? Il avait eu l'audace de blâmer Dorothy, ce qu'elle portait — l'uniforme qu'il lui avait fourni — ou plutôt la manière dont le vêtement tombait sur elle comme sur aucune autre. Dorothy s'était toujours vue comme une femme bien ordinaire, une beauté fade. Comme elle avait besoin de son emploi, elle avait fait semblant de comprendre. Quelques jours plus tard, elle s'était mise à porter un uniforme une taille au-dessus, moins seyant, mais le patron trouva des excuses pour la faire retourner à l'ancienne taille. Elle continua de travailler en tentant d'oublier tant bien que mal ce qui s'était passé. Quand elle devait faire la fermeture, elle s'arrangeait pour qu'une autre serveuse reste avec elle. Sinon, elle échangeait presque tous ses soirs contre des matinées, au détriment de ses pourboires.

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Un après-midi, Linda et sa gardienne, la voisine de Dorothy, vinrent lui rendre visite à son travail. En fait, la voisine avait un rendez-vous et venait porter la petite pour ne pas la laisser seule à la maison. Le patron affirma qu'il n'y avait pas de problème et offrit le milkshake gratuit auquel Linda était habituée. Elle était ravie. Linda adorait le restaurant où sa mère travaillait : les tabourets trop grands, le jukebox qui jouait sans cesse les mêmes chansons, les taches au plafond qui prenaient dans son imagination des formes extraordinaires et le milkshake à la fraise. Le patron avait déjà offert à Linda un autre parfum, mais elle avait refusé. Elle avait redressé le menton et le dos, affectant une posture d'adulte, et elle avait dit en déposant les mains de chaque côté de son napperon : « Je vais prendre comme d'habitude! » Linda avait souvent observé les clients réguliers faire la même chose. Ils entraient dans le restaurant, saluaient d'un coup de tête et s'asseyaient en donnant la commande que la petite Linda venait d'imiter.

Pour occuper Linda, puisque Dorothy avait encore quelques heures avant la fin de son quart de travail, la mère procura des crayons à colorier à sa fille. Quand l'envers de son napperon était tout recouvert de dessins, Linda se promenait dans la salle à manger et échangeait ses dessins contre le napperon vierge d'autres clients. La plupart des gens se prêtaient volontiers au jeu de la petite. Linda divertissait plus qu'elle ne dérangeait et Dorothy gardait constamment un œil sur elle.

Pendant que Dorothy parlait avec Linda au comptoir en attendant les assiettes de ses derniers clients, le patron se glissa derrière elle, lui empoigna une fesse et dit à Linda :

— Pourquoi ta maman et toi vous ne rentrez pas tout de suite à la maison? C'est tranquille ce soir, je peux me passer d'une serveuse, même si c'est ma meilleure!

Dorothy se sentit envahie d'une colère bouillante. Elle était sur le point de vomir ou de le frapper, mais elle ne dit rien. Dorothy prit la main de sa fille et quitta le restaurant sans même

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avertir ses tables. Il avait recommencé. Le pire, c'était qu'il l'avait fait devant Linda. Et si elle l'avait vu faire? Qu'aurait-elle pensé de sa mère? Dorothy était décidée à ne jamais remettre les pieds dans ce restaurant.

— J'aime ça le restaurant : tout le monde est gentil là-bas, dit la petite Linda.

Dorothy serra la main de sa fille pour éviter de se mettre à trembler. La contraction musculaire pourrait peut-être l'en empêcher. Il n'y avait pas d'autre solution à sa portée. Elle espérait seulement que sa fille ne verrait pas la sueur qui mouillait ses vêtements et son front, qu'elle ne constaterait pas que son visage avait pâli. Mais Linda ne faisait que regarder le boisé de l'autre côté de la rue parce qu'un jour elle y avait aperçu un chevreuil. Elle ne remarqua rien de la détresse de sa mère — heureusement.

Elles rentrèrent à la maison et Dorothy parqua Linda devant la télévision et se rendit immédiatement à l'armoire sous l'évier de la cuisine. Après quelques verres, elle décrocha le téléphone et appela André. Il était temps qu'il voie sa fille, lui avait-elle dit. Deux mois qu'il ne l'avait pas vue, même pas un coup de fil pour prendre de ses nouvelles. Il protesta, alors elle lui raccrocha la ligne au nez. Dorothy prit un dernier verre — elle avait fini la bouteille — et elle alla porter Linda chez son père, qui, devant le fait accompli, ne pourrait protester. Dorothy avait besoin d'un moment à elle, pour décider de ce qu'elle ferait. Allait-elle quitter le restaurant? Comment l'expliquer à Linda? Peut-être qu'elle n'aurait pas à l'expliquer, la petite posait d’habitude si peu de questions.

Le chemin du retour fut long. Dorothy regrettait déjà de s'être séparée de sa fille, de l'avoir laissée chez son bon à rien de père. Elle fit des détours incessants, elle gravitait autour de la Régie des alcools, tentant de se convaincre de ne pas s'y arrêter. Le tremblement était plus fort qu'elle. Elle rentra chez elle avec trois bouteilles. Elle s'enferma. Dorothy ne se présenta plus au

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travail, ne répondit ni au téléphone ni à la porte tellement elle avait peur de ce qui l'attendait. Au septième jour, elle appela son fils ainé, Johnny, et elle n'eut plus à retourner au travail.

Pas de questions, le pacte tenait encore. ***

Dorothy passa plusieurs mois sans trouver de travail. Pendant ce temps, elle laissa Linda chez son père et elle renoua avec l'habitude de boire. Elle finit tout de même par obtenir un poste de serveuse dans une cantine en bordure d'autoroute. Le restaurant était géré par une femme, la conjointe du propriétaire qui n'y mettait jamais les pieds. Dorothy s'y présenta, prête à convaincre qui que ce soit qu'elle était la meilleure serveuse qu'on pouvait embaucher. Pour une fois, son accent anglais lui rendit service : bon nombre de camionneurs américains arrêtaient prendre une bouchée dans cet établissement, mais aucun des employés ne parlait assez l'anglais pour pousser la conversation au-delà du menu.

La gérante prit Dorothy à l'essai : une semaine sans salaire pour voir si elle ferait l'affaire. L'argent des pourboires était plus que suffisant. Quand elle fut embauchée pour de vrai, Dorothy alla chercher Ricky et Linda chez André. Ils allèrent s'acheter des crèmes glacées. Les enfants étaient ravis, heureux surtout de revoir leur mère. Dorothy alla ensuite leur montrer son nouveau lieu de travail. Linda ne savait pas si elle aimerait ce nouveau restaurant où l'on ne servait même pas de milkshakes. La gérante offrit tout de même une part de tarte aux deux enfants.

— J'aimais mieux l'autre restaurant, dit candidement la petite. Mais peut-être que je vais m'habituer à la tarte.

La gérante passa sa main dans les cheveux de la petite, puis retourna à son bureau qui se trouvait au fond du restaurant. La mère et ses enfants repartirent en voiture. Dorothy ne les ramena pas tout de suite à la maison, elle roula sur l'autoroute presque vide. Elle accélérait

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doucement pour que Ricky n'en prenne pas conscience et elle jetait des regards dans son rétroviseur pour surveiller les enfants. Linda regardait le paysage défiler de plus en plus vite par la fenêtre et elle pointait à son frère des choses qui disparaissaient de l'horizon aussitôt qu'elle les nommait. Ricky s'était mis à verser de petites larmes en fixant droit devant lui.

Des sirènes retentirent et les lumières de gyrophares pénétrèrent la voiture. Dorothy était loin au-dessus de la limite de vitesse permise. Elle se rangea sur l’accotement et replaça son rétroviseur. Linda commençait à avoir peur, c'était la première fois qu'elle était confrontée à la police. Le policier allait-il arrêter sa mère? La police, ça arrête les gens, c'est ce que ça fait. La petite pensait à toute vitesse, trop vite même. Elle regarda sa mère qui était absolument calme, plus détendue que jamais.

— Ricky, baby, you're gonna have to cry a little harder for Mommy, okay? Mais le petit continuait de verser des larmes silencieuses.

— It's real important, ajouta la mère.

Linda, qui ne comprenait rien de ce qui se produisait, décida de faire bouger les choses. Si maman ne craignait rien alors il n'y avait rien à craindre. Linda pinça son grand frère qui se mit immédiatement à hurler. D'énormes larmes lui coulaient des yeux, de la morve lui pendait au nez et dégoulinait jusqu'à ses lèvres. Son visage était rouge et enflé et on aurait pu croire qu'il allait manquer de souffle à force de pleurer ainsi. Il pleurait toujours comme ça, presque impossible de l'arrêter quand il s'y mettait.

Le policier cogna à la fenêtre. Dorothy le regarda une petite seconde et sut que son plan allait fonctionner. Elle commença en anglais pour le déstabiliser.

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Le policier se frottait le front en regardant la dame agitée qui parlait très très vite et les enfants en larmes sur la banquette arrière. Il n'y comprenait rien. Dorothy fit un clin d'œil à sa fille dans le rétroviseur et sortit, dans un français cassé et pathétique :

— Mr Officer c'est ma fils, il pleure, il est tout swollen pis j'ai peur. Je voulais juste le amener à la hospital. I'm so sorry…

J'ai peur. Mon fils. Mr Officer. Hospital.

Le policier blêmit puis son visage se calma. Il lui dit de reprendre la route en étant plus prudente. Pas plus de dix miles au-dessus de la limite sinon un autre policier l'arrêterait. Dorothy le remercia en anglais et en français, à plusieurs reprises comme s'il lui sauvait la vie, et elle reprit la route sans même attendre que le policier soit de retour dans son véhicule. Dorothy avait une main sur le haut du volant et souriait en restant pile sur la limite de vitesse.

— You can stop crying, Ricky, dit-elle. We're going home.

Linda regardait sa mère avec de grands yeux émerveillés. Rien ne l'arrêtait, pas même la police. Elle enjamba la banquette avant et vint s'assoir à côté de sa formidable maman. Ricky n'arrêta de pleurer que lorsqu'il fut devant la télévision, bien écrasé sur le divan. La petite, elle, débordait d'énergie. Elle se dirigea dans sa chambre où elle se mit à rejouer la scène avec ses poupées. Dès que Linda leur disait qu'elles allaient rentrer à la maison, elle poussait des cris de joie et se faisait applaudir. Puis elle recommençait aussitôt toute la scène, elle mimait les changements de vitesse — beaucoup trop nombreux pour que ce soit réaliste — et tenait un volant imaginaire. Puis, un ourson en peluche venait l'arrêter, mais Linda jouait le même jeu que sa mère, reprenant parfois le dialogue exact et parfois en en ajoutant un peu.

Les deux enfants finirent par s'endormir et Dorothy les déposa dans leurs lits. Elle sortit la bouteille de sous l'évier de la cuisine, la regarda un instant. Elle était déterminée à la vider, à s'en

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débarrasser, mais son attrait demeurait. Elle se dit : « Une gorgée. Une gorgée et je jette tout le reste dans l'évier. Une gorgée en souvenir du bon vieux temps ». Mais avait-il été si bon ou n'avait-il pas été justement pas bon du tout ce temps où elle finissait ses soirs dans la bouteille? Dorothy porta le goulot à ses lèvres et s'emplit la bouche. Elle avala doucement le liquide chaud. Une victoire, c'était bien assez pour Dorothy. Elle avait vaincu le policier, elle n'avait pas à en faire de même avec la bouteille — du moins, pas aujourd'hui. Elle la replaça dans l'armoire. Dorothy se dit que tout allait bien et qu'avec un peu de chance tout continuerait de bien aller.

Elle alla regarder ses enfants dormir par l'ouverture de leur porte de chambre. Ses deux plus vieux étaient des causes perdues, car ils connaissaient ses failles et pouvaient à peine la supporter, mais peut-être bien qu'avec Ricky et la petite Linda il restait de l'espoir. Dorothy referma la porte pour s'assurer de ne pas les réveiller.

Dans son esprit, elle se repassait la scène de l'autoroute, fort heureuse que tout ait joué en sa faveur. Elle se rappelait le battement de son cœur, calme. Elle était restée détendue, elle dont les nerfs s'échauffaient au moindre souci. Il y avait indéniablement quelque chose de magique dans l'automobile qui lui permettait d'échapper à son corps et à ses nerfs. Le seul souvenir de l'autoroute — aidé par la gorgée d'alcool qu'elle avait prise — l'entraina dans le sommeil. Le sommeil de ceux qui ont foi en l'avenir. Un nouvel emploi, ses enfants avec elle, Dorothy se sentait invincible et savait que ses enfants la voyaient également ainsi. Si Linda continuait de l'admirer comme elle l'avait fait aujourd'hui, Dorothy se porterait bien.

Demain, Dorothy ferait garder Ricky le temps de faire une autre ballade en voiture avec la petite. Oui, ça leur ferait du bien à toutes les deux.


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Boire et manger

Linda décacheta les enveloppes de factures en retard que sa mère laissait trainer sur la table de la cuisine. Elle regardait la facture à peine quelques secondes, préparait une nouvelle enveloppe dans laquelle elle déposait le montant minimal du paiement pris dans la paie de serveuse de sa mère. Linda payait les factures parce que sa mère ne le ferait pas, elle oubliait tout le temps et buvait sa paie. La fille s'occupait des comptes depuis à peu près un an. Elle faisait l'épicerie aussi, sinon le réfrigérateur restait vide. Linda et sa mère avaient renoncé au déjeuner : pas le temps, pas les moyens. Dorothy pouvait se payer ce qu’elle voulait avec l’argent de ses pourboires tant que le salaire couvrait les besoins essentiels.

Linda prit dans l'enveloppe de paie tout ce qu'il restait avant d'aller à son rendez-vous chez le dentiste. Une autre carie qu'il faudrait arracher plutôt que la traiter parce que sa mère n'avait pas l'argent nécessaire. Son père non plus d'ailleurs. Il vivait aux crochets de sa nouvelle femme puisqu'il était toujours malade.

Le dentiste lui arracha les dents de devant. Linda aurait besoin d'un partiel sous peu pour remplir ce trou béant au milieu de son sourire. Elle devrait avertir sa mère, l'informer des modalités de paiement et des prix. Heureusement que Linda avait mis de l'argent de côté pour ça, elle avait vu venir cette annonce. Sa mère ne s'en doutait probablement pas. Linda ne devrait pas avoir à se préoccuper de ces choses-là. Dorothy devrait s’en faire pour l’argent, les factures, les soins. Linda, elle, devrait se soucier de ses cours et de ses amis. Elle sortit du dentiste avec ce qu’il restait d’argent et un linge rempli de glaçons qui fondaient déjà et lui coulaient sur les lèvres. Au moins, elle pourrait pleurer discrètement. Son visage était déjà enflé et rouge. Qui pourrait distinguer les larmes de la sueur ou des glaçons qui fondaient? se disait-elle.

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Elle rentra chez elle, prit des cachets dans la table de chevet de sa mère, se coucha sur le lit et s'endormit presque aussitôt. Quand Linda se réveilla, Dorothy dormait à côté d'elle, par-dessus les couvertures, comme elle. Sa mère avait pris la peine de la couvrir d'un jeté. La fille se leva en faisant bien attention à ne pas la réveiller. Elle se dirigea vers la cuisine où se trouvaient un

milkshake tout fondu. Linda le but quand même.

Le lendemain, elle partit tôt pour l'école. Personne ne lui demanda pourquoi elle avait été absente la veille. Quelques enseignants se réjouirent de voir qu'elle n'était pas partie pour de bon, comme c'était souvent le cas avec les élèves de cette polyvalente, et d'autres n'avaient même pas remarqué son absence. Linda passa la journée la bouche fermée, elle ne mangea rien au diner et ne dit mot à personne. Dès que la cloche de fin de journée retentit, elle enfourcha sa bicyclette et retourna à l'appartement où elle s'enferma dans sa chambre pour pleurer. La douleur était insupportable.

Dorothy prépara un bouillon pour sa fille. Elle aurait voulu s'excuser de ne pas avoir les moyens de lui payer mieux que l'arracheur de dents, mais elle se contenta de manger en silence avec elle. Linda n'avait pas envie de parler, elle était encore furieuse. Ce devait être de la faute de sa mère, d'une manière ou d'une autre, si elle avait de si mauvaises dents. C'était certainement de sa faute si Linda devait toujours se les faire arracher. Les deux passèrent une soirée silencieuse ensemble à écouter un film à la télévision. Dorothy tricota une veste pour sa fille à l'aide d'un patron neuf qu'elle avait mis dans son sac en achetant la laine. Peut-être que la veste pourrait réjouir sa fille.

Linda s'endormit sur le divan avant la fin du film. Dorothy posa sur sa fille un jeté et elle alla se coucher elle aussi en espérant que tout rentrerait dans l’ordre dès le lendemain, mais elle n'arrivait pas à dormir, ses nerfs la rongeaient. Dorothy se leva et retourna au salon pour terminer

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son projet de tricot. Dorothy avait commencé à travailler à forfait et au noir pour une entreprise qui offrait des tricots haut de gamme sur mesure. On l'appelait quand on avait besoin de ses talents et elle allait chercher la laine à l'atelier, le patron et les mensurations. Le tricot, Dorothy s'y était consacrée toute sa vie, depuis sa jeunesse en Nouvelle-Écosse jusqu'à son mariage avec André et maintenant avec ce nouvel emploi. Cela payait plutôt bien et il y avait, à l'occasion, une prime à la rapidité. Dorothy pouvait profiter de son insomnie pour produire les commandes, ce qui faisait d'elle une des plus rapides. Ses nerfs lui servaient enfin à quelque chose. Et elle était fière de ce qu'elle accomplissait de ses mains nerveuses. Pendant un temps, les deux emplois se chevauchaient, puis Dorothy avait glissé naturellement vers ce nouveau travail et abandonné son poste de serveuse.

Dorothy s'ennuyait de la voiture, qu'elle avait due vendre pour payer autre chose de plus utile. Son permis aussi, elle l’avait perdu de toute façon. Ils ne comprenaient pas, les policiers, le besoin de la vitesse pour calmer les nerfs. Elle ne mettait personne en danger quand elle faisait de la vitesse, c'était plutôt l'inverse. Il fallait se méfier d'elle seulement quand elle conduisait sur la limite ou en dessous. C'était dans ces situations que ses nerfs tellement excités déjà pouvaient lui jouer des tours. Un bruit inattendu et toute sa concentration se défaisait. Oui, le vrai risque c'était bien de conduire sous la limite. Dorothy finit par s'endormir, épuisée par ses propres nerfs, les aiguilles à tricoter encore en main.

***

Quelques mois plus tard, alors que la douleur avait enfin disparu du quotidien de Linda, l'adolescente était de retour, accompagnée de sa mère cette fois, sur la chaise du dentiste.

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Linda devrait se faire arracher les autres dents du haut. Pas de partiel pour elle, elle passerait directement au dentier. Elle accueillit assez mal la nouvelle. Elle n'était pas surprise et ne ressentait pas la même horreur que lorsque le dentiste — le même — lui avait annoncé qu'il faudrait retirer celles de devant. Elle était plutôt dans un état de résignation muette.

— Combien de temps avant d'avoir le dentier? demanda Linda à l'arracheur de dents. — Quelques semaines. Tu devrais l'avoir pour la rentrée scolaire.

C'était une faible consolation de savoir qu'elle aurait de nouvelles dents pour la rentrée. Quelques mois encore avec des dents pourries et douloureuses, puis, avec un peu de chance, elle n'aurait plus jamais à consulter de dentiste. Bizarrement, ses dents du bas ne lui avaient jamais causé le moindre souci. Blanches, bien alignées et sans aucune carie, il semblait bien qu'il n'y avait que celles du haut qui refusaient de rester dans sa bouche. L'arracheur de dents continua de parler à l'adolescente sur ce ton posé qu'ont ceux qui parlent de choses qu'ils n'ont jamais eu à vivre. Un grand frisson la traversa lorsque le dentiste dit :

— Vaut mieux tout arracher maintenant.

L'adolescente eut à peine le temps de se plaindre que l'arracheur de dents avait à la main une seringue remplie d'anesthésique. C'était prévu depuis le début de l'examen, se dit Linda. Peut-être même depuis plus longtemps encore. Sa mère était surement dans le coup, sinon comment expliquer qu’elle était présente cette fois-ci! Il valait mieux tout arracher maintenant pour laisser le temps à la gencive de désenfler, se défendait l'arracheur de dents. Il poussa l'arrogance jusqu'à affirmer que l'été était le meilleur moment de le faire puisqu'il n'y avait pas d'école. Linda se dit que le dentiste ne devait pas avoir d'amis — et n'en avoir jamais eu — pour affirmer une chose pareille. Tout un été sans dents… Comment allait-elle manger? Comme s'il avait lu dans ses pensées, l'arracheur de dents répondit :

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— Il faudra manger mou, mais, au moins, la soupe, c'est bon pour la ligne!

Dorothy, à la surprise de sa fille qui avait dans son sac une liasse de petites coupures amassées au fil des mois, régla tous les frais. La mère paya et la fille se demanda ce qu'elle ferait de l'argent qui restait, celui qu'elle avait économisé une privation à la fois. Linda voulait lui demander d'où venait tout cet argent, elle avait besoin de le savoir. Avait-elle demandé une avance au travail? Cela ne serait pas bon pour les factures, sa mère n'aurait plus rien d'ici à ce qu'elles atterrissent devant leur porte. Avait-elle réussi, par on ne sait quel miracle, à économiser cette somme? Impossible! Linda se demanda si cet argent ne finirait pas par se retourner contre elles.

Après son rendez-vous chez le dentiste, Linda aurait normalement dû rencontrer ses amies, mais elle n'en avait pas la force. Elle pouvait à peine ouvrir la bouche. Lorsque l'une d'elles téléphona chez Linda en soirée, Dorothy lui expliqua la situation. Quelques jours plus tard, l’adolescente les rencontra, ses amies, et leur raconta toute l'expérience en pleurant. Elles la plaignirent toutes, mais se mirent rapidement à la taquiner en mimant qu'elles n'avaient plus de dents elles non plus. Linda ne le prit pas mal, elle aurait probablement fait de même si ç’avait été l'une de ses amies qui avait perdu toutes ses dents. Elle passa une partie de l'été à se retenir de sourire, parlant peu et sortant à peine de chez elle. Lorsqu'elle voyait ses amies, elle gardait la même humeur. C'était à la maison que Linda restait le plus silencieuse. Dès que sa mère lui adressait la parole, l'adolescente lui jetait un regard noir, sa mâchoire se contractait et elle entrait dans un silence furieux.

Dorothy tenta d'adoucir la situation en cuisinant tous les repas de Linda. Elle emprunta le robot culinaire d'une voisine qui ne s'en servait presque pas et fit une tonne de purées. Tout ce qu'elle préparait, elle le cuisait trop, tout était mou. Elle passait ensuite les légumes trop bouillis,

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le riz mouillé et collant ainsi que les viandes mijotées dans le robot. Elle séparait le tout en portions individuelles dans d'innombrables plats. Linda se demanda si Dorothy avait jamais autant cuisiné de sa vie. Sa mère avait toujours rapporté de la nourriture des restaurants où elle travaillait. Linda ne l'avait jamais vue cuisiner plus d'une fois par semaine. Sa mère en avait-elle fait autant quand Linda et ses frères étaient bébés? Linda n'en avait aucun souvenir, mais l'aisance de sa mère, qui semblait avoir fait de la purée toute sa vie, lui en donnait bien l'impression. Aussi, les recettes variaient énormément. Dorothy achetait désormais des légumes que Linda n'avait jamais vus chez elle et des fruits qu'elle n'avait que brièvement aperçus à l'épicerie, sans jamais voir une seule personne en prendre.

Au milieu de l'été, Linda, dont l'humeur s'améliorait, décida d'interroger les connaissances culinaires de sa mère. Dorothy se réjouit de pouvoir apprendre quoi que ce soit à sa fille et lui montra les recettes de nombreux potages, bouillies et ragouts. Linda prit un certain plaisir à cuisiner avec sa mère, à découvrir ces nouveaux aliments. Elle se mit à préparer une partie des repas mous, que Dorothy partageait avec elle malgré l'aspect peu ragoutant de leurs assiettes. Pourtant la mère ne se plaignit jamais. Linda en oublia presque qu'elle tenait sa mère pour responsable de son manque de dents et peut-être aussi de diverses infortunes de sa vie.

***

Quand août arriva, la mère et la fille semblaient s'être réconciliées. Linda parlait avec sa mère lorsqu'elle était à la maison, mais elle passait une bonne partie de ses journées avec ses amies. Elle ne laisserait pas quelques dents en moins lui gâcher tout un été. Dorothy avait trouvé une certaine routine, un certain calme, en conciliant cuisine molle et tricots rapides. Un jour, pourtant, Jacques débarqua à la maison. Dorothy était aux anges de revoir son fils, qui avait passé les dernières années dans des familles d'accueil ou des centres pour jeunes délinquants.

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Elle était extatique, elle racontait tout en même temps, offrait à boire, à manger ou à fumer à tout bout de champ. Le frère — c'était évident — était venu régler des comptes, mais la mère était dans un tel état, un état que ses enfants connaissaient bien, que toute rancœur se dissipa. Jacques craignait pour les nerfs de sa mère. Elle vibrait d'anxiété pendant qu'elle se promenait d'un bout à l'autre de la maison. Peut-être se doutait-elle que le fils lui en voulait pour la vie qu'il menait? Mais on ne pouvait tout de même pas faire de mal à sa mère, se dit Jacques.

Dorothy prépara un rôti de porc avec des légumes vapeur qu'elle mangea au souper avec son fils. Linda reçut un assortiment de purées. Ils mangèrent tous les trois à la table de la cuisine, ce que la mère et la fille ne faisaient presque jamais. Ils discutèrent ou, plutôt, Dorothy posa des questions à Jacques auxquelles il répondait si cela lui chantait. Jacques semblait avoir ravalé toute colère envers sa mère et, s'il restait évasif sur ce qui occupait ses journées, il s'ouvrait à elle comme peut-être il ne l'avait jamais fait auparavant. C'était plus facile de se confier, de raconter sa vie, quand sa mère n'était plus vraiment sa mère. Ils parlaient comme deux adultes, sur un pied d'égalité. Pendant que les deux mastiquaient leur nourriture, Linda écrasait sa purée contre son palais, s’assurant qu’il ne restait pas de gros morceaux sur lesquels elle risquait de s’étouffer. C’était ce qu’elle connaissait de plus proche de la mastication. Pour dessert, Dorothy servit de la crème glacée — avec des biscuits pour ceux qui avaient leurs dents. Linda la laissa fondre un peu avant de pouvoir la manger. Elle remua la crème glacée jusqu’à ce qu’elle ait, elle aussi, une consistance de purée.

Quand Jacques avait quitté la maison pour les centres, sa dentition était pourrie. Peut-être pire que celle de Linda. Une seule chose apaisait la fille et c'était de savoir que les mauvaises dents étaient de famille. Le sourire de Jacques pourtant était d'un blanc éclatant et les dents étaient toutes bien droites. Ce qui différenciait le frère de la sœur, c'était que les services sociaux

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avaient pris en charge ses soins de santé, incluant le dentiste. Il avait eu droit à des nettoyages, des plombages et des couronnes. Il se vanta même d'avoir eu un blanchiment des dents — il omit de préciser que c'était lui qui avait payé ce dernier traitement. Linda observait les dents de son frère. Elle ne pouvait regarder rien d'autre de tout le repas. Elle l'envia terriblement, lui enviait ses dents, lui enviait presque les centres. L'envie se développa rapidement en rancœur. Un peu envers son frère certes, mais surtout envers sa mère qui n'avait pu lui offrir les mêmes soins.

Linda se leva pendant que son frère parlait et elle alla s'enfermer dans sa chambre. Elle pleura mais de colère. Pourquoi allait-elle avoir un dentier elle et à lui on avait arrangé le sourire? C'était, se dit-elle, trop injuste. Linda retrouva pour sa mère le silence furieux qu'elle avait habité pendant quelques semaines. La maison devint glaciale.

***

Dans la voiture, le jour où Linda reçut finalement son dentier, elle passa tout le trajet à lisser ses nouvelles dents de porcelaine avec sa langue. Dorothy conduisait très prudemment, très exactement sur la limite de vitesse puisqu'elle n'avait toujours pas retrouvé son permis — c'était déjà un miracle qu'elle ait pu remettre la main sur une voiture. La mère invita Linda à sortir au restaurant pour célébrer. Elle pourrait choisir où elle voulait manger. Elle n'en avait pas très envie cependant. Linda aurait préféré passer toute la soirée devant un miroir à sourire béatement. Peut-être aussi qu'elle aurait aimé aller au cinéma avec ses amies, manger du popcorn pour découvrir s'il se coincerait dans son dentier. Oui, ce devait être ça qu'elle voulait vraiment faire : découvrir les limites de ses nouvelles dents. Elle ne sut pas comment refuser l'offre de sa mère qui semblait en avoir plus besoin qu'elle. Dorothy s'était consacrée aux repas de sa fille et s'était pliée à la moindre de ses demandes et avait enduré son silence pendant tout l'été. Elle avait besoin de respirer un peu. Dorothy espérait que sa fille choisirait un bon restaurant pour lequel il faudrait

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se faire une beauté et se tenir bien droite : un restaurant pour les grandes occasions. Mais Linda perçut la fébrilité de sa mère et l'interpréta comme de l'anxiété.

— On peut rester à la maison, ça ne change rien, proposa la fille. — Fais pas ta gênée, c'est moi qui t'invite! répondit sèchement la mère.

Linda avait peur que cette sortie ne coute trop cher à sa mère. C’était surement de cette préoccupation que lui venait son anxiété. Après tout, elle venait de débourser la somme nécessaire au dentier. Alors Linda proposa un restaurant de pâtes, c'était mieux que les casse-croutes où sa mère avait travaillé et ça ne risquait pas d'être trop cher. Dorothy était déçue, elle aurait préféré quelque chose de plus grand. Elle demanda à sa fille si elle était bien certaine de son choix et Linda répondit que c'était là qu'elle voulait aller. Dorothy se résigna — après tout, c'était pour sa fille qu'elle le faisait. Sa fébrilité se dissipa, ce que sa fille interpréta positivement. Dorothy mit tout de même un certain effort dans sa préparation, mais l'humeur n'y était pas. Elle mit une robe bien ordinaire, qu'elle portait assez souvent. Elle la repassa cependant pour se donner l'impression qu'elle se préparait à quelque chose de plus important. Linda se contenta de ce qu'elle avait porté toute la journée.

Le restaurant fut une déception totale. Dorothy aurait eu honte de servir aux tables dans cet établissement. Le service était lent, les plats arrivaient tièdes et les portions étaient petites. Sa fille aussi était déçue. Dorothy décida alors de commander un verre de vin qu'elle avait l'intention de donner à Linda. Peut-être que boire un verre au restaurant égayerait la soirée? La fille s'attrista de voir sa mère commander de l'alcool. Elle avait été si fière de voir Dorothy ne plus toucher à ça. Elle se souvint de toutes les fois où elle avait dû la ramasser à la petite cuillère ou la réveiller pour s'assurer qu'elle ne soit pas en retard au travail ou, pire encore, les quelques fois où elle avait dû s'assurer que sa mère respirait toujours.

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Dorothy tenta de faire la conversation à sa fille, mais celle-ci gardait le regard plaqué sur son assiette. Elle répondait en haussant les épaules ou elle donnait de brefs et vagues commentaires. Si Jacques avait été là, peut-être que lui aurait pu tenir la conversation pour eux trois. Mais déjà il fuyait la maison qu'il venait de retrouver, il évitait sa mère et sa sœur et quand il donnait des nouvelles, c'était parce qu'il allait visiter un appartement. Dorothy s'était faite à l'idée. Elle n'avait pas essayé de le retenir quand il était jeune, alors pourquoi le ferait-elle maintenant qu'il était adulte? Le verre de vin arriva quand Dorothy avait presque fini son plat. Elle poussa la coupe entre son assiette et celle de Linda, poussa lentement mais surement dans la direction de sa fille qui ne semblait pas percevoir le geste. Elle ignorait activement sa mère depuis que la coupe avait été commandée.

— Why don't you take a sip, Linda? proposa la mère.

Linda regarda la coupe et hésita un moment. Pas à cause de l'alcool, il y avait déjà un bon moment qu'elle en buvait avec ses amis. Le seul avantage d'une mère alcoolique avait été qu'elle pouvait prendre des bouteilles sans que sa mère s'en rende compte. Linda hésita parce qu'elle se demandait si le vin lui tacherait les dents. S'inquièterait-elle toute sa vie de tacher ou d'abimer son dentier? Elle commençait à se le demander. La mère et la fille restèrent en silence sans que ni l'une ni l'autre touche à la coupe de vin. Elles terminèrent leurs plats, on leur apporta l'addition que Dorothy régla puis elles repartirent vers la maison. Le trajet aussi se fit en silence. La mère tenta à quelques occasions d'amorcer une conversation — en critiquant le restaurant —, mais Linda persistait à ne pas répondre. Elle n'ignorait pas volontairement sa mère cette fois-ci. Linda se demandait ce que ses amies allaient penser de sa nouvelle dentition, elle pensait à la rentrée des classes dans quelques jours, à tout et à rien, à toutes sortes de nouvelles préoccupations.

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Aussitôt arrivée à la maison, Linda changea de vêtements et téléphona à une amie. Elle partit immédiatement après avoir raccroché le téléphone, laissant sa mère seule à la maison.

Dorothy pris un plat de purée dans le réfrigérateur et alla le manger devant la télévision. Que ferait-elle de toutes les purées qui restaient? Elle pourrait peut-être les offrir à une voisine qui venait d'avoir un bébé. Ce qui était certain, c'est que sa fille ne toucherait plus à ça. Dorothy se demandait ce qui allait leur arriver, à Linda et à elle. Sa fille ne l'aimait plus, peut-être même qu'elle lui en voulait. Après tout, elle n'aurait pas tort. Elle avait failli — encore une fois — à offrir à quelqu'un une vie satisfaisante. Dorothy pleura doucement. Elle n'avait pas de tricot sur lequel dépenser son énergie. Elle n'avait pas non plus d'alcool dans la maison pour l'aider à surmonter cette réalisation qui n'était pas tout à fait nouvelle. Elle pleura jusqu'à ce qu'elle s'endorme. Lorsque Linda rentra, au petit matin, elle trouva Dorothy devant la télévision encore allumée. Elle déposa un jeté sur sa mère avant d’éteindre l'appareil et d'aller se coucher.


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La Dactylo

En cinquième secondaire, Linda s'était inscrite à un cours de dactylo où on apprenait aux élèves — principalement des filles — à taper à la machine, mais aussi à rédiger toutes sortes de documents usuels. Linda avait choisi la machine à écrire parce qu'elle connaissait déjà l'essentiel de ce qu'il y avait à connaitre. Elle pourrait suivre le cours et obtenir de bonnes notes avec le minimum d’efforts. De plus, elle possédait déjà une dactylo chez son père. André avait été secrétaire dans la marine et, par la suite, quand sa santé le lui avait permis. Il avait donc toujours possédé une machine chez lui.

André avait montré à Linda comment s'en servir puisqu'elle avait été la seule de ses enfants à démontrer le moindre intérêt pour cet objet. Ses fils, eux, avaient plutôt développé de l'intérêt pour ses motos. Ce fut donc la dactylo qui occupa le « temps de qualité » que Linda et André passaient ensemble. Le père montra à sa fille comment taper sans regarder les touches, comment composer des lettres, lui montra à ajuster et réparer une machine, comment changer le ruban. Lorsque Linda lui apprit qu'elle s'était inscrite à un cours de dactylo — ce qui apparaitrait sur son diplôme —, André en fut parfaitement ravi. Il décida même d'acheter une machine à écrire à sa fille. Il cherchait un modèle léger, portable et à la mode pour lui en faire la surprise. André favorisa un modèle compact qui était assorti d'une valise de transport. La machine était en métal — les machines en plastique inspiraient le dédain à André. Il avait évité les couleurs ou les appliqués à la mode. Le prix fut évidemment un argument non négligeable dans le choix final de la bonne dactylo.

André offrit donc à sa fille la machine à écrire « parfaite ». Il aurait voulu attendre la rentrée, mais il s'était convaincu qu'elle aurait à s'habituer au nouveau clavier. Et il trouvait un

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certain plaisir à offrir un cadeau à sa fille comme ça, au milieu de l’été, ce que Dorothy ne faisait pas. Il avait l’impression de la gâter davantage en lui offrant la machine sans une occasion spéciale. Linda fut contente. La machine était assez lourde contrairement à ce qu'André affirmait et Linda devait la transporter dans ses bras. La poignée de la valise ne semblait pas assez solide pour en soutenir le poids. C’était de toute façon bien trop lourd pour être porté à une main. Chez sa mère, Linda rangeait la dactylo sur sa commode et la déplaçait sur la table de la cuisine pour écrire. Elle l'apportait avec elle quand elle passait de chez l'un de ses parents à l'autre.

Comme elle l'avait reçue au courant de l'été, Linda profita du temps qu'il lui restait avant le début des classes pour s'exercer. Elle rédigea des lettres à d'imaginaires inconnus. Elle choisissait les noms en parcourant le bottin téléphonique. Sa technique lui imposa d'adresser la plupart du temps ses lettres à des hommes, mais lorsque le nom n'était donné que par une initiale, Linda tirait à pile ou face pour savoir s'il s'agirait d'un homme ou d'une femme. Si la pièce tombait sur le visage de la reine, la lettre s'adressait à madame quelque chose et lorsqu'elle tombait sur pile, elle s'adressait à monsieur autre chose. Elle inventait un prénom s'il s'agissait d'une lettre moins formelle. Elle devint vite très habile et se donna de plus en plus de défis. Elle s'entraina à justifier ses textes, même si elle savait que la pratique ne serait pas obligatoire pour le cours. Venu septembre, les aptitudes de Linda à la machine étaient égales — sinon supérieures — à celles de son enseignante.

Linda avait d'abord cru que cela l'encouragerait, d'avoir de l'avance et de bien connaitre les techniques de base. Elle avait envisagé que ce cours lui servirait de perfectionnement et qu'elle pourrait passer les évaluations sans avoir à trop s'en faire. Cependant, les cours l'ennuyèrent, ne lui apprenant que des choses qu'elle connaissait déjà et d'une manière qui lui semblait mauvaise. Les premières semaines étaient dédiées à apprendre l'emplacement des lettres sur le clavier:

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Linda s'étonna du nombre d'élèves qui ne connaissaient pas leurs touches et il lui sembla que son père le lui avait appris beaucoup plus efficacement que le faisait l'enseignante. Elle cessa complètement d'écouter en classe. Après quelques semaines, Linda apporta des magazines qu'elle lisait sans aucune discrétion. Les notes n'étaient données que sur les devoirs et les examens alors Linda passait ses cours à lire des magazines en fumant des cigarettes et elle obtenait des notes exemplaires — elles auraient été parfaites si quelques erreurs de syntaxe apprises de sa mère ne s'immisçaient de temps à autre dans ses travaux.

L'enseignante ne pouvait pas vraiment la réprimander puisque la présence en classe était tout ce que la direction de la polyvalente demandait de ses élèves. Si l’élève se présentait en classe, c’était déjà mieux que rien. Il n'était pas rare que des élèves quittent l'établissement pendant un cours, ou qu'ils assistent à certains cours, mais pas à d'autres dans la même journée. Certains élèves ne venaient que les matins alors que d'autres que les après-midis. La direction se contentait d'envoyer une lettre aux parents pour les informer d’« absences fréquentes ». La plupart des parents n’en faisaient pas de cas, soit ils ne recevaient pas la lettre ou bien ils avaient eu la même expérience et cela les faisait plutôt rire. Dans le meilleur des cas, un des parents piquait une colère et on revoyait l’élève à tous ses cours pendant une semaine ou deux, le temps que la surveillance des parents se relâche de nouveau. Linda, elle, manquait très peu de cours et n’avait donc jamais eu de problème avec la direction de la polyvalente.

Linda continua de se présenter en classe bien qu’elle n’y fit jamais rien. Elle avait bien compris que le cours ne dépasserait pas ses connaissances. L’enseignante, un jour, s’énerva. Voyant bien que Linda ne faisait pas l’exercice qui lui était demandé, elle se mit à l’interpeler. Cependant, par on ne sait quel miracle, l’enseignante l’appela « Mélodie ». Linda, qui savait bien qu’on s’adressait à elle, décida d’ignorer les réprimandes de l’enseignante puisqu'elle ne s'était

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même pas donné la peine d'apprendre son prénom. Toute l’année durant, l’enseignante s’adressa à Linda en l’appelant Mélodie et Linda lui fit la sourde oreille, ce qui enrageait l’enseignante. Linda apprit plus tard qu'à cause d'elle Mélodie obtenait de mauvais résultats pour des travaux pourtant acceptables.

***

Aux premiers beaux jours du printemps, Guillaume, un ami de Linda qui faisait l’école buissonnière, l’aperçut par la fenêtre de la classe. Il cogna sans se gêner et fit signe à Linda de le rejoindre. Elle se leva, prit son sac en laissant son magazine derrière et se dirigea vers la fenêtre. L'enseignante lui cria de retourner s'assoir, mais Linda ne l'écouta pas une miette. L'enseignante criait :

— Mélodie, retournez vous assoir! Mélodie, si vous sortez de cette classe je ne veux plus vous y revoir! Il y aura des conséquences à ce comportement, Mélodie!

Linda ouvrit la fenêtre et l'enjamba sans même jeter un regard vers celle qui ne cessait de hurler un nom qui n'était pas le sien. Son ami l'aida à descendre de la fenêtre et demanda à Linda qui était cette Mélodie dont l'enseignante criait le nom. Linda se mit à rire et l'entraina plus loin. Ils se rendirent au parc où ils fumèrent et lorsque l'heure de la fin des classes fut passée, Linda et Guillaume se rendirent chez lui pour écouter de la musique. Ils auraient dû aller chez elle, se disait Linda. Sa collection de vinyles étaient bien meilleure que celle de son ami. Mais chez elle, il y avait le désordre que laissait sa mère et elle ne voulait pas courir le risque de se faire surprendre par Dorothy. L’horaire de sa mère était irrégulier et il était impossible de prévoir à quelle heure elle rentrerait. Chez Guillaume, on connaissait l’heure exacte du retour de ses parents. Les adolescents s’embrassèrent. Après tout, Guillaume n’était pas trop mal. Linda et lui s’étaient déjà embrassés à une fête. Il avait de belles dents, sauf pour une canine qui sortait du

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rang. Il aimait le rock même s’il n’y connaissait presque rien. Linda n’en demandait pas beaucoup, elle savait que ce n’était pas pour la vie alors pourquoi se priver. On peut bien être avec un gars médiocre si c’est seulement pour un temps.

***

L'enseignante ne pouvait pas supporter l'insolence de Linda. Elle alla, après la fin de son cours, voir le directeur de la polyvalente pour qu'il convoque les parents de Mélodie, l'ingrate étudiante qui ne montrait aucun respect et était en train d'échouer son cours. Le directeur n'avait convoqué des parents à son bureau qu'une seule fois auparavant et c'était parce qu'un élève avait mis le feu à une corbeille de papier. La police avait dû être appelée elle aussi. Il trouva donc la requête de l'enseignante « excessive ». Il tenta de la raisonner. On n'appelle pas des parents pour quelques mauvaises notes et une absence… Ce n'est surement pas la première fois qu'une élève quitte la salle de classe avant la fin du cours… L'enseignante ne voulait rien entendre et face à son énervement, le directeur joua le jeu. Il téléphona aux parents de Mélodie et les convoqua à son bureau. L'enseignante, satisfaite, cessa d'importuner le directeur.

Linda ne quitta plus le cours comme elle l'avait fait, seulement parce que l'occasion ne se représenta pas, et l'enseignante le prit comme un signe de victoire. Linda ne prêtait pas davantage attention en classe qu'avant, mais elle ne dérangeait personne non plus. Les notes de Mélodie remontèrent légèrement.

Le jour de l'examen final, lorsque l'enseignante lui souhaita bonne chance, Linda la reprit : — C'est Linda mon nom, pas Mélodie.

Il va sans dire que Linda échoua à l'examen. Mélodie le passa haut la main et ses notes de l'année furent revues à la hausse. Le directeur approuva cet élan de générosité de la part de l'enseignante. Linda, elle, devrait reprendre le cours pendant l'été.

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André fut déçu, furieux même. Comment sa fille, à qui il avait tout montré, pouvait-elle échouer à un cours de dactylo? Il avait revu certains de ses devoirs, il les savait bons. Il savait que Linda en connaissait davantage sur les machines à écrire et la rédaction que ce qu'un cours de polyvalente pouvait lui apprendre. Comment avait-elle pu échouer? Il ne voulait entendre aucune excuse, aucune explication. André refusa de parler à sa fille tant qu'elle n'aurait pas réussi ce cours. Linda ne voulait pas d'un cours d'été. Qu'en penseraient ses amis? Elle aurait moins de temps pour les voir, elle devrait s'enfermer dans cette horrible bâtisse encore plus longtemps. Elle alla donc plaider auprès de sa mère pour qu'elle fasse quelque chose. Dorothy rit lorsque Linda lui raconta toute l'histoire.

— Don’t worry about it, je m'en occupe.

Cela faisait longtemps que Linda n'était pas venue la voir pour de l'aide ou pour quoi que ce soit à vrai dire. Les deux se croisaient, discutaient rapidement, mais elles n'avaient plus de

connection depuis un certain temps. Dorothy obtint un rendez-vous avec le directeur de la

polyvalente le lendemain. Il était temps qu'elle montre à sa fille que rien n'était à son épreuve. Dorothy, pour l'avoir vécu, savait que la meilleure façon d'humilier une femme était de passer par son supérieur : un homme, évidemment, un imbécile et un incompétent, très certainement. Et s'il y avait bien une bête sur Terre que Dorothy pouvait mener du bout du doigt, c'était un homme. Lorsque Linda vit sa mère se préparer pour son rendez-vous avec le directeur, elle douta qu'elle y arrive. Dorothy n'était pas maquillée, ses cheveux étaient en bataille et elle avait mis une paire de jeans et un vieux chandail en tricot. Linda protesta et demanda à sa mère de se changer.

— Donne-moi tes devoirs pis mêle-toi pas de ça! se contenta de répondre la mère à sa fille surprise d'autant de fermeté.

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Le directeur reçut Dorothy à son bureau. Elle semblait nerveuse et se frottait les mains comme si elle voulait retirer des gants ou appliquer de la graisse. Dorothy s'assit devant le bureau, toute recourbée sur elle-même. Elle paraissait frêle malgré les kilos qui s'accumulaient sur son corps depuis quelque temps, et son regard était fuyant.

— Qu'est-ce que je peux faire pour vous, Mme Leclair? demanda le directeur. Dorothy sut immédiatement que l’affaire était dans la poche.

— C'est Ms Cross, je suis divorcée.

Elle joua l'innocente et répondit à toutes les accusations du directeur par des questions. Il attribuait l'échec du cours à la note de l'examen final, elle demandait s'il était courant pour des élèves ayant eu des notes parfaites toute l'année d'échouer à l'examen. Il parlait des notes, elle montrait les copies des devoirs, il parlait de méthodes de corrections et d'erreurs, Dorothy pointait le matériel inadéquat. Le directeur s'épuisa rapidement, plus rapidement que Dorothy ne l'avait anticipé. Elle lui laissait à peine le temps de répondre qu'elle le relançait ailleurs. S’il lui disait avoir déjà répondu à cette question ou à une autre, elle le citait mot pour mot avec une exactitude terrible et lui montrait comment il s'agissait d'un non-sens ou comment cela contredisait telle autre chose qu'il avait dite. Étrangement, Dorothy ne prit aucun plaisir à cet échange. Elle connaissait la mascarade par cœur. Combien de fois ses fils auraient redoublé une année si elle n'avait pas joué le même jeu avec d'autres directeurs ou enseignants? Cette mascarade s'accompagnait habituellement d'un sentiment de toute-puissance et de fierté, mais voilà qu'elle ne le sentait plus. Ses détours étaient presque aussi épuisants pour elle que pour son interlocuteur. Linda lui avait à peine adressé la parole de toute l'année, mais une fois dans le pétrin, c'est maman qu'elle venait voir. Et pour cette maudite machine que son père lui avait

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donnée. Il n'avait qu'à s'en occuper lui. André ne devait pas avoir tellement mieux à faire que de défendre sa fille! Dorothy avait l'impression de se faire manipuler.

Cela n'eut aucun impact sur le déroulement de la rencontre : le directeur accorda à Linda de reprendre l'examen, supervisé et corrigé par une autre enseignante. La mère serra la main du directeur en quittant son bureau. Elle alla s’assoir dans sa vieille voiture qui sentait mauvais et, en posant le regard sur le désodorisant en forme de sapin, elle se dit qu'il n'y avait peut-être plus rien qui n'appartenait qu'à elle. Ses enfants lui avaient tout pris. Quand elle arriva à la maison, Linda se dit que c'était fichu. Dorothy avait un air abattu et trainait un peu des pieds. Elle était la caricature d'une personne qui vient d'apprendre une mauvaise nouvelle.

— T'as une reprise d'examen mardi matin, dit la mère sèchement. I’m going to bed.

Linda ignora complètement l'état de sa mère, poussa un cri de joie et se jeta sur le téléphone. Elle appela une amie, lui annonça la nouvelle, se moqua un peu de l'enseignante et sortit de la maison en un éclair.

Dorothy ne dormait pas. Elle se leva, se dirigea lentement vers la cuisine où elle tria une pile de factures. La maison était vide et silencieuse, sauf pour le bruit d'un ventilateur dans une autre pièce. Dorothy s'endormit sur la table de la cuisine et rêva à son enfance. Elle se réveilla en sursaut au milieu de la nuit et constata en allant se coucher que Linda n'était toujours pas rentrée. Sur sa commode reposait la machine à écrire qui était la source de tout ça. Un cadeau tout brillant de la part d'un père qui n'avait pas à être là tous les jours ni à régler d'autres problèmes que les siens. Dorothy contempla la machine un instant avec l'envie de la pousser en bas de la commode, de la voir se briser contre le sol. Elle voulait la détruire, mais elle savait bien que ce serait difficile.

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Elle tapa quelques mots invisibles sur la machine vide de papier. Peut-être Linda regarderait-elle le ruban et y apercevrait ce message secret de sa mère… peut-être aussi que, comme aujourd'hui, elle ne lui porterait aucune attention.

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La Maison

Le train venait tout juste de quitter la gare que Linda était impatiente d’arriver à Victoria chez sa grand-mère. Elle adressa un bref signe d’au revoir à sa mère qui restait seule sur le quai. Son père n’était pas venu la voir partir, il était à vrai dire déjà embarqué dans son propre voyage en moto avec sa femme. Juste la route américaine devant eux, sans obstacle. Ses frères, ils étaient éparpillés et injoignables, sauf Johnny bien sûr : un prisonnier est toujours joignable. Le train avait bien entamé sa course lorsque Linda se dit que cela secouait moins que ce qu’elle avait pu croire.

Dorothy contempla sa solitude quelques secondes. Elle traina à la gare en regardant les couples se séparer, les familles partir pour les vacances. Elle observa longuement une femme qui se promenait d’un pas ferme, une valise à la main. Ce devait être une grande voyageuse, une habituée des gares. Qu’allait-elle donc faire? Où son train l’amènerait-il? Dorothy regarda le train de l’inconnue quitter la gare avec presque autant de tristesse que lorsque ç’avait été celui de sa fille. Elle se voyait, elle aussi, grande voyageuse, à parcourir les routes infinies qu'elle avait toujours aimées. Au moins, elle avait échappé à l’ancienne vie de sa famille en Nouvelle-Écosse. Les choses avaient-elles changé là-bas, se demandait Dorothy, ou restaient-elles immobiles comme c’était le cas ici? Si elle y retournait, surement rien n'aurait changé de place sauf peut-être les gens.

Rien ne l’empêchait après tout de s’y rendre, de faire elle aussi son propre voyage. Elle était sans emploi ni enfants, elle était libre. Dorothy rentra chez elle et remplit rapidement une valise. Elle téléphona à sa sœur qui habitait à sa connaissance toujours la Nouvelle-Écosse. Même si le numéro dont elle disposait datait d’une dizaine d’années — si ce n’est plus —,

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Dorothy n’hésita pas à le composer. Les choses ne changent pas, se dit-elle. Personne ne décrocha à l’autre bout du fil, mais le numéro était encore attribué. Il y avait dans son carnet, à côté du numéro de téléphone, une adresse et son instinct lui dictait que sa sœur y résidait encore. Dorothy s’imaginait déjà sur le porche d’une maison qu’elle n’avait jamais vue, cogner à la porte et voir arriver sa sœur avec un chiffon à la main — en train de le recoudre ou d’essuyer la vaisselle.

Dorothy jeta sa valise sur la banquette arrière de la voiture et un sac de nourriture sur le siège passager et elle prit la route vers une province qu’elle avait quittée près de trente années plus tôt.

***

Linda, sur un coup de tête, décida d’allonger son voyage. Elle descendit du train à Toronto et fit échanger ses billets pour repartir le lendemain. Elle se dit que ça ne dérangerait pas sa grand-mère et tant qu’à traverser le pays, il valait mieux le visiter un peu. Linda trouva une cabine téléphonique, inséra de la monnaie et appela sa grand-mère et sa mère pour les avertir de son « escale ». La grand-mère n’y vit aucune objection, mais lui répéta de faire attention, une jeune fille de son âge, toute seule, avait beaucoup à craindre dans une grande ville. Linda se dit qu’elle en avait vu d’autres, mais elle acquiesça tendrement et s’inventa une amie avec qui elle passerait la journée pour rassurer sa grand-mère. Sa mère ne répondit pas alors Linda se contenta de laisser un message sur le répondeur.

La journée d’excursion ne se passa pas comme prévu. Linda se heurta à plusieurs portes fermées et dut renoncer à visiter certains des endroits qu’elle aurait aimé voir. Pour des raisons d’argent, elle évita les attractions touristiques. Elle déambula dans les parcs et mangea dans des

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comme des copies de Dorothy. Elle ne trouva pas non plus d’hôtel ou d’auberge qui convenaient à ses moyens, alors elle dormit dans un coin de la gare, abriée de son imperméable et reposant sa tête sur son sac. Toute la journée, on lui avait demandé, en voyant son sac, où elle allait, comment elle s’y rendait, ce qu’elle comptait y faire, etc., si bien qu’à la fin de la journée, la tête posée sur le sac qui avait soulevé toutes ces interrogations, elle se demanda quelle idée lui était passée par la tête de faire escale. Linda se dit qu'elle resterait à bord du train jusqu’à destination, plus question de descendre et de perdre encore une journée.

***

Dorothy se sentait libre. Elle prenait les chemins les plus longs, faisait des détours lorsqu’un panneau publicitaire lui en donnait envie. Elle dormait sur la banquette arrière et ce fut, miraculeusement, les meilleures nuits de sommeil de sa vie.

Lorsqu’elle arriva à Halifax, elle en fut presque déçue. Elle demanda son chemin à quelques reprises et finit par arriver devant l’adresse dans son carnet. Peut-être était-il trop tôt pour cogner à la porte? Dorothy était prise d’indécision, s'inventant des raisons plus folles les unes que les autres pour ne pas le faire. Elle n’arrivait pas à se convaincre d’aller frapper et remettait en question son périple. Ne faisait-elle pas tout cela uniquement parce que sa fille voyageait? N’était-elle pas que jalouse au fond?

— Voyons, Do, tu te laisseras pas assombrir les idées de même, se dit elle. Pas si près du but.

Elle inspecta sa mine dans le rétroviseur, sortit de la voiture, défroissa ses vêtements avec ses mains et puisa en elle une petite dose de courage qui donna à son pas une allure décidée. Elle cogna à la porte. Un chien se mit à aboyer, de petits cris aigus et agaçants. La porte s’ouvrit, mais il ne s’agissait pas d’Anna, sa sœur. C’était une femme beaucoup plus jeune, la vingtaine à peine

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